Revue Romane, Bind 31 (1996) 2

Anne-Marie Berthonneau et Pierre Cadiot, éds. : Les prépositions : méthodes d'analyse. Lexique 11. Presses Universitaires de Lille, 1993. 277 p.

Mihael Herslund

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Les prépositions sont à l'ordre du jour, c'est un fait dont témoignent beaucoup d'ouvrages récents consacrés à cette partie du discours qu'on a eu parfois tendance à oublier au profit des deux classes majeures, noms et verbes. En effet, la fonction principale des prépositions n'est-elle pas de relier les membres des classes majeures

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entre eux? Mais voici que, récemment, beaucoup de travaux d'ensemble étudient le contenu et l'apport sémantiques des prépositions : la monographie de ('laude Vandeloise, L'espace en français. Seuil, Paris 1986; celle de Jean Cervoni, La préposition.Duculot, Louvain-la-Neuve 1991; le numéro 110 de Langages 1993, La couleur dcs prépositions (édité par Vandeloise); le numéro 91 de Langue française 1993, Prépositions, représentations, référence (édité par Anne-Marie Berthonneau et Pierre Cadiot); et le présent volume, le numéro 11 de Lexique, édité également par Anne- Marie Berthonneau et Pierre Cadiot. (Pour un relevé plus exhaustif des études récentes sur les prépositions, on peut consulter Ludo Melis et Pierre Swiggers, «IV. Chronique de linguistique générale et française. Les prépositions», Travaux de linguistique 26, p. 165-188 (1993), qui contient 11 pages de bibliographie!).

La composition du présent volume, comme celle de tous les volumes de Lexique est très soignée; en fait de fautes d'impression il n'y a pratiquement que les classiques proposition pour position (p. 117), intention pour intension (p. 237, n.53, deux fois), et on admire que proposition et préposition ne soient jamais confondus! A la page 135, il yaun endroit où je suis presque sûr qu'il faut lire sous au lieu de sur.

L'introduction du présent volume, proposée par les éditeurs, Anne-Marie Berthonneau et Pierre Cadiot, présente les grandes approches des recherches sur les prépositions, le cognitivisme et la sémantique lexicale, et les deux thèmes majeurs du volume, 1° l'espace et le temps - domaine de prédilection de l'approche cognitiviste - et 2" les SN complexes et les noms composés.

En dehors de l'introduction, le volume comporte six articles accompagnés de résumés en français et en anglais. Le premier article, de Claude Vandeloise, «Les analyses de la préposition dans : faits linguistiques et effets méthodologiques» (p. 15-40), une vue d'ensemble des études sur dans (et sur ses équivalents en anglais et en allemand). L'auteur y oppose les deux approches majeures, l'approche géomctrique-topologique et l'approche fonctionnelle. L'approche purement géométrique risque de négliger un aspect fondamental de la construction, à savoir l'importance de l'interaction dynamique entre a et b dans les expressions du type a est dans b, où a joue le rôle de cible et b celui de site. Cette interaction révèle un concept complexe, la relation C/c. L'article argumente notamment en faveur de l'approche fonctionnelle en invoquant par exemple une opposition entre critères dynamiques et critères spatiaux. Dans sa critique d'un trait de 'dimensionalité' qui serait pertinent dans la description géométrique, CV mentionne un problème fondamental, qu'il n'approfondit pas assez à mon avis. Dans les descriptions géométriques - et souvent aussi dans toutes sortes de descriptions cognitivistes - on commet trop souvent l'erreur qui consiste à confondre les objets du monde avec les lexèmes qui les dénotent. On oublie que les prépositions relient des lexèmes, non des objets du monde physique : une description géométrique très fine et très détaillée avec invocation de toutes sortes de dimensions et de dimensionalités risque ainsi d'être tout à fait à côte de l'objet à décrire qui est une structure linguistique. Comme l'exprime très bien CV lui-même : «La description linguistique de la relation C/c telle qu'elle est utilisée par une langue donnée se doit de ne relever que les caractéristiques de cette relation pertinentes pour le langage étudié» (p. 35).

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L'article d'Anne-Marie Berthonneau, «Avant/après. De l'espace au temps» (p. 41-109), un examen et une critique de la description, par Claude Vandeloise (1986), de ces deux prépositions antonymes, à la fois spatiales et temporelles. L'article discute la thèse spatiale de CV, basée notamment sur le concept de «la rencontre potentielle», auquel A-MB propose de substituer un concept d'«abstraction de linéarisation»; avant et après effectuent une telle abstraction, et leur sens peut être résumé : «Le site de avant/après est un repère non atteint/dépassé par la cible» (p. 60). L'auteur critique aussi l'homologie postulée par CV entre les trois domaines : espace, temps et ordre abstrait (l'alphabet, par exemple); sa critique fondamentale, qui se résume ainsi : «l'approche de Vandeloise est notionnelle plus que grammaticale» (p. 63), peut s'appliquer à beaucoup d'études contemporaines en linguistique cognitive. Le noyau même de la description alternative offerte par A-MB est justement que l'espace et le temps ne sont pas structurés de la même façon, l'espace à la différence du temps étant à trois dimensions : «Tridimensionnel, l'espace n'est ni centré ni intrinsèquement ordonné. Unidimensionnel (linéaire), le temps est centré et intrinsèquement ordonné» (p. 98). D'où il s'ensuit que : «L'organisation des significations temporelles obéit à d'autres règles que l'antonymie» (p. 81). Ce qui explique, entre autres, que avant/après ne sont pas toujours converses dans l'emploi temporel; cela explique aussi la différence avec l'autre couple d'antonymes, devant/ derrière, et l'opposition entre 'ordres préétablis' et 'ordres instaurés' (p. 72 ss.). Beaucoup d'autres détails de la syntaxe et de la sémantique des deux prépositions sont étudiés (p.ex. * Ils sortirent l'un avanti 'autre vs. Ils sortirent l'un après l'autre), ce qui fait que l'article est une vraie mine de renseignements sur ces deux prépositions.

Jean-Claude Anscombre étudie, dans «Sur/sous : de la localisation spatiale à la localisation temporelle» (p. 111-145), un autre couple d'antonymes, sur/sous avec des noms sans déterminant (à vrai dire, un article zéro) comme p.ex. sous surveillance,sur avis de.... L'article recense, à partir d'un corpus, à peu près 200 SN de cette forme; la majorité des substantifs dénotent des actions et entrent dans des processus ritualisés - les expressions de ce type abondent notamment en langage juridique, et les constructions sont souvent reliées à des constructions à verbe support. La description distingue deux types de constructions, celles qui sont liées et celles qui sont libres (actants, adverbes de verbe vs. circonstants, adverbes de phrase) et se limite au fonctionnement sémantique des constructions libres. La grande différence entre les deux prépositions semble être que sur introduit une lecture événementielle, alors que sous introduit une lecture situationnelle, et la nature aspectuo-temporelle du SN détermine le choix de la préposition : sur ordre, mais sous commandement (p. 115). Cela revient à dire que sur présente une succession, alors que sous précise un cadre, cf. les paraphrases suivantes : Sur ordre du général, les soldats ont attaqué 'Suite à un ordre du général, les soldats ont attaqué' et Sous commandement américain, la flotte vogue vers le Golfe 'Avec un commandement américain, la flotte vogue vers le Golfe'. A l'intérieur de l'emploi de chaque préposition, qui constitue ainsi une sorte d'opposition temporelle, l'opposition entre absence d'article (ou article zéro) et article défini rappelle presque l'opposition aspectuelle entre l'imparfait et le passé composé, ce qui explique bon nombre de détails (p. 134 ss.). C'est une étude très

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originale qui ouvre des perspectives intéressantes et surprenantes sur les constructionsprépositionnelles.

La contribution de Denis Maurel, «Reconnaissance automatique d'un groupe nominal prépositionnel. Exemple des adverbes de date» (p. 147-161) discute des problèmes dans le traitement automatique des langues naturelles. L'article donne un aperçu des grammaires formelles, notamment des procédés du L.A.D.L., et présente une grammaire locale des adverbes de date sous forme d'un automate à états finis complété par des tables d'acceptabilité (sous forme des tables bien connues du L.A.D.L.), les automates devenant vite extrêmement complexes.

Dans «La préposition de et les interprétations possibles des syntagmes nominaux complexes. Essai d'approche cognitive» (p. 163-191), Inge Bartning essaie de résoudrela polysémie effrayante qui caractérise les structures SN, de SN2. Elle distingue d'abord trois types d'usage : le type prototypique, dont l'interprétation est plutôt stable et préconstruite à partir du sens du SN, (la gentillesse de Paul); le type discursif où l'interprétation dépend du contexte textuel ou discursif (la jeune fille des livres), et le type pragmatique qui fait appel aux connaissances encyclopédiques (la maison de l'architecte). Pour le type prototypique, elle propose comme noyau le concept de 'possession', qui constitue pour elle un «gestalt complexe» qui est composé de propriétés comme 'possesseur humain spécifique', 'possédé objet concret spécifique','droits d'accès du possesseur', 'contiguïté spatiale entre les deux', etc. Avec ce concept (= type de construction) comme noyau, l'auteur construit un réseau prototypique du format désormais bien connu (irradiation des catégories d'un centre vers des types de plus en plus périphériques = de moins en moins prototypiques,pp. 181, 182). Personnellement, je pense que j'aurais préféré faire des noms relationnels (termes de parenté, relations partie-tout) le centre d'un tel schéma prototypique : est-ce qu'on peut vraiment soutenir que la combinaison la voiture de Jean est plus «prototypique» que le bras de Jean et qu'est-ce que la prototypicalité veut dire dans ce cas-là? Est-ce que le cas d'une relation partie-tout n'est pas le cas le plus prototypique qui soit du cas plus général de relation entre deux entités? Un des critères qu'utilise l'auteur pour identifier les différents types est la possibilité de substitution de de SN2 par un déterminant possessif, ce qui marche assez bien dans presque tous les cas prototypiques, mais pas dans le cas du type discursif (la jeune fille des livres vs. * leur jeune fille). Il me semble pourtant que l'auteur, dans sa comparaisonavec l'anglais, sous-estime gravement la différence fondamentale entre les systèmes de genre des deux langues pour se lancer dans des explications sur base de prototypicalité (p. 185 s.) : si l'anglais ne tolère guère les possessifs his et her qu'avec certains noms, cela n'a rien à voir avec le fait que le possesseur prototypique est plutôt humain, mais relève tout simplement du fait que ces possessifs sont réservés aux sous-genres (sémantiques) humains, masculin et féminin, alors que les genres français sont grammaticaux et ne connaissent aucune restriction : aussi bien le masculin que le féminin recouvrent l'humain et le non-humain. C'est un défaut qui, à mon avis, dépare un peu beaucoup d'études cognitivistes que de vouloir voir de la prototypicalité et de la cognition partout, même là où un simple regard sur le systèrnegrammatical

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tèrnegrammaticalde la langue aurait suffi. Mais il s'agit d'un petit détail, et l'article
constitue une contribution importante à l'étude du génitif.

L'article de Pierre Cadiot, «À entre deux noms : vers la composition nominale» (p. 193-240), qui termine le volume, traite de l'emploi le plus abstrait (le moins spatial) des prépositions : leur emploi comme ligament dans la formation des mots composés, notamment la fonction d'une d'entre elles, la préposition à. L'article donne d'abord un aperçu des différentes approches de la composition nominale (p. 193 ss.) et les notions théoriques de base, telles que 'sens' et 'référence' (ce que d'autres appelleront 'dénotation'; PC suit la terminologie de Frege (p. 195 ss.)). L'auteur dégage un nombre de conditions qui contraignent la formation de composés, entre autres une condition d'informativité minimale, mais je pense que ses exemples ne sont pas toujours bien choisis. Il affirme, par exemple, que des composés tels que poisson à écailles et poisson à branchies ne sont pas possibles (les exemples sont respectivement pourvus de ? et de *, p. 200) parce qu'ils ne satisfont pas la condition d'informativité minimale, ce qui doit reposer sur la conviction que tout poisson est à écailles et à branchies. Ce qui n'est pas du tout le cas : la distinction entre poissons à écailles et poissons sans écailles est p.ex. cruciale dans la cuisine juive (où les poissons sans écailles, tels le turbot, sont interdits); et si pratiquement tous les poissons respirent à l'aide de branchies, on a besoin du composé poisson à branchies pour les opposer aux poissons à poumons (sirénoïdes). D'autre part, * oiseau à bec, à plumes, est justifié dans la mesure où le bec et les plumes sont définitoires de l'espèce 'oiseau'. Mais ni les écailles, ni les branchies ne définissent l'espèce poisson. Je ne comprends pas non plus pourquoi il n'y aurait pas de composés bouteille à eau, à bière, à lait, à vin (p. 235, n.21). De tels composés, dans une langue qui possède de vrais composés, telle que le danois, ne font aucune difficulté et ne semblent pas manquer de pertinence : vandflaske, olflaske, mœlkeflaske, vinflaske sont tout à fait courants et utiles. La même chose doit être vrai du français, un énoncé tel que : On ne vend pas du vin dans une bouteille à bière me semble tout à fait acceptable. Le corps de l'article est consacré à la discussion de la différence entre N à N et N de N, aux critères qui servent à délimiter et définir les composés - ce qui n'est pas évident dans une langue comme le français, où les composés ont l'allure de constructions syntaxiques et ne sont pas délimités ni par la prosodie, ni par l'othographe - par exemple la morphologie, notamment l'emploi de l'article défini avec le deuxième terme du composé : arbre à feuilles caduques vs. arbre aux feuilles jaunies (p. 213). L'article propose ainsi un très bon tour d'horizon des problèmes de la composition nominale en français.

Comme on l'aura compris, ce numéro de Lexique comporte des articles de poids et de qualité, et l'architecture même du volume est très bien conçue : d'un article sur l'emploi prépositionnel le plus concret, l'emploi spatial, on procède à un examen de prépositions aussi bien spatiales que temporelles, à des emplois purement temporels, pour aboutir aux emplois les plus abstraits, le génitif et les noms composés. Mais on pourrait être porté à croire que l'analyse des prépositions relève de la grammaire et non à proprement parler de l'étude du lexique. Et si on était tenté de croire que Lexique doit être une revue qui s'occupe uniquement de questions de vocabulaire, il

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faut corriger cette opinion : avec les articles du présent volume, on est au cœur
même de la grammaire. Et là, on retrouve le lexique.

Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Copenhague