Revue Romane, Bind 31 (1996) 2

A propos de l'article d'Anna Sòrés: 'Rapports génétiques et typologiques dans l'étude synchronique des langues romanes', Revue Romane 30 1 1995, p. 41-79.

Gunver Skytte

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Dans cette étude, très dense et très engagée, Anna Sorés (AS) se pose la question de savoir dans quelle mesure il serait possible de démontrer, à côté de la parenté génétique incontestable des langues romanes, une homogénéité typologique correspondante. L'auteur compare, appliquant différents paramètres d'ordre morphosyntaxique, neuf langues romanes (le français, l'occitan languedocien, le catalan, l'espagnol européen, le portugais européen, l'italien standard, le roumain, le sarde et le rhéto-roman) en se basant sur la typologie sérielle de ]. H. Greenberg. Le travail de AS se termine par une description du type roman primaire comprenant, au niveau synchronique, les traits communs aux langues SVO (selon le modèle de Greenberg), auxquels elle ajoute des traits qui ne caractérisent que les langues romanes. Ensuite, elle introduit un modèle nommé roman secondaire, avec des traits distinctifs selon lesquels il serait possible de différencier les langues romanes.

Le but de AS est clair et sa méthodologie est stricte. Sa recherche me semble méritoire et digne de retenir l'attention. Si, néanmoins, je me suis permis de formuler les objections qui suivent, c'est que certains points me semblent peu clairs ou discutables, soit au niveau de l'exposition, soit au niveau des détails. J'espère ainsi pouvoir contribuer à la recherche de AS en lui suggérant des éléments pour la poursuite de son travail.

Dans tout ce qui suit, je me permets de renvoyer le lecteur au numéro cité
de Revue Romane.

La conclusion de AS, qui a pour but principal de confirmer l'existence d'un
type roman, ne tient pas compte, à mon avis, du but secondaire (but non

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moins intéressant, du point de vue des romanistes), la différentiation typologique des neuf langues étudiées: «Le modèle que l'on vient d'établir permet également de décrire les langues une par une» (p. 75). Cependant, AS donne seulement l'exemple des traits (sous forme de signes) caractérisant, selon elle, le français et l'espagnol. En omettant les «formules» des autres langues ainsi que les commentaires et les exemples les illustrant, elle ne profite pas de l'occasion pour démontrer la force explicative de son modèle. Si j'insiste sur ce point, c'est surtout parce que je voudrais exprimer quelques réserves sur les formules établies concernant le français et l'espagnol. Si j'ai bien compris, les traits indiqués devraient représenter des traits distinctifs pour la typologie interne des langues romanes (ou bien, la combinaison des traits d'une langue devrait être distinctive par rapport à celle d'une autre langue). Or, il me semble assez bizarre que le modèle caractérisant le français ainsi que l'espagnol ne comprend pas tous les traits de TR2 qui figurent en fait dans la langue en question, comme par exemple, pour l'espagnol, PlurSuff. Sauf erreur de ma part, AS ne fournit aucune explication de cette omission. En outre, fait qui me semble encore plus regrettable, les formules de ce modèle ne représentent pas des traits «forts» ou marqués. Pour le français, les traits NégVNég et PartAcc sont des traits faibles et en régression. Surtout dans le langage parlé, on peut observer la tendance vers VNég, et, de même, l'accord des participes, qui, de façon notable, constitue un fait purement orthographique ou quasi artificiel (cf. l'exemple p. 70 les filles sont attendues) est, désormais, en voie de régression (aussi pour les cas normatifs, comme la lettre que j'ai écrite). Dans ce cas-ci, comme AS l'a d'ailleurs fait à propos des marques de la personne (p. 71), on aurait pu se référer au code oral. Au contraire, en italien, l'accord est un facteur de cohésion assez significatif, et il est possible (facultatif) aussi dans la relative (la casa che ho comprato!a, cf. p. 71).

A propos des traits ArtPart et PrepAcc, qui sont des traits forts respectivement en français et en espagnol, le modèle semble confirmer l'hypothèse de Karl-Hermann Kòrner (Korrelative Sprachtypologie, 1987, p. 14-21) sur la complémentarité romane de la marque morphématique de l'accusatif partitif et de l'accusatif animé. Selon cette hypothèse, dans les langues qui, comme le français et l'italien, possèdent l'article partitif, caractéristique surtout avec le complément d'objet, on ne trouve pas l'accusatif animé prépositionnel, et, vice versa, les langues comme l'espagnol et le roumain, dans lesquelles l'objet animé est marqué par une préposition (a, pe), ne disposent pas de l'article partitif. Cette complémentarité se répète aussi pour l'italien méridional, qui, typologiquement distinct de l'italien standard, a la construction objet animé

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introduit par la préposition a (vedo a Pietro), mais qui ne possède pas l'article
partitif.

Comme AS a choisi de se baser sur des exemples cités dans les grammaires de référence, il n'y a pas toujours de correspondance mot à mot dans les cas cités. On comprend bien la justification qu'en donne AS («pour éviter les pièges des constructions proposées par le chercheur» (p. 49)). Néanmoins, cette solution ne conduit pas toujours à des résultats complètement satisfaisants. C'est surtout le cas des exemples concernant la place de l'adjectif (exemples qui portent le trait NA ou NAdj du type roman primaire). En fait, les exemples cités, tous avec l'adjectif postposé, sont hétérogènes, soit par la détermination du groupe nominal (définie/indéfinie), soit par le type d'adjectif. Ainsi, les exemples comprennent deux adjectifs de couleur (le catalan et le rhétoroman), à côté de deux adjectifs «élémentaires», buri (le roumain) et autu {- 'haut') (le sarde). Si on avait choisi, pour les neuf langues, les adjectifs bon et haut, on aurait obtenu un résultat différent. Pourtant, AS semble émettre quelques réserves, quand elle ajoute: «Mais les écarts qui se présentent dans chacune des langues sont à tel point nuancés qu'il vaut mieux les traiter à part, dans un travail séparé» (p. 51 ). NA, est certes un trait positif des langues romanes, mais en ne considérant pas la différence notable de la place des adjectifs «élémentaires» (qui sont caractérisés par une fonction quasi grammaticale), on perd, à mon avis, un trait distinctif essentiel du roman secondaire, trait qu'on pourrait appeler AeN/NAe. Le français aurait alors le trait NA selon TR, et AeN selon TR2. Par contre, le trait NAe est caractéristique du sarde et du roumain, parmi les langues considérées par AS, auxquelles il faut ajouter l'italien méridional. Dans ces trois langues, la postposition est la place normale de tous les adjectifs (les adjectifs élémentaires inclus). A ce trait s'ajoutent deux autres traits remarquables, à savoir la place de l'article (le roumain) et la place du possessif (dans les trois langues). Cf. roum. omul, calul meu ('mon cheval'), it. mér. i parenti miei, sard. sos amicos tuos ('sos', art. déf. m. pi.).

Notons, sans entrer dans le détail, qu'ayant fait cette observation, on ne peut pas omettre de la situer par rapport aux différentes tendances prosodiques de ces langues, comparées aux autres langues romanes. En effet, il y a des traits de l'intonation de la phrase qui reflètent la phonologie du mot. La place de l'accent en français est fixe, sur la dernière syllabe, alors que l'on peut constater dans les trois autres langues en question une tendance à placer l'accent sur la syllabe antépénultième (cf. lat. PULICE, fr. puce, it. pulce, it. mér. pòllece). Or dans beaucoup de travaux sur la typologie linguistique, les faits prosodiques sont peu considérés. C'est le cas, par exemple, de la typolo-

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gie sérielle, qui se base sur des phénomènes d'ordre morphosyntaxique. AS suit ce principe, en ne se référant qu'exceptionnellement à l'intonation (par exemple comme marque normale de l'interrogation (p. 57), et, bien entendu, sans la considérer comme un facteur relevant du critère typologique. A mon avis, une description satisfaisante de l'ordre des mots (quel que soit le but de la description) comprend aussi les faits prosodiques. Dans une étude très suggestive, Suzanne Schlyter (Morphoprosodic schemata in Swedish and Frenai bilingual aquisition, in Pishwa, Hanna/Maroldt Karl (eds.) The Development of Morphological Systematicity, Tiibingen, 1995, p. 79-196) a démontré les interrelations du niveau morphématique et du niveau prosodique («the morpho-prosodie schemata»). SS postule une relation inverse entre la place des morphèmes grammaticaux et la place de l'accent tonique. Selon ce principe on pourrait expliquer les différences indiquées à propos du sarde, de l'italien méridional et du roumain, trois langues qui, contrairement au français, tendent à postposer les morphèmes grammaticaux. Et on pourrait probablement, en se référant au même principe, interpréter encore d'autres phénomènes ou tendances comme par exemple la préférence du français pour le futur périphrastique, avec aller + inf., et pour le passé composé plutôt que le passé simple etc., la disparition graduelle de l'accord en français, les positions divergentes des pronoms atones dans les langues romanes etc. Ainsi, un approfondissement du phénomème de topicalisation par dislocation qui n'implique pas les faits prosodiques semble problématique (cf. Knud Lambrecht, Information structure and sentence form, Cambridge, 1994).

Les recherches de typologie linguistique ont fait de considérables progrès grâce aux travaux de Greenberg. Aujourd'hui, on assiste à de nouvelles approches qui tendent à surpasser les limites tracées par la typologie sérielle (cf. par exemple M. Shibatani and Th. Bynon, Approach.es to Language Typology, Oxford, 1995). Pour complexes qu'ils semblent, il y a aussi beaucoup de phénomènes interphrasaux pertinents en ce qui concerne la description typologique des langues romanes et des langues en général, comme par exemple la connexion, l'ellipse, l'anaphore etc.

Je me félicite du travail prometteur d'Anna Sôrés, en espérant qu'elle
poursuivra et développera ses études dans ce champ.

Gunver Skytte

Université de Copenhague

Bibliographie

Kòrner, Karl-Hermann (1987): Korrelative Sprachtypologie. Stuttgart

Lambrecht, Knud (1994): Information structure and sentence for m. Cambridge.

Schlyter, Suzanne ( 1995): Morphoprosodic schemata in Svvedish and French
bilingual aquisition, in: Pishwa, Hanna/Maroldt Karl (eds.), The Development
of Morpliological Systematicity, Tiibingen, p. 79-196.

Shibatani, M. and Th. Bynon (eds.) ( 1995): Approaches to Language Typohgy,