Revue Romane, Bind 31 (1996) 2

Les Misérables de Victor Hugo ou le pouvoir de la parole

par Quant à leur discours, ils parlent très bien... (Flaubert sur les paroles des personnages dans Les Misérables) II est faux de penser que l'usage du langage humain se caractérise par la volonté ou le fait d'apporter de l'information. (Noam Chomsky)

Brit Lyngstad

On parle beaucoup dans le roman. Selon Bakhtine, c'est «l'homme qui parle et sa parole» qui est «l'objet principal du genre romanesque». Bakhtine dit aussi que dans le roman du XIXe siècle «l'homme qui parle» est représenté de deux manières : soit qu'il possède une parole efficace, une parole qui agit, soit, au contraire, qu'il se trouve condamné à une parole «dépouillée» et «stérile» qui ne sert qu'aux «rêveries» ou aux «sermons inefficaces».1 Dans Les Misérables, on trouve les deux et toutes les variantes intermédiaires possibles. Tout comme les autres grands romans du XIXe siècle, le roman est et se veut un espace polyphonique2 qui accueille toutes les voix de la société de l'époque : les paroles des misérables, des bourgeois, de la noblesse d'Empire - un espace social où se confrontent toutes sortes de langages : l'argot, les patois, les commérages, l'éloquence judiciaire, le langage ecclésiastique .... des paroles habiles et des paroles malhabiles, des paroles savantes et des paroles ignorantes.

Ce qui m'a frappé le plus dans cet univers, c'est la parole qui agit. Dès la
première page et tout au long du roman, Hugo manifeste une fascination

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particulière du fonctionnement de la parole performative. L'univers du roman est peuplé de personnages qui parlent bien, qui parlent beaucoup et qui ne parlent pas nécessairement pour transmettre de l'information. En fait, ils parlent pour toutes sortes de raisons étrangères à l'acte d'informer. Le roman illustre de façon éclatante que la parole équivaut à l'acte, qu'elle est un moyen de pouvoir, qu'elle peut être une arme ou un instrument de défense, phénomène qui a été exploité à des fins diverses aux niveaux dramatique et dramaturgique du roman.3

Je propose ici une lecture de quatre dialogues du type «duel verbal». Ces dialogues sont tous dominés par un personnage très bavard, un véritable moulin à paroles, un bavard volubile particulièrement fascinant à cause de sa capacité communicative considérable et de sa conscience manifeste de la force illocutoire de la parole.

Ces dialogues peuvent tout d'abord être étudiés et appréciés pour euxmêmes. Hugo possède une intuition infaillible des effets pragmatiques de la parole, et on ne peut s'empêcher d'admirer la mise en fiction de son savoir sémiologique.4 Ses personnages se trouvent dans des situations incroyables, mais ils échangent des paroles tout à fait «vraisemblables» et «réalistes». Très conscients de la parole et de tout ce qui l'accompagne - gestes, modulation de la voix etc. - ils mettent en jeu toutes sortes de stratégies et de tactiques discursives rouées. Ils savent bien jouer des diverses fonctions du langage,5 varier entre toutes sortes d'actes de discours, utiliser les rites d'interaction. A travers les paroles des personnages et le métadiscours du narrateur, l'auteur des Misérables analyse et montre tout ce qui donne du pouvoir et de l'autorité à une parole - aux niveaux syntaxique, sémantique, phonétique, rhétorique et pragmatique, une analyse qui contribue à l'aspect «réaliste» du roman, mais qu'on gagnera aussi beaucoup, me semble-t-il, à étudier pour elle-même, au premier degré comme on dit.

La parole qui agit dans ces scènes est aussi, et surtout, une parole excessivement théâtrale. C'est le théâtre qui est l'arène par excellence de la parole performative, le lieu où on agit par et avec la parole. Le personnage bavard et éloquent qui répand sa parole devant son interlocuteur réduit également ce dernier à un rôle plus ou moins passif, à quelqu'un qui voit et qui entend, en bref au rôle du spectateur. Et pour le personnage acteur il s'agit de bien parler et de bien jouer. De plus, tout en traitant cette parole habile et volubile en sémiologue, Hugo joue avec la parole, l'exagère, l'interroge, la place dans des situations qui dévoilent ses faiblesses, découvrent ses limites. Les scènes étudiées ici exposent tout un répertoire de situations où la parole brise la communication, où il y a un problème ou un malentendu au niveau d'un ou plusieurs des facteurs constitutifs du schéma de la communication.6 Il suffit de mentionner des situations où les interlocuteurs ne pratiquent pas le

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même code, ne se réfèrent pas au même contexte ou ignorent l'identité de leur interlocuteur. Les personnages - bavards ou silencieux - rompent à tour de rôle, sciemment ou inconsciemment, toutes les règles assurant une communication efficace7 et les scènes deviennent souvent de véritables dialogues de sourds, source classique de comédie. Tout en nous montrant le pouvoir d'action de la parole, Hugo nous montre des situations où elle n'a pas l'effet voulu, voire l'effet contraire, et exploite ainsi la parole comme procédé de comédie et de théâtralisation.8 9

Ces duels verbaux ont aussi d'autres fonctions dans le roman et montrent bien comment Hugo se sert de la parole performative comme un prodigieux ressort à tous les niveaux du texte. Le dialogue, procédé théâtral par excellence, est, comme on l'a vu, en même temps un effet mimétique. Les dialogues étudiés ici sont par ailleurs tous situés à un moment très dramatique de l'action. Dans trois de ces scènes on parle devant un obstacle concret, une porte fermée. La conversation porte sur la question antithétique «ouvrir ou ne pas ouvrir la porte»; et le fait que l'un des interlocuteurs est extrêmement bavard (souvent accompagné d'un manque de compréhension entre les locuteurs) sert à retarder la situation et crée un effet de «suspens» dramatique. Inversement, ces scènes peuvent également accélérer l'action (fonction diégétique). La volubilité apporte un nouveau savoir et entraîne de nouvelles situations, chose évidente, mais, dans ce roman, c'est souvent malgré l'intention de celui qui parle.

Le grand beau-parleur du livre, le prototype du personnage qui parle bien - et beaucoup - et qui agit par et à 1' aide de la parole, c'est Thénardier, bandit et criminel dont le but est toujours le même : s'enrichir. Il est sans scrupules, tous les moyens lui sont permis pour arriver au but et il sait pleinement exploiter toute situation à son propre profit. Quand on le rencontre pour la première fois, il est aubergiste à Montfermeil et sa «théorie d'aubergiste» est claire et simple : «faire tout payer au voyageur jusqu'aux mouches que son chien mange!» (I, p. 414). La petite Cosette que les Thénardier ont en pension est la servante de la famille et en même temps une source de revenus, car Thénardier envoie à la mère de l'enfant des factures de plus en plus pressantes, avec toutes sortes de prétextes pour obtenir plus d'argent. Finalement, il vend Cosette à Jean Valjean pour quinze cents francs. Thénardier est surtout et avant tout commerçant. Pour lui tout est à vendre : que ce soient des êtres humains, de l'or volé sur un cadavre ou des renseignements secrets .10

Le bandit est imbattable quand il s'agit de marchander, d'influencer, de
tenter, de manipuler, de séduire - un charlatan dans le sens plein du mot."
Un dialogue pour Thénardier est toujours une bataille, et la parole est une

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arme qui vise à affecter le comportement de ses victimes. Le bandit a une conception purement performative du langage. Pour lui la parole n'est pas un instrument d'information, de transmission de savoir, mais un moyen d'action. Vraie ou fausse, peu importe, ce qui compte c'est l'effet que la parole peut avoir sur son destinataire. Ainsi tout est permis : mensonges, exagérations, hypocrisie. Son discours montre à merveille qu'une énonciation peut aussi être conçue comme un acte qui, tout comme les actes nonlinguistiques (violence, caresse, etc.) est appelé à modifier les rapports entre destinateur, destinataire et contexte environnant, en bref, comme le dit Austin, que «dire c'est taire».12

L'idée du dialogue comme combat est soulignée par le méta-discours du narrateur. Les mots et les expressions empruntés à l'art de la guerre se multiplient dans les indications de la mise en scène des stratégies argumentatives de Thénardier qui, avant de se lancer dans un duel verbal, ressemble à «un général qui fait les derniers préparatifs au moment où la bataille va commencer» (11, p. 280). Il observe et épie son adversaire - ses gestes, ses faiblesses - pour deviner ses intentions, ses intérêts secrets, et, le moment venu, «comme les grands capitaines à cet instant décisif qu'ils savent seuls reconnaître, il démasqu[e] brusquement sa batterie» (I, p. 453) et commence à parler.

Sa stratégie est toujours adaptée selon la situation et les goûts et la personnalité du client, entreprise qui ne pose aucun problème, car Thénardier est un acteur très doué, un véritable caméléon qui peut prendre toutes les identités et varier entre tous les registres de la parole, compétence qui couvre aussi le niveau des signes non-verbaux : II a, comme l'explique le narrateur, «ce je ne sais quoi de rectiligne dans le geste qui, avec un juron, appelle la caserne, et, avec le signe de croix, le séminaire» (I, p. 412). Ce talent lui sera très utile après sa ruine, quand il sollicitera des personnes charitables en tant que Polonais, Italien ou Espagnol.

Pourtant, les choses ne se passent pas toujours comme prévu, et Thénardier, malgré sa compétence communicative indiscutable, se trouve souvent - pour des raisons diverses - dans une situation où ses paroles n'obtiennent pas l'effet recherché.

Ainsi, par exemple, pendant la scène qui se déroule dans les égouts de Paris, lieu mystérieux et obscur, l'abri par excellence des criminels de l'époque (111, p. 329-333). C'est dans cet endroit que Thénardier rencontre par hasard )ean Valjean qui s'est réfugié là avec Marius blessé après un combat de rues. Après une longue et douloureuse marche à travers les égouts, Valjean arrive devant la grille de sortie, mais celle-ci est fermée. Thénardier qui a la clé de la grille en déduit vite qu'il peut tirer profit de cette situation. Mais, à cause du contexte,il se trompe sur l'identité de Jean Valjean qu'il prend pour un assassin,

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donc un collègue, un «copain», et Marius, allongé à côté de lui, pour un cadavre. Comme c'est le schéma «conversation entre collègues» qui s'est implanté dans la tête du bandit, il pose sa main sur l'épaule de Jean Valjean et adopte le code qui convient dans ce type de conversation : tutoiement, emploi de la langue parlée et même de l'argot.

Le bandit exige la moitié de l'argent que, d'après lui, Jean Valjean a trouvé
sur le cadavre; en récompense, il ouvrira la grille. Autrement dit, il veut
vendre à Jean Valjean l'accès à la liberté :

- Eh, bien, part à deux.
-Que veux-tu dire?
- Tu as tué l'homme; c'est bien. Moi, j'ai la clef. (p. 330)

Ce n'est pas seulement l'argent qui intéresse Thénardier ici. Il s'est réfugié dans l'égout parce qu'il est poursuivi par le policier Javert, et il sait fort bien que Javert l'attend à la sortie. Maintenant, il a donc l'intention de faire sortir Jean Valjean à sa place. Thénardier parle sur un ton autoritaire et ferme. Il n'est pas homme à se poser trop de questions. Son discours est dominé par des directives, actes de langage destinés à faire agir quelqu'un, et des assertions par lesquelles on pose un état de choses comme étant vrai. Le bandit a une tendance toute particulière à présenter tout ce qu'il dit comme une vérité de fait. Or, ici il interprète tout en sens inverse. Pour rendre son offre plus tentante, il propose entre autres à Jean Valjean, une corde qui, avec une pierre, lui servira quand il jettera le cadavre à la rivière. Thénardier approuve aussi tout ce qu'il impute à Jean Valjean, mais ses compliments sont aussi vains que ses promesses de vente, car le bandit prend les efforts de Jean Valjean pour sauver Marius pour des précautions de meurtrier :

- A propos de la fondrière, tu es un fier animal. Pourquoi n'y as-tu pas jeté l'homme ? [...] Au fait, tu as peut-être agi sagement. Les ouvriers demain en venant boucher le trou auraient, à coup sûr, trouvé le pantinois oublié là, et on aurait pu fil à fil, brin à brin, pincer la trace, et arriver jusqu'à toi. [...] Tu as bienfait, (p. 331)

La Mère Innocente, prieure dans le couvent du Petit-Picpus est un autre des «porte-voix» de la parole performative. Appartenant à la même catégorie de personnage que Thénardier, elle est bavarde et éloquente, prête à marchanderet à faire des échanges. Prieure, elle est de plus munie de ce que Bourdieu appelle le langage autorisé, à savoir le langage des prêtres, des juges, en bref celui de toutes les institutions.13 Dans la conversation avec le jardinier du couvent, Fauchelevent, elle s'en sert pour faire faire au jardinier un service

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pas tout à fait légal : enterrer sous l'autel du couvent une religieuse qui vient
de mourir (11, p. 59-71).

Le Petit-Picpus, on se rappelle, tout comme les égouts, est un des nombreux asiles que Jean Valjean, pour échapper à la poursuite acharnée du policier Javert, trouve sur son long chemin. Après une difficile ascension du mur du couvent, Valjean, cette fois avec la petite Cosette dans ses bras, rencontre Fauchelevent dont il a sauvé la vie quand il était M. Madeleine. Le jardinier est heureux de sauver son sauveur - mais il y a encore un obstacle : la Mère Innocente. Fauchelevent doit taire accepter par la prieure l'entrée de Cosette et de Jean Valjean dans le couvent, lieu où, normalement, aucun mâle autre que lui n'a le droit de pénétrer. Cette conversation présente donc l'exemple d'une situation qui se répète dans le roman : on parle devant une porte fermée et la discussion tourne autour de la question «ouvrir ou ne pas ouvrir la porte», situation qui montre bien le pouvoir performatif attribué au langage dans ce livre où la parole devient littéralement un «sésame ouvretoi» .14

Hugo a doté la prieure de toutes sortes de signes destinés à rappeler son autorité, à commencer par l'expression de son visage : «Avoir l'air agité et grave, cela est particulier, dans les occasions critiques, à de certains caractères et à de certaines professions, notamment aux prêtres et aux religieux. Au moment où Fauchelevent entra, cette double forme de la préoccupation était empreinte sur la physionomie de la prieure». La Mère Innocente reçoit Fauchelevent dans le parloir, donc chez elle, ce qui lui confère une position d'énonciatrice de force, un droit à parler et à parler avec autorité. Elle a aussi le rosaire obligatoire entre les mains. L'autorité et l'efficacité presque magiques du langage autorisé ne résident pas, comme nous le rappelle Bourdieu, en premier lieu dans les mots, mais dans des conditions tout à fait extérieures à la logique proprement linguistique du discours. Le pouvoir du langage autorisé n'est autre chose que le pouvoir délégué au porte-parole et ce'lui-ci est muni de signes sociaux destinés à rappeler qu'il agit au nom de l'institution à laquelle il appartient : le titre, l'uniforme, les attributs institutionnels (comme le rosaire de la religieuse), la chaire du prêtre, la tribune et le micro de l'orateur, l'estrade du professeur, donc aussi le lieu où on parle, d'où on parle. La prieure est assise sur l'unique chaise de la pièce, le jardinier reste debout, ce qui montre la différence entre leur position sociale de la même façon que l'utilisation ou la non-utilisation de leur titre. Elle utilise l'abréviation de son nom, Fauvent. Il s'adresse à elle par son titre.

Comme il s'agit d'un sujet un peu délicat, la prieure n'ose pas aller directementau but. Elle s'exprime d'une manière très peu précise. Elle parle de la religieuse qui vient de mourir et qui maintenant est devenue une sainte puis se met à citer des exemples de l'histoire sainte. Ce n'est qu'au moment où elle

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arrive à la conclusion de sa tirade, au côté pratique de l'affaire, que le jardiniercomprend la conséquence de ses mots : qu'on doit respecter le dernier souhait de la mère Crucifixion - comme on l'a fait dans le cas de tous les saints dans les exemples cités par la prieure - à savoir l'enterrer dans le caveau sous l'autel de la chapelle. Fauchelevent refuse en faisant appel aux autorités. Inutile. La prieure l'arrête par un interminable flux de paroles plein de latin et de tournures savantes :

- Mais, l'inspecteur de la préfecture...
- Le monde n'est rien devant la croix. Martin, onzième général des Chartreux
a donné cette devise à son ordre : Stat aux dum volvitur orbis.
- Amen, dit Fauchelevent [...]
- J'ai a ma droite Benoît et à ma gauche Bernard. Qu'est-ce que Bernard? c'est
le premier abbé de Clairvaux. (...) Il a commencé par Cîteaux pour aboutir à
Clairvaux; il a été ordonné Abbé par l'évêque de Chalon-sur-Saône, Guillaume
de Champeaux; il a eu sept cent novices et fondé cent soixante monastères; il a
[...] fait condamner Gilbert de la Porée, évêque de Poitiers, fait condamner
Eon de l'Etoile, arrangé les différends des princes, éclairé le roi Louis-le-Jeune,
conseillé le Pape Eugène 111, réglé le Temple, prêché la Croisade, fait deux cent
cinquante miracles dans sa vie, et jusqu'à trente neuf en un jour. Qu'est-ce
Benoît ? c'est le patriarche de Mont-Cassin; c'est le deuxième fondateur de la
Sainteté Claustrale, c'est le Basile de l'occident. Son ordre a produit quarante
papes, deux cents cardinaux, cinquante patriarches, seize cents archevêques,
quatre mille six cents évêques, quatre empereurs, douze impératrices,
quarante-six rois, quarante et une reines, trois mille six cents saints canonisés
et subsiste depuis quatorze cents ans. D'un côté saint Bernard; de l'autre l'agent
de la salubrité! D'un côté saint Benoît, de l'autre l'inspecteur de la voirie!
L'Etat, la voirie, les pompes funèbres, les règlements, l'administration, est-ce
que nous connaissons cela ? (...) Nous n'avons même pas le droit de donner
notre poussière à Jésus-Christ ! Votre salubrité est une invention révolutionnaire.
Dieu subordonné au commissaire de police; tel est le siècle. Silence,
Fauvent! (p. 66-67)

La parole de la prieure a toutes les caractéristiques - syntaxiques, rhétoriques et lexicales - du langage autorisé. La mère Innocente, «lettrée, erudite, savante,compétente, curieusement historienne, farcie de latin, bourrée de grec, pleine d'hébreu....» (11, p. 28), parle le langage ecclésiastique. Cette tirade se compose d'une série d'assertions, construction de phrase fréquemmentemployée par le locuteur du langage autorisé. La religieuse parle sur un ton qui rappelle celui que Bourdieu nomme «le ton de l'évidence», le ton sur lequel sont aussi professés le discours magistral et le discours politique. Ce ton se caractérise par l'usage massif du soulignement et des marqueurs de la volonté délibérée de faire simple et direct, ici par exemple les questions

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rhétoriques donnant à la prieure l'occasion de fournir les réponses ellemêmeet des constructions telles que «d'un côté saint Bernard; de l'autre l'agent de la salubrité». C'est un ton qu'on reconnaît facilement et qui, détachéde son contenu sémantique, a du pouvoir en soi parce qu'il est normalementpratiqué par un porte-parole muni de l'autorité de l'institution qu'il représente. Des expressions comme «sans doute», «il est clair que» etc. sont également caractéristiques de ce ton, et la prieure, elle aussi, s'en sert : «Sans doute, il n'est pas donné à tout le monde de mourir comme le cardinal de Bérulle ...» (11, p. 64).

Parler, communiquer, c'est aussi coopérer,1' mais la prieure ne collabore pas avec le jardinier. Selon le philosophe anglais H.P. Grice, les interlocuteurs engagés dans une conversation se basent sur une sorte de contrat de coopération où ils ont un but commun, à savoir maintenir la communication. Ceci les oblige à respecter certaines règles, concernant par exemple l'adaptation de la quantité d'information donnée par rapport à une situation donnée («Que votre contribution contienne autant d'information qu'il est requis»), la qualité d'une contribution verbale («Que votre contribution soit véridique»), ou bien sa modalité («Soyez clair»).16 Dans cette conversation, la prieure rend sciemment la communication difficile en violant la règle qui dit «Soyez clair», en s'exprimant par des phrases en latin et des références à un savoir qu'elle suppose inconnu du jardinier. Elle donne aussi plus d'information qu'il n'est requis, ce qui est déroutant. Elle ne veut pas que le message passe «trop bien». Son latin, l'accumulation des détails, les noms et les chiffres exacts, ont ainsi une triple fonction : d'abord ils font partie de la stratégie de la prieure, soucieuse de souligner l'importance et l'autorité de l'église au détriment des lois humaines, parlant ainsi pour se convaincre elle-même autant que le jardinier. Ces signes de la hauteur théorique servent ensuite à confondre le jardinier et sont enfin une manifestation de ses connaissances et de sa position supérieure vis-à-vis de ce dernier. Cette scène illustre à merveille comment la compétence proprement linguistique du locuteur ayant recours au langage autorisé est moins un moyen de faire passer un message qu'un signe d'autorité au même titre que le titre et le vêtement. Ou, comme le dit Bourdieu : «Tout un aspect du langage autorisé, de sa rhétorique, de sa syntaxe, de son lexique [...] n'a d'autre raison d'être que de rappeler l'autorité de son auteur et la confiance qu'il exige : le style est en ce cas un élément de l'appareil [...] par lequel le langage vise à produire et à imposer la représentation de sa propre importance».17 Alors, se passe ce qui était prévu : au bout d'un certain temps Fauchelevent, tout à fait déconcerté, et qui «sous cette douche, n'[est] pas fort à son aise», capitule. Il ne pose plus de questions, il applaudit sa supérieure en tout et se tire d'affaire avec un amen solennel chaque fois qu'il entend du latin.

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Les scènes où Hugo fait véhiculer une parole extrêmement autoritaire et puissante qui en réduit au silence une autre reviennent à plusieurs reprises dans le roman, comme par exemple dans les scènes de confrontation entre les autorités judiciaires et le misérable où domine la parole des hommes de loi, langue-acte par excellence, instrument de pouvoir et arme répressive d'une classe dominante. «L'affaire Champmathieu» où le charron Champmathieu est arrêté pour un vol de pommes, fournit un bon exemple à cet égard. Sa cause est portée devant le tribunal, et Champmathieu est condamné, par «inculture», à rester étranger à son propre procès. Cette situation de communication rend manifeste, sur le plan des paroles des personnages, une thématique essentielle dans le roman : la nécessité de l'instruction et du savoir - de l'acquisition de la parole - comme moyen de lutte des classes. Influencé par les courants politiques et idéologiques qui sont dans le vent à l'époque, et devançant de peu les grands réformateurs socialistes, tel que Marx par exemple, qui plaideront dans ce versant du siècle, Hugo a bien vu que les classes socialement inférieures sont non seulement avilies par le sousemploi et la faim, mais surtout par l'ignorance. La misère n'a pas de voix. Le misérable chez Hugo est passif et ignorant et c'est son ignorance qui l'empêche d'améliorer propre situation; il aura toujours le dessous vis-à-vis de la société et de la classe politiquement et économiquement influente, instruite et consciente de sa supériorité intellectuelle.18

Pourtant, les scènes étudiées ici représentent des variations comiques sur ce thème. Ici, les «victimes» sont aussi douées pour ainsi dire que les «agresseurs». Loin d'être des récepteurs impuissants et très capables de défendre leurs intérêts, ils préparent leurs propres stratégies et sont donc, eux aussi, puisque dire c'est faire, des «sujets de l'action» au sens que donne Greimas à ces mots.19

Il est vrai que Fauchelevent est «vieux, boiteux, n'y voyant goutte, probablement un peu sourd» (11, p. 60), défauts qui sont plutôt un avantage pour son adversaire dans cette épineuse conversation, il est vrai aussi qu'il inspire la confiance et que tout le couvent le croit stupide, mais, contrairement à ce qu'on croit, le jardinier est bien au courant de tout ce qui se passe. Il sait que la mère Crucifixion est morte : «Fauchelevent, sachant tout, cache [...] tout». Il a de l'aplomb, il est ex-tabellion et parle par conséquent «quasiment comme un homme à chapeau»20 (11, p. 54). Fauchelevent, qui, dès que l'occasion se présentera, demandera l'autorisation de s'adjoindre un aidejardinier, utilise en fait la même stratégie que la Mère Innocente : éviter de parler avec clarté et fournir beaucoup d'informations avant de parvenir au but. Pour justifier le besoin d'un aide-jardinier, il entame vis-à-vis de la révérende mère «une harangue campagnarde assez diffuse et très profonde»

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où il parle longuement de son âge, de ses infirmités, des exigences croissantes du travail, de la grandeur du jardin etc., etc. Comme c'est la prieure qui - officiellement - a le pouvoir et qui peut commencer et arrêter la conversation, le jardinier adopte ensuite une attitude d'attente, mais pousse tout le temps sa supérieure à continuer - d'abord en posant des questions, ensuite en applaudissant tout ce qu'elle dit, profitant de toute occasion pour lui rappeler l'utilité d'être deux pour accomplir la mission qu'elle lui a confiée. Très contente, la prieure accepte enfin de recevoir Jean Valjean et Cosette. Et le jardinier qui, maintenant, peut sortir Jean Valjean dans le cercueil vide destiné à la Mère Crucifixion n'est pas moins satisfait de pouvoir, plus tard, introduire le «nouvel aide-jardinier» dans le couvent et de le présenter à la prieure : «Ses deux complots jumeaux [...] l'un pour le couvent, l'autre contre, avaient réussi de front» (11, p. 79).

Ce thème du «dupeur dupé» est aussi au centre de la conversation entre Jean Valjean et Thénardier dans les égouts, car ce qui crée des problèmes pour Thénardier dans ce cas-là c'est non seulement qu'à l'évidence il se trompe sur l'identité de Jean Valjean, mais aussi le fait qu'il se trouve face à face avec un adversaire à sa taille. Contrairement à Thénardier, Valjean sait bien à qui il a affaire, mais ne fait rien pour éclaircir les choses. En fait, «plus Thénardier était loquace, plus Jean Valjean était muet.» Pourtant, dans ce duel, le silence de Jean Valjean n'est pas un silence passif, faible et vaincu, mais une arme efficace. Le forçat récidiviste qui s'est transformé en respectable patron d'une industrie prospère, ensuite en maire, connaît bien la valeur du silence et du non-dit. Dans cette situation Jean Valjean ne donne pas les informations nécessaires et rompt ainsi la règle de Grice concernant la quantité d'information qui doit être fournie pour assurer une communication efficace (mais il ne va pas aussi loin que Fauchelevent qui transgresse la règle de véracité). Son but est de sortir des égouts, pour ce faire il a besoin de Thénardier, donc pour lui c'est plutôt un avantage que Thénardier le prend pour un assassin, un collègue, et qu'il reste dans cette idée. Valjean accepte par conséquent de collaborer, de communiquer, mais donne juste les informations qui sont nécessaires pour que la communication ne soit pas coupée. Ainsi Thénardier restera ignorant quant à l'identité de son interlocuteur, comme la prieure reste ignorante de l'habileté du sien, et le dialogue de sourds de continuer.

Le statut souvent problématique des identités dans ces scènes contribue à leur théâtralité. On joue des rôles, on se déguise, on se trompe, pour diverses raisons, sur l'identité de l'autre. Dans tous les dialogues il y a, jusqu'à la fin de la conversation, une incertitude concernant les rôles des interlocuteurs. C'est souvent la détermination de la fonction adjuvant-opposant du personnage

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bavard qui est l'énigme posée au lecteur, comme on l'a vu dans les deux dialogues qui se déroulent respectivement dans les égouts et au couvent. De même, le rapport de forces entre les interlocuteurs est instable et change sans cesse au fur et à mesure que la conversation progresse. Nous trouvons également dans ces dialogues la présence de présupposés différents concernant les rapports de dépendance entre les personnages. Le présupposé de la prieure est que «Fauchelevent ne comprend rien», tandis que Thénardier présuppose : «Nous sommes collègues». Une des caractéristiques du dialogue théâtral est qu'il se fait sur la base d'un présupposé qui le gouverne et l'une des sources du comique vient de la présence dans le même dialogue de présupposés différents et non aperçus par les intéressés.21

Le personnage bavard est aussi un «type» avec un trait de caractère dominant comme dans l'univers de la comédie22 ou du mélodrame. Thénardier ne pense qu'à l'argent. Cette idée l'obsède et se traduit dans tous ses gestes et ses moindres paroles. Le bavard volubile est frappé de cette «raideur mécanique» dont parle Bergson,23 et souvent aussi d'une insociabilité et d'une inattention qui ont pour conséquence qu'il ignore l'habileté de son interlocuteur, qu'il dit tout ce qu'il ne veut pas dire et fait tout ce qu'il ne veut pas faire. Il y a souvent un contraste entre le but et l'effet obtenu. Dans la scène des égouts, Thénardier, sûr de lui et de ce qu'il dit, continue à parler sans s'apercevoir de rien, mais sa parole n'a aucun impact sur le destinataire parce qu'il ne sait pas à qui il parle et ignore des détails essentiels dans le contexte.

Chez la prieure, l'insociabilité et la raideur d'esprit et de caractère qui nous semblent comiques se reflètent dans son emploi du langage ecclésiastique devant un jardinier; son interminable flux de «paroles autoritaires» qui sont par nature «raides» - «immobiles» et «sclérosées» comme le dit Bakhtine - sont reçues comme un bloc sans fissures, sans vie, sans relation dialogique.24 La conversation avec le jardinier n'est pas un dialogue, mais deux monologues juxtaposés où chacun parle de ce qui le préoccupe, en se servant de deux codes différents; ceci a pour résultat des «paroles à double voie» où on ne se comprend que vers la fin de la conversation - compréhension, il est vrai, plus apparente que réelle. En soulignant le caractère stéréotypé du langage d'institution et l'importance de «la mise en scène» et des attributs et des effets non-linguistiques pour le bon fonctionnement de sa «magie performative», cette conversation accentue en même temps son caractère rituel, théâtral.

Les espaces où ont lieu les conversations sont de plus des espaces très théâtraux, souvent «invraisemblables» et fantastiques (les égouts, le couvent), comme faits - grâce aux indications scéniques détaillées - pour la mise en espace.2' Ils sont aussi de véritables petites «scènes de théâtre» : soit une pièce, soit l'espace devant une sorte de grille et donc des lieux limités,

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circonscrits comme le lieu scénique, parfois sombres, permettant les contrastes de lumière. Dans les égouts, espace théâtral souterrain, le metteur en scène, Hugo, se sert de l'éclairage pour masquer et démasquer les acteurs : Jean Valjean «tournait le dos au jour, et était d'ailleurs si défiguré, si fangeux et si sanglant qu'en plein midi il eût été méconnaissable». Thénardier, en revanche, «éclairé de face par la lumière de la grille, (...) sauta tout de suite aux yeux de Jean Valjean». (111, p. 329)

La longue conversation entre le bandit et Marius, qui a lieu vers la fin du roman, nous présente un autre «exemple Thénardier» (111, p. 462-480). Ici la parole est à la fois marchandise et instrument de la manipulation. Le bandit veut vendre un renseignement à Marius. Il veut révéler la véritable identité de Jean Valjean, fait qui devrait intéresser Marius puisque l'ancien forçat est maintenant son beau-père. Marius, de son côté, est devenu baron.

Pour rendre plus crédibles ses renseignements et leur donner une allure «officielle», Thénardier s'est déguisé en «homme d'Etat». Il se sert du même discours manipulateur qu'il a adopté vis-à-vis de Jean Valjean dans les égouts - avec quelques variations quant au niveau du style (emploi du pronom «il» au lieu de «ça», un vocabulaire plus «mondain», emploi du titre «Monsieur»). Cette fois-ci, ses gestes sont serviles et flatteurs : Avec «le sourire caressant d'un crocodile», il «salue bas» devant Marius.

Après quelques paroles d'introduction, Thénardier va directement au but, et «l'homme d'Etat» cède vite la place à une sorte de colporteur : «J'ai un secret à vous vendre [...] Je commence gratis». Quand il s'avère que Marius connaît déjà son secret, Thénardier lui en présente tout de suite un autre. Il connaît tous les procédés du discours publicitaire : souligner l'exclusivité du produit, art de flatter le client et de lui donner le sentiment d'être élu :

Maintenant ce que j'ai à vous apprendre n'est connu que de moi seul. Cela intéresse la fortune de madame la baronne. C'est un secret extraordinaire. Il est à vendre. C'est à vous que je l'offre d'abord. Bon marché. Vingt mille francs, (p. 469)

Voyant que cet offre n'a pas l'air d'intéresser son client, il baisse le prix,
d'abord un peu, ensuite d'avantage.

Mais le discours de Thénardier fait peu d'effet sur Marius. Il connaît déjà tous les «secrets» de Thénardier, et, au milieu de la conversation, il reconnaît le bandit et le démasque en énumérant toutes les identités qu'il a assumées quand ils étaient voisins dans la masure Corbeau :

Thénardier. [...] Vous êtes aussi l'ouvrier Jondrette, le comédien Fabantou, le
poète Genflot, l'espagnol don Alvares, et la femme Balizard. (p. 469-70).

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Le dévoilement de Thénardier et son auto-présentation très théâtrale qui suit («Je suis Thénardier!») ont pour résultat un renversement fondamental de la situation. Marius se trouve tout à coup face à face avec l'homme qui a sauvé la vie de son père. Cet homme semble de plus avoir des renseignements sur le passé de Jean Valjean et sur l'origine de la fortune de Cosette, mystères qui intriguent Marius depuis longtemps. Maintenant c'est Marius qui veut obtenir quelque chose de Thénardier, et celui-ci sait bien - encore une fois - transformer son rôle, c'est-à-dire «reculer, modifier sa stratégie, quitter une position, changer de front».

Thénardier redresse tout d'abord son dos humblement voûté, prenant ainsi la position de l'homme d'autorité. Thénardier (et Hugo donc!) est pleinement conscient du fait que l'échange de la parole, le pouvoir de conviction, est aussi - et avant tout -affaire d'attitude, de gestes, de ton, de mimique, d'audace. Avec «un coup d'œil souverain», il étale son savoir devant Marius, soulignant ses paroles en faisant un mouvement avec son trousseau de breloques ou en les scandant. Il parle aussi très lentement pour tenir son interlocuteur en suspens et Marius, comme hypnotisé par ses paroles, trahit son excitation en rapprochant graduellement sa chaise de celle de Thénardier. Au début de la conversation, Marius, «bien renseigné» et par conséquent «bien armé», a le dessus, et tout dans cet homme montre qu'il se tient sur la réserve et que les paroles de Thénardier le laissent incrédule : II parle d'un «ton bref», sur un «ton froid» et son front devient «de plus en plus sévère». Maintenant les rôles sont renversés. Marius accepte son rôle de second, et Thénardier est devenu meneur de jeu, protagoniste.

Une grande partie du comique du personnage de Thénardier réside dans ces variations de registre verbal et gestuel. Cette conversation avec ses nombreux et rapides changements de rôles montre avec beaucoup d'humour comment le rapport de forces, la relation, entre les locuteurs se reflète à tous les niveaux du langage et aussi au niveau du langage du corps. Le changement dans le rapport entre les deux hommes se révèle peut-être le mieux dans leur langage non-verbal, fait qui correspond bien au postulat de la théorie de la communication disant que les hommes définissent la nature de leurs relations essentiellement par ce langage. C'est à travers nos gestes, poses et notre mimique que nous communiquons le mieux notre rapport à autrui.26 Hugo a parfaitement observé les rituels de contact, ce qu'on appelle aujourd'hui l'interaction, et nous montre dans ce dialogue comment les signes non-verbaux, tout comme dans un véritable duel ou combat, reflètent le rapport de forces, la relation, entre les deux locuteurs.

Autoritaire, sûr de lui-même et de ce qu'il dit, c'est le rôle du juge ou du
procureur que Thénardier joue maintenant :

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Avant tout la vérité et la justice. (...) Jean Valjean n'a point volé M. Madeleine, et Jean Valjean n'a point tué Javert. [...] Pour deux raisons. [...] Voici la première : il n'a pas volé M. Madeleine, attendu que c'est lui-même Jean Valjean qui est M.Madeleine. [...] Et voici la seconde : il n'a pas assassiné Javert, attendu que celui qui a tué Javert, c'est Javert. (p. 473)

Thénardier parle «au nom de la vérité et de la justice» (il n' y a pas de discours manipulateur sans référence aux valeurs idéologiques et morales), «avec calme» et sur «le ton d'un homme qui commence à se sentir quelque autorité», ton qui rappelle aussi «le ton de l'évidence» dont parle Bourdieu.

Tout comme un véritable procureur, Thénardier fournit également des preuves matérielles. En parlant il tire de sa poche des extraits de journaux destinés à vérifier ce qu'il raconte, l'un pour prouver que M. Madeleine et Jean Valjean sont la même personne, l'autre pour montrer que javert s'est suicidé.

Thénardier emprunte donc le ton et les gestes du discours autorisé, et sa parole devient une parole de juge, la parole performative par excellence qui fait surgir à l'existence ce qu'elle énonce : «Ce n'est pas un saint, et ce n'est pas un héros (...) C'est un assassin et un voleur.» Et la magie fonctionne. Thénardier dit que Valjean est coupable d'un meurtre et Valjean devient ainsi coupable aux yeux de Marius. Ici le discours de Thénardier est extraordinairement efficace parce qu'il a un double pouvoir de conviction : Non seulement il tire son apparence de vérité du ton et des gestes «autoritaires et sûrs» qu'adopte le bandit, mais il acquiert aussi sa force de conviction en tenant les propos qui répondent à l'attente et à la crainte de l'interlocuteur. Marius écoute et croit ce que dit Thénardier parce que le bandit veut lui faire croire des choses que Marius craignait déjà : «Voleur, assassin, ces mots que Marius croyait disparus et qui revenaient, tombèrent sur lui comme une douche de glace.» 27

Mais Thénardier parle trop. Venu pour dénigrer et accuser Jean Valjean, il ne réussit qu'à le glorifier aux yeux de Marius. Le malentendu de la scène dans les égouts poursuit le bandit. Soucieux de prouver que Jean Valjean est un meurtrier, un peu enivré par le plaisir de jouer au juge, et parce qu'il ignore que le baron est le «cadavre» qu'il a vu dans les égouts, Thénardier révèle enfin à Marius que Jean Valjean est son sauveur inconnu et obtient donc le contraire de ce qu'il cherhait. La volubilité de Thénardier a ainsi pour résultat le coup de théâtre qui amènera le dénouement de l'histoire et assure une fin juste : Marius comprend la grandeur du vieillard, et Jean Valjean, avant de mourir, revoit Cosette et meurt heureux dans les bras de la jeune fille.

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Contrairement aux autres scènes dominées par un de ces personnages
bavards, cette conversation sert donc à accélérer l'action plutôt qu'à l'arrêter.

Eponine, la fille de Thénardier, a aussi le don de la parole et une conscience de son usage et de ses possibilités qui se distinguent du commun. On la rencontre souvent comme messager pour son père, mais, comme lui, elle sait aussi agir et se battre à l'aide des mots. La scène où elle affronte Thénardier et ses complices montre l'une des rares fois où Thénardier doit capituler dans un duel verbal (111, p. 40-47). La Patron-Minette prépare un nouveau coup, et leur cible est ce vieux monsieur qui habite avec sa fille, rue Plumet. Pour aider Marius, qu'elle aime désespérément, et par la seule force de la parole, Eponine empêche les bandits d'arriverà leurs fins. Les bandits sont six, grands, «armés jusqu'aux dents et à qui la nuit donnait des visages de démons». La seule arme d'Eponine est son parler; cependant, pour elle, la parole n'est pas une arme d'attaque, mais plutôt un instrument de défense.

Dans cette scène d'affrontement verbal, ce n'est pas le personnage bavard qui est la figure comique. Eponine n'est pas frappée de la raideur mécanique ou de l'insociabilité dont son père et la prieure semblent être atteints. Au contraire, elle possède une maîtrise totale de la situation et sa parole est extraordinairement efficace. Nous, les lecteurs, nous sommes du côté d'Eponine et notre rire est un rire admirateur. C'est encore une fois Thénardier, ici avec ses complices, qui provoque le rire incarnant la correction du vice.

Quand les six hommes arrivent devant la maison rue Plumet, Eponine est assise devant la grille comme si elle la gardait. Sa tactique est simple, mais efficace : Chaque fois que l'un des bandits fait un mouvement pour entrer dans le jardin, elle le désarme avec un flot de paroles. Elle s'occupe d'abord du plus dangereux d'entre eux, son père(!), qui lui demande pourquoi elle est là. Eponine lui saute au cou :

Je suis là, mon petit père, parce que je suis là. Est-ce qu'il n'est pas permis de s'asseoir sur les pierres, à présent ? C'est vous qui ne devriez pas y être. [...] Je l'avais dit à Magnon. Il n'y a rien à faire ici. Mais embrassez-moi donc, mon bon petit père! Comme il y a longtemps que je ne vous ai vu! Vous êtes dehors donc! (p. 42)

Mais Thénardier ne se laisse pas séduire. Il est pourtant paralysé un instant par le bavardage de sa fille, et Eponine se tourne vers les autres bandits, parlant pour ne rien dire, pour prolonger la communication, pour gagner du temps. Elle se répand en formules de politesse tout à fait hors de propos et superflues dans le contexte. Elle pose des questions dont la réponse ne l'intéressepas. C'est la fonction phatique qui domine. Sa parole est pur contact,

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contact désespéré pour maintenir la communication - pour empêcher les
bandits d'agir :

Tiens, c'est monsieur Brujon. - Bonjour, monsieur Babet. Bonjour, monsieur
Claquesous. - Est-ce que vous ne me reconnaissez pas, monsieur Gueulemer?
Comment ça va, Montparnasse ? (p. 43)

Après cette première offensive, Eponine met en œuvre une stratégie discursive qui montre bien qu'elle est la fille de son père. Par une série d'assertions, en rappelant aux bandits qu'elle les a déjà aidés une autre fois, elle leur fait croire qu'elle est encore une fois de leur parti, et, soucieuse de présenter la maison comme peu intéressante, elle prétend que celle-ci est déserte. Quand l'un des bandits voit une lumière qui tend à prouver le contraire, Eponine avance que ce sont des gens pauvres qui habitent là. Eponine s'adresse ensuite à l'un des bandits, le prend par la main, l'appelle «ami» et le prie de ne pas entrer dans le jardin. Tout se passe comme si elle savait que l'homme en groupe agit de manière très différente et souvent plus irresponsable qu'agirait chacun d'eux isolément. C'est pour briser cet anonymat qu'elle lance cet appel personnel à l'un d'eux. Hugo a doté Eponine d'une intuition et d'un savoir psychologique pour ce qui est du fonctionnement en groupe, savoir qui n'a été défini que plus tard dans le siècle par les experts en sciences humaines.28

Eponine tient les bandits en son pouvoir, et la parole de Thénardier semble être temporairement hors de fonction dans cette bataille verbale. Il répète avec de plus en plus d'impatience le même message : («va t'en» (2 fois), «laisse-nous tranquilles», «va t'en au diable», «décampe, la fée»), mais sa parole n'a aucun effet, et le bandit se voit obligé de passer aux jurons et aux injures puis enfin à l'action concrète et brutale - il appelle sa fille «chienne» et la pousse pour pouvoir passer.

Pourtant, rien ne peut arrêter Eponine. Elle profite de l'occasion et se met
à jouer sur ce mot :

Comme vous voudrez, vous n'entrerez pas. Je ne suis pas la fille au chien, puisque je suis la fille au loup. Vous êtes six, qu'est-ce que cela me fait? Vous êtes des hommes. Eh bien, je suis une femme. Vous ne me faites pas peur, allez. Je vous dis que vous n'entrerez pas dans cette maison, parce que cela ne me plaît pas. Si vous approchez, j'aboie. Je vous l'ai dit, le cab,29 c'est moi. Je me fiche pas mal de vous. Passez votre chemin, vous m'ennuyez ! Allez où vous voudrez, mais ne venez pas ici, je vous le défends ! Vous à coups de couteau, moi à coups de savate, ça m'est égal, avancez donc ! [...] Sont-ils farces, ces bêtas d'hommes de croire qu'ils font peur à une fille? De quoi! Peur? Ah, ouiche, joliment ! Parce que vous avez des chipies de maîtresses qui se cachent

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sous le lit quand vous faites la grosse voix, voilà-t-il pas! Moi, je n'ai peur de
rien! (p. 45)

En arrivant, les bandits se sont demandé s'il y avait un chien (un «cab») dans le jardin, et Eponine joue maintenant au chien de garde. Comme son père, Eponine a un caractère d'artiste. Elle est poète, jongleur de paroles. Dans ce message c'est la fonction conative qui domine. Eponine cherche à empêcher les bandits de commettre un crime. Cette fonction trouve le plus souvent son expression dans le vocatif et l'impératif, mais, comme l'illustre bien les scènes étudiées ici, il y a de multiples actes de communication à la disposition de celui qui vise à affecter le cours des événements ou le comportement des individus. Eponine se sert des impératifs, mais ce qui frappe dans le passage cité ci-dessus c'est le fait qu'elle joue sur les mots «chien» et «cab». Son jeu avec le langage et son ton peu respectueux font penser à la pratique de l'insulte rituelle chez les jeunes Noirs des ghettos américains, un jeu avec le langage qui a une fonction de défoulement, de substitut à l'agressivité et qui exige un maniement habile de la langue : rimes, calembours, doubles sens, figures de style s'enchaînant à un rythme rapide.30

Parole de jeu donc, parole de théâtre et parole de femme («Vous êtes des hommes. Eh bien, je suis une femme», «Vous à coups de couteau, moi à coups de savate ...»), ici devenue arme munie d'un pouvoir presque magique ou hypnotique capable de transformer six bandits armés en un groupe d'êtres impuissants et lamentables. Les bandits sont réduits au rôle de spectateurs. Ils ne peuvent pas se servir de leurs armes étant donné que leur adversaire s'appelle Thénardier et qu'elle est une femme («Je ne tape pas une dame,» dit Babet). Au niveau des paroles, dans un duel verbal, ils n'ont aucune chance vis-à-vis d'Eponine. Même Thénardier a perdu la parole! Après le propos final d'Eponine, il fait un mouvement envers elle, mais il est maintenant dans un tel état que sa fille peut l'arrêter avec deux mots : «Prochez pas». Et le bandit de pleurnicher comme un enfant : «II faut pourtant que nous vivions, que nous mangions...» et sera enfin réduit au silence total.

Revenons au début de l'analyse. Cette investigation de la parole performative dans les Misérables montre bien comment elle a été exploitée à des fins diverses - et divergentes - à tous les niveaux du texte : comme effet mimétique, effet de théâtralisation et de comédie, effet de suspense et d'accélération ... Les dialogues étudiés ici exposent, en miniature, le plurilinguisme du roman, évoquant - parfois dans la bouche du même personnage - tantôt diverses variantes de la «parole autoritaire», tantôt «le langage commun» et l'argot, tout en rendant manifeste un autre aspect du plurilinguisme, à savoir la «théâtralité», trace d'un «genre intercalaire» comme le dit Bakhtine, ici introduit et incorporé à plusieurs niveaux dans la structure «inachevée» et ouverte

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du roman. Les genres intercalaires sont, selon Bakhtine, les unités compositionnelles les plus importantes de l'introduction du plurilinguisme dans le roman. Les dialogues analysés - et surtout leurs indications scéniques - montrent également que le roman n'est pas seulement un texte à lire et à écouter, puisqu'il y a aussi les gestes, ce qu'on appelle le langage du corps, un langage que Hugo incorpore et exploite dans le tissu du texte au même titre que les autres langages. Plurilinguisme donc et plurivocalité qui orchestrent les thèmes du roman, car même dans les scènes où la parole parfois ne conduit pas à l'effet recherché, il est impossible de ne pas remarquer, dans le sous-texte du dialogue, ce qu'on peut appeler la pensée du langage de Hugo - sa croyance énorme en la puissance de la parole. Académicien, pair de France, député, et plus tard écrivain interdit - il va sans dire qu'il est conscient du pouvoir de la parole, pouvoir qui devient un thème privilégié dans ce livre qui est lui-même un macro-acte de discours visant à agir sur son temps, plaidant pour les misérables, qui ont besoin de sortir de leur passivité, de s'instruire, d'apprendre à maîtriser la parole en tant que moyen de communication, d'action - et, enfin, de lutte. Et dans les scènes étudiées ici où le monde est un peu à l'envers, ce thème apparaît en sourdine pour être exploité à des fins comiques...

Brit Lyngstad

Centre d'Etudes supérieures d'Agder



1. Michaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, coll. Tel, Gallimard, Paris 1978, p. 152-154. Toute citation renvoie à cette édition.

Notes

2. La polyphonie que Bakhtine définit d'abord comme marque distinctivc du roman dostoïevskien, devient pour lui une caractéristique du roman en général. Le roman est conçu comme un espace sonore, un cœur de voix qui chantent ensemble : la voix de l'auteur, la voix du narrateur, les voix des personnages, stylistiquement individualisées, et les voix d'échos littéraires, sociaux, politiques, idéologiques- plurivocalité, plurilinguisme et pluristylistique grâce auxquels le roman «orchestre tous ses thèmes, tout son univers signifiant». (Voir ibid. p. 88 pour une liste complète des «unités compositionnelles» formant «le système littéraire harmonieux» d'un roman.)

3. Dès la première page du roman, qui est, on le sait, le lieu privilégié d'une première observation des structures thématiques et formelles de l'ensemble du texte, Hugo présente la parole qui agit, ici sous forme du commérage - la parole sur autrui - d'abord pour faire une remarque de valeur générale sur ce phénomène de communication qui a tant de pouvoir : «Vrai ou faux, ce qu'on dit des hommes tient souvent autant de place dans leur vie et surtout dans leur destinée que ce qu'ils font», ensuite comme technique narrative pour présenter M. Myriel : «On contait que son père, le réservant pour hériter de sa charge, l'avait marié de fort bonne heure [...] Charles Myriel, nonobstant ce mariage, avait, disait-on ...» Plus tard dans le roman, Hugo exploite le pouvoir subversif de la parole sur autrui au niveau dramatique du roman. Ce sont les paroles d'une certaine Madame Victurnien qui sont à l'origine de la déchéance de Fantine, c'est à cause de ses commérages que Fantine perd son emploi et doit se faire prostituée. Cette commère, donc (plus que la surveillante de l'atelier qui met Fantine à la porte), avait «instruit le procès, jugé, condamné et exécuté Fantine». Les Misérables, Garnier-Flammarion, Paris, 1967, t. I, p. 208. Toute citation renvoie à cette édition.

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3. Dès la première page du roman, qui est, on le sait, le lieu privilégié d'une première observation des structures thématiques et formelles de l'ensemble du texte, Hugo présente la parole qui agit, ici sous forme du commérage - la parole sur autrui - d'abord pour faire une remarque de valeur générale sur ce phénomène de communication qui a tant de pouvoir : «Vrai ou faux, ce qu'on dit des hommes tient souvent autant de place dans leur vie et surtout dans leur destinée que ce qu'ils font», ensuite comme technique narrative pour présenter M. Myriel : «On contait que son père, le réservant pour hériter de sa charge, l'avait marié de fort bonne heure [...] Charles Myriel, nonobstant ce mariage, avait, disait-on ...» Plus tard dans le roman, Hugo exploite le pouvoir subversif de la parole sur autrui au niveau dramatique du roman. Ce sont les paroles d'une certaine Madame Victurnien qui sont à l'origine de la déchéance de Fantine, c'est à cause de ses commérages que Fantine perd son emploi et doit se faire prostituée. Cette commère, donc (plus que la surveillante de l'atelier qui met Fantine à la porte), avait «instruit le procès, jugé, condamné et exécuté Fantine». Les Misérables, Garnier-Flammarion, Paris, 1967, t. I, p. 208. Toute citation renvoie à cette édition.

4. Savoir qu'il partage avec ses collègues contemporains. Le passage de la diegesis à la mimesis qui caractérise la littérature du XIXe siècle a pour résultat une prolifération du dialogue dans les textes narratifs. Ces textes viennent de faire la conquête de l'oralité pour ainsi dire, ils condensent un savoir sémiologique très riche et prouvent bien l'intérêt des écrivains du siècle dernier pour la parole et sa représentation littéraire. Voir à cet égard le livre de Juliette Frolich, Au parloir du roman de Balzac et de Flaubert, Solum forlag/Didier Erudition, 1991, et l'article de Claudine Gothot-Mersch «La parole des personnages» dans Travail de Flaubert, Seuil, Paris, 1983 qui, se basant entre autres sur îa Correspondance, traite les problèmes qu'a posés à Flaubert la présentation de la parole des personnages et les solutions qu'il a trouvées (dont le fameux indirect libre).

5. Cf. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, coll. «Points», Minuit, Paris, 1963, p. 220.

6. Ibid. p. 214.

7. Telles qu'elles sont décrites par H. P. Grice par exemple. Cf. «Logique et conversation», Communications, vol. 30, Paris, 1979.

8. Le théâtre est justement le genre littéraire qui montre le langage en situation ou comme l'exprime Anne Übersfeld dans Lire le théâtre, Editions Sociales, Paris 1990 : «La part essentielle du texte de théâtre est l'image de la parole active, vivante, dans toutes ses dimensions» (p. 294). «Ce qu'exprime la représentation théâtrale, son message propre, ce n'est pas tant le discours des personnages que les conditions d'exercice de ce discours [...] le théâtre dit moins une parole que comment on peut ou l'on ne peut pas parler» (p. 230). «Le discours théâtral est par nature une interrogation sur le statut de la parole» (p. 241 ).

9. La théâtralité - les traces de l'influence du théâtre sur le roman - est, on le sait, un trait fondamental du roman de la première moitié du siècle dernier en général et des Misérables en particulier et une condition sine qua non du succès littéraire de romanciers tels que Balzac, Hugo, Eugène Sue et Georges Sand. Parmi les différents aspects de l'envahissement du roman par la théâtralité, on peut noter la multiplication du dialogue dans les textes narratifs et l'emploi de plus en plus fréquent des «scènes» spectaculaires. Cf. Serge Zenkine «La théâtralisation du roman au XIXe siècle», Point de rencontre : Le roman, Actes du Colloque international d'Oslo, 7-10 septembre 1994, Tome 1. Cf. aussi «Les Misérables, Théâtre-roman» d'Anne Übersfeld dans Lire les Misérables, José Corti, Paris, 1985, qui montre comment le théâtre est présent à tous les niveaux des Misérables, roman que Hugo commence à rédiger juste après l'échec de sa dernière pièce de théâtre, Les Burgraves.

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9. La théâtralité - les traces de l'influence du théâtre sur le roman - est, on le sait, un trait fondamental du roman de la première moitié du siècle dernier en général et des Misérables en particulier et une condition sine qua non du succès littéraire de romanciers tels que Balzac, Hugo, Eugène Sue et Georges Sand. Parmi les différents aspects de l'envahissement du roman par la théâtralité, on peut noter la multiplication du dialogue dans les textes narratifs et l'emploi de plus en plus fréquent des «scènes» spectaculaires. Cf. Serge Zenkine «La théâtralisation du roman au XIXe siècle», Point de rencontre : Le roman, Actes du Colloque international d'Oslo, 7-10 septembre 1994, Tome 1. Cf. aussi «Les Misérables, Théâtre-roman» d'Anne Übersfeld dans Lire les Misérables, José Corti, Paris, 1985, qui montre comment le théâtre est présent à tous les niveaux des Misérables, roman que Hugo commence à rédiger juste après l'échec de sa dernière pièce de théâtre, Les Burgraves.

10. On apprend dans un flash-back que Thénardier, après la bataille de Waterloo, rôdait parmi les cadavres pour les dépouiller. Il appartenait à une «variété de cantiniers maraudeurs [...], vendant à ceux-ci, volant à ceux-là» (I, p. 412), activité qui lui a permis d'ouvrir la gargote à Montfermeil. La dernière fois qu'on le rencontre, il va en Amérique pour se faire négrier...

11. Il mérite d'être noté que l'étymologie du mot «charlatan» est le mot italien «cirlatano», de «ciarlare» : «parler avec emphase» (Le Petit Robert).

12. Quand dire c'est faire, Seuil, Paris, 1970.

13. Cf. Ce que parler veut dire, Fayard, Paris, 1982. (Bakhtine emploie pour ce type de discours le terme «la parole autoritaire», Esthétique et théorie du roman, p. 161.)

14. Cette scène et l'entretien dans l'égout entre Jean Valjean et Thénardier sont en fait de véritables scènes-doublets, mais à signification inverse : les deux lieux représentent un asile pour Jean Valjean, mais tout comme l'égout lui pose des problèmes de sortie, le couvent soulève des difficultés d'entrée. Pour sortir de l'égout, il faudra ouvrir une grille. Pour entrer dans le couvent il faut franchir une grille. Pourtant, ici c'est une religieuse et non pas un criminel qui en possède la clé.

15. Le mot «communiquer» vient du mot latin «communicare» qui veut dire «être en relation avec, faire ensemble».

16. «Logique et conversation» in Communications, vol. 30, Paris, 1979.

17. Ibid. p. 74.

18. Hugo n'a jamais admis la lutte des classes, mais son livre montre bien - au niveau des paroles des personnages - l'impossibilité de communication entre les classes et la nécessité de violence.

19. Cf. le modèle actantiel de Greimas, Sémantique structurale, Larousse, 1966.

20. Il est à noter que Fauchelevent, tout comme Thénardier, sait bien parler parce qu'il a appris. Thénardier parle si bien qu'on «disait dans le village qu'il avait étudié pour être prêtre» (1, p. 411).

21. Lire le Théâtre, p. 258-267.

22. Il est facile de voir les ressemblances entre Thénardier et les séducteurs du théâtre classique, comme Dom Juan par exemple. Dans Le scandale du corps parlant, L'd. Seuil, Paris, 1980, Soshana Felman, inspirée par les idées d'Austin, voit Dom Juan de Molière comme une pièce qui oppose deux conceptions du langage, une conception cognitive et constative souvent pratiquée par les opposants de Dom Juan et une conception performative, comme celle du séducteur lui-même.

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22. Il est facile de voir les ressemblances entre Thénardier et les séducteurs du théâtre classique, comme Dom Juan par exemple. Dans Le scandale du corps parlant, L'd. Seuil, Paris, 1980, Soshana Felman, inspirée par les idées d'Austin, voit Dom Juan de Molière comme une pièce qui oppose deux conceptions du langage, une conception cognitive et constative souvent pratiquée par les opposants de Dom Juan et une conception performative, comme celle du séducteur lui-même.

23. Le rire, PUF, Paris 1975, p. 29.

24. Op. cit. p. 161-164.

25. Le «parloir réservé au jardinier pour les besoins du service» où se déroule la conversation entre la mère Innocente et Fauchelevent, connote aussi le théâtre dans ce sens qu'il rappelle le parloir «proprement dit» qui, quand on entre, donne «la même impression que lorsqu'on entre au spectacle dans une baignoire grillée avant que la grille soit baissée et que le lustre soit allumé. On était en effet dans une espèce de loge de théâtre [...] Cette loge était grillée, seulement ce n'était pas une grille de bois doré comme à l'opéra, c'était un monstrueux treillis de barres de fer [...] scellés au mur par des scellements énormes qui ressemblaient à des poings fermés» (11, p. 8).

26. Dans Watzlawik, Helmic Beavin, Jakcson, Une logique de la communication, Seuil, Paris 1972, les auteurs distinguent entre deux modes de communication - digital et analogique - c'est-à-dire langage verbal et langage non-verbal, et affirment que «chaque fois que la relation est au centre de la communication, le langage digital est à peu près dénué de sens» (ibid. p. 61). Le Uvre donne "l'exemple de nombreuses circonstances dans la vie humaine où on peut observer ce fait : aimer, faire la cour, combattre. 11 est aussi intéressant de voir que les gestes empruntés au règne animal se multiplient dans ce dialogue, ce qui prouve également l'importance des gestes au détriment de la parole. Cf. par exemple «le sourire caressant d'un crocodile» ou «le geste propre au vautour» par lequel Thénardier tend le cou hors de sa cravate.

27. Nous avons ici affaire à une variante de ce que Catherine Kerbrat-Orecchioni appelle le discours «démagogique», c'est-à-dire celui qui acquiert sa force de conviction parce qu'il tient les propos qui répondent à l'attente ou aux désirs des interlocuteurs, et qui se distinguent du discours qu'elle appelle «terroriste» qui tire son apparence de vérité et sa puissance de persuasion de la position de pouvoir du locuteur. Cette division est présentée par Henri Mitterand dans son article «Sémiologie flaubertienne : le club de l'intelligence» dans la Revue des lettres modernes, nos 703-706, Paris, 1984.

28. Par exemple Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Félix Alean, Paris, 1911.

29. Argot pour chien.

30. Voir M.Yaguello, Alice au pays du langage, Seuil, Paris, 1981, p.36 sur l'insulte rituelle où l'auteur se réfère à l'ouvrage de W. Labov, Language in thè inner city, Philadelphia, 1972.

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Résumé

Dès la première page et tout au long des Misérables, Hugo manifeste une fascination particulière de la parole performative. L'univers du roman est peuplé de personnages qui parlent bien, qui parlent beaucoup, mais qui ne parlent pas nécessairement pour transmettre de l'information. En fait, ils parlent pour toutes sortes de raisons étrangères à l'acte d'informer. Le roman illustre de façon éclatante que la parole équivaut à l'acte, qu'elle est un instrument de pouvoir, qu'elle peut être une arme ou un instrument de défense. Cet article se propose de montrer, par le biais d'une lecture de quatre «duels verbaux», comment «la parole qui agit» a été exploitée à des fins diverses - et divergentes - à tous les niveaux du roman.