Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

Michelle Szkilnik : L'Archipel du Graal. Etude de l '«Estoire del Saint Graal». Publications Romanes et Françaises CXCVI. Droz, Genève, 1991. 147 p.

Jonna Kjær

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Il est peut-être utile de préciser dès l'abord que le titre du livre nous annonce que l'auteur considère V Estoire del Saint Graal comme l'archipel du vaste ensemble, le continent, formé par le soi-disant cycle du Lancelot-Graal. Rappelons que ce cycle composé autour de 1225-1230 consiste, avec Y Estoire, dans les romans suivants : Merlin, Lancelot propre, Queste del Saint Graal, Mort le roi Artu.

Il est curieux que Y Estoire, pourtant écrit comme le dernier du cycle, prétende en être le préambule. Ainsi, selon le langage métaphorique de MS, «ce que veut Y Estoire, (c'est) s'amarrer au cycle du Lancelot-Graal en même temps que l'ancrer, c'est-à-dire en fixer les origines» (p. 9). U Estoire étant le récit de voyages en mer, d'île en île, de terre inconnue en terre inconnue, c'est la métaphore de l'archipel qui, selon notre auteur, a guidé toute son analyse. Elle a choisi les titres suivants pour les chapitres de son uvre : «Mers, îles et Continent». «Le vaisseau de Dieu», «Ancrage», «Vent d'Est, Vent d'Ouest» et «Rives et dérive du récit».

Au cours de ces chapitres, elle étudie avec beaucoup de finesse et de perspicacité l'histoire sur l'exode de Joseph d'Arimathie et de son peuple qui partent de l'Orient et arrivent en Grande-Bretagne, la terre promise, ainsi que le prologue où le Christ donne un livret au narrateur que celui-ci doit recopier et qui sera le récit, sacré puisque écrit d'abord par le Christ, de Y Estoire.

Deux concepts guident l'analyse de façon systématique et convaincante bien qu'ils soient à peine définis : ce sont la métaphore et le symbole. La métaphore fait découvrir tous les motifs du récit qui peuvent représenter l'élaboration même du texte. A titre d'exemple, je cite quelques formules de la conclusion : L'île est une métaphore du récit; les nefs constituent à la fois un motif et la métaphore de tous les motifs qui courent à travers l'œuvre et en créent l'unité; la mer, qui symbolise le monde et la vie humaine pleine de dangers, évoque aussi les risques pris par l'écrivain.

MS utilise le symbole pour dire la signification spirituelle (religieuse) des motifs.
Moins fréquemment et avec moins de clarté, elle se sert aussi du terme à'allégorie.

A un seul endroit du livre (p. 17), les niveaux traditionnels de la lecture allégorique sont désignés ensemble. Nous y apprenons que, «comme le périple biblique (de Moïse et de son peuple), celui de Y Estoire est susceptible de recevoir une quadruple interprétation sur le modèle de l'exégèse biblique», le voyage matériel donnant le sens historique, le sens moral résidant dans le cheminement spirituel des personnages, tandis que le voyage postfigure celui de Moïse et préfigure celui de Galaad (dans la Queste del Saint Graal) - Y Estoire jouant par rapport à la Queste le rôle de l'Ancien

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Testament par rapport au Nouveau, si Galaad est une figure du Christ -; le sens anagogique ou eschatologique est enfin donné par le fait que l'arrivée dans la terre promise (la Grande-Bretagne), ou au contraire le naufrage, annoncent le passage par la mort et l'accès au paradis (pour les élus), ou bien au purgatoire ou à l'enfer.

Puisque ces concepts de métaphore, de symbole et d'allégorie, et l'emploi qu'en fait MS, sont visiblement supposés connus d'avance par le lecteur, je m'étonne un peu que le terme de description recueille une définition explicite, avec même un renvoi à G. Genette : «Par description, j'entends la 'représentation d'objets et de personnages'» (p. 83; pourtant, à la page 85 par exemple, il est question de la nature, des animaux et des plantes...)- Dans les dernières pages du livre, le terme à'archétype est introduit, sans être discuté. Au même endroit, c'est Xanalogie qui sert de façon globale à caractériser l'écriture de YEstoire, sa «dérive analogique». Les «rives» figurant au titre du même chapitre doivent être les trois matières, mentionnées par Jean Bodel, la matière de Bretagne (utilisée dans le roman courtois, par exemple), celle de Rome (dans les romans antiques) et celle de France (dans la chanson de geste). Ces matières se retrouvent toutes les trois dans YEstoire. Mais dans son ensemble, cette dernière appartient plutôt à la littérature édifiante, puisqu'elle se réfère aussi à la «matière» biblique et à l'hagiographie et que «ce qui gouverne YEstoire, et plus généralement le cycle du Lancelot-Graal, c'est justement le graal, métaphore de la création divine, humaine et littéraire» (p. 135).

L'Estoire a souffert du dédain des critiques à cause de sa mauvaise qualité esthétique. Cependant, l'étude de Michelle Szkilnik représente un effort sérieux et subtil pour rechercher un ordre cohérent au texte. A mes yeux, son livre est un plaidoyer mené avec compétence, et le lecteur profitera de ses analyses absolument enrichissantes et stimulantes aussi pour aborder d'autres textes littéraires médiévaux.

Université de Copenhague