Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

L'après Boccace. La nouvelle italienne au XVe et XVIe siècles. Centre interuniversitaire de recherche sur la Renaissance italienne 21. Université de la Sorbonne nouvelle, Paris 1994, 403 p.

Michel Olsen

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Le CIRRI en est à son 21ieme volume. Cette équipe a réussi - depuis 1972, date de la parution du premier volume - à décrire bien des aspects importants de la Renaissance italienne, et le titre du présent volume pourrait facilement s'appliquer à la presque-totalité des publications. Le plus souvent en effet, l'on retient - selon la tradition italienne - que la Renaissance commence avec Boccace, voire avec Dante. Toutefois, il est difficile de trouver une caractérisation bien précise qui convienne à l'ensemble des essais publiés dans ce dernier volume, essais différents par leur approche aussi bien que par leur étendue.

Béatrice La Roche étudie «l'espace de la comice du Décaméron aux Cene (de Lasca/ Grazzini), confrontant utilement les différentes réalisations du récit englobant qu'est la comice, dont Boccace a donné une version si originale.» On aurait aimé quelques conclusions d'ordre général réunissant ces remarques intéressantes, d'autant plus que le cadre constitue un élément commun, mais combien variable, aux différents recueils traités dans le présent volume.

Marina Marietti, auteur de plusieurs essais intéressants dans la série, a intitulé son essai : «Le marchand seigneur dans // Paradiso degli Alberti de Giovanni Gherardi». Le cadre du recueil est ouvert (le cercle des devisants connaît des arrivées et des départs), et s'il met en scène une utopie, c'est une utopie à base réelle : celle des amis de l'auteur placés dans un passé récent (1389). L'auteur s'inscrit dans le courant libéral qui, après la révolte des Ciompi essaie de faire face aux tendances d'oligarchisation(et

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sation(etprépare l'avènement des Medicis, chefs, à l'origine du parti populaire). Ainsi ce recueil reflète-t-il le respect de la sphère publique communale tout en chantant les louanges des nouveaux seigneurs. Ce faisant, Gherardi accepte d'exalter les vertus propres au marchand, sans se limiter (comme ce fut le cas depuis les fabliaux jusqu'au Décaméron) à exalter le marchand vivant noblement. Si néanmoins le recueil de Gherardi ne fit pas fortune, c'est que son auteur, tout en distinguant les nouvelles modalités qu'allait prendre l'exercice du pouvoir, fut incapable de se figurer le modèle culturel qu'allait adopter les Médicis. MM a réussi dans ce bref essai à de placer Gherardi dans une perspective éclairante dont il faudra désormais tenir compte.

On trouve ensuite deux nouvelles de Cornazano traitant de l'alchimie, présentées,
étudiées et publiées par Alfredo Perifano. Ainsi deux textes mineurs, mais fort
intéressants sont mis à la disposition des chercheurs.

L'essai d'Anna Fontes Baratto remplit à lui seul presque la moitié du volume. C'est une étude minutieuse de Le Porretane de Sabadino degli Arienti qui, avant de s'engager dans l'étude du recueil, offre un aperçu très utile sur les écrits précédents de l'auteur, ainsi que sur les écrivains auxquels il se réfère. AFB dégage quelques tendances générales des Porretane : abandon progressif de la littérature municipale et acheminement vers une littérature courtoise ainsi qu'une ouverture sur le monde non toscan. Si l'on ne saurait guère contester ces conclusions générales, on peut par contre se demander s'il est utile de poser sans discussion ie Décaméron comme modèle de la tradition municipale. Sans nier l'appartenance de ce chef-d'œuvre à cette tradition, la présence dans ce recueil de nombreux éléments auliques me semble compliquer un peu les choses, et le culte du jeune Boccace pour la littérature courtoise ainsi que son appartenance aux milieux humanistes ne sont des secrets pour personne. Des 'mineurs' comme Sacchetti ou Sercambi pourraient offrir de meilleurs porte-parole de la civilisation municipale (qu'il faut pourtant se garder de poser comme une invariable). Si, d'autre part, il est vrai que Sabadino se distingue de Boccace, on peut ne pas trouver très concluante une des preuves alléguées de ce fait : il est vrai que Sabadino ne reprend que trois des intrigues de Boccace, mais reprendre une matière n'est nullement imiter l'esprit de son auteur. Sercambi, qui, lui, pille sans honte le Décaméron, s'éloigne encore plus de son esprit que Sabadino.

On peut rester d'accord avec le chiasme répété en cours de route que «le pouvoir du rire est le rire du pouvoir», mais certains présupposés de violence (cachés qu'ils sont sous consensus affiché de la culture courtoise) ne sont, à mon avis, pas suffisamment dégagés. Pour moi du moins, il y a d'autres nouvelles troublantes que la 35 (dans laquelle un prince impose à un courtisan d'exposer sa femme aux privautésd'un familier). Si la source (une nouvelle du Pecorone) de la nouvelle 52 est «tragique et sombre» (p. 237), ses implications ne le sont pas moins. Il est vrai que le prince, en bon entendeur, comprend le geste symbolique du mari qu'il a cocufié. Mais il est possible que la femme ait été obligé de se montrer complaisante vis-à-vis de son amant princier, et néanmoins son mari la tue. Une telle lecture trouve une confirmation dans la nouvelle 26, où une jeune fille devient, bien malgré elle, la

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maîtresse du prince, parce que ses parents ne voudraient pas voir leur prince mourir d'amour insatisfait! Le consensus forcé se manifeste comme pitié. Mais ce n'est que l'introduction; le corps de l'intrigue raconte comment la reine compréhensive, accédant aux désirs de son mari en lui amenant la jeune fille qu'il désire, le ramène à ses devoirs conjugaux. Dans son analyse d'une nouvelle de viol (28), AFB établit une comparaison avec de semblables nouvelles chez Sercambi et Masuccio. Cette comparaisonaurait gagné en perspectives à prendre en considération des nouvelles qui ne font pas punir le viol par la mort (Bandello 11,15, Doni 76, Giraldi VIII,5).

Malgré ces quelques réserves, le travail de AFB apporte de nombreux éléments et
observations utiles, dont il faudra désormais tenir compte.

Corinne Lucas, auteur d'un important ouvrage sur les tragédies de Giraldi,1 étudie les «réalités matérielles et l'espace mental dans les Ecatommiti de G. B. Cinzio». Comme 'réalité matérielle', c'est l'argent qui compte. C'est le cas également dans d'autres recueils, mais pour Giraldi l'argent arrive à constituer «l'identité d'un individu au même titre que son nom, son lieu de naissance ou de résidence, son âge et sa situation de famille» (dans cette dernière je spécifierais le rang, qui joue aussi un rôle immense). D'autre part, l'argent joue un rôle énorme dans l'esprit des personnages. Il ne se gagne pas par le travail : les biens s'acquièrent surtout par la grâce de Dieu ou par la libéralité des princes. Ces observations sont rattachées à l'immobilisme économique et à la reféodalisation d'une société, dans laquelle la petite noblesse est en crise, et plus particulièrement, à la politique financière des princes d'Esté à Ferrare (ainsi s'explique le rôle positif attribué aux petits artisans, objets de la sollicitude du prince). L'argent s'insinue jusque dans les relations amoureuses (mais n'en a-t-il pas souvent été ainsi : les «honneurs» des romans de chevalerie comportent un fief et souvent une belle héritière). La crise économique se manifeste également au niveau littéraire par une xénophobie (j'avais moi-même proposé le terme d'ethnocentrisme, qui couvre également la quasi-ségrégation entre couches sociales, et ouvre sur la recherche du consensus dans les couches hégémoniques).

Si certaines des observations mentionnées ont déjà été faites, CL les approfondit et
les spécifie. De plus, par sa connaissance approfondie de Ferrare elle arrive à les
rattacher à la société contemporaine de Giraldi.

L'autre volet de l'étude, l'intériorisation, 'l'espace mental', constitue par contre une nouveauté. CL étaie sa thèse par des exemples qui font réfléchir; si l'on ne s'en est pas aperçu plus tôt, c'est je pense, à cause du style terne des Ecatommiti (sauf pour motif professionnel, la lecture en est parfois insupportable), et aussi parce que Giraldi se contente le plus souvent de donner en résumé les pensées de ses personnages, surtout quand il ne partage pas leurs valeurs.

CL constate que les modalités de l'irréel (volonté et hypothèse) l'emportent sur les modalités du faire. Elle constate la fréquence des intrigues à structure circulaire : les personnages se retrouvent à la fin à leur point de départ. (On pourrait discuter la fréquence de telles intrigues, si l'on garde présente à l'esprit la possibilité d'une hétérogénéité des Ecatommiti : Giraldi aurait pu commencer dans une tradition libre et grivoise pour redresser, plus tard, le recueil dans un sens moralisateur. De plus, les

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intrigues «circulaires» pourraient aussi s'expliquer par une logique narrative : les affirmations et négations de valeurs se contrebalancent, contrairement au système du Décaméron, où les valeurs sont posées et inversées). La dernière partie de l'essai examine le cadre, soulignant le séjour au bord d'un navire comme un homologue d'univers social clos. Cet essai apporte des éléments importants à la compréhension des nouvelles de Giraldi. Certains de ses résultats s'accordent - et parfois s'opposent - à mes propres conclusions, et offrent ainsi la base d'une discussion intéressante.2 Malheureusement l'espace qui m'est imparti ne me permet pas de dépasser ces quelques remarques.

Marziano Guglielminetti arrive à dégager des Duecento Novelle (1609) de Celio Malespini - dont l'auteur est généralement traité comme un épigone - un aspect original et presque novateur : La nouvelle autobiographique. Il ne s'agit pas de nouvelles dont l'auteur est explicitement un personnage (un auteur homodiégetique, dans le vocabulaire de Gérard Genette). Néanmoins le caractère autobiographique se révèle par des caractéristiques textuelles internes. Ainsi Guglielmintti trouve des traits stylistiques (formes du monologue intérieur), des développements anormaux de certaines réflexions, des irrégularités par rapport à la conduite normale de l'intrigue; puis il étaie ces observations perspicaces par des éléments tirés de la vie de l'auteur; finalement il place cette percée de l'écriture personnelle dans le contexte de l'autobiographie dans l'ltalie du XVIe siècle (Cellini. Cardan, les deux de publication posthume), genre qui a connu ses débuts dans l'ltalie de la Renaissance.

Presque toutes les études auraient gagné à être pourvus d'un index des nouvelles
étudiées. Pourquoi d'ailleurs ne pas en établir un pour tous les volumes de cette
importante série, ce qui en ferait un précieux instrument de travail?

Université de Roskilde



Notes

1. De l'horreur au 'lieto fine'. Le contrôle du discours tragique dans le théâtre de Giraldi Cinzio. Bonacci, Rome, 1984.

2. Cf. Les Transformations du Triangle erotique. Akademisk forlag, Copenhague 1976, et Amore Virtù e Potere nella novellistica rinascimentale. Argomentazione narrativa e ricezione letteraria. Federico & Ardia, Napoli 1984.