Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

Pierre Le Goffic : Grammaire de la Phrase Française. Hachette, Paris 1993. 591 p.

Marianne Hobæk Haff

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Quel bonheur pour un vrai grammairien que l'arrivée d'une nouvelle grammaire, car
elle nous incite à réfléchir et à nous positionner face à bon nombre de problèmes
d'analyse. Aussi je ne peux que souhaiter la bienvenue à Grammaire de la Phrase

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Française de Pierre Le Goffic. Ceci dit, cet ouvrage est, à mes yeux, loin d'être parfait.
Dans ce qui suit, je vais, tout d'abord, présenter quelques-unes des nombreuses
objections que ce livre suscite, pour passer ensuite à des aspects positifs.

Dans l'avant-propos, l'auteur nous précise ses objectifs ambitieux. Il se propose en effet de «donner une présentation complète, cohérente et ouverte, des formes syntaxiques et des ressources de la phrase française» (p. 5). Et ce livre, qui se réclame à la fois de la tradition et de la modernité, «s'adresse à tous ceux qui étudient ou qui enseignent le français à tous les niveaux, ainsi qu'à tous ceux qui veulent mieux le comprendre, pour mieux l'utiliser» (p. 6). Précisons tout de suite que cet ouvrage n'est pas recommandable aux débutants. Il faut aimer la grammaire et surtout bien la connaître pour tirer quelque profit de ce livre, car dans l'ensemble, la présentation me semble peu pédagogique, et la lecture est souvent gênée par des contradictions ou un certain manque de clarté.

Pierre Le Goffic (PLG) précise dès le début qu'il distingue les plans d'analyse suivants : la structuration fondamentale logico-grammaticale : sujet-prédicat; la structure de constituants; la structure fonctionnelle : les relations syntaxiques; la structure thématique : thème/rhème; la structure sémantique : les relations actancielles et la modalité de la phrase (cf. p. 10). C'est cependant la structure fonctionnelle qui prime et qui constitue le point de départ de l'analyse : «Pour chaque fonction syntaxique, on cherchera quelle est la relation sémantique fondamentale induite, et quels sont les principaux paramètres qui modulent cette relation fondamentale...» (p. 16). Ainsi le chapitre 5, par exemple, consacré à la fonction sujet, présente les constituants pouvant assumer cette fonction, la structure thématique de celle-ci, ainsi que son interprétation sémantique. Par ailleurs, ce livre traite du verbe et de ses compléments essentiels et accessoires, des constructions transitives et intransitives, de même que de la phrase sans verbe.

En ce qui concerne la structuration fondamentale sujet-prédicat, j'ai des difficultés à comprendre le statut de ce couple. Tantôt il est traité comme structure logique, se distinguant de la structure syntaxique sujet-verbe (cf. p. 134), tantôt comme distinction syntaxique (cf. p. 63). La définition du tandem thème/rhème ne me semble pas claire non pius. Comme les linguistes et grammairiens ne s'accordent pas dans leur conception de ces deux notions, il est d'autant plus important de préciser son point de vue. Par exemple, je ne suis aucunement d'accord avec l'auteur quand il dit à propos de l'inversion du sujet nominal, dans un exemple du type Où est allé Paul ?, que «le sujet postposé a un caractère rhématique net» (p. 113).

La présentation des propositions subordonnées manque de clarté. PLG distingue quatre grands types : la percontative, l'integrative, la relative et la complétive (cf. p. 42), chaque type étant «équivalent à une catégorie (ou un groupe) simple». Or, en ce qui concerne l'integrative adverbiale, par exemple, celle-ci constitue à la fois un groupe adverbial et son équivalent (cf. p. 47), ce qui est logiquement inconcevable. La classification des subordonnées est d'ailleurs inutilement compliquée et susceptiblede dérouter tous ceux qui ne sont pas spécialistes en la matière. Quant à la terminologie, j'y reviendrai. En ce qui concerne la proposition principale, le Goffic

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se place, malgré lui, dans la tradition qui isole mécaniquement la principale par soustraction de la subordonnée. En effet, s'il rejette l'existence de la principale, c'est que celle-ci «se trouverait réduite au seul verbe dans Que Paul ait gagné montre qu 'il était le plus fort.» (p. 43). Etant donné que la subordonnée assume une fonction syntaxique dans la principale, la bonne solution serait de dire que tout l'énoncé cité ci-dessus constitue la principale, analyse suggérée entre autres par Arrivé et al. dans La grammaire d'aujourd'hui : guide alphabétique de linguistique française p. 567.

L'auteur distingue entre compléments essentiels et accessoires, tout en signalant qu'il est difficile de tracer une limite entre les deux. Contrairement aux compléments essentiels, les constituants accessoires «ne sont pas nécessaires à la bonne formation syntaxique de l'énoncé» (p. 76). Dans l'appréciation des cas intermédiaires «on considère plus volontiers comme essentiel un complément direct qu'un complément indirect (cf. habiter Paris/habiter à Paris)...»(p. 78). Je ne suis pas convaincue du bien-fondé de cette règle approximative, mais quoi qu'il en soit, l'exemple est mal choisi, car la valence du verbe bivalent habiter demande un complément, que celui-ci soit réalisé par un objet direct ou un objet indirect locatif. Je ne suis pas non plus d'accord avec l'auteur, selon qui le complément à Marie dans Paul chante une chanson à Marie est essentiel (cf. p. 171). A mon avis, il ne s'agit pas d'un datif lexical, mais d'un datif libre, c.-à-d. un complément accessoire. Je note aussi que jouant dans Je le vois jouant est analysé comme attribut de l'objet (donc essentiel) à la page 37, alors que dans }e lai vu encore tout rremblani de peur (p. 364) tout tremblant de peur est considéré comme attribut accessoire de l'objet.

L'opposition entre constructions transitives et intransitives occupe une bonne partie de l'ouvrage (p. 231-356), or la distinction entre ces deux types de structures est loin d'être claire. Sont transitives les constructions verbales comportant un complément direct. Il faut cependant noter que la notion de complément direct ne se confond pas avec celle d'objet direct. Ainsi, selon PLG, les énoncés suivants sont tous les deux des exemples de structures transitives (cf. p. 233) :

Paul rencontre Marie.

La table mesure un mètre vingt.

Quant aux exemples suivants, l'analyse présentée me semble contradictoire :

a) Paul écrit bien (p. 182).

b) Paul écrit à Marie (p. 182)

c)Paul écrit tout le temps, enfermé dans son bureau (p. 235).

Alors que a) et b) sont considérés comme un emploi intransitif du verbe écrire , c) est traité, dans le chapitre consacré aux constructions transitives comme «un emploi sans complément des verbes transitifs». A mon avis, c'est la dernière solution qui est la bonne. On se demande aussi pourquoi l'auteur donne la définition suivante du complément direct : «Tout complément direct est présumé essentiel, appelé par le verbe, et non suppressible...»(p. 233). C'est le caractère «non suppressible» du complément qui m'étonne, bien que PLG suggère qu'il existe des objets suppressiblesdu type manger/manger un bifteck. C'est chose connue que les actants, tant

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directs qu'indirects, ne sont pas nécessairement réalisés dans l'énoncé. Bien au contraire, la plupart d'entre eux sont justement suppressibles, et c'est cela, entre autres, qui rend leur définition si difficile. PLG lui-même signale ceci à la page 236 et semble ainsi se contredire : «Rares sont les verbes transitifs qui ne peuvent s'employersans

L'auteur précise de nombreuses fois que la notion de complément direct ne se confond pas avec celle d'objet direct, «l'objet n'étant qu'un type particulier de complément direct» (p. 71 ). La complétive et le syntagme infinitif, par exemple, qui peuvent assumer la fonction de complément direct, ne peuvent pas être qualifiés d'«objet» direct (cf. pp. 250, 257). Il se trouve, cependant, que l'auteur les appelle ainsi par exemple dans les énoncés suivants :

Marie m'a écrit qu 'elle viendrait, (p. 183)

j'ai appris que vous alliez partir, (p. 185)

l'apprends à nager, (p. 185)

Pour ce qui est de l'inversion du sujet, PLG distingue trois types différents : la postposition du sujet nominal, la postposition du sujet clitique ainsi que la forme complexe de postposition (cf. p. 153-54). On peut regretter qu'il ne se soit pas inspiré de collègues danois tels que Knud Togeby, Ebbe Spang-Hanssen et Hanne Korzen, qui, dans leurs classifications des constructions inversées, soulignent entre autres qu'il faut se fonder sur les possibilités de constructions et non sur les structures

Le lecteur vigilant pourra observer beaucoup d'autres erreurs ou imprécisions. En voici quelques exemples : L'impératif, mode personnel, est mentionné sous le titre «Les verbes à un mode non personnel n'ont pas de sujet» (p. 133). Le verbe rester n'est pas perfectif, comme le dit l'auteur (cf. p. 201). L'infinitif est présenté comme une catégorie mixte, étant à la fois une catégorie régissante par rapport à ses expansions et une catégorie régie (cf. p. 35-36). Cependant, ceci n'est pas toujours vrai, car le syntagme infinitif sujet n'est pas régi, le sujet et le verbe étant «en relation de dépendance mutuelle» (p. 70). PLG écrit à propos des complétives que «toutes les fonctions du nom leur sont accessibles» (p. 49). Or, cela n'est pas tout à fait exact, la complétive ne pouvant pas être attribut de l'objet, par exemple.

Terminons ce «réquisitoire» par un commentaire relatif à la terminologie utilisée. PLG signale que «pour des raisons de simplicité de vocabulaire nous utilisons «groupe» plutôt que «syntagme» (p. 22). Ce n'est certainement pas le goût de simplicité qui a guidé le choix des termes «percontative», «integrative» et «forclusif», empruntés à Damourette et Pichón, ces termes n'étant connus que des spécialistes.

Bien que ce livre suscite bon nombre de réserves de ma part, les aspects positifs ne manquent pas. Premièrement, les exemples de cette grammaire sont très variés et illustrent différents registres. Deuxièmement, c'est une description riche en observationsintéressantes. Le chapitre consacré à la fonction sujet, par exemple, ou la présentation des constructions avec un attribut nominal sont intéressants. Il en est de même de la distinction entre préposition et indice. Alors que les grammairiens

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français ont traditionnellement considéré à et de comme des prépositions dans des exemples tels que Je lui ai appris à nager ou // a tenté de s'enfuir, il y a une tendance, ces dernières années, à les traiter comme une sorte d'article de l'infinitif, comme le font d'ailleurs les romanistes Scandinaves depuis longtemps. Ainsi, PLG distingue préposition et indice, Le bon Usage (deux dernières éditions) préposition et introducteur, et Riegei et al. (1994) préposition et complémenteur/marqueur d'infinitif.Bien qu'elle ne soit pas sans poser de problèmes, cette approche constitue un pas en avant, car avec cette analyse on n'est pas obligé de faire des acrobaties pour expliquer pourquoi de l'aider dans Elle promet de l'aider se pronominalise en le. Troisièmement, l'index détaillé fait de Grammaire de la Phrase Française un ouvrage facile à consulter. Pour conclure, Pierre Le Goffic a l'incontestable mérite d'avoir, à lui seul, entrepris et mené à terme l'immense travail d'élaborer une grammaire française.

Université d'Oslo