Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

Nadia Harris : Marguerite Yourcenar. Vers la rive d'une Ithaque intérieure. Publié dans la série Stanford French and Italian Studies, Département de Français et d'ltalien à l'Université de Stanford, 1994, 152 p.

Kajsa Andersson

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Ces dernières années, dans des pays différents, plusieurs livres ont été consacrés à la vie et à l'œuvre de Marguerite Yourcenar. C'est dans cette catégorie que nous trouvonsle livre de Nadia Harris. «Paradigme de la métamorphose dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar», ainsi s'intitulait la thèse de Nadia Harris, soutenue en 1986, mais qui n'a jamais été publiée. Ce nouveau travail est une continuation de cette thèse. Nadia Harris est actuellement professeur de français à L'Université Américaine

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de Washington D.C. (Département of Language and Foreign Studies, The American
University.)

Nadia Harris nous propose sur l'œuvre yourcenarienne une étude très fouillée, bien écrite et fort stimulante. Au fil de ses six chapitres - «Y comme Yourcenar», «Le complexe de Jonas», «Les drames du devenir», «Les symboles de métamorphoses», «Écriture-ouroboros», «La transcendance vivante» - Nadia Harris nous trace le parcours de sa lecture symbolique et pousse le lecteur à de nouvelles réflexions sur les textes yourcenariens.

Après avoir lu ces pages très denses, un passage de la préface d'une pièce de théâtre, Rendre à César, me revient à la mémoire. Marguerite Yourcenar y écrit qu'elle considère «un livre, même le plus personnel, comme une œuvre en partie collective» et d'après elle, «nous sommes tous trop pauvres pour vivre uniquement des produits de ce lopin d'abord inculte que nous appelions moi.»

A bien des égards, le livre de Nadia Harris est lié aux recherches yourcenariennes antérieures. Un de ses mérites est justement d'en intégrer les résultats pour pouvoir avancer audacieusement - et sûrement - dans ses propres jeux de construction. Nadia Harris sait lire et, en plus, elle est inventive. Certains chapitres sont de véritables mosaïques dont les pages se développent grâce à une solide connaissance des articles et des textes présentés à divers colloques ou dans des revues littéraires. Ainsi s'ouvre la porte à de nouvelles interprétations.

On remarque également que plusieurs chapitres ont été présentés ailleurs dans une première version. Remaniés et parfois amplifiés, ces textes ont trouvé plus tard leur place dans ce livre. Il s'agit, entre autres, d'un chapitre intitulé «Les symboles de métamorphoses» dont une première version a paru sous le titre «Les Jeux de construction dans l'œuvre de Marguerite Yourcenar» (The French Review 62.2 (1988) p. 292-99). Le chapitre «Écriture-ouroboros» se base sur une communication présentée au colloque Marguerite Yourcenar d'Anvers (mai 1990) où Nadia Harris avait exploré les rapports histoire/fiction dans Le Labyrinthe du monde, trilogie de l'histoire familiale de la romancière. Quel effet cela a-t-il pu avoir sur cet ouvrage? Certaines répétitions de termes, parfois confinant au rabâchage, s'expliquent. Cependant, cette genèse géologique, pourrait-on dire, a certainement été favorable à la maturation des idées. Nadia Harris suit l'exemple de Marguerite Yourcenar. Elle écrit ceci : «Faire de son mieux. Refaire,» et elle continue, en révélant qu'à son tour elle suit l'exemple d'un autre écrivain : «C'est moi-même que je corrige, disait Yeats, en retouchant mes œuvres.»

Une imagination «nocturne»; une approche jungienne...

La notion du temps et sa problématique se trouvent au centre de l'œuvre yourcenarienne: à travers ses essais, sa poésie, son théâtre et ses romans se poursuit une poétiquedu temps multiple et contradictoire. Une discussion sur les différents aspects du temps sera aussi le point de départ de l'étude de Nadia Harris. Dans l'introduction elle fait l'inventaire d'un jeu spéculaire tissé autour de l'image de la traversée des eaux dans des œuvres aussi variées que Mémoires d'Hadrien (1951), Fleuve profond,

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sombre rivière (1964), Comment Wang-Fô fut sauvé (1938). Les métaphores liquides font partie d'un imaginaire complexe qui justifie une approche inspirée des études de Gaston Bachelard et de Gilbert Durand sur l'imagination matérielle et archétype. Une fonction essentiellement métaphysique est ici attribuée à l'imagination. Dans son ouvrage Les Structures anthropologiques de l'imaginaire : introduction à iarchétypologiegénérale (1984), Gilbert Durand fait la distinction entre une imaginationqu'il qualifie de «nocturne», pour laquelle la descente et la chute représentent des chemins menant vers l'absolu, et une imagination «diurne» qui recherche la transcendance dans la pureté et sur les hauteurs. Selon Nadia Harris une telle dichotomiese retrouve chez Marguerite Yourcenar dans son essai «Essai de généalogie du saint» où elle oppose «la mystique chrétienne (qui) évoque plutôt l'idée d'une montée»à celle de l'Orient qui se développe surtout «en profondeur». D'un bout à l'autre de cette étude se feront l'exploration et l'interprétation des différentes démarches de l'imagination «nocturne» dans l'œuvre yourcenarienne. Nadia Harris nous montre à l'aide de nombreux exemples que les tendances diurnes y sont toujours subordonnéesaux propensions d'une imagination nocturne.

En effet, comme le dit si bien L. Maillot - dans son livre Albert Camus ou l'imagination du désert (1973) - : «S'il faut à la critique des principes, des catégories, des formes, elle doit les prendre dans l'œuvre qu'elle étudie.» Si l'on connaît les idées sur lesquelles est construit l'univers yourcenarien, on voit tout de suite le bien-fondé d'une approche jungienne. La pensée jungienne, proche des philosophies transcendantales de l'Orient, reflète la pensée yourcenarienne, les années cinquante marquent le moment où les lectures de Marguerite Yourcenar dans le domaine de la sagesse orientale, poursuivies, «de façon intermittente», dès sa jeunesse «commençaient à cesser d'être un simple sujet d'études pour devenir une influence nettement marquée sur la vie.» En réponse à une question posée directement à la romancière à propos de ses rapports avec la psychologie jungienne des profondeurs, elle m'a répondu dans une lettre du 14.2.1983 : «Oui, j'ai lu et admiré Jung dans ces vingt dernières années [...].» La romancière et le psychologue appartiennent effectivement à «un cercle d'esprits inclinés vers les mêmes sympathies ou soucieux des mêmes problèmes». Ils s'intéressent tous les deux, entre autres, aux mythes, au caractère cyclique de la vie, au macrocosme/au microcosme, à l'alchimie, aux rêves, à la réalisation de soi (qui serait la vocation de toute vie). En plus, la parenté entre les processus de l'alchimie et de l'individuation est constamment mise en lumière - de façons différentes. Le roman yourcenarien L'Œuvre au Noir en est un exemple brillant : l'œuvre au noir, l'œuvre au blanc, l'œuvre au rouge sont autant d'étapes de l'itinéraire spirituel de Zenon - alchimiste et philosophe. Dans son chapitre «Le complexe de Jonas», Nadia Harris montre que, dans le champ symbolique du roman, le procès de l'individuation de Zenon se reflète également à travers une série d'images contrapuntiques (Voir pp. 41-42 et 50-52).

Pour avancer dans la compréhension des personnages des trois récits d'avantguerre,Alexis
ou le traité du vain combat (1929), La Nouvelle Eurydice (1931), Le
Coup de grâce (1938), Nadia Harris se sert, dans son chapitre «Les drames du devenir»,de

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nir»,detout l'arsenal jungien : l'inconscient collectif, l'inconscient personnel, animus/anima, l'ombre, le moi, le soi, les projections, l'individuation. C'est surtout le «temps synchronique» comme Jung l'entendait que l'on retrouve dans L'Œuvre au Noir, et l'analyse de ce phénomène se fait dans «Les symboles de métamorphoses», par ailleurs consacrés aux pratiques initiatiques qui permettent au personnage yourcenariend'avancer dans son individuation, c'est-à-dire devenir ce qu'il était destiné à être. Les compositions musicales pour un Alexis, les travaux d'architecture pour un Hadrien, les gravures pour un Piranèse... Le voyage est une activité initiatique par excellence dans l'univers yourcenarien : «tout voyage est une contemplation mouvante».Le terme d'individuation dans la théorie jungienne est central dans l'ouvrage de Nadia Harris et sert de lien entre les différents chapitres. Elle veut prouver que tous les personnages yourcenariens sont impliqués dans le drame essentiel de l'humanité qu'elle dénomme donc, après Jung, «individuation». Cette démonstration atteint son dénouement dans le chapitre «Ecriture-ouroboros», consacré à la trilogie Le Labyrinthe du monde et aux deux grandes images récurrentes de l'imaginaire yourcenarien : celles du labyrinthe et celle du cercle. Ici se fait un inventaire des techniques d'amplification dont se sert la mémorialiste dans Le Labyrinthe : extensionthématique, dilatation de détails, insertions métadiégétiques etc.

Nadia Harris montre que les structures thématiques et narratologiques de l'œuvre s'allient pour suggérer le schéma d'une quête initiatique. Sous la plume de Nadia Harris, une interprétation de certaines oeuvres yourcenarienncs à la lueur de la psychologie jungienne s'avère aussi justifiée qu'intéressante et fructueuse.

Dans le dernier chapitre, «La transcendance vivante», elle traite exclusivement le personnage yourcenarien dans ses rapports avec l'Autre. Comme souvent dans ce livre, Hadrien sert de modèle : d'après lui «la plus haute forme de vertu» c'est «la ferme détermination d'être utile». L'éthique du service aux autres, la volonté d'être utile et le thème important du sacrifice y sont abordés. Nadia Harris s'inspire là des idées du livre Humanisme de l'autre homme (1972) d'Emmanuel Levinas.

Or, cet ouvrage comporte malgré tout certaines lacunes. D'une part, un index des noms et des titres aurait fourni au lecteur un outil appréciable pour se retrouver dans une étude par ailleurs minutieusement conçue et élaborée, lacune d'autant plus regrettable que les chapitres de la lecture symbolique portent des titres trop énigmatiques pour servir de repères. D'autre part, Nadia Harris ne nous renseigne à aucun moment sur les critères qu'elle applique pour sélectionner son corpus; on aurait aimé savoir, par exemple, ce qui l'amène à s'arrêter longuement sur certains textes et à en négliger d'autres totalement.

Dans l'univers de Nadia Harris, l'écrivain - la personne derrière l'œuvre - et l'œuvre elle-même paraissent complètement interchangeables; ceci n'est pas toujours le cas. Une discussion un peu plus approfondie sur cette problématique aurait été à sa place.

Marguerite Yourcenar : Vers la rive d'une Ithaque intérieure. Ce beau titre que
Nadia Harris a donné à son livre renvoie à quelques lignes des Mémoires d'Hadrien :

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«Et c'est alors que je m'aperçus de l'avantage qu'il y a à être un homme nouveau, et
un homme seul /.../ Ulysse sans autre Ithaque qu'intérieure.»

Dans son livre, Nadia Harris compare d'une façon intéressante le personnage yourcenarien au personnage baroque. Elle pense que les deux ont beaucoup de choses en commun. Le paraître exerce, entre autres, sa fascination sur les deux. «Tout voyageur est Ulysse; il se doit d'être aussi Protée.» Il y a pourtant une différence importante, essentielle : «le personnage baroque, pareil à Narcisse, projette son moi à l'extérieur de lui-même tandis que le personnage yourcenarien finit par réussir à le situer au centre de sa personne - dans des profondeurs inaccessibles. «Ulysse sans autre Ithaque qu'intérieure» car, comme l'écrit Marguerite Yourcenar dans un autre texte, «tous les paradis sont intérieurs.»

«Toute figure peut être inscrite à l'intérieur d'un cercle»; cette pensée centrale imprègne l'art d'écrire de la romancière où forme et fond se rejoignent. Le cercle devient la figure auto-représentative de l'œuvre entière. L'arbre est fortement valorisé car il réunit à lui seul les quatre éléments. Il est également le symbole de la «plus sage» et (la) plus bienfaisante méthode d'exister : «Les racines enfoncées dans le sol, les branches protectrices des jeux de l'écureuil, du nid et des images des oiseaux, l'ombre accordée aux bêtes, la tête en plein ciel.» Ajoutons à ce propos un détail anecdotique : Marguerite de Crayencour a très tôt choisi un pseudonyme, Yourcenar, se libérant ainsi des entraves familiales.

Elle a voulu «TY\ c'est une très belle lettre (...) c'est surtout un arbre, aux bras ouverts». Dans son premier chapitre - «Y comme Yourcenar» - Nadia Harris traite exhaustivement de ce symbolisme de l'arbre, et sur la couverture roussâtre de son livre se trouve une illustration, faite par Leila Harris, en noir et blanc, représentant un arbre inscrit à l'intérieur d'un cercle.

Université de Mâlardalen (Suède)