Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

Claude Pichois et Michel Brix : Gérard de Nerval. Fayard, Paris, 1995. 504 p. - Gérard de Nerval : Lorely, édition préparée par Jacques Bony. José Corti, Collection romantique no 46, 1995.

Hans Peter Lund

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On a longtemps voulu reconstituer la vie de Nerval d'après ses écrits prétendument autobiographiques. R. M. Albérès pouvait écrire dans son Gérard de Nerval (1955) qu'il convient de s'en tenir aux faits avant de considérer la reconstruction poétique faite par Nerval, et cependant il cite le texte appelé à l'époque Lettres à Jenny Colon comme s'il s'agissait vraiment d'un amour réel et de lettres adressées à l'actrice. Depuis, beaucoup de choses ont changé dans les recherches nervaliennes, comme de façon générale dans les approches scientifiques en littérature, et il est tout à fait normal qu'un Daniel Couty écrive à propos du Voyage en Orient, dans le Dictionnairedes

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nairedeslittératures de langue française (Bordas, 3e édition, 1994, p. 1751 ), que «c'est
(...) moins le récit d'un voyage à travers l'espace qui nous est alors rapporté que la
relation d'un voyage imaginaire, idéal, au pays du moi (...)».

Claude Pichois et Michel Brix distinguent rigoureusement entre «vie poétique» et «vie réelle» (p. 12), comme le faisait d'ailleurs Nerval lui-même, mais ce principe ne les empêche pas pour autant de rapprocher ces deux vies l'une de l'autre, ni de proposer une nouvelle lecture de tel texte lu à la lumière de la vie de Nerval. Par exemple, la position de Brisacier dans «Le Roman tragique» peut être rapprochée de la situation de Nerval en 1841 (p. 234); l'histoire d'Angélique de Longueval fait penser à celle de la mère de Nerval (p. 34-35), et le poème de Biirger, Lénore, traduit par Gérard lui-même, est comme le reflet de la vie de son père et de sa mère (p. 57-58).

Cet important ouvrage, qui puise quelquefois dans les notes qui accompagnent les Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade (voir Revue Romane 29 1,1994), établit une double histoire, celle de la vie de Nerval et celle de sa création littéraire et journalistique. Il s'agit principalement de suivre Nerval dans ses lettres, ses articles et comptes rendus, ses œuvres littéraires, mais aussi dans les souvenirs et autres témoignages laissés par ses amis. En cours de route, les auteurs, qui mènent leur quête avec un grande perspicacité et une impeccable précision, nous débarrassent de quelques légendes : Le Monde dramatique n'est pas vraiment fondé par Nerval pour glorifier Jenny Colon - qui ne l'est pas, en effet, dans ses colonnes - Marie Pleyel étant la femme la plus importante dans la vie du poète; de même, le père de Gérard, dans cette biographie, joue un rôle au moins aussi important que celui de la mère. L'absence des deux parents aurait été pour beaucoup, avec les amours difficiles ou également absentes, dans les deux grandes crises de Nerval : «La psychose de Nerval est suppression de l'identité, dissolution du moi, retour au même initial» (p. 209), et il est vraisemblable, pour Claude Pichois et Michel Brix, que les Chimères n'auraient pas vu le jour sans ces crises de folie (pp. 207, 339) : «Les crises se rapprochent en même temps que l'œuvre progresse vers sa plus fine pointe», notent-ils (p. 325). Au centre de cet ouvrage se trouve donc la description détaillée de ces deux crises (pp. 183-210,325-343).

Menée avec rigueur et austérité, cette étude admirablement riche d'information
semble destinée à demeurer, pendant de très nombreuses années, l'œuvre de référence
à côté de la grande édition de la Pléiade.

Jacques Bony, qui a collaboré à cette édition, présente, chez José Corti, une belle édition de Lorely, texte paru pour la première fois en 1852 et rassemblant un certain nombre d'articles avec, au milieu d'eux, le drame Léo Burckart. On connaît l'histoire de Nerval protestant en 1852 (il sortait d'une seconde crise) contre Jules Janin, qui, en 1842, l'avait déclaré mentalement mort. Ces crises de folie et l'Allemagne sont liées dans l'esprit comme dans la vie de Nerval qui cependant, dès 1830, et de nouveauvers 1840 - Jacques Bony l'explique bien dans son introduction - avait des raisons purement littéraires pour s'occuper de «l'Allemagne» en tant que région culturelle plutôt que nation : la traduction de Faust et celle de poèmes allemands de

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Goethe à Heine occupa longtemps Nerval. «L'Allemagne» s'étalant dans son monde
imaginaire jusqu'en Hollande, un seul voyage pouvait difficilement épuiser l'intérêt
de ce qui fut pour lui une sorte de «patrie avant tout intellectuelle» (p. 35).

L'excellente introduction de Jacques Bony nous intéresse, entre autres choses, pour son interprétation de Léo Burckart, drame politique illustrant la difficile démocratisation et unification de l'Allemagne demeurée la même en 1852 qu'en 1839, l'année de la première représentation de la pièce à Paris, et pouvant, en partie, symboliser en 1852 la situation difficile en France après le Coup d'état. De façon plus générale, Bony attire notre attention sur le voyage, moyen de ressourcement pour ce voyageur enthousiaste que fut Nerval, et qui lui permettait de retrouver sa voix et ses moyens, comme il le soulignait à l'intention de Jules Janin.

Université de Copenhague