Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

Alain Guillet et Christian Ledere : La structure des phrases simples en français. Constructions transitives locatives. Librairie Droz, Genève-Paris 1992. 445 p.

Michael Herslund

Ce livre constitue la suite de deux publications antérieures, Boons, Guillet et Leclère (1976a) et (1976b), et traite des structures transitives locatives, c'est-à-dire des structures qui se définissent par la formule No VN¡ Prép N2, ce qui n'empêche pas les auteurs de discuter d'autres structures à contenu locatif également. La structure de l'ouvrage correspond à celle adoptée par la plupart des ouvrages du L.A.D.L. L'essentiel se trouve donc dans les tables de verbes à la fin, le reste du volume consistanten une introdution et des commentaires aux tables selon le plan suivant : Introduction (p. 7-34), Chapitre 1. Les prépositions des compléments locatifs (p. 35-60),Chapitre La relation entre les deux compléments (p. 61-92), Chapitre 3. Morphosyntaxe (p. 93-121), Chapitre 4. Classification des verbes locatifs (p. 123-130),Chapitre Les classes de verbes 37M et 37E (p. 131-152), Chapitre 6. Les classes de verbes 38 (p. 153-227), Chapitre 7. Les classes de verbes 36 (p. 229-252), Conclusion (p. 253-260), Tables de constructions transitives locatives (p. 261-360). Si on s'étonne de la numérotation des tables, dans ce volume de 36 à 38 (avec des subdivisions), il faut se rappeler que cet ouvrage, comme d'autres, fait partie d'un vaste projet de lexique-grammaire : Boons et alii (1976a) contient les tables 31 à 33, 34 et 35, tandis que (1976b) contient 32 (et quelques ébauches de 36 et de 38); les premières tables se trouvent dans Gross (1975). A la fin du livre il y a des index des verbes, des exemples, des auteurs et des termes, et des propriétés. Surtout les index des verbes et des exemples sont très utiles, vu le caractère très compact des informationscontenues dans les tables (cf. la critique de Vikner 1980). Il faut pourtant signaler que les tables sont maintenant accompagnées d'exemples illustrant les différents verbes, ce qui facilite énormément le déchiffrement. Mais malgré cette innovation (ou peut-être plutôt à cause d'elle), on ne comprend pas toujours très bien les choix retenus sous forme de + ou de - dans les tables. S'il est par exemple facile de comprendre le rôle de destination du sujet dans l'exemple Max escamote le billet de la table (p. 331), on ne comprend pas pourquoi il a le même rôle dans Max draine l'eau de ce champ (p. 330), alors qu'il ne l'a pas dans Max éponge l'eau de la table (p. 331 ). Or, les trois exemples se trouvent dans la même table, 38LS, contenant

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quelque 200 verbes suivis d'un complément de N, interprété comme lieu d'origine. Mais les commentaires à cette table (p. 167 ss.) ne disent rien sur cette différence et l'index des propriétés dit seulement ceci : «Le sujet est sémantiquement la «destination»de l'argument du lieu» (p. 414).

La bibliographie des ouvrages cités est très courte : elle ne contient que 43 titres (dont le plus récent date de 1990), ce qui peut étonner vu l'importance du sujet et la quantité de travaux consacrés aux questions de transitivité et de valence des verbes en français et en général depuis des années. Mais ce qui frappe d'abord, c'est le fait que cette bibliographie exiguë illustre à merveille une situation malheureusement très courante en linguistique (et peut-être en d'autres sciences aussi) : on se limite à citer, j'allais dire «les copains», mais enfin, les travaux appartenant à la même école ou au même paradigme, et on se fait sourd et aveugle au reste du monde. La situation n'est malheureusement pas inconnue, mais cette bibliographie me semble battre tous les records d'autisme scientifique : parmi les 43 titres cités, seulement 4 sont d'auteurs qui ne sont pas associés au L.A.D.L. : Du Marsais, Fillmore, Ruwet et Vandeloise. On peut avoir toutes sortes de raisons pour procéder ainsi, mais je ne pense pas que cette tendance soit très salutaire pour l'esprit même de la science : le libre échange d'idées sans préjugés et contraintes de nature religieuse ou «féodale».

Quand on décrit des structures locatives, le pas décisif- une fois qu'on a défini ce qu'on entend par structure locative - est la distinction entre les compléments locatifs qui sont prévus dans les spécifications lexico-grammaticales des verbes et les complémentslocatifs qui s'ajoutent plutôt à la phrase entière. Autrement dit, la distinction entre actants et circonstants, ou entre compléments de verbe et compléments de phrase. C'est à l'analyse de cette distinction qu'est consacrée l'introduction. L'exemplesuivant illustre la distinction : Max est tombé dans une mare à la campagne. Dans un premier temps, une structure locative est définie comme une structure comportantune fonction 'lieu' et un argument de cette fonction, ici dans une mare et Max respectivement. Différents tests révèlent le caractère plus périphérique, scénique, de à la campagne, surtout la possibilité de construire une phrase complexe avec un verbe support tel que se passer : Le fait que Max est tombé dans une mare s'est passé à la campagne. L'analyse proposée contribue beaucoup à préciser les intuitions en ce qui concerne les structures locatives, et la distinction entre 'lieu' et 'argument' semble aussi apte à saisir le fait qu'un lieu n'existe pas à l'état indépendant : un lieu, cela n'existe qu'en fonction de quelque chose d'autre par rapport à quoi cela peut devenir un lieu. Bref, quelque chose n'est pas un lieu, c'est le lieu de quelque chose : 'lieu' est une notion relative. Et il me semble erroné de dire, comme le font les auteurs, que : «Certains N, comme Rome, sont des noms qui dénotent intrinsèquementdes lieux» (p. 8). Que Rome soit un nom de lieu ne change rien au fait que ce nom (propre) désigne une ville, ce qui n'est pas plus intrinsèquement un lieu que quoi que ce soit d'autre : c'est un ensemble de maisons, un centre administratif, un organisme commercial, un milieu culturel ou religieux et mille autres choses encore. Une ville est un lieu en vertu de ce qui s'y passe ou de ce qui y est contenu. Une ville n'est pas plus un lieu qu'une table, une serviette ou une brosse à dents. Si Rome

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désigne un lieu, c'est en vertu d'une construction syntaxique, non pas en vertu d'un contenu inhérent. Rome ne dénote pas davantage un lieu dans Je rêve de Rome, J'ai décrit Rome que Marie dans Je rêve de Marie, J'ai décrit Marie. Mais les deux dénotentdes lieux dans Je suis allé à Rome, Je suis allé chez Marie. Et les auteurs reconnaissentaussi que l'interprétation locative d'un nom dépend de façon cruciale du verbe qui l'accompagne.

La relation entre le lieu et son argument peut être exprimée grammaticalement comme une relation entre N¡ et N2dans la formule de base No VN¡ Prép N2. Or, qui dit 'argument' dit aussi 'prédicat'; le N 'lieu' doit donc être une sorte de prédicat par rapport à son argument. Cette relation entre le prédicat 'lieu' et son argument peut être paraphrasée par une phrase à verbe support être : Max a rangé la bague dans un écrin - : La bague est dans un écrin (p. 62).

Quel N peut être l'argument du prédicat 'lieu'? Autrement dit, quelle est la relation sémantique de base d'une structure locative transitive? Dans un premier temps, les auteurs semblent admettre qu'aussi bien le No que le N¡ sont susceptibles de remplir ce rôle, éventuellement les deux en même temps (p. 18 ss.). Les phrases suivantes illustrent ces possibilités :

( 1 ) Max pose le livre sur la table.

(2) Max suit Luc dans le salon.

(3) Max regarde ie crépuscule à son balcon.

Dans (1), c'est le livre, le N¡, l'objet, qui est argument du lieu sur la table; dans (2), aussi bien Max que Luc se trouvent dans le salon à la suite du déplacement dénoté par suivre; et dans (3), seul Max est sur le balcon. Donc, aussi bien le sujet que l'objet d'une structure locative transitive peut être l'argument du lieu. Or, il y a tout lieu de croire que cette conclusion est erronée, puisque à son balcon de (3) est selon toute probabilité, et selon les critères mêmes de l'ouvrage, un complément de phrase. 11 ne s'agit donc aucunement d'une structure locative transitive selon la définition même du livre, et, ajoutons-le, selon le bon sens. De toute façon, regarder n'est pas un verbe locatif capable d'établir un rapport sémantique de nature locative entre un 'lieu' et un argument de ce prédicat. En effet, le sujet transitif n'est jamais à lui seul l'argument du lieu dans une structure locative transitive. Et la relation sémantique de base est aussi donnée par la suite (p. 61 ss.) sous forme de la paraphrase :


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II n'est plus question, par la suite, de sujets transitifs arguments de lieu.

Dans leurs analyses, les auteurs ont souvent recours à la notion de verbe support, qui recouvre au moins deux notions : le verbe «abstrait», ensuite effacé dont il vient d'être question, et un statut spécial qu'acquièrent certains verbes dans certains contextes. Ainsi à la page 104, pour expliquer que donner s'accompagne d'un complément datif non humain {Max a donné du rythme à son discours), on lui attribue le statut de verbe support, sans autre forme de procès. Mais on ne voit pas très bien ce que cela explique. En général, l'usage que font les auteurs de la notion de

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verbe support ne semble ni très clair, ni très conhérent. On ne comprend pas, par exemple, pourquoi le verbe attribuer (p. 250), dans Max attribue le prix à cette sculpture - Max lui attribue le prix, n'est pas soumis à la même analyse que donner et nommé verbe support alors que les auteurs constatent eux-mêmes avec intérêt, et apparemment un léger étonnement (voir plus bas), «que certains compléments à N continuent à se pronominaliser en lui alors que le N est non humain» (p. 249).

La notion de verbe support, dans le premier sens, est discutée aux pages 62 ss. et, comme noté plus haut, c'est le verbe être qui est choisi comme verbe support fondamental de la relation locative, ce qui ne prête guère à discussion. Dans les analyses de verbes support, on admet communément, pour obtenir des paraphrases plus adéquates, des variantes «aspectuelles» telles que devenir et rester, variantes aspectuelles de être (cf. p. 79). Mais en quel sens pendre peut-il être dit variante «aspectuelle» de être (p. 66)? La même question se pose à propos de sortir et venir (p. 69). Variantes, oui d'accord, mais «aspectuelles»? Cette notion de variante aspectuelle se dilue complètement quand, à la page 182, le verbe support n'est plus être mais peut être, cf. p. 206 où il est question d'une «superposition d'une modalité» (qui, d'ailleurs, ne découle aucunement du sens du verbe discuté, mais de l'emploi d'un présent à valeur générale : Max (accueille, héberge, loge, pieute, reçoit) dix personnes dans son studio). Donc, variante aspectuelle égale variante, et celle-ci peut être aspectuelle (rester), lexicale (pendre) ou modalisée (peut être). Mais on ne sert pas la clarté en confondant ces trois cas.

Bien que l'analyse de la distinction primaire entre compléments de verbe et compléments de phrase me paraît tout à fait pertinente, les auteurs semblent oublier leur propre distinction plus d'une fois. Ainsi, en plus de l'exemple déjà discuté, Max regarde le crépuscule à son balcon, où à son balcon ne semble pas a priori être un complément du verbe, plusieurs autres semblent discutables comme par exemple, Max travaille à l'usine (p. 40), et l'exemple page 42, où dans la main droite de Max a pris la bouteille dans la main droite est interprété comme un complément de destination, donc un complément de verbe. Aussi les exemples de verbes culinaires, p. 188, comme par exemple Max (braise, rôtit, cuit, rissole, etc.) le veau dans le four, semblent comporter des compléments de phrase, proches des compléments de manière, comme noté par les auteurs, plutôt que des compléments de verbe. Mais la discussion fait comprendre qu'on a affaire à un complément de verbe. L'argument en faveur d'une telle analyse, introduit par un mystérieux «D'autre part», semble être que ces verbes ont un emploi intransitif (relation de neutralité dans la terminologie L.A.D.L.) : j'avoue que je ne comprends pas comment le fait qu'on a Le veau (braise, rôtit, cuit, rissole, etc.) dans le four à côté de la construction transitive citée plus haut constitue un argument en faveur du statut de complément de phrase de dans le four.

Pour définir les verbes datifs, les auteurs répètent l'analyse traditionnelle, selon laquelle le complément au datif (le ¿V,) doit être sémantiquement humain. Une analyse erronée ne devient pas correcte par le fait qu'on la répète inlassablement. Or, non seulement des centaines d'exemples authentiques dans Herslund (1988) montrentque la fonction dative s'accomode de toutes sortes de constituants, mais on n'a

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qu'à ouvrir un journal ou un livre français pour s'en convaincre davantage : l'usage des auteurs eux-mêmes le révèle. Citons : «Nous examinons donc plusieurs prépositionset les V qui peuvent leur être associés» (p. 66), «Nous sommes donc conduits à adopter la séquence prépositionnelle de Loc et à lui appliquer les règles de contraction...» (p. 84), «... une relation d'équivalence ... Si nous voulons lui donner le statut d'une opération morphosyntaxique...» (p. 108-109).

Il est difficile de se faire d'emblée une idée générale de ce livre. Etant donné que le texte même n'est en fait qu'une série de commentaires sur les tables de verbes, auxquels s'ajoutent des discussions et des justifications d'analyses adoptées, on conçoit que la lecture n'en est pas facile, ni d'ailleurs très agréable. Il faudrait, en effet, avoir assimilé le contenu des tables pour tirer pleinement profit des commentaires, ce qui est évidemment impossible sans avoir lu d'abord les commentaires et explications qui constituent le texte. On est donc, comme d'ailleurs dans les autres travaux du L.A.D.L. - tels que par exemple Boons et alii (1976a), Picabia (1978), Giry-Schneider (1987) - pris dans une sorte de cercle dont il est difficile de sortir. Le présent travail est certainement un de ces livres dont la valeur et l'utilité ne se montrent qu'à l'usage. Et nous disposons désormais d'un fonds de données empiriques appréciable pour continuer des recheches sur la transitivité des verbes français.

Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Copenhague

Bibliographie

Boons, J.-P., A. Guillet & C. Leclère, 1976a: La structure des phrases simples en français,
Constructions intransitives. Droz, Genève-Paris.

Boons, J.-P., A. Guillet & C. Leclère, 1976b: La structure des phrases simples en français :
2. Classes de constructions transitives. Rapport de recherches, L.A.D.L. n° 6. Université
de Paris VII.

Giry-Schneider, Jacqueline, 1987: Les prédicats nominaux en français. Les phrases à verbe
support. Droz, Paris-Genève.

Gross, Maurice, 1975: Méthodes en syntaxe. Régime des constructions complétives. Hermann,

Herslund, Michael, 1988: Le datif en français. Editions Peeters, Louvain-Paris.

Picabia, Lélia, 1978: Les constructions adjectivales en français. Systématique transformationnelle.
Droz, Genève.

Vikner, Cari, 1980: Compte rendu de Boons et alii (1976a). Revue Romane 15, p. 151-160.