Revue Romane, Bind 31 (1996) 1René Lepelley : Dictionnaire du français régional de Normandie. Paris, Editions Bonneton, 1993, 157 p. Id: Dictionnaire étymologique des noms de communes de Normandie. Condé-sur- Noireau, Editions Charles Corlet / Caen, Presses Universitaires de Caen, 1993, 278 p.Reidar Veland
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Après un coup d'essai prometteur, le Dictionnaire du français régional de Basse- Normandie (dfrbn), publié en 1989 chez le même éditeur, voilà que le chef de file de la linguistique normande transforme l'essai en nous offrant un guide alphabétique des particularismes du vocabulaire français régional pris dans son ensemble (DFRN). Tel est, en effet, le contenu du livre, et comme l'usage régional comporte aussi - et surtout - des éléments qui font partie du français standard, un titre plus pertinent aurait peut-être été «Dictionnaire des régionalismes lexicaux du français de Normandie». Les choix méthodologiques qui ont présidé à l'élaboration du dictionnaire sont exposés dans un bref «avant-propos» (p. 5-9). Pour définir la notion de français régional, l'auteur retient essentiellement deux critères. Le premier est de nature objective et, en fait, négative puisqu'il stipule qu'il y a régionalisme «si un mot utilisé par tel locuteur provincial ne figure pas dans un dictionnaire courant de la langue française» (p. 6). Le second critère implique une certaine dose de subjectivité car il pose que la distinction entre français régional et patois local doit s'opérer en fonction de la conscience linguistique du sujet parlant : «un locuteur qui parle patois sait qu'il parle patois ; celui qui utilise des mots régionaux dans son discours français a tout à fait conscience de parler français» (ibid.). Pour limiter au maximum l'interférence des différents patois, encore utilisés çà et là en milieu rural, les enquêtes qui sont à la
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base du DFRN - effectuées en grande partie par des étudiants en dialectologie (cf. p. Ce qui manque alors, en termes de ciblage, c'est un troisième critère de type «horizontal» : les mots utilisés en Normandie ne sont pas nécessairement l'apanage de la double région actuelle. Ce problème, passé sous silence dans le DFRN, est, par contre, exposé de manière explicite dans le DFRBN (p. 13) : «(...) si les mots présentés ici ont bien été relevés en Basse-Normandie, il est certain qu'on en retrouverait une partie dans d'autres régions de France ou en dehors des frontières». Tout a été fait pour faciliter l'accès à l'information proposée dans la partie dictionnaire de l'ouvrage. Le même souci d'efficacité a, d'ailleurs, présidé aux enquêtes sur le terrain visant à récolter cette information. En effet, les enquêtes effectuées ont servi, pour l'essentiel, à tester le «degré de vitalité» d'un ensemble d'unités lexicales sélectionnées au préalable et proposées à des groupes d'informateurs ciblés. Cette démarche a permis, dans le dictionnaire tel qu'il nous est présenté, d'ajouter à la définition sémantique de chaque terme traité des indications géographiques et quantitatives qui sont très utiles pour cerner les variations locales à l'intérieur de l'aire normande. De plus, les différents articles comportent une rubrique consacrée à l'origine du mot-vedette. Etant donné le but recherché par le DFRN - donner à un public de non-spécialistes un aperçu de l'état actuel de la langue régionale dans sa composante lexicale - l'approche choisie me semble être la meilleure possible. Ainsi conçu, le DFRN offre une image vivante - les documents authentiques qui émaillent le texte y sont pour une large part - d'un français normand qui est loin d'être uniforme. Bien des termes recensés ont une aire de diffusion plus limitée que le territoire des cinq départements qui composent la Basse et la Haute-Normandie. Et il semble exceptionnel qu'un terme connu sur l'ensemble du territoire envisagé ait partout la même fréquence d'utilisation. Voici un spécimen - il s'agit d'une publicité savamment concoctée par l'auteur (p. [1) Madame, avec votre machine à laver, plus besoin de guetter les taches de gadelles. Dans cet énoncé rédigé dans le français tel qu'il pourrait se parler à L'Aigle, dans le département de l'Orne, vous aurez trouvé, comme moi, deux mots qui ne font pas partie du français décrit par les dictionnaires courants -gadelles et botton -, deux mots qui ont un sens qui diffère de leur acception en français standard - guetter et étreindre - et une expression constituée de mots que la langue nationale n'ignore pas mais dont elle ne fait pas de locution - faire des petits pieds. Voici la même publicité traduite en français standard selon les explications fournies par le dictionnaire :
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[2] Madame, avec votre machine à laver, plus besoin de faire attention aux taches de Dans le texte normand, un mot mérite une attention particulière : le substantif gadelle. En effet, l'indication étymologique qui figure à la fin de l'article consacré à ce mot précise que celui-ci vient «du scandinave gaddr 'épine'» (p. 76). On sait que l'élément scandinave constitue l'originalité du vocabulaire normand, y compris à ce niveau épuré que représente le français régional. Ce fait est dûment signalé par l'auteur du livre, et celui-ci comporte (p. 151-5) deux annexes consacrées à l'héritage linguistique scandinave. La première répertorie «les traces Scandinaves dans le français régional de Normandie». Une remarque liminaire nous apprend que 4,5 % des mots relevés dans le DFRN sont d'origine scandinave. Or, s'il fallait évaluer le poids réel des éléments d'origine scandinave dans le français régional normand, les provincialismes du type en question seraient à ajouter aux «mots Scandinaves» qui font partie intégrante du français standard, cf. par exemple P. Guiraud (1971, p. 36-37). Une «liste inverse» (p. 155) contient les étymons Scandinaves postulés. Ceux-ci sont au nombre de trente-huit ; pour certains d'entre eux, il s'agit de mots qui, dans leur forme moderne, ont toujours cours dans les langues Scandinaves, par exemple hamr, mygla, súpa, sild, vik. La transcription du vieux-scandinave n'est pas toujours impeccable : nâm pour nám etc. Le mot valslongva n'a jamais été un verbe voulant dire «fondre». L'explication correcte figure sous le mot évalinguer (p. 68) : «sorte de fronde». Le Dictionnaire étymologique des noms de communes de Normandie (dencn) s'adresse, comme l'ouvrage précédent, à un grand public cultivé. Son existence même, en soi réjouissante, peut cependant être jugée différemment si on adopte le point de vue exprimé par l'une des grandes figures de la science étymologique, Y. Malkiel. Selon ce savant, les adeptes de l'étymologie seraient, dans la conjoncture actuelle, condamnés à pratiquer leur art uniquement sous forme de «inquiries into thè rise and spread of proper names, whether anthroponyms and zoonyms or toponyms, oronyms, and hydronyms» (1993, p. 113). Et de fait, le long et patient labourage d'un domaine linguistique particulièrement complexe que présuppose un ouvrage comme le DENCN ne transparaît ici - parce que le grand public n'en a cure? - que de manière allusive : à peine deux pages d'indications bibliographiques (p. 41-2). Comme il se doit, le livre s'ouvre sur une «Introduction» (p. 11-39) ; les informationsde divers ordres qu'elle renferme constituent une très utile toile de fond aux renseignements donnés, dans le dictionnaire proprement dit, sur les 3 228 communesque comportent actuellement les Régions de Basse et de Haute-Normandie. La partie centrale de cette introduction est consacrée à la «Structure des noms de communes» (p. 15-8). Ceux-ci seraient de trois types formels : 1) les noms de communes simples, 2) les noms doubles et, enfin, 3) les noms de communes composés.Mais cette tripartition est rendue moins évidente par le fait que les noms simples
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ne sont pas toujours constitués d'un seul mot : Alençon et La Barre-de-Semilly seraient tous deux des noms de communes simples. Or, sur le plan formel, ce dernier ne se distingue en rien d'un nom comme St-Aubin-de-Scellon, lequel est classé dans la catégorie des noms de communes composés (et plus précisément dans la sousclassedes noms composés à élément secondaire «de construction indirecte», p. 18). Les indications sur la «Prononciation des noms de communes» (p. 12-3) sont les bienvenues ; on sait les métamorphoses que les noms de lieux subissent bien souvent dans la bouche de ceux qui ne connaissent pas la prononciation locale, la seule correcte en la matière. Les lecteurs qui s'intéressent à cet aspect des choses seront d'ailleurs doublement comblés puisque le DENCN comporte deux systèmes différents de notation phonétique pour chaque nom dont la prononciation est indiquée (ce qui n'est pas systématiquement le cas). Curieusement, le e caduc - qui, justement, tombe avec une fréquence toute particulière dans la forme orale des noms de communes normands - est transcrit par le symbole â, sans doute à défaut d'une solution typographique adéquate. Comme en témoigne déjà le nom de l'ancienne Province, la toponymie constitue le champ linguistique qui, avec le plus d'éloquence, témoigne encore de l'influence Scandinave subie par cette partie de l'Hexagone il y a mille ans. Contrairement à ce que fait le dhrn pour les noms communs du français régional normand, le DENCN n'indique pas le poids de l'apport scandinave en ce qui concerne les noms de communes. J'ai moi-même calculé la proportion des «scandinavismes communaux» : il s'avère que le livre propose de considérer comme étant d'origine (partiellement) Scandinave 438 des 3 228 noms relevés, c'est-à-dire 13,6 % des noms de communes existants. Le chiffre 438 résulte à la fois d'un recensement et de deux opérations arithmétiques élémentaires. Il suppose d'abord l'élimination du nom de Boudeville : le nom de personne Bodo n'est pas scandinave - il ne figure pas dans l'étude fondamentale de J. Adigard des Gautries (1954), une des principales sources d'information du DENCN et sans doute la plus sûre - mais «germanique» comme cela est indiqué correctement par exemple à l'entrée Bosc-Ménil (prononcer [bo:mEni]). Or, pour ce dernier nom de commune subsiste néanmoins la présomption d'une origine scandinave partielle, car le premier élément de ce nom (de structure simple ?) pourrait également être le «scandinave buth, maison» (la transcription de la fricative dentale sonore «à l'anglaise» est systématique dans cet ouvrage, sans doute, une fois encore, pour des raisons d'ordre typographique). Inversement, j'ai inclus deux noms dans le contingent des noms de communes censés comporter des éléments d'origine scandinave : St-Aubin-lès-Elbeuf et St-Pierre-lès-Elbeuf. Dans ces deux articles, le renvoi au nom Elbeuf, lequel contient ce même mot scandinave bud, a été omis. Vu l'importance des étymons Scandinaves postulés, il est vraiment dommage que le dhncn ne comporte pas, comme le DFRN, d'annexé répertoriant ceux-ci. Une telle annexe se diviserait naturellement en deux parties : noms communs et noms propres. En termes quantitatifs, cette dernière liste serait de beaucoup la plus importante : l'influence des anthroponymes Scandinaves sur la toponymie normande est, en fait, profonde. Structurellement parlant, les noms de communes qui se
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rattachent à la langue des envahisseurs venus du Nord se laissent diviser en trois groupes : 1 ) les noms intégrant un ou plusieurs noms communs comme Dieppe (scand. djúpr), Tribehou (Trutboldus + scand. holmr) et Orbec (scand. aurr + scand. bekkr), 2) les noms qui comportent un nom propre scandinave joint à un élément non scandinave, cf. Hattenville (scand. Hásteinn + villa) - ce schéma prototypique est dans certains cas moins transparent que dans l'exemple précédent, cf. Digosville, «du latin villa, domaine rural, précédé du nom de personne scandinave Ingulf[rj» -, 3) les noms constitués d'au moins un élément scandinave de chaque type comme Colletot (scand. Koli + scand. topt). Dans l'ensemble, les faits Scandinaves ont reçu un traitement adéquat dans cet ouvrage. Comme dans le DFRN, une certaine simplification typographique a été opérée au dam, principalement, des accents et autres signes diacritiques. L'emploi assez fréquent de la lettre w dans des mots supposés être Scandinaves incite à la méfiance, cf. par exemple Igoville, nom de commune qui impliquerait le «nom de personne scandinave Witgaut». Ce nom de commune me semble a priori avoir la même origine que le nom Digosville (cf. supra), c'est-à-dire le nom de personne Ingulfr. Le nom de commune Montfarville est dit tirer son origine du «nom de personne scandinave Morfar». Or, je n'ai trouvé aucune trace d'un tel nom ni dans les études de E. H. Lind (1905-15,1931), ni dans le dictionnaire de G. Knudsen et M. Kristensen (1936-48), ni dans le livre de J. Adigard des Gautries (1954). Deb inconséquences s'observent ici et là. C'est ainsi que l'auteur fait remonter le nom Oudalle à Ulfr + dalr, ce qui paraît incontestable, alors que Gonnetot est dit comporter le nom propre Gunnulf. La forme correcte est Gunnulfr, cf. aussi Adigard des Gautries (1954, p. 100-1, p. 394-5). C'est, en effet, le nominatif seul qui entre en compte, en tant que forme-phare, dans le contexte d'un ouvrage comme celui-ci, lequel fait entièrement abstraction de l'évolution phonétique que suppose la forme actuelle des noms relevés. Le commentaire consacré au nom Les Damps est symptomatique à cet égard : «du latin dani, danois». Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour savoir que si l'évolution phonétique de ce nom a son origine dans le nom latin correspondant, c'est du cas accusatif, danos, qu'il faut partir. Dans un certain nombre de cas, l'origine scandinave de tel ou tel élément est proposée comme une des possibilités à envisager, nous l'avons déjà vu à propos du nom de commune Boudeville. D'une façon générale, le point d'interrogation est, cependant, employé avec discrétion dans cet ouvrage. C'est ainsi que l'auteur du DENCN a fait face avec beaucoup de courage au problème que pose l'enchevêtrement des éléments germaniques (francs et saxons), anglo-saxons et Scandinaves aux périodes où a été forgé un grand nombre de toponymes normands. L'opération de nettoyage a peut-être été menée un peu trop activement. Comment a-t-il été possible d'attribuer sans réserve une origine anglo-saxonne à l'élément ham qu'on retrouve dans le nom Le Ham, une origine germanique à l'élément homonyme qui est censé être à la source du nom Hambye et une origine justifiant l'étiquette «ancien-français» à l'élément final du nom N otre-Dame-du-Hamel ? Le point de départ de ce dernier
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serait d'ailleurs le mot germanique haim (différent du ham cité ci-dessus ?). Port-en- Parmi les noms de communes dont le sens est «incertain» figure Langrune-sur-Mer (Calvados). La seconde partie du mot qui fait problème, Langrune, semble être grime, élément a priori de provenance scandinave. R. P. de Gorog (1958, p. 81) rappelle qu'il a été relevé dans plusieurs patois normands. 11 ajoute que «the élément is common in the toponymy of the Cotentin península : La Grune, La Grunette, les Gruñes, etc.». Avant lui, J. Jakobsen (1911, p. 61) avait cru pouvoir attribuer une origine scandinave à tous les noms en -grune. Et de fait, le mot Langrune rappelle, par sa consonance, le nom composé scandinave langgrunne dont le premier élément est bien sûr l'adjectif lang («long»). La topographie de l'endroit incite d'ailleurs au plus haut point à une telle interprétation, à cause, notamment, des «Essarts de Langrune», massif de hauts-fonds qui s'étend devant la côte déjà «langgrunn» de cette commune et qui émerge par grande marée basse (cf. aussi la carte IGN série bleue 1512 E). Pour alléchante qu'elle soit, cette hypothèse ne résiste pas à l'examen : les lexicographes de la langue norroise qui, à Copenhague et à Oslo, m'ont aidé dans mes recherches confirment que l'adjectif *langgrunnr manque désespérément à l'appel. Rien à signaler non plus en ce qui concerne le vieux-danois comme m'en a informé l'un des membres de l'équipe qui met au point un dictionnaire consacré à la langue de cette période. Le nom de commune Langrune-sur-Mer semble donc mériter amplement la formule «sens incertain» que le DENCN lui attribue dans un premier temps. Or, le vide étymologique n'inspire pas que l'horreur, il inspire souvent aussi, en matière de toponymie française, de hardis rapprochements avec des vocables gaulois plus ou moins hypothétiques - en l'occurrence lingon (sans astérisque) voulant dire «saut» (le sait-on véritablement ?). D'une façon générale, deux choses me frappent à la lecture des explications étymologiques fondées sur des éléments prélatins que propose le DENCN : l'emploi quasi systématique du conditionnel, et la convocation d'un nombre sans fin de termes pour lesquels on postule le sens «(cours d')eau» (cf., à titre d'exemple, p. 162-3, p. 192-3). Au risque de frustrer certains lecteurs, il aurait mieux vaki recourir un peu plus souvent à la formule lapidaire qu'on lit sous le nom Occagnes : «sens obscur». Pour conclure, il faut souligner que les deux ouvrages recensés laissent une impression générale très favorable : il s'agit d'excellents travaux de vulgarisation qui allient sérieux et agrément. A ces qualités s'ajoute, pour le public scandinave, leur intérêt pédagogique. Il faut, en effet, espérer que la «matière scandinave» que ces deux dictionnaires mettent à la disposition des professeurs de français pourra aider ceux-ci à entraîner leurs élèves plus loin dans l'exploration d'une culture qui, dans une de ses composantes régionales surtout, porte encore la marque originale de l'influence laissée par leurs ancêtres. Université de Bergen BibliographieAdigard des Gautries, J. (1954): Les noms de personnes Scandinaves en Normandie de Gorog, R. P. de (1958): The Scandinavian Elément in French and Norman, New Guiraud, P. (1971): Les mots étrangers, Paris, Deuxième édition. (Que sais-je ?, n° Jakobsen, J. (1911): «Stednavne og personnavne i Normandiet, med saerligt hensyn Knudsen, G. et M. Kristensen (1936-48): Danmarks garnie personnavne. I : Fornavne, Lepelley, R. (1989): Dictionnaire du français régional de Basse-Normandie, Paris. Lind, E. H. (1905-15): Norsk-islandska dopnamn ockfingerade namnfrân medeltiden, - (1931): Supplementband, Oslo, Uppsala et Copenhague. |