Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

Il y a un mais, mais il n'y en a qu'un seul

par

Joeri Vlemings

0. Introduction1

«Nous proposerons tout d'abord une description sémantique de deux entités linguistiques, PA et SN, correspondant respectivement à pero/'aber et sino/ sondern, puis nous montrerons que le français possède lui aussi cette distinction - mais sous une forme cachée : sous l'identité matérielle du morphème mais, il y a en fait un mais-PA et un mais-SN identifiables par des propriétés distributionnelles différentes»2 (Anscombre et Ducrot 1977 : 23).

C'est ainsi qu'Anscombre et Ducrot ont introduit leur article «Deux mais en français?», question à laquelle ils répondent apparemment de façon affirmative. Quant à nous, nous croyons, tout comme le linguiste hollandais A. Foolen (1993 : 123) qui l'affirme pour le néerlandais,3 pouvoir soutenir l'unification de ces deux types de mais. Nous démontrerons l'unité de mais à travers le concept de l'inattendu que le destinateur met en œuvre et exploite en se servant du connecteur mais.

1. Deux Mais?

«L'expression P mais Q présuppose que la proposition P peut servir d'argument pour une certaine conclusion r et que la proposition Q est un argument qui annule cette conclusion. [...] Q [est] présenté comme un argument plus fort pour non rque n'est P pour r» (Ducrot étal. 1980b : 97).

Voilà le mécanisme sous-jacent à l'emploi de mais = PA que l'on admet généralement : dans le premier terme de la coordination (p) l'énonciateur fournit des informations dont les conséquences possibles ou les inférences soupçonnées par le destinataire sont niées dans le deuxième terme (q). La structure en profondeur de cette description de mais est donc : p -? r et g -? non r. En d'autres termes, p doit (pouvoir) impliquer le contraire de q afin de

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justifier l'emploi de mais. Ajoutons que q est souvent présenté comme un
argument si fort pour non r qu'on obtient comme structure en fait p -*¦ r et q
= non r. Prenons un exemple4 :

(1) Et, quand ma mère a été enceinte, un certain sentiment qu'il m'est difficile
d'expliquer, mais que je comprends, l'a obligé à aller jusqu'au bout [«!'» =
mon père] (p. 795).

La proposition p (un sentiment difficilement explicable pour le «je») fournit un argument pour que le «je» considère ce sentiment comme «incompréhensible» (r : je ne comprends donc pas), tandis que le «je» le comprend {q = non r).

Or, Ducrot et al. (1980b : 97) précisent que ce modèle théorique ne concerne pas tous les types de mais; il ne serait applicable qu'aux mais = PA et non pas aux mais = SN, parce que dans le cas des mais - SN, la dernière proposition ne nie plus une inférence induite de la proposition précédente. Tout au contraire : le deuxième constituant confirme justement le premier! Prenons l'exemple suivant :

(2) [...] et je décidai que ma vraie vie ne commencerait que le jour où j'entrerais
non plus comme messager porteur de plis officiels, mais comme inspecteur,
par le grand escalier, dans la maison du quai des Orfèvres (p.BOl ).

On ne reconnaît pas à entrer dans la maison du quai des Orfèvres comme inspecteur (q) une valeur qui serait la négation d'une inférence (r) faite à partir de ne pas y entrer comme messager (p), comme dans le cas d'un mais = PA5 Justement, l'inférence qu'on pourrait faire de p coïnciderait avec q:si l'ambition du «je» est de ne pas entrer comme messager dans la maison du quai des Orfèvres, on pourrait en conclure qu'il veut y entrer comme inspecteur. Au lieu de p -+r et q = non r (comme dans l'exemple (1)), c'est ici la structure p->retq = r qui entre en ligne de compte.

il semblerait donc injustifiable de parler d'unicité de l'emploi de mais. Or, l'objectif de cet article est de démontrer que l'unicité du mais - SN et du mais = PA est soutenable. Notre point de départ sera situé non pas dans les langues qui possèdent deux morphèmes différents pour PA et SN, comme l'allemand et l'espagnol, mais nous nous baserons sur les langues qui rendent PA et SN par un seul morphème, telles que le français - à travers mais - et le néerlandais - sous forme de maar (cf. note 3).

2. Un seul Mais

«[L'usage de mais] exige seulement que la deuxième proposition infirme
certaines conclusions que le destinataire pourrait tirer de la première»
(Ducrot 1972:271).

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C'est cette formulation (qui concerne les mais = PA) sur laquelle nous nous
baserons et que nous adapterons, pour qu'il soit possible d'insérer également
le type des mais - SN dans une théorie générale.

A notre sens, il ne s'agit pas seulement des inférences prévisibles, éventuellement, pour le destinataire, à partir de p et qui, ensuite, dans une deuxième démarche, seront niées par le destinateur dans q, afin de corriger ou de rectifier ces éventuelles inférences erronées. Dans l'analyse de mais, il vaut mieux mettre en valeur le rôle sous-estimé du destinateur qui, lui, crée consciemment une atmosphère (trompeuse) dans laquelle q apparaît comme inattendu par rapport àp (et/ou, assez souvent, par rapport au contexte de p6). Nous préférons insister sur cette idée qui est très active dans l'usage de mais et qui est marquée par la négation de ce qui est attendu à partir de p (ou à partir de son contexte); idée introduite par mais et, nous le répétons, établie - intentionnellement - par le destinateur. Nous verrons que, formulée de cette façon, notre description théorique permettra d'unifier les deux types de mais que distinguent Anscombre et Ducrot.

3. Le destinateur

Nous ne distinguons que le destinateur (ou énonciateur ou locuteur) et le destinataire (ou allocutaire). Nous nous passons donc de la théorie de la «polyphonie» (cf. Anscombre & Ducrot 1983; Ducrot 1980a; Ducrot 1984 : 171-233) dans l'espoir de rendre plus claire notre démonstration.

D'après les théories de Foolen et de Ducrot, mais indique le contraire (dans q) de ce que le destinataire pourrait s'imaginer après avoir adopté le contenu de p. Nous voudrons compléter leur analyse en mettant davantage l'accent sur le rôle du destinateur, c.-à-d. sur celui qui conçoit l'énoncé. Après tout, c'est lui qui est responsable de renonciation et qui établit le rapport entre p et q en se servant de mais. Son importance est donc indéniable, puisqu'il décide non seulement de la relation argumentative qu'il va mettre en œuvre, mais encore de la façon dont il le fait (il ne doit pas forcément avoir recours à mais, par exemple).

Si le destinateur décide d'employer mais dans son discours, il peut tenir compte non seulement de la conception du monde «partagée» tant par le destinateur que par le destinataire (cf. 3.1.), mais aussi de sa propre conception du monde (cf. 3.2.) et de la conception du monde du destinataire (cf. 3.3.). Nous sommes amené à cette division par la constatation qu'il peut y avoir des relations argumentatives entre deux éléments qui ne relèvent pas forcément du «savoir commun», parce qu'elles sont très personnelles et subjectives ou parce que le destinateur veut se distancier du «topos» sousjacent.

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3.1. Les «topoï».

Le principe du «savoir commun» signale qu'au moins, le destinateur partage l'inférence que le destinataire pourrait s'imaginer; il doit être au courant de ce que le destinataire pourrait conclure à partir de p. Cette constatation simple est inspirée par la théorie des «topoï argumentatifs» élaborée par Ducrot (1987). Par «topos», Ducrot (1987 : 39) entend «un principe argumentatif ayant, au moins, les trois propriétés suivantes» : a) l'universalité, b) la généralité et c) la nature graduelle. L'universalité du topos consiste dans le fait que la connaissance du topos est partagée par une communauté linguistique «à laquelle appartiennent au moins celui qui effectue la démarche argumentative - la source - et celui à qui elle est proposée - la cible» (Ducrot : ibid.). En plus, le topos doit pouvoir valoir dans des situations analogues à celle en question : c'est sa généralité. Finalement, par la nature graduelle du topos Ducrot entend que l'on peut mettre en correspondance deux échelles à partir de la relation entre les deux constituants. Cette relation est déterminée par la «¦forme topique» (Ducrot 1987 : 53), c'est-à-dire que, normalement, plus on monte sur l'une, plus on monte sur l'autre.7 Bref, Ducrot veut nous expliquer qu'il y a énormément de connaissances partagées au moins par le destinateur et le destinataire qui permettent au destinateur d'établir des relations argumentatives dans ses énoncés. Bien entendu, en employant la conjonction mais, le destinateur dément justement une inférence que le destinataire et le destinateur peuvent s'imaginer (immédiatement) sur la base des topoï. Ce «savoir commun» implique donc le destinataire, mais aussi le destinateur. Soit (3) :

(3) - II étudie à s'en faire pousser des boutons sur la tête, mais il n'en sait pas
davantage le lendemain (p. 803).

Le topos se constitue de deux échelles dont le rapport est la forme topique suivante : plus on étudie, plus on sait. Ce topos est généralement admis, donc aussi bien par le destinataire que par le destinateur. C'est la rupture du topos (à travers la négation de r) qui permet l'emploi de mais.

3.2. Le point de vue du destinateur.

Le destinateur ne doit pas nécessairement tenir compte de la vision du monde du destinataire. C'est-à-dire que le destinateur peut (avoir l'intention de) mettre en scène des relations dans son discours que le destinataire ne partage pas ou n'est pas à même de partager. C'est justement sur ce plan que l'analyse linguistique des connecteurs comme mais devient extrêment intéressante et pertinente : le destinataire qui ne serait pas du tout familiarisé avec la relation entre p et q établie par le destinateur utilisant mais, pourrait

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tout de même la découvrir, s'il est au courant de la relation linguistique
qu'exprime la conjonction maïs.

En guise d'éclaircissement nous donnons un exemple qui illustre que les topoï peuvent s'avérer assez subjectifs. Imaginons deux amis, Pierre et Jean, qui ont une conception du monde tout à fait différente. Pierre pense que l'argent fait le bonheur, Jean croit le contraire. Un jour, Pierre dit à Jean : «Tu as vu Louis? Il est très riche mais malheureux.» Jean n'associe pas du tout le bonheur à l'argent et dès lors il ne s'attend pas non plus à ce que Louis soit heureux, simplement parce que celui-ci est riche. Bien au contraire! Mais Pierre ne tient compte, dans son énonciation, que de sa propre vision du monde que Jean peut néanmoins comprendre, grâce à ses connaissances de l'emploi de la conjonction mais. Le mais trahit la vision du destinateur. Si Pierre et Jean ne connaissent pas, par avance, l'opinion de l'autre sur la richesse et le bonheur, Pierre se sert inconsciemment de sa propre conception qui ne correspond pas à celle de Jean. Ce type d'exemples ne peut s'expliquer à partir des théories qui n'insistent pas sur le rôle du destinateur. Soit encore :

(4) II parlait peu, riait rarement, mais, quand cela lui arrivait, on était surpris de
lui découvrir un rire jeune, presque enfantin, de le voir s'amuser de
plaisanteries naïves, (p.793)

Cet emploi de mais semble être basé sur un topos qui implique la forme topique suivante : Moins on rit, moins on a un rire jeune et enfantin et moins on s'amuse de plaisanteries naïves. Le destinateur - qui, en gros, correspond ici à l'écrivain - semble être d'accord avec cette forme topique, sinon il n'aurait pas dû se servir de la conjonction mais. Que le destinataire (ici : le lecteur) ne doive pas partager l'opinion personnelle du destinateur, s'annonce apparemment dans l'emploi de «on était surpris de...», comme si le destinateur se rendait compte du fait que son topos ne devrait pas forcément être partagé par le lecteur. Il est sûr que l'universalité de ce topos n'est pas du tout garantie. Il en va de même pour l'exemple (5) où l'emploi de mais dénonce l'opinion du destinateur qui considère un vieil immeuble comme inconfortable :

(5) C'était boulevard Beaumarchais, pas loin de la place de la Bastille, dans un
immeuble déjà vieux, mais confortable, assez cossu (p.805).

Théoriquement, nous pouvons aller beaucoup plus loin : si, en tant que destinataire, je refuse obstinément tousles topoi employés par le destinateur - qui contiennent la modalité subjective de «normalement» (à laquelle on peut s'opposer facilement) -, je n'arriverai jamais à expliquer l'emploi de

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mais : il faut adopter, au moins partiellement, la vision du monde du
destinateur, si l'on veut prêter une cohérence aux textes.

3.3. Le point de vue du destinataire.

Si certains emplois de mais ne s'expliquent qu'à travers un destinateur mettant en scène la vision du monde du destinataire, cela montre bien l'importance du rôle du destinateur. Soit, dans notre exemple de Pierre et Jean, Pierre qui veut ridiculiser la conception de Jean, il pourrait lui dire : «Tu as vu Olivier? Il est extrêmement pauvre, mais très malheureux!» Le destinateur mettrait en scène une relation adversative avec mais sur la base de la conception du destinataire qui n'est pas du tout la sienne. En fait, Pierre adopterait la conception de Jean tout en n'y croyant pas. Normalement Pierre emploierait, dans une énonciation pareille, une locution adverbiale comme par conséquent (ou quelque chose du même genre) au lieu de mais. Comme le dit Ducrot ( 1972 : 92) : «Attaquer les présupposés de l'adversaire, c'est, bien plus encore que lorsqu'on nie ce qu'il pose, attaquer l'adversaire lui-même (pour cette raison, sans doute, l'énoncé contestant les présupposés du premier locuteur est difficile à introduire par des coordinations strictement logiques ou argumentatives, comme pourtant, cependant... Il s'introduit plutôt par un mais, conjonction susceptible de marquer toute opposition, aussi bien personnelle qu'intellectuelle)». A titre d'exemple, regardons aussi (6) :

(6) Elle a été très chic. Elle est toujours très chic. Tu ne veux pas me croire, mais
tu verras... (p.809).

Le destinateur emploie mais en se basant sur la conception de son interlocuteur ( = le «tu»). Pour le destinateur l'inférence prévisible de p s'affirme dans q : l'inférence de «tu ne veux pas me croire» ( = p) est simplement - pour le destinateur - que c'est comme ça, ce qu'annonce également «tu verras bien» ( = q). L'emploi de mais ne peut se justifier que parce que le destinateur prend en considération le point de vue du destinataire : pour toi, elle n 'est pas chic, mais tu verras bien au 'elle l'est.

Bref, dans une conversation ou dans un discours quelconque l'allocutaire doit essayer de découvrir le sens des énoncés du destinateur. Le destinateur pour sa part, devrait essayer de fournir, dans ses phrases,8 autant d'informations qu'il croit nécessaire pour que le destinataire le comprenne. Le destinateur peut même pousser les choses jusqu'à adopter le cadre conceptuel du destinataire pour mieux se faire comprendre. Que le destinateur ne soit pas toujours si gentil que nous faisons croire ici, ressortira de ce qui suit.

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4. L'attente du destinateur

Bien qu'il puisse tenir compte des conceptions du destinataire (et même les adopter), c'est toujours le destinateur qui décide quelle inférence prévisible sera niée dans q, ou plutôt quelle attente sera démentie. Nous croyons en effet que la notion d'attente, qui est sémantiquement plus forte que celle de inférence prévisible, est plus adéquate pour mettre en valeur le rôle du destinateur. La notion d'attente s'inscrit dans la théorie des topoï argumentatifs; ceux-ci, par leur définition même, créent l'attente de la deuxième échelle de la forme topique lorsqu'apparaît la première. Quelles que soient les conceptions que le destinateur prenne en charge dans son énonciation (sa propre conception, celle du destinataire ou une conception commune), il vaut mieux parler de attente de non q. Quand Pierre dit à Jean à propos des arbitres de football, Ils ont des yeux, mais ils ne voient pas, Pierre ne fait pas seulement /'inférence que les arbitres, puisqu'ils ont des yeux, voient. Non, Pierre s'attend à ce que les arbitres, ayant des yeux, soient capables de voir. En fait, il est assez logique que le destinateur s'attende lui-même à non q, parce que c'est lui qui détermine ce qu'il va dire.

5. Mais et l'inattendu

Nous venons de parier de "l'attente que projette (délibérément) le destinateur sur la base de p et qu'il nie lui-même par la suite, dans le deuxième terme de la coordination (q). Or, si nous renversons les choses et que nous prenions comme point de vue q au lieu de p, on ne parle plus d'attente démentie ou d'attente de non q, mais on parle plutôt de quelque chose d'inattendu qu'exprime q. C'est la conjonction mais qui marque cet «inattendu». Ainsi, lorsque l'on compare la conjonction mais avec son implication sémantique, à savoir la conjonction de coordination et, on constate que et n'est pas à même de rendre l'apparition de q inattendue. Si nous reprenons notre dernier exemple et que nous y remplacions mais par et, nous obtenons : Ils ont des yeux et ils ne voient pas. Cette séquence, dans le contexte d'une devinette par exemple, amène (très probablement) à penser aux gens aveugles, au sens physique du terme. Il n'est plus question de «l'inattendu». Le destinateur n'a nullement l'intention d'exprimer qu'il s'attend à ce que les ils puissent voir. Il ne fait que communiquer qu'z/s ont des yeux et qu'ils ne voient pas. L'usage de et n'exprime pas explicitement la relation adversative entre la proposition p et la proposition inattendue q, bien que l'opposition entre les deux propositions puisse jaillir clairement du contexte, comme dans l'exemple mentionné. L'emploi de et n'avance pas qu'en se basant sur le contenu de p, on s'attend, de façon évidente, à non q. La conjonction et n'étant pas à même d'exprimer ni d'annoncer explicitement l'inattendu du contenu de la deuxième proposition, il faut, pour que et puisse exprimer l'introduction de quelque chose

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d'inattendu, le renforcer par d'autres moyens tels que pourtant, cependant,
quand même,...

Par contre, l'usage de mais explicite en fait «l'inattendu» formulé dans q et le rôle du destinateur dans le processus. En adoptant les informations dep, on ne s'attend pas au contenu de q, bien au contraire, on s'attend à celui de non q. Si le destinataire entend ou lit une séquence telle que p mais ..., il sait déjà que le contenu de ce qui suivra, sera inattendu, puisque c'est la conjonction mais qui l'annonce.

6. Le destinateur trompeur

Cependant, nous sommes porté à juger le rapport entre p et q moins rigoureux qu'on l'a fait souvent. Selon nous, mais s'est affranchi, dans bon nombre de cas, de son emploi qui établit un lien net oppositionnel avec le constituant précédent (p), du type Ils ont des yeux, mais ils ne voient pas. Il nous semble que cela est dû au fait que c'est le destinateur qui contrôle son énoncé et qui a, plus ou moins, les coudées franches.

Le rapport adversatif marqué par mais n'est souvent plus évident du tout.
Nous pensons aux usages dans lesquels mais répond au contexte et non pas
à un p spécifique auquel s'opposerait q :

(8) - Elle le sait? - Quoi? - Qu'on lui cherche un mari dans les Ponts et Chaussées.
- Bien entendu. Mais cela lui est égal (p.BOB-809).

A cette catégorie appartiennent également les mais = SN dont font partie
aussi les exemples tels que :

(9) Non seulement mon grand-père, que j'ai connu, était un de ces métayers,
mais il succédait à trois générations au moins de Maigret qui avaient labouré
la même terre (p.792).

Mentionnons encore les marqueurs de structuration de la conversation9 '

(10) -Je vous demande si vous avez l'intention de l'épouser. [...] - Mais bien
sûr!(p.Bl2).

Tous ces exemples montrent que le lien entre p et q, dans une phrase du type p mais q, s'est relâché - pour autant que l'on puisse toujours parler de p mais q et pas simplement de «mais q». Il nous paraît intéressant d'analyser, de ce point de vue, le corpus dont se sont occupés Ducrot & al. dans leur article « Mais occupe-toi d'Amélie » ( 1980b). Presque tous les cas de ce corpus, plutôt que de joindre deux constituants (opposés), introduisent une réaction à une situation, à une question de l'interlocuteur, à quelque chose qu'avance l'interlocuteur... Le plus souvent il s'agit, en outre, d'exclamations. A titre

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d'exemple nous reprenons à Ducrot & al. (1980b : 102) l'enchaînement
suivant :

(11) Bibichon continue de se justifier : «Je chantonnais discrètement, je ne
pensais pas que...
Yvonne. - Mais tais-toi donc!»

Comme le remarquent Ducrot & al. (ibid.) : «Mais introduit une réplique, et marque l'opposition d'Yvonne à un comportement de celui à qui cette réplique est destinée». On pourrait nous objecter que ces cas constituent une classe séparée qui se rapproche plutôt des marqueurs de structuration de la conversation et qui n'a plus rien à faire avec l'usage traditionnel de mais. Cependant, tous ces mais ont au moins une caractéristique en commun : ils introduisent une réaction inattendue. Dans l'exemple cité, Bibichon ne s'attend sans doute pas à une réaction pareille de la part d'Yvonne qui, en plus, l'interrompt brusquement. Il y a absence d'un vrai p; ce qui est important, ce n'est en fait que le maisq.

Aussi le destinateur est-il un destinateur trompeur. Le destinataire est pris à contre-pied et il ne s'attend pas à q parce que le destinateur le trompe. L'inattendu du destinataire correspond en fait à l'attendu du destinateur par le fait que le destinateur est, par avance, au courant de ce qu'il va dire. Le destinateur fournit, de façon trompeuse, des informations dans p qui ne servent qu'à mettre en relief le contenu de q parce que q dément/». Les exemples abondent dans notre petit corpus :

(12) Je me trompe peut-être, ajouta-t-elle. Je me trompe sûrement, puisque tu
le dis. Mais j'ai eu l'impression, en lisant certains passages, que tu assouvissais
une vraie rancune (p.791 ).

Le destinateur ne fait que jouer la comédie : il ne veut pas du tout dire qu'il
se trompe, tout au contraire, il veut souligner qu'il a eu l'impression que...
L'accent pragmatique se situe sur le «mais q», comme dans :

(13) -Tu sais danser? - Non. - Cela ne fait rien. Mais il serait préférable que tu
prennes quelques leçons (p.805).

Il est clair que si ce n'est pas grave de ne savoir danser, il ne faudra pas non
plus prendre des leçons. Le destinateur trompe donc le destinataire en énonçant
«Cela ne fait rien».

( 14) -Je lui ai demandé si elle voulait m'épouser. - Elle t'a répondu que non?
- Elle m'a répondu que non, qu'elle m'aimait beaucoup, que je resterais
toujours son meilleur ami, mais que... (p.BlO-811).

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Le destinateur étant pour nous le «elle» dans la dernière phrase, c'est «elle»
qui trompe «son meilleur ami» en voulant surtout énoncer qu'elle ne veut
pas l'épouser.

(15) Mon oncle m'avait offert, mais en vain, de me garder àla boulangerie et de
m'enseigner son métier (p. 799).

L'information qu'on a l'intention de nous fournir, c'est simplement que le
neveu n'est pas resté à la boulangerie.

Bref, mais annonce quelque chose d'inattendu, parce que le destinateur trompe le destinataire en énonçant ce qui précède le mais. Le destinateur veut cependant mettre l'accent informatif sur ce qui suit le mais : il le fait en introduisant le contenu inattendu par p mais... P mais... renforce donc q, c'est une sorte de mise en relief de p.

7. Le destinateur démasqué

Notre interprétation du rôle du destinateur semble s'affirmer dans le type de mais=SN. Là, justement, le destinateur se démasque en annonçant qu'il NE s'agit PAS de X, mais de Y. Le destinateur admet en fait que l'énoncé p n'a d'autre valeur argumentative que celle de déclencher le contenu de q. Pourquoi énoncer ce qui n'est pas, sinon pour introduire et mettre en valeur ce qui est? Soit l'extrait suivant :

(16) II ne portait pas la barbe, mais de longues moustaches d'un blond roux
[.-] (p.792).

L'accent informatif est mis sur le fait que le «il» portait des moustaches. Parce que le destinateur mentionne la barbe, nous sommes à contre-pied. Voir aussi l'exemple (2) où la mention dep (non plus comme messager) se justifie dans le cadre d'un renforcement de q (comme inspecteur).

Voilà un premier argument pour l'unification de mais : tant les mais = PA
que les mais = SN jouent sur le principe d'une mise en relief de q.

8. Le contexte

Reste encore à expliquer comment les mais = SN évoquent également l'inattendu. Nous avons parlé de la contradiction apparente des deux types de mais à ce sujet. En effet, la conséquence inattendue émanant de p et suscitée à travers mais - SN correspond sémantiquement, dans ces cas-là, au contenu de non p et non pas à celui de p, ce qui est assez bizarre (cf. exemple 2). La conjonction mais, dans une situation pareille, c'est-à-dire (en gros) lorsque le premier constituant est négatif, se traduit en espagnol par sino (et non par pero), en allemand par sondern (au lieu de aber qui fait son apparition dans

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les autres emplois), et elle apparaissait sous la forme de ainz en ancien français.
L'unification est-elle donc impossible?

Pour nous, l'inattendu suggéré par mais surgit, dans le cas des mais — SN, non pas en considérant q par rapport au premier constituant (p), mais en mettant q en relation avec son contexte précédent évoquant un topos. Par la notion de contexte dep nous entendons les conditions de vérité de l'énoncé en question au moment de son énonciation. Dans (7) c'est le savoir commun qui rend possible l'énoncé p : les jeunes ont souvent de petits boutons. Aussi le destinateur énonce-t-il une attente dans p, et ce à quoi on ne s'attend normalement pas est formulé dans q.

(7) [...] et je l'ai toujours connu le visage couvert, non pas de ces petits boutons d'acné qui désespèrent les jeunes gens, mais de gros boutons rouges ou violets qu'il passait son temps à couvrir de pommades et de poudres médicamenteuses (p.803).

Les petits boutons d'acné, c'est monnaie courante chez les jeunes, mais ces gros boutons que décrit Simenon, c'est une autre paire de manches. La négation n'entre en ligne de compte que pour dire qu'il ne s'agit pas de ce à quoi on s'attend normalement. Cela tient à ce que la négation d'une phrase implique forcément au moins la possibilité de l'affirmation de cette phrase, sinon cela n'a aucun sens d'énoncer une phrase négative. Cette possibilité devient attente dans les constructions avec mais du type-sondern. Ainsi, la possibilité de petits boutons se transforme en attente de petits boutons. Cette attente se confirme toujours dans le contexte de p. En effet, cela n'a pas de sens d'énoncer que «le visage est couvert non pas de petits boutons, mais de gros boutons», s'il n'y a pas d'élément précédent dans l'univers discursif ou dans l'univers pragmatique présent qui nous fait croire que le visage serait couvert de petits boutons. Le destinateur a l'intention de rectifier les opinions en disant : «Attention, le visage n'est pas du tout couvert de petits boutons, mais, contrairement à votre conviction apparente (cf. le topos10), il s'agit de gros boutons». Cette idée est introduite par le petit mot mais = SN qui met l'accent sur l'inattendu de q à travers l'attente de p, tandis que le mais = PA souligne surtout le caractère inattendu de q en restreignant les implications possibles dep. De toute façon les mais = SN peuvent facilement être intégrés dans la structure en profondeur des mais = PA :

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MAIS = PA
p : sentiment difficilement explicable
-> r; (on dirait que/on s'attend àce
que) je ne comprends {comprenne)
donc pas
et :je comprends (q = non r)

MAIS = SN
p : visage couvert non pas de petits
boutons d'acné
-> r : (on dirait/on s'attend à) un
visage couvert de petits boutons d'acné
et : visage couvert de gros boutons
rouges (q = non r)

8. Conclusions

Dans cet exposé, nous avons voulu mettre en valeur le fait que tant les mais - PA que les mais - SN marquent l'idée de «l'inattendu» du point de vue du destinataire. En effet, mais introduit un élément contextuel qui se révèle imprévu par rapport aux inférences attendues sur la base d'un constituant précédent, ou encore sur la base du contexte antérieur. Au niveau argumentatif, mais met donc l'accent sur le caractère inattendu de l'élément linguistique qui suit le connecteur mais, qui annonce ce nouvel élément q apparaissant.

Si le mot mais introduit plutôt une rupture imprévue dans un état de choses ressortant du contexte, c'est toujours le destinateur qui est dans les coulisses. C'est lui qui crée d'une façon trompeuse une atmosphère d'attente pour la démentir par après. Cette description permet d'englober les emplois du mais - PA et ceux du mais = SN. Justement, le destinateur trompeur est démasqué dans les emplois du mais = SN et on comprend qu'il se sert de «p mais» pour mettre en relief le contenu de q.

D'après nous, il ne faut donc pas adopter une description homonymique,
mais il vaut mieux viser une description monosémique de mais.

Joeri Vlemings

Université d'Anvers



Notes

1. Nous tenons à remercier M. Th. Venckeleer, M. W. De Mulder et M. G. Kleiber qui ont bien voulu nous rendre service par leurs conseils utiles.

2. Dans leur article, Anscombre et Ducrot renvoient à l'espagnol et à l'allemand, deux langues qui traduisent la différence entre PA et SN par une expression morphologique; l'espagnol par pero/sino et l'allemand par aberlsondern (cf. ainz qui en ancien français avait la valeur SN). Pour que l'on puisse se servir du type de mais - SN (ou type-sondern), il faut tenir compte de quelques contraintes dont nous signalons seulement une, à savoir que p doit être une phrase négative. Voir pour une explication plus détaillée l'article mentionné d'Anscombre et Ducrot, à qui nous reprenons la terminologie de mais - SN et de mais = PA.

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3. Nous signalons que cet article découle d'une étude contrastive plus approfondie sur les concordances et discordances des emplois de la conjonction néerlandaise maar avec mais, étude dans laquelle nous jugeons assez équivalents les connecteurs mais et maar. Par conséquent, la théorie sur le néerlandais, que nous avons reprise surtout à Foolen, s'avère également applicable au français, du moins moyennant adaptation pour les deux langues.

4. Tous nos exemples sont tirés du roman Les Mémoires de Maigret de Georges Simenon. Nous nous contentons de mentionner, entre parenthèses, la page à laquelle se trouve l'extrait du roman.

5. Afin d'éviter toute confusion dans la terminologie symbolique, il faut dire que la proposition p 'contient' la négation dans les exemples du mais = SN. En fait on a donc la structure «non s mais = SN q», le non s correspondant au p.

6. Nous expliquerons plus loin dans cet exposé ce que nous entendons par contexte de p.

7. D'autres formes topiques sont également possibles, telles moins... moins..., plus... moins... et moins... plus...

8. Nous reprenons la terminologie de Ducrot en ce qui concerne les termes sens de l'énoncé et phrases. Pour Ducrot «l'énoncé est un segment de discours. Il a donc, comme le discours, un lieu et une date, un producteur et (généralement) un ou plusieurs auditeurs». La valeur sémantique de l'énoncé est appelée par Ducrot le «sens». La phrase «est une structure abstraite». La structure de la phrase dont nous nous occupons est de type : «p mais q». (Les citations proviennent de Ducrot 1987:27-28)

9. Nous n'avons pas encore parlé des marqueurs de structuration de la conversation, terme employé par Auchlin dans Roulet & al. 1985. Nous renvoyons à cet ouvrage (à partir de la p.93) pour l'explication et la description du terme. Nous nous contentons de résumer comme suit : «les MSC permettent d'assurer le développement continu du discours [...] tout en donnant des indications minimales relatives à l'état actuel de la structure du discours» et «ils opèrent au plan de l'activité enunciative, et non au plan des contenus» ce qui est affirmé par les deux tests afin de vérifier s'il s'agit de MSC : il sera impossible a) de les enchâsser et b) de les déplacer (Roulet & al. 1985 : 95).

10. L'emploi du démonstratif ces semble affirmer ce topos.

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Résumé

La question posée par cet article est la suivante : «Faudra-t-il distinguer plusieurs classes de mais, comme l'ont fait Anscombre et Ducrot, par exemple, à partir du type mais - SN en se basant, entre autres, sur les langues utilisant deux morphèmes différents (cf. l'allemand : aberlsondern\ et l'espagnol : pero/sino); ou bien l'unification restera-t-elle soutenable?». Nous essayons de fournir par notre démonstration quelques arguments valables pour soutenir l'approche unificatrice, en dévoilant le rôle du destinateur trompeur et en mettant en valeur le caractère inattendu de ce qui suit mais.

Bibliographie

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Ducrot, Oswald (1972): Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique,
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Ducrot, Oswald (1980a): Les mots du discours, Les Éditions de Minuit, Paris.

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Ducrot, Oswald (1984): Le dire et le dit, Les Éditions de Minuit, Paris.

Ducrot, Oswald (1987): « Argumentation et «topoï» argumentatifs», Communications
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Foolen, Adrianus (1993): De Betekenis van Partikels. Een dokumentatie van de stand
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Roulet, Eddy & al. (1985): L'articulation du discours en français contemporain, Peter
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Simenon, Georges (1988): Les Mémoires de Maigret, Tout Simenon 4, Presses de la
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