Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

La notion baudelairienne de l'ironie

par

Per Buvik

I

Dans bien des textes de Baudelaire, l'impact de l'ironie n'est plus à démontrer. Or ici, ce n'est pas son emploi de l'ironie qui nous occupera, mais plutôt l'idée qu'il s'en fait. Par conséquent, je me concentrerai sur des textes qui mettent explicitement en question cette notion, ou, tout au moins, la thématisent. Le plus important de ces textes me semble être le poème intitulé L'Héautontimorouménos, queje citerai pour commencer :

L1 Héautontimorouménos

Je te frapperai sans colère
Et sans haine, comme un boucher,
Comme Moïse le rocher!
Et je ferai de ta paupière,

Pour abreuver mon Sahara, Jaillir les eaux de la souffrance. Mon désir gonflé d'espérance Sur tes pleurs salés nagera

Comme un vaisseau qui prend le large,
Et dans mon cœur qu'ils soûleront
Tes chers sanglots retentiront
Comme un tambour qui bat la charge!

Ne suis-je pas un faux accord Dans la divine symphonie, Grâce à la vorace Ironie Qui me secoue et qui me mord?

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Elle est dans ma voix, la criarde!
C'est tout mon sang, ce poison noir!
Je suis le sinistre miroir
Où la mégère se regarde.

Je suis la plaie et le couteau! Je suis le soufflet et la joue! Je suis les membres et la roue Et la victime et le bourreau!

Je suis de mon cœur le vampire,
- Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire!

La quatrième strophe, interrogative, tout en se distinguant syntaxiquement, constitue le centre structural aussi bien que thématique du poème. Elle forme également un pont entre la première partie du texte et la dernière, où est expliqué, voire diagnostiqué le désir sadique mis en avant au début. La composition refléterait donc la tension psychique qui en est le sujet. Le poème serait-il, par conséquent, un texte sado-masochiste jusque dans sa forme? Jean-Paul Sartre et beaucoup d'autres spécialistes de Baudelaire proposent une interprétation allant dans cette direction. Pour ma part, je me garderai de pousser trop loin une lecture psychologisante, car le contenu me paraît avant tout existentiel et théologique.

Dès lors, il est pour moi remarquable que très peu des nombreux commentateurs aient prêté attention à la comparaison avec Moïse dans la première strophe. Ce nom est, en effet, entouré d'un certain nombre de connotations, dont quelques-unes suggèrent un parallèle entre le chef juif et le moi baudelairien, tandis que d'autres vont dans le sens contraire. Le parallèle le plus clair entre Moïse et le moi lyrique tient du fait que les deux frappent : le moi frappe une femme, comme Moïse frappa le rocher. Lors de la traversée du désert de Sin, les Israélites, épuisés, affamés et assoiffés, commencèrent à mettre en cause l'autorité qu'ils avaient reconnue à Moïse. Alors, Dieu lui ordonna de frapper le rocher d'Horeb, dont l'eau sortit aussitôt .1 Apparemment une analogie forcée, quoique Baudelaire évoque métaphoriquement le désert du moi lyrique. Mais l'analogie devient moins forcée si l'on considère que Moïse frappa le rocher par amour pour ses compagnons, faibles dans leur foi, et que chez Baudelaire, le moi frappe la femme «sans colère».

Il y a un autre parallèle entre le fondateur d'lsraël et le personnage du
poète français qui est peut-être plus difficile à découvrir. En effet, ils sont

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tous deux remplis d'une force autre que la leur propre, et dominés par elle : la force divine dans le premier cas, la force satanique dans le deuxième. Dans l'un et l'autre cas, la force seconde se révèle dans la parole. Lorsque le Seigneurveut faire de lui son messager, Moïse se plaint de n'être ni digne ni capable d'une telle mission, ayant «la bouche et la langue embarrassées».2 Dieu lui répond, pourtant, qu'il règne sur toute chose, même sur le don de la parole. Demandant à Moïse d'aller voir Aron, son frère, il poursuit :«[...] je serai avec ta bouche, et je t'enseignerai ce que tu auras à dire. [... ]tu mettras les paroles dans sa bouche; et moi, je serai avec ta bouche et avec sa bouche [...].»3 Pour comparer avec le poème baudelairien, le moi lyrique y dit de l'lronie, désignée avec une majuscule, comme le Seigneur et Satan dans la Bible : «Elle est dans ma voix, la criarde!» Un parallèle évident, donc. Mais également une antithèse. Car la force divine est bonne, et la force ironique mauvaise.

L'invasion et la domination de l'âme par l'lronie expliquent aussi le sadisme. Il n'y a aucun triomphe dans la pulsion sadique dépeinte dans les trois premières strophes : dans la mesure où elle est associée à l'amour charnel, les «chers sanglots» de la femme étant supposés «soûler» le cœur du moi, il s'agit bien d'une quête du plaisir, mais d'un plaisir qui n'est que désespérérntni identifié avec la souffrance. La souffrance n'est pas en elle-même un plaisir sensuel. C'est, aussi, à sa propre souffrance, morale, il est vrai, que le moi tente d'échapper par la voie du sadisme, considéré comme le seul moyen d'obtenir la satisfaction à laquelle aspire le désir. Seule la souffrance infligée à la femme est censée donner accès à la jouissance. Toutefois, le texte n'éclaire pas davantage la psychologie sado-masochiste que le moi ne se complaît à l'obligation de frapper «comme un boucher» pour que se réveillent, pour un bref moment, ses sens desséchés. Dès le premier vers, L'Héautontimorouménos est placé sous le signe du désespoir. Leo Bersani, auteur d'un important essai intitulé Baudelaire et Freud4, affirme avec justesse que la fonction première de la femme par rapport au moi consiste à alléger l'angoisse due à la division inhérente à la psyché.

Selon la psychanalyse freudienne, il y a des rapports intimes entre le sadismeet le masochisme. D'évidence, cette théorie a influencé la lecture de Bersani et celles de bien d'autres critiques. Or, comme déjà indiqué, on n'est pas, à mon avis, fondé à dire que Baudelaire dresse réellement le portrait d'un - ou du - sado-masochiste. Si le moi souffre, c'est incontestablement qu'il est en même temps sa propre victime et son propre bourreau. Cependant,se punit-il expressément, en quêtant le plaisir sexuel? Cherche-t-il la douleur parce qu'elle lui fournit, perversement, de la jouissance? Sartre, dans son essai sur Baudelaire,5 semble de cet avis. Ce point de vue n'en est pas moins sans fondement textuel. Au contraire, c'est l'lronie, installée dans son

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âme, qui fait souffrir le moi. Plus précisément, il souffre parce que son âme,
en raison de la présence même de l'lronie, est fondamentalement divisée.

Le masochiste se distingue par son désir d'expériences douloureuses. L'âme ironique, au sens baudelairien, se confond avec la douleur, qui en est inséparable et à laquelle elle ne peut, par définition, jamais échapper. En conséquence, impossible de donner raison à Sartre lorsqu'il prétend que l'auto-punition du moi de L'Héautontimorouménos mime la possession sexuelle. De fait, il n'y a pas de moi distinct pour torturer un autre moi; il n'y a - et c'est là, peut-être, le plus effrayant — qu'un seul moi qui, incessamment et simultanément, punit et souffre, et qui est, en outre, condamné à avoir conscience de sa dualité inhérente. Georges Blin, dans son excellente analyse du poème, note avec perspicacité : «Doit-on même parler de dualité? Le dédoublement cède la place à la division d'un même sujet qui se reconnaît dans les deux termes.»6

Le problème de l'ironie en tant que condition ontologique semble donc se manifester d'une manière toujours plus radicale et dramatique de strophe en strophe. Dans la quatrième strophe, le moi et l'lronie semblent être encore deux entités séparées; dans la cinquième, ils coïncident; dans la sixième, le dédoublement fatal apparaît comme un fait établi; et dans la septième, le moi divisé, méditant sur sa division, résume son état ironique :

Je suis de mon cœur le vampire,
- Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire!

Par ailleurs, cette strophe finale dissocie le rire et le sourire, le second étant entendu comme plus innocent et plus souhaitable que le premier. En même temps, le rire et l'lronie sont associés, les deux résultant, dans la perspective théologique de Baudelaire, du péché originel. Ils sont donc, l'un comme l'autre, des expressions sataniques.

Pourtant, il paraît hasardeux d'aller jusqu'à identifier ironie et rire et de déduire la notion baudelairienne de l'ironie à partir des réflexions du poète sur le rire et le comique. Il n'empêche que c'est là justement ce que fait Paul de Man dans son essai sur «La rhétorique de la temporalité».7 Etant donnée la position prestigieuse de cet essai dans la théorie moderne de la littérature, j'examinerai cette question plus en détail.

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II

Le fondement théologique de la pensée baudelairienne ressort de manière évidente de l'étude De l'essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques* où le poète prétend qu'au Paradis divin, ni les pleurs ni le rire ne sont imaginables. Le rire est, comme l'ironie, symptomatique de l'infériorité générale, et implacable, de l'homme de ce monde et dans ce monde, bien qu'il apparaisse souvent chez des personnes qui, subjectivement, se sentent supérieures : le sentiment de supériorité se trouvant à l'origine du rire est en réalité de l'infériorité camouflée, ou refoulée. Baudelaire en donne l'illustration suivante : un homme trébuche au bout d'un trottoir et s'abat de tout son long; un autre homme, témoin de cet incident, ne peut s'empêcher de rire. Pourquoi? A cause d'«un certain orgueil inconscient», explique Baudelaire, qui poursuit : «C'est là le point de départ : moi, je ne tombe pas; moi, je marche droit; [...]. Ce n'est pas moi qui commettrais la sottise de ne pas voir un trottoir interrompu [...].»9 Deux faits se dissimulent sous une telle réaction : premièrement, le fait que la chute de la personne qui tombe est banale comparée avec la chute originelle de l'humanité, au jardin d'Eden; deuxièmement, le fait que le rire du témoin est symptomatique de la nature irrémédiablement coupable de tout homme. La perspective catholique de Baudelaire se précise comme suit :

Le rire est satanique, il est donc profondément humain. Il est dans l'homme la conséquence de l'idée de sa propre supériorité, et, en effet, comme le rire est essentiellement humain, il est essentiellement contradictoire, c'est-à-dire qu'il est à la fois signe d'une grandeur infinie et d'une misère infinie, misère infinie relativement à l'Être absolu dont il possède la conception, grandeur infinie relativement aux animaux.10 C'est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire."

L'idée du caractère satanique du rire comme de l'ironie, c'est-à-dire l'idée de leur dépendance commune de la nature divisée et coupable de l'humanité en tant que telle, nous invite, dans un premier temps, à faire le lien entre eux : «c'est en nous, chrétiens, qu'est le comique», souligne Baudelaire. Néanmoins,il établit aussi trois catégories différentes du rire : le rire orgueilleux, que nous avons considéré jusqu'ici; le rire innocent du petit enfant, rire ressemblant à celui d'Adam et Ève avant le péché originel; et, enfin, le rire absolu, intentionnellement provoqué par le comique qualifié de «grotesque», et représenté, en premier lieu, par Rabelais, E.T.A. Hoffmann et la pantomimeanglaise. Le rire dû au grotesque artistique serait, jusqu'à un certain degré, innocent; or, bien que l'art délivre, provisoirement, l'homme de sa terrible conscience d'être pour toujours divisé, Baudelaire est loin de penser qu'une œuvre d'art ou une expression artistique puisse réellement, sous

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quelque forme que ce soit, éluder la loi de Satan, qui, dans cet univers inexorable,est en même temps celle de Dieu : «J'ai dit : comique absolu», écrit Baudelaire; «il faut toutefois prendre garde. Au point de vue de l'absolu définitif, il n'y a plus que la joie. Le comique ne peut être absolu que relativementà l'humanité déchue, et c'est ainsi que je l'entends.»12

Le comique absolu, qui n'est donc que relativement absolu, si l'on peut dire, est la meilleure preuve que le rire et l'ironie ne peuvent pas, en dépit de leur parenté, être envisagés comme deux phénomènes identiques. En effet, l'ironie n'est rien d'autre que la dualité même à laquelle l'homme ne peut pas échapper («Je suis la plaie et le couteau!»). Spécifions, toutefois, même si nous l'avons déjà indiqué, que le dédoublement est inséparable de la conscience, qui est la condition nécessaire pour en avoir l'expérience, et qui en est la condition tout court. Ainsi, l'ironie est pour Baudelaire bien plus qu'un procédé rhétorique, bien plus qu'une attitude que l'on peut choisir ou ne pas choisir; elle n'est pas, non plus, une réaction, ni au comportement d'une personne, ni à un incident : selon le poète, l'homme est par définition ironique. Le rire, par contre, quoiqu'il soit une disposition mentale constante, est toujours provoqué par un stimulus extérieur, et apparaît sous des formes différentes selon la nature de ce stimulus. Le rire absolu est une réaction à l'art grotesque, tout en étant le critère premier de cet art, qui combine, sans choquer et seulement pour des raisons esthétiques, les éléments les plus surprenants.

Puisque Paul de Man bâtit sa notion de l'«ironie absolue» sur l'analyse baudelairienne du «comique absolu», il n'est pas superflu de faire observer que l'expression du critique américain («ironie absolue») n'apparaît jamais dans l'essai du poète français sur l'essence du rire. Ce fait nous révèle, déjà, que la pensée générale de De Man à propos de l'ironie ne correspond pas à celle de Baudelaire.

III

Quand un homme tombe dans la rue, dit le critique américain, il sent corporellement combien est précaire la supériorité humaine. Cette expériencelui permet, potentiellement, d'acquérir une connaissance de soi inaccessible à ceux qui rient de lui parce qu'ils trouvent sa chute comique. Ce raisonnement change la perspective de Baudelaire, puisqu'elle n'est plus présentée comme étant celle des personnes qui rient, mais celle des personnesqui tombent. Baudelaire lui-même ne s'occupe que très peu de ceux qui provoquent le rire orgueilleux, mais beaucoup de ceux qui rient. C'est que son sujet est le comique dans ses effets, tandis que le sujet de De Man est, comme je l'ai dit, l'ironie. Cette différence d'orientation ressort bien d'un

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passage où le critique américain souligne la nécessité de l'expérience de la chute involontaire pour atteindre la sagesse - sans qu'aucune sagesse puisse prévenir les futures chutes de personne. Après cette constatation, de Man établit le parallèle entre celui qui devient sage à force de tomber et le moi ironique que constitue, par son langage, l'écrivain ou le philosophe. «Le langage ironique», lit-on, «divise le sujet en un moi empirique qui existe dans un état d'inauthenticité et un moi qui n'existe que comme un langage affirmantla connaissance de son inauthenticité. Cela n'en fait pas, pourtant, un langage authentique, car connaître l'inauthenticité ne revient pas à être authentique.»13

On dirait que cette citation prouve la congruence des conceptions qu'ont respectivement de Man et Baudelaire de l'ironie, envisagée par l'un et l'autre comme l'état de l'esprit divisé. Or, contrairement à Baudelaire, de Man insiste sur le fait que l'ironie est linguistiquement constituée. Pour Baudelaire, c'est le comique qui est constitué de certaines façons dans certaines situations, alors que l'ironie existe comme une donnée universelle a priori : comme une condition ontologique dont Dieu est responsable.

Notons en outre que de Man, tout en soulignant l'importance fondamentale du langage, se sert, pour saisir l'essence de l'ironie, d'exemples nonhnguistiques fournis par Baudelaire afin de définir le comique absolu. Ainsi, il s'apesantit sur la fascination du poète devant un spectacle de pantomime anglaise, une représentation non-verbale et littéralement corporelle, à laquelle ce dernier avait assisté au théâtre des Variétés. Pour l'argumentation de De Man, le passage suivant de l'essai de Baudelaire est essentiel :

Une des choses les plus remarquables comme comique absolu, et, pour ainsi
dire, comme métaphysique du comique absolu, était certainement le début de
cette belle pièce [de pantomime anglaise]. [...].

Aussitôt le vertige est entré, le vertige circule dans l'air; on respire le vertige;
c'est le vertige qui remplit les poumons et renouvelle le sang dans le ventricule.
Qu'est-ce que ce vertige? C'est le comique absolu; [...].14

Le premier commentaire de De Man concernant cette citation prouve encore combien son propos diffère de celui de Baudelaire lui-même : L'ironie, dit le critique, est «du vertige 15 non adouci, du vertige jusqu'au point de la folie.»16 Le poète ne se prononce pas, dans le présent contexte, sur l'ironie, mais sur le comique absolu; il n'affirme pas que le rire provoqué par ce genre de comique conduit l'homme jusqu'au point de la folie. Il ne dit pas non plus que l'ironie nous rapproche de la folie. Ni le comique ni l'ironie ne sont généralement, chez Baudelaire, caractérisés par le terme de «folie». Il est vrai que le comique absolu est tenu pour capable de créer une «hilarité folle»,

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mais dans cette dernière expression, l'épithète n'a presque rien gardé de son
sens pathologique.

Dans la mesure où Baudelaire suggère une liaison entre le rire et la folie, ce n'est pas au sujet du rire créé par le comique absolu, mais à propos du rire de tous les jours, dominé par un sentiment naïf et stupide de supériorité. «Or, il est notoire», lisons-nous, «que tous les fous des hôpitaux ont l'idée de leur propre supériorité développée outre mesure.» Et il faut remarquer, continue Baudelaire, que «le rire est une des expressions les plus fréquentes et les plus nombreuses de la folie.» Le rire de la folie apparaît donc loin de toute scène artistique; il est l'œuvre de Satan : «Le rire vient de l'idée de sa propre supériorité», note le poète, en y ajoutant : «Idée satanique s'il en fut jamais!»17 En comparaison, le rire relevant du comique absolu est invariablement lié à une œuvre d'art susceptible d'affaiblir le pouvoir du Mal.

Cela n'empêche, toutefois, que la pensée de Baudelaire et celle de Paul de Man se rapprochent sur le point crucial, qui est la division intérieure de l'être humain. En dernière analyse, la vision de De Man est, elle aussi, ontologique, en ceci qu'elle soutient l'idée du dédoublement auquel est condamné l'homme par le langage, le mode d'expression humain par excellence, et défini par son caractère ironique. Retenons également que dans L'Héautontimorouménos, l'lronie est située dans la voix du moi lyrique. Cependant, si la notion qu'a de Man de l'ironie s'apparente vraiment à celle qu'a Baudelaire du rire, la différence entre les fondements respectifs des deux notions persiste : Paul de Man, théoricien du langage, est un métaphysicien athée; Baudelaire, poète de l'existence, est un métaphysicien chrétien.

De même, si leurs idées respectives au sujet de l'ironie se rencontrent, car Baudelaire, lui aussi, est bien un penseur de l'ironie, et non seulement du rire, ce n'est pas sur la même base. L'ironie, selon le poète français, n'est pas un état intermittent, mais permanent, contrairement à ce que prétend Paul de Man. D après ce dernier, il ressortirait, en effet, de l'essai de Baudelaire que l'ironie est «un processus instantané se produisant rapidement, soudainement, dans un seul moment [...]», étant une «explosion»qui porte en elle une «chute» imminente et toujours abrupte.18 Le poète emploie exactement ces mêmes termes afin de déterminer - non pas l'ironie, mais le comique absolu. Il est vrai que chaque être humain est aussi condamné à tomber hors - ou loin — du rire sublime éveillé par l'art grotesque - mais à tomber, alors, dans l'ironie, ou mieux, à retomber dans l'état ironique, à la fois insupportable et irrémédiable.

Comme chacun le sait, L'lrrémédiable est le titre d'un autre poème des
Fleurs du mal, poème important pour la présente discussion.

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IV

Je citerai d'abord les deux dernières strophes de ce texte, où figure, sinon le
substantif «ironie», du moins l'adjectif «ironique» :

Tête-à-tête sombre et limpide
Qu'un cœur devenu son miroir!
Puits de Vérité, clair et noir,
Où tremble une étoile livide,

Un phare ironique, infernal, Flambeau des grâces sataniques, Soulagement et gloire uniques, - La conscience dans le Mal!

De nouveau, l'ironie est associée à l'âme divisée de l'homme (le «cœur devenu son miroir») aussi bien qu'à Satan («infernal»). Mais en même temps, la conscience ironique est «[sjoulagement et gloire uniques». Il y a, par conséquent, une contradiction apparente. D'une part, l'ironie semble être, comme dans L'Héautontimorouménos, une division douloureuse de l'esprit. D'autre part, l'image du moi, ou du cœur, étant son propre miroir, image employée dans les deux poèmes, suggère que l'ironie crée un soulagement. Cependant, si l'on en croit Leo Bersani, «l'ironie consisterait en une séparation déchirante du désir d'avec lui-même, une sorte de clivage fonctionnel qui n'implique nullement une différence de substance.» Selon Bersani, «l'ensemble de la position dualiste (Dieu opposé à Satan, et l'esprit à la chair) se présente comme un effort visant à conférer une certaine crédibilité à la notion même de dualisme.»19 Dans cette perspective, il n'est pas fortuit que le vers final de L'lrrémédiable soit «La conscience dans le Mal!» (et non du Mal). La conscience dédoublée demeure une et la même, tout comme le Seigneur et le Diable, l'esprit et la chair, voire l'homme et la femme, ne sont que différents aspects de la même réalité. On a vu que dans L'Héautontimorouménos, c'est le même moi qui est «la plaie et le couteau».

L'idée de dualisme ferait-elle donc, au fond, partie d'une stratégie en vue de maintenir l'illusion de distance et de différence? Plus précisément, l'ironie serait-elle une invention auto-protectrice? Mais si c'est le cas, pourquoi cette protection? Pour camoufler, pense Leo Bersani, le fait que le désir est intrinsèquement destructeur du sujet désirant, en dernière instance voué à la mort. «L'ironie baudelairienne est l'ombre d'une différence, la répétition fantomatique du désir sous la forme de sa propre négation,» note ce critique.20 Suivant sa lecture, l'ironie est donc une attitude adoptée pour échapper au désir.

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Or, pour intéressante qu'elle soit, une telle approche de la problématique de l'ironie chez Baudelaire escamote complètement la perspective théologique (ou, si l'on veut, catholique). Certes, le poète ne fait apparaître qu'un seul moi, qui se sent déchiré, et Dieu et Satan se confondent paradoxalement dans ses textes; il est également vrai qu'il conçoit le désir de l'homme davantage comme un combat intérieur que comme une pulsion dirigée vers une femme réelle. Néanmoins, cette réductibilité fondamentale au même, cette suppression des catégories différentielles de l'existence, n'abolit jamais l'expérience subjective de tension, de division et de déchirement. Et c'est là, justement, selon Baudelaire, l'expérience de Xironie universelle. Universelle, parce que due à la volonté commune du Seigneur et du Diable, qui, dans Les Fleurs du mal, sont moins antagonistes que complices.

V

On objectera, peut-être, que «l'héautontimorouménos» («l'auto-tourmenteur») est un homme trop spécifique pour représenter l'être humain en général; on dira, par conséquent, que l'ironie, en tant qu'état existentiel, ne concerne pas, même selon Baudelaire, tout le monde, mais seulement les hommes particulièrement complexes. Il y a du vrai dans cette objection, d'autant plus que pour les poètes dignes de cette qualification, l'ironie est évoquée comme une obligation, et, apparemment, non comme une donnée objective. Rappelons le fameux aphorisme du feuillet 17 des Fusées : «Deux qualités littéraires fondamentales : surnaturalisme et ironie.»21 Cependant, que sont l'artiste et le poète aux yeux de Baudelaire, sinon les représentants les plus exemplaires de l'humanité? Exemplaires dans tous leurs excès, dont l'hypersensibilité et le génie. Au demeurant, dans le même feuillet des Fusées, l'ironie est visiblement, encore une fois, associée à Satan, dont nul ne contestera le pouvoir dans l'univers baudelairien («C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!»

On devine une chronologie dans le raisonnement des Fusées : d'abord, le «coup d'œil individuel» de l'écrivain, sa «couleur générale» et son «accent», c'est-à-dire son «surnaturalisme»; puis, sa «tournure d'esprit satanique», c'est-à-dire son «ironie». Dans ce contexte précis, il semble donc légitime de définir l'ironie comme «le moment [... | du retrait, de la distance», comme le fait André Guyaux dans son commentaire, en se référant à Max Milner.23 Or, il suffit de revenir sur le poème intitulé L'lrrémédiable pour constater que l'ironie, chez Baudelaire, est bien plus qu'une attitude choisie, pour ne pas dire une figure de rhétorique : à la suite d'une série d'évocations horrifiantes de la vie humaine, évocations non dépourvues de parenté avec la représentation de la descente infernale dans la Divine Comédie, le lecteur se trouve

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confronté à une première conclusion qui va bien au-delà de la psychologie et
de la situation de l'homme exceptionnel qu'est l'artiste :

- Emblèmes nets, tableau parfait
D'une fortune irrémédiable,
Qui donne à penser que le diable
Fait toujours bien tout ce qu'il fait!

Dès lors, personne ne pensera que «[l]a conscience dans le Mal» de la strophe finale, ce «phare ironique, infernal», se borne aux seuls élus : selon la vision baudelairienne du monde, l'lronie, en tant que condition ontologique, est aussi inéluctable que le Mal lui-même.

Per Buvik

Université de Bergen



Notes

1. Exode, 17.

2. Ibid, 4, 10

3. Ibid., 4, 12 -15.

4. Editions du Seuil, coll. «Poétique», 1981.

5. Baudelaire, Gallimard, 1947.

6. G. Blin, Baudelaire, Gallimard, 1939, p. 39.

7. P. de Man, «The Rhetoric of Temporality», in Blindness and Insight. Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, 2nde édition, Methuen & Co., Ltd., Londres,

8. Originellement publiée dans Le Portefeuille du 8 juillet 1855, puis reprise dans Le Présent au ler1er septembre 1957, avant d'être incluse dans Curiosités esthétiques en 1868. - Je me référerai à l'édition d'Henri Lemaitre : Curiosités esthétiques, L'Art romantique et autres Œuvres critiques, Editions Garnier Frères, 1962.

9. Ibid, p. 248.

10. Souvenir de Pascal, note Henri Lemaitre àce propos

11. Ibid, p. 250-251.

12. Ibid, p. 254.

13. P. de Man, «The Rhetoric of Temporality», in op. cit., p. 214.

14. Op. di., p. 259-260.

15. En français dans le texte.

16. P. de Man, op. cit., p. 215.

17. Baudelaire, op. cit., p. 248.

18. Paul de Man, op. cit., p. 225.

19. L. Bersani, op. cit., p. 100.

20. Ibid, p. 101.

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Résumé

Les lecteurs modernes de Baudelaire ont tendance à négliger l'influence d'une certaine pensée catholique sur sa vision du monde. Or, il faut le prendre au sérieux lorsqu'il se réclame du dogme du péché originel et met en avant sa croyance dans le pouvoir de Satan. Et il faut observer que l'ironie, pour Baudelaire, est un état d'âme symptomatique du combat inévitable entre Dieu et le diable. Selon lui, l'ironie est donc plus qu'un phénomène langagier; c'est la division même de l'homme : ce qui fait de lui «un faux accord/Dans la divine symphonie/ [...].» En d'autres termes, l'ironie existe comme une donnée universelle a priori, comme une condition ontologique.



21. Cité d'après l'édition établie par André Guyaux : Baudelaire, Fusée. Mon cœur mis à nu. La Belgique déshabillée, Gallimard, coll. «Folio», 1986, p. 75.

22. Au lecteur, strophe 4.

23. Op. cit., p. 57-572.