Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

La musique dans les Entretiens sur le fils naturel de Diderot

par

Jean-Christophe Rebejkow

Les Entretiens sur le fils naturel ont été publiés deux ans avant que Diderot se lance dans les Salons (le premier date de 1759). Diderot, qui s'était tout d'abord intéressé à la musique,1 s'est tourné progressivement vers la peinture (voir notamment les articles Beau et Composition de l'Encyclopédie). Il est ainsi tentant de penser que ce texte marque un changement d'orientation dans l'évolution des conceptions dramatiques du philosophe : à une influence prépondérante de la musique sur ses idées théâtrales, succéderait, dès les Entretiens, une influence de plus en plus importante de la peinture. On peut citer, par exemple, sur ce point, une remarque de Dorval, interlocuteur et le plus souvent porte-parole de Diderot dans ce texte : «II faut que l'action théâtrale soit bien imparfaite encore, puisqu'on ne voit sur la scène presque aucune situation dont on ne pût faire une composition supportable en peinture. Quoi donc? la vérité y est-elle moins essentielle que sur la toile?».2 Cependant la musique n'est pas absente des Entretiens. Elle est même, d'une certaine façon, privilégiée : «Si le genre lyrique est mauvais, c'est le plus mauvais de tous les genres. S'il est bon, c'est le meilleur» (LEW, 111, p. 197). En fait, la scène théâtrale est indissociable de la scène lyrique [l'opéra], comme le révèle déjà la Lettre sur les sourds et muets. Dorval ébauche, principalement à la fin des Entretiens, une véritable réforme de l'opéra. Nous verrons que même lorsque Diderot parle de la pantomime, qu'il situe comme ses contemporains par rapport àla peinture,3 il est loin d'oublier de la caractériser par rapport à la musique. Les conceptions de Dorval nous

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permettront de préciser les aspects de la réforme du théâtre lyrique envisagés
par le philosophe.

1. Drame bourgeois, tragédie lyrique, opéra comique

On sait que Diderot est l'apôtre du drame bourgeois* Les impératifs musicaux (le fait que l'opéra se chante et se danse en mesure), font que Diderot ne peut transporter totalement le drame bourgeois à l'opéra. C'est la raison pour laquelle il souhaite particulièrement que renaisse la tragédie lyrique :

Moi : Quelle tragédie voudriez-vous établir sur la scène lyrique?
Dorval : L'ancienne.
Moi : Pourquoi pas la tragédie domestique?
Dorval : C'est que la tragédie, et en général toute composition destinée sur la
scène lyrique, doit être mesurée, et que la tragédie domestique me
semble exclure la versification. (LEW, 111, p. 203)

Cependant nous verrons que l'opéra-comique n'est pas oublié dans les Entretiens. Du reste, par l'importance qu'il a donnée aux sentiments au cours de son évolution durant le XVIIIe siècle, il a préparé le regain de la tragédie lyrique.5

Mais il nous faut d'abord rappeler, avant d'aller plus loin dans l'analyse,
l'un des concepts-clés de ces Entretiens : l'imitation de la nature.

2. L'imitation de la nature

Dans Le Neveu de Rameau, Diderot affirme : «La poésie lyrique est encore à naître» (LEW, 111, p. 386). En 1757, au moment de l'écriture des Entretiens sur le fils naturel, Dorval dresse déjà les grandes lignes de sa réforme. Elle s'articule autour de la notion d'imitation de la nature6 : «Mais peut-il être bon ¡le genre lyrique], si l'on ne s'y propose point l'imitation de la nature, et de la nature la plus forte?» (LEW, 111, p. 197). Plus bas, Dorval réaffirme : «II n'y a de beautés durables, que celles qui sont fondées sur ces rapports avec des êtres de la nature» (LEW, 111, p. 197). Il désire en revenir à la tragédie antique, et loue les dramaturges de cette époque pour leur talent en ce domaine : «La nature! les Anciens!», s'exclame-t-il (LEW, 111, p. 157). Aussi les genres burlesque et merveilleux n'ont-ils point de poétique pour Dorval,7 malgré la nostalgie que Diderot semble éprouver à leur égard (LEW, 111, p. 192-93).8 Dorval s'oppose ainsi aux opéras de Lully et de Rameau, reposant sur le merveilleux, le mythologique.

L'idée force des Entretiens, c'est donc que le théâtre doit imiter la nature. Il
en va de même pour l'opéra. Cette conception était déjà en germe dans la
Lettre sur les sourds et muets, parue six ans plus tôt. Dans cet ouvrage, Diderot

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disait, à ['encontre de Batteux, que les Beaux-Arts imitent non une hypothétique«belle nature», mais la nature. J. Chouillet a souligné que, en 1757, la pensée de Diderot est encore partagée entre deux représentations de la nature :

- L'une, héraclitéenne, selon laquelle la nature est un principe de
mouvement : «la nature mouvement, tel qu'il la sent, se confond avec
la violence des passions» (op. cit., p. 472);

- L'autre, aristotélicienne, qui considère la nature comme un principe de
vérité : «Cette nature est conçue comme un modèle qu'il faut imiter...
Elle se confond avec l'idéal» {op. cit., 473).

Ces deux conceptions, ajoute-t-il, ne sont pas théoriquement contradictoires.
On retrouve cette dualité dans les Entretiens.

Diderot aborde les questions du décor, du rapport au merveilleux, et
surtout celles, connexes, de la déclamation et de la pantomime,9 en fonction
de ce rapport avec la nature.

3. Les décors

Dans les Entretiens, Dorval reste très laconique sur les décors de l'opéra, mais on sent qu'il désire que ceux-ci soient débarrassés de leurs machineries, et de leur «quincaillerie» mythologique : «Songez que le spectacle français comporte autant de décorations que le théâtre lyrique, et qu'il en offrirait de plus agréables, parce que le monde enchanté peut amuser les enfants, et qu'il n'y a que le monde réel qui plaise àla raison...» (LEW, 111, p. 151).10 Le Discours sur la poésie dramatique offre un chapitre consacré à la décoration : «Dans le genre lyrique, le poème est fait pour le musicien, comme la décoration l'est pour le poète : ainsi le poème ne sera point aussi parfait, que si le poète eût été libre» (LEW, 111, p. 485-87).

4. Le type de spectacle préconisé : hostilité au merveilleux, retour à la nature

Cette position sur les décors est intimement liée à celle que Dorval prend dans les Entretiens en faveur d'un spectacle débarrassé de ses dieux, de sa mythologie. Il salue les devanciers des encyclopédistes (Bayle, Chambers, Spinoza, Locke, Hobbes, Voltaire pour le théâtre, etc.) pour souhaiter la naissance d'un réformateur en matière de drame lyrique : «Des hommes de génie ont ramené de nos jours le philosophe du monde intelligible dans le monde réel. Ne s'en trouvera-t-il point un qui rende le même service à la poésie lyrique, et qui la fasse descendre des régions enchantées sur la terre que nous habitons. Alors on ne dira plus d'un poème lyrique, que c'est un

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ouvrage choquant [...] Chacun de ces arts en particulier a pour but l'imitationde la nature; et pour employer leur magie réunie, on fait choix d'une fable!» {Entretiens sur le fils naturel, LEW, 111, p. 197-198). Il revient ici à la conception aristotélicienne de l'imitation de la nature.

Le merveilleux tue le pathétique, l'émotion extrême qu'il désire faire naître
chez le spectateur. Si la sœur Anne du conte ne nous émeut point, «c'est
[parce] qu'il y a une Barbe-bleue qui détruit son effet» (LEW, 111, p. 193).

Cependant, c'est là un des aspects des théories dramatiques de Diderot, qu'incarne Dorval. Le philosophe reste tout de même partagé. La discussion sur le merveilleux voit, au début, les deux interlocuteurs camper sur des positions différentes." Moi-Diderot émet par exemple l'objection que l'expression des passions peut être également présente dans la tragédie lyrique : «Les dieux du théâtre lyrique ne sont-ils pas les mêmes que ceux de l'épopée? Et pourquoi, je vous prie, Vénus n'aurait-elle pas aussi bonne grâce à se désoler, sur la scène, de la mort d'Adonis, qu'à pousser de cris, dans l'lliade, de l'égratignure légère qu'elle a reçue de la lance de Diomède? [...] N'est-ce pas, dans le poème d'Homère, un tableau charmant que cette déesse en pleurs, renversée sur le sein de sa mère Dioné? Pourquoi ce tableau plairait-il moins dans une composition lyrique?» (LEW, 111, p. 193).

Dorval lui oppose certains arguments :

- Il évoque en premier l'inactualité de ce type de spectacle en 1757 (LEW,
111, p. 194; on sait que l'opéra-comique de la première partie du siècle a
brocardé l'aspect mythologique de la tragédie lyrique);

- Puisque «les dieux du paganisme ont été faits à la ressemblance de l'homme» (LEW, 111, p. 194), leur présence sur la scène met en danger l'unité de caractère : «[Homère] eût doublé les êtres. Il aurait montré la même passion sous la forme d'un dieu et sous celle d'un homme. Voilà la raison pour laquelle les héros d'Homère sont presque des personnages historiques» (LEW, 111, p. 196);

- Par ailleurs, l'accent de la nature (qu'il s'agit toujours, rappelons-le,
d'imiter) «s'affaiblit à mesure que les conditions s'élèvent» (LEW, 111, p.
194).

Cet intérêt porté à l'accent nous conduit à examiner les conceptions de Dorval en ce qui concerne la déclamation, celle-ci étant «l'art de rendre par les inflexions et le nombre de la mélodie, l'accent grammatical et l'accent oratoire» (Rousseau, Dictionnaire de musique (1768), article Déclamation).

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5. La déclamation

5.1. Le type de déclamation préconisé : le retour à la nature. Les cris.

Aussi, fidèle à l'esthétique classique de l'art comme imitation, Diderot pense que le chant doit se baser sur les cris de la nature. Dorval rappelle que le Philoctète de Sophocle, à l'entrée de sa caverne «y faisait entendre les cris inarticulés de la douleur», ce qui émouvait le public : «les entrailles des spectateurs en étaient déchirées» (LEW, 111, p. 129). Ce terme de cri est particulièrement important, puisque nous verrons que le musicien souhaité par Diderot est celui qui se basera sur le «le cri de la nature» (LEW, 111, p. 206), cri violent et inarticulé. Chabanon est très critique en ce qui concerne ce rapport du cri au chant : «Toute la puissance de cet Art [la musique] a-ton dit, consiste à imiter le cri inarticulé des passions. Mais d'un cri, comment fait-on un chant?»}2 Il s'oppose également à cette conception de la musique comme art purement imitatif

Diderot désire ainsi une déclamation entrecoupée, qui puisse rendre ces
cris :

Dorval : Mais ce qui émeut toujours, ce sont des cris, des mots inarticulés; [...] l'homme commence une multitude de discours; il n'en finit aucun, et, à l'exception de sentiments qu'il rend dans le premier accès et auxquels il revient sans cesse, le reste n'est qu'une suite de bruits raibies et confus, de sons expirants, d'accents étouffés que l'acteur connaît mieux que le poète. [...] C'est l'acteur qui donne au discours tout ce qu'il a d'énergie. C'est lui qui porte aux oreilles la force et la vérité de l'accent. (LEW, 111, p. 140-141, second entretien)

Diderot semble s'éloigner dans le Paradoxe sur le comédien (1773-74, mais élaboré dès 1769) des conceptions défendues dans les Entretiens sur le fils naturel. A propos de Ylphigéniede Racine, que nous examinerons plus bas, il écrit : «Qu'on abandonne ces vers [«Barbares, barbares, arrêtez» de Xlphigénie de Racine] à Melle Dumesnil; voilà, ou je me trompe fort, le désordre qu'elle y répandra; voilà les sentiments qui se succéderont dans son âme. Voilà ce que son génie lui suggérera, et c'est sa déclamation que le musicien doit imaginer et écrire» {troisième entretien, LEW, 111, p. 205-206). On sait que le comédien idéal, pour le Diderot du Paradoxe, est insensible (ce qui ne veut pas dire qu'il ne sait pas sentir) : «il pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la passion» (LEW, X, p. 432). Mademoiselle Dumesnil, en 1757, est encore bien loin de la Clairon ou de Garrick, que Diderot prendra pour modèles. Dans les Entretiens, le comédien dicte sa déclamation au musicien.

En fait, les accents «sont soumis à une loi d'unité» dans le Paradoxe (LEW, X, p. 430), tout comme dans les Entretiens, mais les moyens utilisés par le dramaturge divergent dans l'un et l'autre cas. Dans le Paradoxe, le comédien doit se référer au texte, et mémoriser son rôle. Ce qu'autorise la notation précise des accents, grâce au modèle musical, qui permet de les fixer au

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«vingtième du quart de ton» près (LEW, X, p. 430-31; la métaphore musicale est évidemment exagérée). Dans les Entretiens, le modèle est intuitif, et Diderot n'a pas encore trouvé le moyen de définir précisément cette unité : «II y a une sorte d'unité qu'on cherche sans s'en apercevoir, et à laquelle on se fixe, quand on l'a trouvée. Cette unité ordonne du vêtement, du ton, du geste, de la contenance depuis la chaire placée dans les temples jusqu'aux tréteaux élevés dans les carrefours» (LEW, 111, p. 161). Du reste, Dorval reste sceptique quant à la notation précise de ces mêmes accents :

II y a, dans la composition d'une pièce dramatique, une unité de discours qui correspond à une unité d'accent dans la déclamation. Ce sont deux systèmes qui varient, je ne dis pas de la comédie à la tragédie, mais d'une comédie ou d'une tragédie à une autre. S'il en était autrement, [...] les personnages n'auraient pas entre eux la liaison, la convenance à laquelle ils doivent être assujettis, même dans les contrastes. On sentirait, dans la déclamation, des dissonances qui blesseraient. On reconnaîtrait, dans le poème, un être qui ne serait pas fait pour la société dans laquelle on l'introduit. C'est à l'acteur à sentir cette unité d'accent [nous soulignons]. [...] Si la fureur d'être applaudi s'empare d'un acteur, il exagère. (...) Il n'y a plus d'unité dans la déclamation de son rôle. [...] Je ne vois bientôt qu'une assemblée tumultueuse où chacun prend le ton qu'il lui plaît. Je voudrais bien vous parler de l'accent propre à chaque passion. Mais cet accent se modifie en tant de manières; c'est un sujet si fugitif et si délicat. [...] Cherche-t-on l'expression? on ne la trouve point. On combine les mots de grave et d'aigu, de prompt et de lent, de doux et de fort; mais le réseau, toujours trop lâche, ne retient rien.» (LEW, 111, p. 141-42).

Le modèle musical de Bemetzrieder, professeur de clavecin de sa fille,
permettra à Diderot, dans le Paradoxe, de fixer cet accent.

Les Entretiens sur le fils naturel donnent un exemple de cette déclamation d'un nouveau type, plus proche de la tragédie lyrique que de ropéra-comique.Dorval s'y propose de mettre en musique l'air de Clytemnestre (Racine, Iphigénie, Acte V, scène 4) : «Non, je ne l'aurai point amenée au supplice... N0n,... ni crainte ni respect ne peut l'en détacher... Non, barbare époux... impitoyable père... venez la ravir à sa mère... venez, si vous l'osez...» (LEW, 111, p. 207).13 On retrouve également ce rythme «syncopé» dans le Neveu de Rameau : «Barbare, cruel, plonge ton poignard dans mon sein. Me voilà prête à recevoir le coup fatal. Frappe. Ose... Ah, je languis, je meurs... Un feu secret s'allume dans mes sens... Cruel amour, que veux-tu de moi... Laissemoila douce paix dont j'ai joui... Rends-moi la raison...» (LEW, X, p. 389).14 Dans son compte rendu de l'Essai sur la poésie rhythmique par Bouchaud, Diderot éreinte Y Essai, qui ne contient, selon lui, que «deux ou trois observationscommunes»,

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tionscommunes»,très délayées. Mais il retient une des citations de Bouchaud,à propos des «acclamations de joie et des imprécations de fureur que le peuple poussa tumultueusement à la mort de Commode». Dans ce passage abondent des interjections, suspensions, etc. comme celles que nous venons de citer (LEW, V, p. 476-77).

5.2. Les différents styles musicaux. L'exemple de la mise en musique d'Iphigénie.

Dans les Entretiens, Dorval définit deux «styles», que le musicien peut adopter
pour mettre en musique, par exemple, l'lphigénie de Racine : le simple et
\e figuré (LEW, 111, p. 203-207) :

Il y a en musique, deux styles, l'un simple, et l'autre figuré [...] On dit que Lulli même avait remarqué celui que je vais vous citer; ce qui prouverait peut-être qu'il n'a manqué à cet artiste que des poèmes d'un autre genre, et qu'il se sentait un génie capable des plus grandes choses (à propos du «Barbares, arrêtez» de Racine, LEW, 111, p. 207).15

Le premier, le «style simple» voit le récitatif obligé d'lphigénie entrecoupé d'une ritournelle plaintive (c'est à dire d'un passage où l'orchestre joue seul). L'air suit. Pour bien le réaliser, le musicien «doit s'y pénétrer de la douleur, du désespoir de Clytemnestre» (LEW, 111, p. 205-206).

Dans le second, le «figuré», le musicien «fera exécuter par la voix, ce que l'autre a réservé pour l'instrument [...] Le premier s'était entièrement occupé des accents de Clytemnestre; celui-ci s'occupe un peu de son expression. Ce n'est plus la mère d'lphigénie que j'entends; c'est la foudre qui gronde, c'est la terre qui tremble, c'est l'air qui retentit de bruits effrayants». Ce style est bien destiné à accroître l'émotion du spectateur : «il portera cette image à mon imagination déjà ébranlée par le pathétique de la poésie et de la situation» (LEW, 111, p. 206).

Dans le troisième, le musicien «tentera la réunion des avantages des deux styles : il saisira le cri de la nature, lorsqu'il se produit violent et inarticulé, et il en fera la base de sa mélodie. C'est sur les cordes de cette mélodie qu'il fera gronder la foudre, et lancera le tonnerre» (LEW, 111, p. 206). Ce «troisième style» a finalement quelque inconvénient : «Mais, quelque prodigieux génie que puisse avoir cet artiste, il n'atteindra point un de ces buts sans s'écarter de l'autre. Tout ce qu'il accordera à des tableaux sera perdu pour le pathétique. Le tout produira plus d'effet sur les oreilles, moins sur l'âme. Ce compositeur sera plus admiré des artistes, moins des gens de goût» (LEW, 111, p. 206).16 La musique dont rêve Dorval ne va pas sans poser quelques problèmes... Le tableau (et donc, dans une certaine mesure, la pantomime, qui fait tableau pour Diderot) s'oppose dans ce style au pathétique.

Suit, dans les Entretiens, un passage qui annonce déjà certaines expressions
du Neveu :

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Mais voici un autre morceau, dans lequel ce musicien ne montrera pas moins de génie, s'il en a, et où il n'y a ni lance, ni victoire, ni tonnerre, ni vol, ni gloire, ni aucune de ces expressions qui feront le tourment d'un poète tant qu'elles seront l'unique et pauvre ressource du musicien. (Diderot continue de mettre en musique Ylphigénie de Racine, IV, 4, LEW, 111, p. 207)17

On songe naturellement à ce passage, qui présente d'ailleurs plus l'oncle (et
ses opéras) que le neveu :

C'est le neveu de ce musicien célèbre qui nous a délivrés du plain-chant de Lulli que nous psalmodiions depuis plus de cent ans; qui a tant écrit de visions inintelligibles et de vérités apocalyptiques sur la théorie de la musique, où ni lui ni personne n'entendit jamais rien, et de qui nous avons un certain nombre d'opéras où il y a de l'harmonie, des bouts de chants, des idées décousues, du fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d'haleine; des airs de danse qui dureront éternellement, et qui, après avoir enterré le Florentin, sera enterré par les virtuoses italiens, ce qu'il pressentait et le rendait sombre, triste, hargneux. (LEW, X, p. 302)

5.3. Les types de chant privilégiés : le récitatif obligé, l'air.

Cette exacerbation des sentiments que Diderot souhaite provoquer chez le
spectateur le conduit à privilégier certaines formes de chant, comme par
exemple le récitatif obligé, ou l'air.

Le récitatif obligé est favorable à l'expression des passions, comme en
témoigne Rousseau :

C'est celui qui, entremêlé de ritournelles et de trait de symphonie, oblige pour ainsi dire le récitant et l'orchestre l'un envers l'autre, en sorte qu'il doivent être attentifs et s'attendre mutuellement. Ces passages alternatifs de récitatif et de mélodie revêtue de tout l'orchestre, sont ce qu'il y a de plus touchant, de plus ravissant, de plus énergique dans toute la musique moderne. L'acteur agité, transporté d'une passion qui ne lui permet pas de tout dire, s'interrompt, s'arrête [Rousseau fait allusion un peu plus bas à son Devin du village}. {Dictionnaire de musique, article RÉCITATIF OBLIGÉ)

Aussi rencontre-t-on, dans le petit plan d'un opéra-comique inséré dans les Entretiens, des récitatifs obligés (à l'acte II). Dans un des duos de ce même plan, «le petit paysan [...] marque son désir de la façon la plus passionnée» (LEW, 111, p. 203). Ce duo est proche de l'air, ou de l'ariette, concernant l'expression des sentiments. Le récitatif obligé était alors fréquent dans l'opéra seria italien, qui annonce sur bien des points le retour de la tragédie lyrique. Du point de vue du traitement de la voix, Diderot apprécie égalementles

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mentlesrécitatifs obligés dans la tragédie lyrique. Il note, à propos de la mise
en musique du monologue de Clytemnestre dans Ylphigénie de Racine : «Le
beau sujet pour un récitatif obligé, que les premiers vers» (LEW, 111, p. 205).

De même, l'air est également à l'honneur, car il permet d'imiter les cris de
la passion :

Le genre lyrique d'un peuple voisin a des défauts sans doute, mais beaucoup moins qu'on ne pense. Si le chanteur s'assujettissait à n'imiter, à la cadence, que l'accent inarticulé de la passion dans les airs de sentiment, ou que les principaux phénomènes de la nature, dans les airs qui font tableau, et que le poète sût que son ariette doit être la péroraison de sa scène, la réforme serait bien avancée. (LEW, 111, p. 198)

Comme le dit Le Neveu : «l'air est presque toujours la péroraison de la scène» (LEW, X, p. 387). Grimm, dans l'article Poème lyrique de Y Encyclopédie, fait également la recommandation suivante : «L'air, comme puissant moyen du compositeur, doit être réservé aux grands tableaux & aux momens sublimes du drame lyrique».18 Nous avons vu plus haut la place que Dorval lui donne lorsqu'il veut mettre en musique Ylphigénie de Racine.

6. Déclamation et pantomime

Dans une scène - pathétique à souhait - des Entretiens, où un père est chargé d'annoncer à son épouse la mort de leur fils, Dorval insiste sur les rapports étroits de la déclamation et de la pantomime : «Vous voyez combien la pantomime et la déclamation changent alternativement de lieu. Voilà ce qu'il faut substituer à nos a parte» (LEW, 111, p. 154).

Car la pantomime, dans les Entretiens, n'est pas seulement conçue comme tableau, elle fait partie de la musique, à part entière. Elle occupe en effet une place importante dans l'opéra, tel que Diderot le souhaite. Par ailleurs, elle est bien représentée dans l'opéra-comique de l'époque, auquel Diderot s'est vivement intéressé, au point d'écrire pour lui un texte connu sous le nom de Plan d'un opéra-comique (LEW, IV, p. 362 sq. - il se distingue de celui des Entretiens).

7. La pantomime

7.1. La pantomime complémentaire du chant, du discours.

Diderot, à propos d'une scène de la pièce de Dorval, où interviennent Clairval et Rosalie, feint l'étonnement devant son interlocuteur, afin de permettre à ce dernier d'exposer ses vues : «Jugez combien je fus surpris, à la lecture, d'y trouver des gestes et point de discours» (LEW, 111, p. 134).

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Dorval préfère la pantomime, car, naturelle, elle tranche sur les coups de théâtre, artificiels : «J'aimerais bien mieux des tableaux sur la scène où il y en a si peu, et où ils produiraient un effet si agréable et si sûr, que ces coups de théâtre qu'on amène d'une manière forcée» (LEW, 111, p. 127).

7.2. La pantomime comme tableau.

Dans les Entretiens, la pantomime est située par rapport à la peinture, ce qui était fréquent à l'époque (cf. en particulier Y Essai sur l'origine des connaissances humaines de Condillac, ou le Discours sur la poésie dramatique de Diderot). Dorval prend pour exemple la déclamation de deux vers [tirés du Phèdre de Racine] :

Dorval: C'est un mélange de curiosité, d'inquiétude, de douleur, d'amour et
de honte, que le plus mauvais tableau me peindrait mieux que le
meilleur discours.
Moi: C'est une raison de plus pour écrire la pantomime.
Dorval: Sans doute, l'intonation et le geste se déterminent réciproquement.
Moi: Mais l'intonation ne peut se noter, et il est facile d'écrire le geste.
(LEW, 111, p. 142, second entretien).

On sent à nouveau la différence avec le Paradoxe sur le comédien, où le modèle musical lui permet de fixer la déclamation au «vingtième du quart de ton près» (LEW, X, p. 430-31, voir supra, 5.1). Dorval, au début des Entretiens, évoque quelques-uns de ces tableaux, particulièrement émouvants : «Le beau tableau; car c'en est un, ce me semble, que le malheureux Clairville, renversé sur le sein de son ami, comme le seul asile qu'il lui reste» (LEW, 111, p. 128).

7.3. La pantomime musicale

Mais si la pantomime est conçue par rapport à la peinture, elle n'en relève pas moins par ailleurs d'un modèle musical.19 Ala différence de Rousseau en effet, Diderot pense que la pantomime, art imitatif, peut, ainsi que la danse, s'intégrer à l'art lyrique, tout comme la poésie, la musique.

Dans le canevas des Entretiens, la pantomime constitue presque un opéra à elle seule : elle se substitue pratiquement à la parole, au chant... Opéra étrange, qui a lui aussi récitatif, récitatif obligé, duo, quatuor... : «Les pas marchés et la pantomime non mesurée sont le récitatif de la danse; ils répètentleur danse; ils se recordent le geste et les pas; ils se reprennent, ils recommencent;ils tont mieux, ils s'approuvent; ils se trompent, ils se dépitent : c'est un récitatif qui peut être coupé d'une ariette de dépit» indique Diderot (LEW, 111, p. 200). Elle sert de liaison entre le récitatif et le duo : un récitatif

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mêlé de chant cède la place à une pantomime, qui elle-même précède un récitatif, et un duo. Le geste est donc ici au centre de la musique, comme on peut en juger : «[Les paysans sont] troublés [par des] sons effrayants [...] Ils s'arrêtent. Ils écoutent. Le bruit cesse. Ils se rassurent. Ils continuent. Ils sont interrompus et troublés derechef par les mêmes sons. C'est un récitatif mêlé d'un peu de chant. Il est suivi d'une pantomime de la jeune paysanne qui veut se sauver, et du jeune paysan qui la retient [...] il se fait entre eux un duo fort vif [...] Ce duo a été précédé d'un bout de récitatif composé des petits gestes du visage, du corps et des mains» (LEW, 111, p. 200-201). Ce n'est pas encore tout à fait l'idée que Diderot émettra dans le compte rendu de la brochure de Cochin, Sur la pantomime dramatique (1779) : la loi de l'harmonieveut que «le récitatif noté précède le chant et lui serve d'annonce, à moins qu'un mouvement de passion violente, inattendue et subite, circonstance qui n'est ni trop commune ni trop rare, dispense l'artiste de cette transition» (Sur la pantomime dramatique, LEW, XII, p. 753). Mais cette conception est en germe dans le texte de 1757. L'écart trop brusque entre la danse et le chant doit être comblé par l'introduction de la pantomime. La pantomime joue ainsi un rôle capital dans l'opéra, tel que Diderot le conçoit.

7.4. Diderot contre les positions de la danse en vogue à la fin du XVIIe siècle.

Diderot caractérise ainsi la danse : «La danse est à la pantomime, comme la pantomime est à la prose, ou plutôt comme la déclamation naturelle est au chant : c'est une pantomime mesurée» (LEW, 111, p. 199). La danse s'effectue donc en mesure, à l'inverse de la pantomime. Le parallèle entre le geste, la déclamation et la voix, est ici encore très sensible, et fait référence aux liens entre pantomime et déclamation, que Diderot expliquait dans le Système détaillé des connaissances humaines (voir supra, note 9). Cet aspect est intimement lié à l'imitation de la nature : ces danses mesurées que sont le menuet, le passe-pied, «où l'on suit un chemin tracé», qu'imitent-elles? «Ce n'est pas là savoir chanter, c'est savoir solfier», ajoute-t-il (LEW, 111, p. 199).

Dans les Entretiens, Diderot s'élève aussi contre les mouvements codifiés (les positions), car ils ne peuvent rendre l'énergie des passions : «Est-il possible qu'on ne sentira point que l'effet du malheur est de rapprocher les hommes, et qu'il est ridicule surtout dans les moments de tumulte, lorsque les passions sont portées à l'excès, et que l'action est la plus agitée, de se tenir en rond, séparés, à une certaine distance les uns des autres» (LEW, 111, p. 128).20

Aussi s'éloigne-t-il de la rhétorique classique des opéras français (Lully,
Rameau) : chaque mouvement du danseur était rigoureusement codé, et
avait sa signification propre; il ne pouvait s'en écarter.21

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Diderot anticipe sur Noverre, qui se réclamera d'ailleurs de lui.22 Il préfigure le mouvement de l'opéra seria, auquel participeront également Calzabigi et Gluck, qui introduisent massivement la pantomime dans la tragédie lyrique, et s'écartent ainsi de la conception de Métastase, à laquelle Rousseau reste attaché.

7.5. La liberté du comédien.

Diderot insiste sur la liberté du comédien, du chanteur, favorable à l'expression
des passions. Il est remarquable qu'insistant sur ce point, il en vienne à
comparer l'acteur au chanteur :

Dans les cantabile, le musicien laisse à un grand chanteur le libre exercice de son goût et de son talent. Il se contente de lui marquer les intervalles principaux d'un beau chant. Le poète en devrait faire autant, quand il connaît bien son acteur. Qu'est-ce qui nous affecte dans le spectacle de l'homme animé de grandes passions? Sont-ce ses discours? Quelquefois. Mais ce qui émeut toujours ce sont des cris... La voix, le ton, le geste, l'action, voilà ce qui appartient à l'acteur; et c'est ce qui nous frappe surtout dans le spectacle des grandes passions. (LEW, 111, p. 140-141)

En conclusion, dans les Entretiens sur le fils naturel, Dorval intervient le plus souvent, en exposant à Moi-Diderot des conceptions qui sont le plus souvent celles du philosophe lui-même. On peut ainsi résumer les idées-clefs de Diderot dans les Entretiens : suivre la nature et favoriser les passions violentes chez le spectateur. Ces réflexions l'amènent, en 1757, à souhaiter la renaissance de la tragédie antique (il pense alors que le drame bourgeois ne peut être transporté sur la scène lyrique, car il n'est pas mesuré). Diderot est donc conduit à souhaiter, en matière d'opéra, plusieurs changements radicaux. Selon lui, il faut :

- accorder à la pantomime un rôle important;

- débarrasser les décors de leur quincaillerie mythologique, et par conséquent
l'opéra des dieux du paganisme;

- baser le chant sur les cris naturels de la passion.

De cette façon, il favorise l'air et le récitatif mesuré. Mais il s'intéresse égalementà l'opéra-comique, en y introduisant le même type de déclamation et de pantomime. L'évolution de ce genre vers un pathétique proche de l'opéra seria, refléterait-elle celle du Dorval qui sommeille en Diderot : «[Dorval] établissait des préceptes communs à tous les genres dramatiques, et était toujours entraîné par sa mélancolie, à ne les appliquer qu'à la tragédie» {Entretiens sur le fils naturel, LEW, 111, p. 155)? Les conceptions de Diderot sur la pantomime préfigurent ses écrits ultérieurs (en particulier Sur la

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pantomime dramatique, 1779). Il privilégie une déclamation entrecoupée, basée sur les cris de la passion; ces idées annoncent Le Neveu de Rameau. Mais cependant le philosophe n'a pas encore opté, comme il le fera en 1771 dans le Paradoxe sur le comédien, pour un modèle musical, qui puisse fixer avec précision les accents de la déclamation et favoriser l'insensibilité du comédien par un recours au texte écrit (dans le premier Entretien sur le fils naturel, Dorval s'abandonne à son émotion, cf. notamment, LEW 111, p. 34).

Jena-Christophe Rebejkow

CNRS-HESO, Ivry sur Seine



Notes

1. Voir les Mémoires sur différents sujets de mathématique (en particulier le quatrième, Projet d'un nouvel orgue); Les Bijoux indiscrets (dont le chapitre intitulé L'opéra de Banza est un écho de la querelle entre lullistes et ramistes); la Lettre sur les sourds et muets.

2. Diderot, Œuvres complètes, édition publiée sous la direction de Roger Lewinter, Le Club français du livre, Paris 1969-1973, 15 vol., désignée par LEW. Suit le numéro du tome, en caractères romains, et de la page; ici : LEW, 111, p. 129. Le second des trois Entretiens y occupe les pages 136 à 171.

3. Cf. Rousseau, par exemple, dans l'Essai sur l'origine des langues, ou l'abbé du Bos, inspirateur des philosophes.

4. Cette question a été étudiée en détail, en ce qui concerne les Entretiens, notamment par J. Chouillet {Formation des idées esthétiques de Diderot, A. Colin, 1972), et par R. Lewinter.

5. Voir en particulier notre «Diderot et l'opéra-comique :dela farce au pathétique», Romanische Forschungen, Jahrgang 107, Heft 1-2 (1995), 143-154.

6. Sur cette notion importante, ci. J. Chouillet, op. cit.

7. Il faut noter que l'esthétique théâtrale de Diderot ne se limite pas au genre sérieux, même s'il est privilégié dans les Entretiens. A propos des Entretiens, Jacques Chouillet a dégagé l'originalité de Diderot par rapport aux différentes théories des genres intermédiaires. Pour Dorval, en partie porte-parole du philosophe, «une pièce de théâtre ne se renferme jamais étroitement dans un genre» (LEW, 111, p. 174; cf. J. Chouillet, op. cit., p. 134).

8. Diderot est loin de partager l'opinion de Dorval sur le burlesque dans les Entretiens. Il faut ici distinguer Dorval et Moi. Dans le Discours sur la poésie dramatique, Diderot consacre un chapitre au burlesque (ch. 6, Du drame burlesque, LEW, 111, p. 424).

9. 'Pour Diderot : «la pantomime [découle] du geste; du geste et de la voix découle] déclamation» (Explication détaillée du système des connaissances humaines de XEncyclopédie, LEW, 11, p. 305).

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10. Rousseau critique également les décors dans la lettre XXXIII de La Nouvelle Héloïse (Œuvres complètes, Gallimard, «Pléiade», tome 11, 1964, p. 283).

11. Dans sa remarquable analyse des Entretiens, J. Chouillet distingue par ailleurs le côté d'Ariste et le côté de Dorval.

12. Observations sur la musique, Pissot, 1769 (eh. VII, L'expression du chant ne consiste pas dans l'expression du cri inarticulé des passions, p. 65-66). C'est nous qui soulignons.

13. Jacques Chouillet, dans son analyse de ce passage des Entretiens, note que Diderot «isole les groupes privilégiés, qui font le pathétique du morceau.» 11 remarque qu'il s'agit d'une «nouvelle forme de déclamation quinain'a gardé de l'ancienne déclamation classique que les points de violence, ce qui explique son caractère frénétique et spasmodique». Il indique finalement qu'il ne reste plus à Diderot que «d'instituer un 'dialogue' entre 'le discours et le geste'» [op. cit., 441). Ce type de déclamation annonce, bien sûr, les opéras de Gluck, mais aussi ceux, antérieurs, de Traetta, en particulier Sofonisba (1762).

14. Jean Fabre indique que ces passages sont tirés du Phèdre de Racine (édition du Neveu de Rameau, Droz, 1950).

15. Cet exemple de Racine montre que la langue est finalement peu importante : «Je ne connais, ni dans Quinault, ni dans aucun poète, des vers plus lyriques, ni de situation plus propre à l'imitation musicale», ajoute Diderot (LEW, 111, p. 207). La langue française est donc «musicable», et cela montre que Diderot, s'il admire Métastase et la langue italienne plus propice à l'effusion des sentiments, n'en rejette pas pour autant la française. Lors de la Querelle des Bouffons, il adoptait d'ailleurs une position mesurée (cf. notamment notre «Cahusac, librettiste de Rameau, et les encyclopédistes, favorables à la musique italienne : conditions d'une rencontre», Francofonia n°2s, Automne 1993, p. 119-134). Il s'éloigne ici des positions extrémistes de Rousseau : on sait que ce dernier, dans la Lettre sur la musique française, affirmait que la France n'a point de musique et n'en peut avoir.

16. Quel musicien vise ici Diderot? Rameau, qui se préoccupait plus de l'oreille? mais Goethe disait que les œuvres de Lulli et de Rameau appartiennent plus à l'école qui cherche l'expression qu'à l'école quineine désire que plaire à l'oreille (Cf. la note de J. Fabre, dans son édition du Neveu de Rameau, Droz, 1950, p. 420-427); Pergolèse se préoccupent plus de l'oreille que du cœur. Pour Voltaire, «Rameau a enchanté les oreilles, Lulli enchantait l'âme» (Voltaire, Dictionnaire philosophique, article Art dramatique, in Œuvres complètes, éd. L. Moland, Garnier, 1877-1885, 54 vol., t. XVII, p. 393-428). Le Neveu et Diderot ne sont pas assez explicites sur ce point. Mais le passage qui suit dans le texte (à propos des lances, etc. semble désigner Rameau; cf. infra et note 17).

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Résumé

Les Entretiens sur le fils naturel de 1757 ne concernent pas seulement le théâtre; ils mettent en place les principales orientations de la réforme de l'opéra, telles que les souhaite Diderot. Cette réforme s'appuie sur l'imitation de la nature et l'expression des passions. Le philosophe désire donc favoriser la pantomime dans l'opéra seria (mais aussi dans l'opéra-comique) et privilégier une mélodie fondée sur les cris de la passion : d'où une prédilection pour des formes musicales comme l'aria et le récitatif obligé. Il annonce par là même des idées qui seront exprimées dans Le Neveu de Rameau, et que Gluck, aidé de Calzabigi, s'efforcera de mettre en pratique.



17. Le thème d'lphigénie a d'ailleurs poursuivi Diderot : témoins l'article «Composition» de l'Encyclopédie (LEW, 111, p. 546), où il reprend pratiquement les expressions des Entretiens pour peindre le désespoir de Clytemnestre, et les Observations sur l'iphigénie de Guimond de la Touche (LEW, 111, p. 213-216).

18. Op. cit., Poème lyrique, XII, p. 826b.

19. Cette nature musicale de la pantomime est déjà présente dans la Lettre sur les sourds et muets de 1751, où, dans l'analyse du Lutrin de Boileau, Diderot constate une analogie entre la nature phonique des syllabes et le mouvement d'étendre les bras (LEW, 11, p. 550). La musique est ainsi, encore en 1757 pour Diderot, un art essentiellement imitatif.

20. C'est ainsi qu'il faut comprendre la critique que Diderot adresse aux comédiens italiens dans le Discours sur la poésie dramatique : «Un paradoxe dont peu de personnes sentiront le vrai, mais qui révoltera les autres, [...] c'est que dans les pièces italiennes, nos comédiens italiens jouent avec plus de liberté que nos comédiens français; ils font moins de cas du spectateur. [...] On trouve dans leur action je ne sais quoi d'original et d'aisé, qui me plaît et qui plairait à tout le monde, sans les insipides discours et l'intrigue absurde qui le défigurent. [...] Mais ils improvisent [...] Néanmoins ce qui surtout les symétrise, les empèse et les engourdit, c'est qu'ils jouent d'imitation; qu'ils ont un autre théâtre et d'autres acteurs en vue. Que font-ils donc? Ils s'arrangent en rond; ils arrivent à pas comptés et mesurés; ils quêtent des applaudissements; ils sortent de l'action; ils s'adressent au parterre; ils lui parlent, et ils deviennent maussades et faux» (LEW, 111, p. 489-90).

21. Sur les positions, voir l'article Chorégraphie de l'abbé Goussier (Encyclopédie, 111, p. 367b-373b), ainsi que les planches qui s'y rapportent.

22. Cf. Noverre, Lettres surla danse, 1759 (Lettre 22), pp. 359 et 361.