Revue Romane, Bind 31 (1996) 1

Le rôle des blancs dans la constitution de l'acte de lecture en poésie moderne

par Les uns: dirait-on: ne songent jamais à la réponse silencieuse de leur lecteur. Ils écrivent pour des êtres béants. Paul Valéry

Laurence Bougault

On définit souvent la poésie moderne par son caractère «hermétique». Certains poéticiens, comme J. Cohen, vont même jusqu'à postuler que «Toute poésie est obscure pour autant qu'elle est poétique» (Cohen, 1979, p. 182). On voudrait donc ici tenter d'examiner ce qui caractérise, du point de vue du lecteur, cette obscurité, cet hermétisme, et envisager les motivations qui poussent le lecteur à consommer des livres se revendiquant eux-mêmes comme illisibles. Que recherche un tel lecteur et que trouve-t-il?

Nous limiterons notre approche du problème en appliquant certains aspects des seuls travaux de W. Iser à la poésie de Mallarmé, Rimbaud et Char, en tant qu'ils emblématisent, chacun de manière apparemment très différente, la poésie hermétique, prétendument et effectivement accessible à un lectorat restreint.

Dans son ouvrage intitulé L'acte de lecture, théorie de l'effet esthétique, Wolfgang Iser accorde une place très importante à ce qu'il appelle les «blancs» ou «lieux vides» (Leerstelle). Partant du principe de R. Kalidova selon lequel «l'esthétique est un principe vide qui organise des qualités extra-esthé-

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tiques» (Iser, 1985, p. 130), il axe sa distinction entre usage linguistique courant et usage fictionnel autour du manque communicationnel du texte fictionnel. Les conditions qui sont remplies lors de la communication ordinaire, telle qu'elle a lieu, par exemple, au cours d'un dialogue, sont en effet nombreuses. On trouve notamment :

- Une matrice des énonciations, autrement dit, l'environnement des individus
qui communiquent, en tant que cadre non verbal d'action.

- Celle-ci est orientée de manière sélective par le rapport du récepteur à la
«sphère commune de réception», à la situation de la communication.

- Cette situation est structurée et rendue possible par ce que R. Martin appellerait l'«univers de croyance» commun à l'émetteur et au récepteur, c'est-à-dire le rapport entre le destinataire de la communication et le système référentiel d'expériences qu'il partage avec le locuteur.

- Enfin le récepteur entretient un rapport particulier avec le domaine
d'associations du locuteur.

L'ensemble de ces conditions permet l'échange communicationnel, sa réussite ou son échec (quiproquo, incompréhension, illusion d'entente ou de désaccord, etc.). C'est par rapport à cet ensemble que W. Iser positionne le texte fictionnel et son fonctionnement spécifique :

Ce qui, selon l'usage linguistique courant, est toujours déjà donné doit être tout d'abord produit dans le cas de la fiction. En fait, la conjonction des éléments du texte est une condition fondamentale de la cohérence de ce texte. Dans le langage courant, cette cohérence est assurée par toute une série de conditions complémentaires qui ne sont pas réunies dans le cas de l'usage fictionnel. (Iser, 1985, p. 320)

Si, généralement, le texte cherche à réunir «au mieux» ces conditions (subissant d'ailleurs ce déficit qui fait de lui un discours sans père, incapable de se défendre, comme le signalait Platon dans le Phèdre), l'usage linguistique fictionnel va se servir de leur absence-même pour rétablir un potentiel de communication, ce qu'on pourra bien encore appeler un simulacre :

L'absence de ces conditions de régulation se traduit principalement par la multiplication, dans le texte, des facteurs de disjonction. Ces disjonctions ne sont pas un défaut, ils [sic dans la traduction] conditionnent plutôt la nécessité de combiner les schémas textuels, et c'est cette nécessité qui conditionne la formation d'un contexte susceptible de donner au texte une cohérence, et à la cohérence un sens. {Ibid.)

Autrement dit, le lecteur va devoir, comme Bonnefoy le sollicite, «lever les
yeux du livre» et pratiquer, selon l'expression de Barthes, des «excursions» lui

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permettant de rencontrer le «contexte» qui, d'après Iser, pourra fournir au texte la cohérence qu'il ne possède pas à lui seul. Si l'on peut déterminer ce phénomène comme simulacre (tel que Deleuze l'évoque à travers la philosophiestoïcienne), c'est qu'il se caractérise par son dynamisme auto-généré et crée son propre mouvement :

Dans le rapport dialogique entre le texte et le lecteur, le vide remplit un rôle essentiel d'impulsion : il produit les conditions de la compréhension, car une situation contextuelle peut ainsi se construire, permettant au lecteur et au texte de trouver une convergence. Ce qui doit préexister dans le cas de l'usage linguistique courant du discours doit ici être produit. (Iser, 1985, p. 122)

Autrement dit, à travers les blancs du texte, le lecteur est investi du pouvoir de constitution de l'effet esthétique. Cette responsabilité lectoriale que nécessite le texte fictionnel, est absente dans les autres écrits et devient donc problématique, comme le signale W. Iser :

Cela peut avoir un inconvénient : il se peut en effet qu'aucun accord ne survienne.
Mais cela peut avoir également un avantage : le lecteur s'entendra peutêtre
avec le texte au-delà d'une action linguistique pragmatique. (Ibid.)

Or c'est bien ce problème de l'accord entre le texte poétique et les lecteurs qui doit nous retenir dans l'approche de l'hermétisme; accord qui, s'il a lieu, est du type de «l'entente», laquelle devra encore être caractérisée dans sa spécificité générique.

Maximalisation poétique des blancs

Si, comme le dit W. Iser, le phénomène des blancs a tendance à s'accroître dans le roman à partir du XIXe siècle, il semble bien que la poésie, dans son dispositif originel et dans son développement au cours du XIXe, joue plus que tout autre discours fictionnel sur ces espaces vides, dans la mesure où, dans le poème, comme l'écrit M. Deguy dans «Vers une théorie de la figure généralisée», «ce ne sont pas certains mots qui 'manquent', mais tous les mots qui (se) manquent» (Critique, n° 269). En effet, dans les œuvres de Mallarmé, Rimbaud et Char, on constate, dès la première lecture, que les blancs envahissent le texte de manières beaucoup plus diverses que celles qu'examine W. Iser, celui-ci privilégiant l'aspect narratif et fictionnel, alors que la poésie use de façon généralisée des divers aspects de la matière linguistique. Loin de vouloir faire une typologie exhaustive de ces phénomènes, nous voudrions cependant reprendre et observer les plus saillants pour mettre en évidence ce qui se passe à la lecture de tels textes.

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a) Blancs typographiques

Si les lieux vides de Iser sont essentiellement des lieux abstraits (encore qu'il mentionne le découpage du narratif en chapitres), la poésie va insister et matérialiser ces blancs par une disposition typographique inusuelle. Si le vers s'abstenait déjà de noircir tout l'espace de la page, la poésie moderne semble encore accentuer ces ruptures visuelles dans le tissu de l'écriture.

Emblématique de notre propos est sans doute l'espacement maximal du texte du Coup de dés, caractérisé par Mallarmé lui-même, dans la Préface, comme «un espacement de la lecture» (Mallarmé, 1945, p. 455) et non pas un espacement de l'écriture. La Préface met d'ailleurs l'accent sur le caractère proprement poétique du blanc visuel typographique :

Les 'blancs' en effet, assument l'importance, frappent d'abord; la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement au point qu'un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet : je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse. (Mallarmé, 1945, p. 455)

La notion de «silence», assimilée à celle de «blanc», se retrouve d'ailleurs dans les investigations de W. Iser : «en tant que silences dans le texte, ils [les blancs] ne sont rien. Mais de ce rien est issue une stimulation importante à l'activité de constitution» (Iser, 1985, p. 338), activité de constitution qui semble au cœur de la problématique de Mallarmé lorsque celui-ci suggère que, de ces espacements, «résulte, pour qui veut lire à haute voix, une partition» (Mallarmé, 1945, p. 455). Ce qui laisse entrevoir le privilège de l'acte de lecture, puisque, dans le poème, tout doit être déchiffré pour advenir dans sa forme finale. Le lecteur est alors investi du rôle de l'interprète et non plus seulement de celui de spectateur de l'œuvre. Dans les formes les plus hermétiques du poème (tellement que Mallarmé se sent obligé de produire une Préface), le blanc doit donc bien jouer le rôle que lui reconnaît Iser, à savoir qu'il «permet ainsi la participation du lecteur au déroulement de l'action» (Iser, 1985, p. 351).

Si la poésie de Rimbaud, contrairement à celle de Mallarmé, semble en apparence évoluer vers une densification des espaces écrits, dans la mesure où il passe du vers à la prose, il faut constater néanmoins que bien des poèmes des illuminations s'aèrent et se dispersent dans la prolifération des tirets, qui semblent dessiner des trous au sein de la trame linéaire, d'autant plus que, bien souvent, ils ne sont pas régis par les règles typographiques usuelles, ainsi dans «Fête d'hiver» :

La cascade sonne derrière les huttes d'opéra-comique. Des girandoles prolongent,
dans les vergers et les allées voisins du Méandre, - les verts et les rouges

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du couchant. Nymphes d'Horace coiffées au Premier Empire, - Rondes Sibériennes,
Chinoises de Boucher. (Rimbaud, 1989, t. 3, p. 89)

La poésie charienne, enfin, tend à confirmer la redistribution du blanc typographique propre à toute poésie, à travers la forme du fragmentaire. On connaît depuis longtemps les «Vers aphoristiques» de La nuit talismanique qui brillait dans son cercle et la récurrence du mot «saxifrage» dans l'œuvre de R. Char, mais il faut aussi se rappeler que le fragmentaire apparaît dans son œuvre dès le milieu des années trente, dans Moulin premier, où il adopte la forme des fragments numérotés qui se succèdent dans un ordre flou, produisant ce qu'il appellera plus tard une «infinité de parcelles lumineuses coûteuses» (Char, 1983, p. 471).

b) Blancs sémiotiques à caractère phonique

On entend ici, par «blancs sémiotiques», des phénomènes de brouillage du fonctionnement des signes à l'intérieur du langage qui résultent de la rupture de parallélisme entre le son et le sens. Ces phénomènes ont déjà été longuement commentés par la critique car ils sont partie constituante du travail poétique. Nous ne les évoquerons que très brièvement. Il s'agit essentiellement de créer des trous entre le signifié et le signifiant qui ne permettent plus un déchiffrage correct du point de vue communicationnel. En ce sens, nous rejoignons tout à fait les conclusions de J. Cohen dans Structure du langage poétique, lorsqu'il affirme que la versification «unit les segments que la prose sépare et identifie les termes que la prose distingue. Procédés négatifs, donc, qui tendent à affaiblir la structuration du message» (Cohen, 1966, p. 93). Affaiblir la structuration du message, c'est bien encore disjoindre et desserrer le tissu du discours pour laisser se former des «jours», des «blancs», où l'activité du lecteur pourra prendre place.

c) Blancs syntaxiques à caractère figurai

Les blancs syntaxiques sont presque totalement passés sous silence dans L'acte de lecture. Il sont pourtant largement présents dans le texte poétique où la forme sans cesse in-forme ou laisse en blanc, dessine les creux et les pleins du sens. Il est impossible de faire une typologie exhaustive des phénomènes de blancs syntaxiques qui ont lieu dans bon nombre de figures. Nous en citerons trois, qui semblent représentatives : la parataxe, l'hendiadyn et l'anacoluthe.

On définit généralement la parataxe comme un phénomène de disparition des taxèmes, autrement dit des segments du discours dont le rôle est d'indiquerle rapport des syntagmes entre eux. On élargit assez fréquemment cette définition à d'autres phénomènes comme l'effacement morphologique

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(l'ellipse, la dislocation ou l'adjonction, et parfois même l'effacement lexical). Tesnière, quant à lui, comprend la parataxe comme coordination par oppositionà l'hypotaxe comme subordination. Il distingue la parataxe «dans laquelle les deux nœuds sont sémantiquement coordonnées», de l'hypotaxe sans marquant où les noeuds sont «sans marque morphologique de la subordination,de telle sorte qu'ils sont morphologiquement coordonnés» (Tesnière, 1988, p. 319). Tesnière déplore la confusion des deux phénomènes, parataxe et hypotaxe sans marquant, néanmoins, dans notre optique, il faut retenir que le phénomène de blanc est présent dans les deux cas : chaque fois on laisse au récepteur la responsabilité d'établir un lien logique entre les élémentsdisjoints. Toutefois, l'hypotaxe sans marquant semble revêtir un caractère «figurai», du fait qu'elle affecte la forme indépendamment du sémantisme, ce qui semble être un des caractères de l'écriture poétique. En tant que blanc balisé par l'émetteur, la parataxe sera donc plus spécialement comprise dans le sens que Tesnière réserve à l'hypotaxe sans marquant. L'idée d'absence de marque (qui se traduit aussi par la suppression de la ponctuation chez Char, dans Dehors la nuit est gouvernée notamment) est en soi imputable à la distribution de blancs au sein du texte.

La syntaxe de Mallarmé, nous fera-t-on remarquer, se caractérise en premier lieu par la vigueur des taxèmes et la très forte hiérarchisation hypotaxique du discours. Mais cela n'infirme pas tout à fait notre hypothèse, car les hypotaxes sans marquant relèvent, dans un tel discours, d'une très nette intention figurale. Ainsi dans le très inaccoutumé : «je dirais mourir un diadème» (Mallarmé, 1945, p. 282).

La poésie de Char exhibe volontiers, quant à elle, l'hypotaxe sans marquant,
parataxe stylistique très repérable, par exemple dans ces vers :

Au sommet du glacier de l'Assiette
Voulez-vous me passer votre main
Le pouvoir d'achever le doute

(Char, 1983, p. 108)

Mais c'est sans doute chez Rimbaud que les blancs parataxiques sont les plus saillants. On a souvent évoqué le problème des clausules dans les illuminations. Ce qui les distingue justement, et les rend particulièrement saillantes, c'est qu'elles sont la plupart du temps privées d'un lien sémantico-logique et/ou morphologique, si bien qu'elles laissent au lecteur le soin de fabriquer un pont entre les phrases qui permettrait de comprendre en quoi la dernière phrase a valeur conclusive par rapport au propos qui précède :

J'ai tendu des cordes de clocher à clocher; des guirlandes de fenêtre à fenêtre;
des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. (Rimbaud, 1989, t. 3, p. 71)

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Si la clausule fait surgir l'image du danseur de corde, elle laisse néanmoins en blanc le lien logique : «afin que», «si bien que»... On pourrait donner bien d'autres exemples de ces clausules parataxiques chez Rimbaud, où il est d'ailleurs bien souvent beaucoup plus difficile de remplir le vide et où l'imagination représentative du lecteur se trouve confronté à un tel gouffre que c'est bien souvent le refus de participation qui en résulte.

Tesnière distingue d'autre part un phénomène de métataxe, à savoir l'aptitude de certaines langues, dont le français, à subordonner des éléments disjoints dans d'autres langues. Ainsi la parataxe latine moderano etsapientia devient en Français l'hypotaxe une sage modération. Or le discours poétique tend à privilégier des formes de parataxe auxquelles le Français préfère généralement la métataxe. Ce phénomène est ressenti lui aussi comme figure, figure qu'on désigne généralement sous le nom d'hendiadyn. Là encore, on peut considérer qu'il s'agit d'un blanc syntaxique. En effet, l'hendiadyn consiste, selon le Gradus de B. Dupriez, à «dissocier en deux éléments, coordonnés, une formulation qu'on aurait attendue normalement en un seul syntagme dans lequel l'un des deux éléments aurait été subordonné à l'autre» (Dupriez, 1984, p. 231). Ainsi, par exemple, chez Mallarmé : «Tel vieux Rêve, désir et mal de mes vertèbres» (Mallarmé, 1945, p. 67). En Français courant, on rencontrerait plus fréquemment, sans doute, «désir malheureux». De même, à la place de «Résolus et heureux nous avancions» (Char, 1983, p. 355) qu'on rencontre dans La parole en archipel, plus couramment, on choisirait l'adverbe et on supprimerait la parataxe - quelque chose comme : «Nous avancions résolument heureux».

L'anacoluthe défait et disjoint sans doute de manière plus frappante encore les liens syntaxiques. Elle est généralement définie comme rupture de construction syntaxique, voire déséquilibre et asymétrie. On sait qu'elle pose problème dans la mesure où symétrie et cohérence syntaxique sont des notions ambiguës. Néanmoins, le sentiment d'un déficit, d'un blanc, permet justement de répondre à ceux qui considèrent cette figure comme un phénomène douteux. Le blanc, prioritairement syntaxique, peut et tend à devenir sémantique, dans la mesure où l'asymétrie laisse attendre un membre de phrase qui est remis à la charge du lecteur. Dans le «Tombeau» de Verlaine (Mallarmé, 1945, p. 71), Mallarmé fait intervenir un ni qui ne coordonne rien, rien qui renvoie étrangement au vide laissé par la mort en dépit du tombeau :

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Le noir roc courroucé que la bise le roule
Ne s'arrêtera ni sous de pieuses mains
Tâtant sa ressemblance avec les maux humains
Comme pour en bénir quelque funeste moule.

(Mallarmé, 1945, p. 71)

«A une Raison» semble défier (comme bien d'autres Illuminations), la rationalité de la syntaxe française. Il faudrait relire tout le poème pour prendre la mesure de l'asymétrie et de l'a-cohérence syntaxique; la dernière phrase du poème laisse néanmoins deviner l'ampleur du phénomène dans le texte rimbaldien : «Arrivée de toujours, qui t'en iras partout.» (Rimbaud, t. 3, p. 68) Une telle phrase, d'autant plus qu'elle achève un poème tout entier fabriqué comme un collage de syntagmes hétérogènes, apparaît véritablement comme maximalisation du phénomène des blancs syntaxiques, maximalisation qui va de pair avec cette «illisibilité» qui d'après certains, caractérise le recueil dans son entier. (Si la lisibilité est un «horizon d'attente et de prévisibilités» comme le démontre P. Hamon dans «Note sur les notions de norme et de lisibilité en stylistique», Littérature, n° 14, les blancs qui «mettent dans le vide» le lecteur déçoivent bien l'attente qui rend le texte lisible, c'est pourquoi «Mallarmé est illisible» (ibid.) ou encore Rimbaud, qui donne lieu à un article du même Hamon, «Narrativité et lisibilité, essai d'analyse d'un texte de Rimbaud» dans Poétique, n° 40.) Il semble que Rimbaud cherche en effet à pousser la stratégie jusqu'à vider totalement le texte de toute matière à représentation, hypothèse qui pourrait d'ailleurs être confirmée par ces phrases à'Une Saison en Enfer, phrases qui, déjà, visent directement à orienter l'acte de lecture, puisque Rimbaud s'adresse au lecteur en ces termes : «vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.» (Rimbaud, 1989, t. 2, p. 106) Le fait est, en tout cas, que la postérité littéraire de Rimbaud ne se privera plus d'un emploi généralisé de l'anacoluthe, qu'on retrouve de manière très récurrente dans l'œuvre de Char, notamment, comme il se doit, dans les premiers recueils, encore teintés de pratiques surréalistes, comme Dehors la nuit est gouvernée, où nous ne prendrons qu'un exemple, parmi bien d'autres : «Je t'étreins sans élan sans passé ô diluvienne amoureuse indice adulte» (Char, 1983, p. 111). La juxtaposition qui termine le poème crée ici un déséquilibre auquel manque toute justification logico-sémantique. On pourrait y voir aussi un phénomène de parataxe, mais le blanc n'est pas ici identifiable comme absence de marque d'hypotaxe, et l'asymétrie est présente du fait de la mise en contact immédiate du masculin et du féminin.

Tous ces phénomènes de blancs syntaxiques, qui sont le plus souvent
répertoriés en tant que figures par les traités de rhétorique, ne se distinguent

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donc en fait les uns des autres que de manière très floue, ce qui inciterait peut-être à penser que l'essentiel, pour le poète, n'est pas tant la production de telle ou telle figure que son efficacité à mettre en place une stratégie, qu'on pourrait définir ici comme la maximalisation des blancs visant à orienter de manière spécifique l'activité lectoriale.

d) Blancs semantico-fìctionnels

Ce sont eux qu'étudie plus particulièrement W. Iser, en relation avec les «stratégies du texte» qui organisent la «structure du thème et de l'horizon» comme «condition fondamentale de la compréhension» (Iser, 1985, p. 179). Le premier rôle est de disjoindre les segments du texte de manière à créer une dynamique entre le thème et l'horizon, rôle qu'lser décrit de la façon suivante :

Les segments disjoints forment des surfaces qui se réfléchissent mutuellement en un champ dont la tension se décharge dans le rapport d'interaction entre le thème et l'horizon. Le thème provoque et gouverne la transformation des segments. Il résulte d'un déséquilibre latent de la position du point de vue dans la mesure où un segment devient le thème tandis qu'un autre segment perd sa valeur thématique et forme un vide qui, en tant qu'horizon, oriente le point de vue du lecteur vers le segment devenu thématique, (iser, 1985, p. 350)

II nous a semblé que, malgré l'absence relative de narrativité dans le discours poétique, il était possible de retrouver ce phénomène dans certaines productions des auteurs, en particulier dans Hérodiade, Un Coup de dés, mais aussi dans les sonnets du Triptyque de Mallarmé : I. Tout orgueil fume-t-il du soir..„11. Surgi de la croupe et du bond..., 111. Une dentelle s'abolit..., dans certains poèmes rimbaldiens qui s'organisent en plusieurs segments, dans les fragments chariens fortement thématisés comme, par exemple, Les feuillets d'Hypnos.

Si, comme le soutient W. Iser, «la première propriété structurante des blancs apparaît dans le fait qu'ils peuvent organiser, face aux disjonctions, un espace de projections réciproques des segments de perspectives» (Iser, 1985, p. 341), c'est bien ce qui se passe dans ces discours poétiques, où le même sujet est fragmenté puis répété selon une variation thématique qui ne laisse pas de dévoiler le même horizon de la réflexion.

Ainsi dans le Triptyque mallarméen (Mallarmé, 1945, pp. 73-74), les trois sonnets, malgré leur apparente variété thématique, jouent comme des chapitresà l'horizon desquels se dessine le récit d'un enfantement nié et cependantmaintenu qui, en devenant purement virtuel, finit par laisser paraître la possibilité d'engendrer un poème inscrit par sa virtualité même, blanc total,

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«creux néant musicien» qui, dans son absence, son «inanité» dirait ailleurs
Mallarmé, laisse ouvert la potentialité de sa propre naissance.

I. Le premier sonnet a pour thème l'orgueil, celui de la création et de l'immortalité, orgueil ancestral du couple originel qui est désavoué à travers la métaphore d'un flambeau éteint : «Tout Orgueil fume-t-il du soir,/ Torche dans un branle étouffée». Mais en filant la métaphore, Mallarmé laisse entendre que la musicalité subsiste à l'orgueil, comme reliquat de l'espoir nécessaire, dans la mesure où «Ne s'allume pas d'autre feu/ Que la fulgurante console» qui est à la fois la «crédance» du «Sonnet en ix» et, d'après Littré, la partie supérieure de la harpe qui reserre les chevilles dont dépendent les cordes. Ainsi la beauté est-elle tout ce qui subsiste du naufrage de la pensée mythique de l'au-delà : la console brille au dessus du «marbre lourd» du «sépulcre» et le tient à distance, l'«isole».

11. Le thème du second sonnet est celui de la naissance (la production) de l'artifice (le «sylphe de ce froid plafond») due au désaccord du couple et à sa désunion. Reprenant la métaphore du vase et de la fleur qui lui sert d'emblème à la théorie de la notion pure, Mallarmé laisse cependant entendre que, si le «vase» (le poème) est vide et ne permet pas de celler l'alliance, un espoir demeure que la rose (la notion pure) vienne «dans les ténèbres» parachever le vase.

111. Le dernier sonnet complète le décor de la chambre grâce au thème du voilage qui métaphorise en même temps l'activité linguistique du poète. La «dentelle», le «blanc conflit» métonymisent le rideau qui dévoile autant qu'il voile, «Flotte plus qu'il n'ense,velit», à l'instar du langage qui, voulant dire le paysage ne fait qu'en révéler l'absence. En dépit de ce néant linguistique persiste la musique comme mère de toute création : «une mandore/ [...] Telle que [...]/ Selon nul ventre que le sien,/ Filial on aurait pu naître.»

C'est alors cette musique du langage qui laisse au poète l'espoir d'une
postérité tout artificielle.

A l'horizon des trois sonnets se dessine donc thématiquement une chambrevide avec tous ses attributs. Métaphoriquement, les trois isotopies dominantes(le feu, le bouquet, le voile) permettent à Mallarmé d'amener à l'expression sa conception du néant du langage, non dépourvue cependant d'un certain espoir confiné à la capacité de l'homme à fonder, par la musique du poème, une postérité décharnée et immanente. Le pari pascalien se déplacede Dieu à l'homme, et le «Jeu suprême» est donné à ressentir dans le blanc radical qui mène d'un sonnet à l'autre. Donné à ressentir, car, ce qui doit rester présent à l'esprit, c'est que le déplacement de l'horizon des blancs est fortement lié à l'activité lectoriale puisque la structure autorégulatrice

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dépend du succès de l'interaction entre le texte et son lecteur (voir à ce sujet Iser, 1985, p. 351) qui s'établit grâce au temps de la lecture comme déroulementlinéaire de l'espace fictionnel dans l'esprit du lecteur. Si bien que le poète propose à son récepteur une fiction-à-construire, telle que Mallarmé la représente dans sa Préface au Coup de dés :

La fiction affleurera et se dissipera, vite, d'après la mobilité de l'écrit, autour
des arrêts fragmentaires d'une phrase capitale dès le titre introduite et continuée.
(Mallarmé, 1945, p. 455)

Autrement dit, dans le cas du Coup de dés, les blancs qui naissent d'une part de la disposition fragmentaire et d'autre part du déploiement de paradigmes de même niveau multipliant les alternatives fictionnelles superposées, donnent naissance à la fiction (rudimentairement, l'expérience du néant de la conscience allégorisée par un naufrage nocturne). Le surgissement du thème et de sa dissolution dans les alternatives provoque une perpétuelle remise en cause du sens de l'événement (environ : malgré le vide et le nonsens de la nature, il reste une possibilité de fonder un lieu où la pensée humaine, comme «folie utile», puisse se déployer).

Si, comme tente de le démontrer W. iser, l'effet esthétique est spécialement lié à la présence des blancs dans le tissu fictionnel, on peut sans doute alors comprendre cette identité mallarméenne : «la Fiction ou Poésie» (Mallarmé, 1945, p. 335) et dépasser la définition traditionnelle du mot fiction comme imitation ou feinte au profit de l'idée d'un simulacre dynamique qui doit présenter au lecteur quelque chose qui a son lieu dans l'esprit même de ce dernier.

c) Blancs référentiels

C'est pourquoi, sans doute, on observe en poésie des blancs référentiels qui finissent par interdire toute forme d'identification à un contexte connu et se laisse comprendre alors comme obscurité ou illisibilité, si l'on considère que lire n'est pas seulement déchiffrer un code mais encore ramener l'inconnu de la lecture au connu des expériences antérieures. Parmi les différents types de blancs référentiels, nous en observerons un qui nous paraît capable d'exemplifier notre propos, à savoir le vide de la détermination nominale. (On aurait pu aussi suivre les pistes proposées par J.-P. Boons dans l'article intitulé «Métaphore et baisse de la redondance»). C'est sans doute dans la poésie rimbaldienne qu'on assiste au phénomène le plus frappant de vide de la détermination nominale. Pour comprendre le mécanisme mis en place par le poète, nous prendrons donc un exemple tiré des Poésies. «Rages de Césars» (Rimbaud, t. 1, p. 96) propose au moins quatre occurrences de cet évidement référentiel :

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L'Homme pâle, le long des pelouses fleuries,
Chemine, en habit noir, et le cigare aux dents :
- Et parfois son oeil terne a des regard ardents...
Car l'Empereur est soûl de ses vingt ans d'orgie!
[...]
11 repense au Compère en lunettes...
Et regarde filer de son cigare en feu,
Comme aux soirs de Saint-Cloud, un fin nuage bleu.

Pour essayer de comprendre ce qui se passe du point de vue de la détermination nominale qui permet ici à Rimbaud de créer des blancs référentiels, nous ferons appel aux travaux de M. Wilmet dans La détermination nominale. On sait que déterminer, c'est «dire lequel c'est». La détermination doit donc permettre l'élaboration d'une représentation dans l'esprit du lecteur. Dans les quatre cas de «Rages de Césars», on reconnaîtra des emplois en extensivité extensive (environ ce que les linguistes appelaient précédemment «emploi de notoriété»), laquelle «extensivité extensive» est définie ainsi par Wilmet :

L'extensivité desígnele rapport del' extensité à l'extension, soit le rapport de (1) la quantité d'êtres ou d'objets auxquels un substantif ou un syntagme nominal sont appliqués à (2) l'ensemble des êtres ou des objets auxquels ils sont applicables. [...] Lextensivité projette en un mot l'extensité sur l'extension, avec pouvoir de les égaler (extensivité extensive [...]) ou de les dissocier (extensivitépartitive), l'extensivité extensive impliquant le défini alors que l'extensivité partitive appelle l'indéfini. (Wilmet, 1986, p. 57)

Selon Wilmet toujours qui fait la synthèse et affine les typologies de Damourette et Pichón (1927) : (1) Notoriété générale, (2) Notoriété occasionnelle : (a) capitale, (b) intralimitale; et de Hawkins (1978) : (1) anaphorique, (2) emploi en situation visible, (3) emploi en situation large, cette extensivité extensive tient à trois causes :

a) Ajustement de l'extensité à l'extension : ex : l'homme pour «tous les
hommes».

b) Adaptation de l'extension à l'extensité : réduction co-textuelle (anaphorique)
ou contextuelle (en situation).

c) Occultation de l'extension excédant l'extensité : «Le locuteur néglige les
données ( 1 ) inutiles ou (2) disconvenantes à son propos».

Dans chacun des cas de «Rages de Césars» : L'Homme pâle, l'Empereur, au
Compère en lunettes, aux soirs de Saint-Cloud, tout se passe comme si la

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majuscule conférait aux noms communs une valeur de nom propre qui justifie l'emploi d'un article défini (cette tendance étant encore accentuée par le nom propre Saint-Cloud). On se retrouve dans le cas de l'extensivité extensive due à une adaptation de l'extension à l'extensité, de type contextuel, mais il manque au lecteur les données passées sous silence. Autrement dit, Rimbaud opère une réduction d'extension de type contextuel alors qu'elle devrait être de type co-textuel, dans la mesure où l'écriture est toujours différance. Le blanc naît alors chaque fois de l'absence de contexte qui n'est pas comblée par la présence du cotexte. Il s'ensuit que les noms ne sont pas effectivement déterminés. Ils semblent en pure intension. Reste à la charge du lecteur de leur attribuer une extensivité satisfaisante. Ce phénomène se retrouve d'ailleurs dans le nom propre où l'intension est «maximalisable, variant d'un 'univers de croyance' (Martin, 1984) à l'autre» (Wilmet, 1986, p. 45). Wilmet parle à ce propos d'«ambiguïté référentielle», ce qui revient bien à dire que la référence est laissée en blanc.

Les vides textuels sont donc maximalisés en tant que structures et stratégie
et, à la limite, ils deviennent eux-mêmes le seul thème de toute poésie,
notamment chez Mallarmé et chez Rimbaud.

Conséquences de la maximalisation des blancs sur l'acte de lecture

La conséquence la plus évidente apparaît dans le court-circuitage des possibilités représentatives qui a pour effet de réduire en grande particle lectorat de poésie. En effet, si on entend par représentation la constitution dans l'esprit du lecteur d'un champ de référence au monde du connu tel que celui-ci se constitue en ensemble de «choses/faits + valeurs», la maximalisation des blancs doit interdire toute possibilité de «re-connaissance» et ainsi priver le lecteur de toute représentation. Comme celle-ci est généralement la clef de l'opération lectoriale telle que W. Iser la conceptualise, le lectorat d'un tel genre de texte est infiniment réduit. La plupart des lecteurs jettent le livre parce qu'«on n'y comprend rien». En effet, comme le remarque Iser, «les blancs déçoivent [...] nos attentes dialogiques dans la mesure où ce ne sont pas les énonciations mais bien les silences qui constituent le point de référence.» (Iser, 1985, p. 335-6). Et, toujours selon Iser, l'excès de blancs conduit au point limite où se produit la suspension des possibilités de décision du lecteur. Si Iser y voit un des traits de la modernité, celle-ci amenant le lecteur à remettre en cause ses propres représentations, nous y voyons plus spécifiquement un trait de la modernité poétique, trait dont les conséquences ne sont que très allusivement développées par Iser.

Si le lecteur ne peut plus raisonnablement décider d'un sens du texte, c'est
que la stratégie des blancs, poussée à son paroxysme par le poète, vise à
inhiber toute tentative représentationnelle. La sensation à la lecture est alors

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du type de celle qu'éprouve justement P. Valéry face à l'œuvre mallarméenne. Il écrit en effet à ce propos, dans «Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé», que «tout de suite elle [l'œuvre de Mallarmé] embarrassait l'esprit, l'intriguait, le défiait parfois de comprendre» (Valéry, 1957, p. 645). Il s'ensuit logiquement la raréfaction du lectorat de poésie, un phénomène qui va croissant à partir du XIXe siècle et auquel des auteurs tels que Mallarmé ne sont sans doute pas étrangers. Valéry commente en ces termes cette «élitisme» du lecteur de telles œuvres :

Le petit nombre ne hait pas d'être le petit nombre. Le grand nombre se réjouit d'être grand [...] Mais le petit nombre est fait de personnes suffisamment divisées. Elles abhorrent la similitude, qui semble leur ôter toute raison d'être. [...] L'œuvre de Mallarmé, exigeant de chacun une interprétation assez personnelle, n'appelait, n'attachait à soi que des intelligences séparées, conquises une à une, et de celles qui fuient vivement l'unanimité. (Valéry, 1957, p. 647)

II resterait donc quelques rares individus jouissant du privilège de telles lectures par une mystérieuse compétence, laquelle ferait défaut aux autres. A moins que leur manière de lire soit totalement différente lorsqu'ils abordent de tels textes, si bien qu'ils en retirent un plaisir d'une autre nature elle aussi, et qui suppose de rompre avec certaines habitudes intellectuelles héritées du désir européen de rationalisme des siècles précédents. C'est l'opinion de Valéry qui affirme que «de telles compositions de gênes et de grâces» (il s'agit bien d'une stratégie de blancs, comme l'indique le mot gênes) font que le lecteur est «engagé à réapprendre à lire» (Valéry, 1957, p. 646).

Ce dernier, toujours à propos de Mallarmé, laisse finalement entendre que le lecteur de poésie est contraint d'opter pour deux attitudes particulières : la première consiste à aimer le défi qu'offre à l'intelligence un objet opaque (qualité qu'il se reconnaît lorsqu'il écrit : «Quant à moi, je le confesse, je ne saisis à peu près rien d'un livre qui ne me résiste pas.» Valéry, 1957, p. 645), la seconde réside dans la capacité de chacun à construire sa propre interprétation.Cette conception d'un lecteur recréateur de l'œuvre littéraire est de plus en plus en cours dans la critique. Valéry disait déjà que la poésie de Mallarmé avait pour effet de «rendre à demi créateur» (ibid.) le lecteur. Cependant, cette conception ne doit pas être comprise comme un effet de mode ou une nouveauté, elle n'est moderne que si la modernité est, comme le dit Meschonnic, intemporelle. En effet, la tradition de l'art en Orient (et on mesure mal l'impact de l'Orient chez des auteurs comme Rimbaud qui assimile volontiers, dans Une Saison en Enfer, Orient et Eden) met depuis fort longtemps l'accent sur cet aspect de l'expérience esthétique (poétique, picturale ou autre), comme le montre l'ouvrage de A. K. Coomaraswamy, La transformation de la nature en art, qui s'attache à l'étude des théories esthétiquestraditionnelles

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tiquestraditionnellesde l'Orient et de l'Europe médiévale. De l'analyse de l'art oriental, on peut retenir plusieurs aspects réunis par l'expérience esthétiqueet qui rejoignent notre propos, tendant à prouver que l'expérience esthétique telle qu'on peut l'étudier aujourd'hui à travers la poésie hermétiquen'est ni culturelle ni historique mais ressortit à ce qu'on peut appeler l'universel dans l'art :

Io)Io) L'art interdit l'analyse et la compréhension conceptuelle. Il oriente le
lecteur vers le ressentiment d'une expérience en acte :

ceux qui ne peuvent pas, du moins en imagination (vasana), expérimenter les mêmes émotions et ressentir leurs opérations naturelles, ne peuvent pas espérer être capables de comprendre l'art par un processus différent et plus analytique. (Coomaraswamy, 1994, p. 59)

2°) Le récepteur de l'œuvre d'art doit être compétent car c'est de lui seul
que provient le caractère esthétique de l'œuvre :

Dans tous les cas, «c'est la propre énergie du spectateur qui est la cause du
goût» [...]. Ceux qui manquent de la capacité ou de l'énergie nécessaires ne
valent pas mieux que le bois où la maçonnerie de la galerie. L'expérience
esthétique nest donc accessible qu'à ceux qui sont compétents.
(Coomaraswamy, 1994, p. 65)

Cette compétence n'est pas acquise mais s'appuie sur un caractère qui, entre
autres, doit posséder simplicité, détachement, et aptitude à l'identification à
l'œuvre.

3°) Le récepteur répète la création de l'émetteur. Contrairement àla communication ordinaire, fondée sur l'échange et le jeu des différents points de vue, la communication esthétique consiste à revivre, par le médiat de l'œuvre, le phénomène perceptif du créateur :

l'expérience esthétique, la reproduction, naît de l'identification du spectateur avec le sujet présenté, de la même façon que l'intuition originale naît de l'identification de l'artiste avec le thème concerné. La critique répète le processus de la création, (ibid.)

En poésie moderne, ces aspects du ressentiment esthétique sont intimement
liés à la stratégie de maximalisation des blancs comme le remarque le poète
argentin Roberto Juarroz dans ses Fragments verticaux :

Un poème sera toujours incomplet. Non seulement parce que tout est incomplet,
mais aussi parce que le poème doit s'accomplir et se faire chez celui qui le

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reçoit. Plus encore : le poème doit être capable de se recréer et de se compléter
sans fin chez son créateur et chez les autres. (Juarroz, 1994, p. 99)

Cette «recréation» par l'acte de lecture poétique est donc induite par la stratégie de l'émetteur. Sans doute, pour cette raison, elle est d'abord ressentie comme une contrainte en même temps que le poème est vécu comme une parole performative (idée depuis longtemps reçue) qui s'apparente, comme le dit encore Valéry à propos de la poésie mallarméenne, à «la formule magique» (Valéry, 1957, p. 649). S'il faut retenir cette idée, ça ne peut être que comme métaphore pour désigner le texte en tant que pur médiat (au sens véritablement de catalyseur) d'un acte tout entier assumé par le lecteur qui accepte l'expérience du poème. C'est pourquoi Valéry voit chez Mallarmé des «paroles [qui] nous intiment de devenir, bien plus qu'elles ne nous excitent à comprendre» (Valéry, 1957, p. 650).

Reste encore à s'interroger sur la nature spécifique de cette recréation (car, tout de même, le lecteur n'écrit pas, il lit!). On peut émettre l'hypothèse selon laquelle cette stratégie permettrait une orientation contrainte du lecteur vers une reperception du monde, dans la mesure où créer, en art, consisterait à réorganiser la perception pour en faire une vision? C'est en tout cas celle que défendent les formalistes russes comme Chlovski qui voient dans l'art un processus de complication de la perception induit par une prolongation de cette dernière. Il s'agit alors de «donner une sensation de l'objet, comme vision et non pas comme reconnaissance» et d'«augmenter la difficulté et le degré de perception» (Todorov, 1965, p. 83). Pour W. Iser cependant, le concept de perception est inadéquat dans la mesure où, «dans le cas de la fiction, il n'y a pas de réalité préexistante au texte» (Iser, 1985, p. 325). Il remplace donc le concept de perception par celui de représentation. Néanmoins, il nous semble que cette idée reste insuffisante. Si elle est validée dans les cas de fiction romanesque où subsiste au minimum quelques formes du personnage pouvant donner lieu à une représentation, dans la mesure où le lecteur connaît au moins un trait (par la description), un acte (par la narration), ou une parole (par le dialogue), dans le cadre dessiné par le poème dit «hermétique», il ne reste souvent pas trace de ces éléments qui servent d'ailleurs à Iser dans toutes les exemplifications de sa théorie. On a vu que la maximalisation des blancs interdisait au lecteur de se représenter quoi que ce soit. Le phénomène serait bien plutôt alors celui d'une perception, même si cette perception n'est pas celle d'un objet autre que le texte. De quelle perception s'agira-t-il alors?

En reprenant les conceptions de l'art oriental, on retrouve l'idée d'une
contemplation attentive :

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l'objet que l'artiste choisit ou le thème concerné, il reste au début le simple objet de son attention et de sa dévotion, et ce n'est que quand le thème lui est devenu une expérience immédiate qu'il peut être déclaré avec autorité objet de connaissance (Coomaraswamy, 1995, p. 15).

Cette contemplation (qu'on peut aussi bien appeler prolongation de la perception) doit conduire l'artiste (et par la suite le récepteur de l'œuvre) à une «expérience immédiate», ce qui s'appelle encore «vision» par opposition à compréhension et qui repose sur le sentiment (partagé par l'art, l'érotisme et le mysticisme) d'une fusion entre sujet et objet, d'une connaissance due à «un acte de non-différentiation» (Coomaraswamy, 1995, p. 13) :

La réalité persiste là où l'intelligible et le sensible se rencontrent dans l'unité commune de l'être. Elle ne peut être envisagée comme existant en elle-même, distincte et séparée, mais plutôt comme connaissance ou vision, c'est-à-dire seulement en acte. (Coomaraswamy, 1995, p. 21)

La perception doit donc s'étirer dans le temps et devenir contemplation pour qu'ait lieu la vision de l'objet, du thème. Mais à la limite (et d'autant plus lorsque le thème n'est autre que le néant), l'étirement à l'infini de cette perception se laisse décrire comme un «horizon des événements» tel qu'il apparaît à la surface du trou noir et la perception devient perception de rien.

Ressentiment esthétique du lecteur de poésie hermétique : étirement indéfini du phénomène perceptif comme perception de rien et mimêsis d'extase

Dans le prolongement de cette idée, nous émettrons deux hypothèses
(défendues d'ailleurs par d'autres) :

Io)Io) Le poème offre une présentation et une présentification d'un inexistant (au plus simple, quelque chose comme un hologramme, au pire, une concrétion du néant, du vide, de rien). Ou encore, «La poésie n'a affaire avec rien, si ce n'est le rien de celui qu'elle répercute et opprime», comme l'écrit Reverdy dans Le livre de mon bord.

2° ) La poésie est une apprésentation de l'objet esthétique (le livre), en tant que chose et événement (phénomène) du monde. C'est pourquoi, selon les propos de Roberto Juarroz, «il faut arriver à pouvoir écrire une écriture vide, qui pénètre dans le vide et y fasse surgir l'être» (Juarroz, 1994, p. 81).

3°) Ces deux hypothèses peuvent être fondues en une seule :le poème
moderne étant alors l'exhibition (expression) du pur phénomène

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esthétique comme néant. Cependant, le néant est en soi l'indicible, il faut donc que le poème provoque le ressentiment du vide et de l'être qui en est le revers. La poésie est comme la molécule chimique : elle vise à affecter les centres nerveux qui seront alors capables de suppléer à leurs propres déficiences. Elle n'est pas un remède explicatif mais un remède actif.

Cependant, on peut se demander quel est l'intérêt de cette concentration de l'énergie poétique sur le blanc (comme structure), le vide (comme thème), le rien (comme suspension à l'horizon des événements). Si l'on suit l'idée des formalistes russes, l'art consistant à compliquer la perception dans le but de la prolonger (ce qui a pour effet de la modifier et de faire apparaître l'objet sous la forme d'une vision et non d'une reconnaissance), plus l'objet sera complexe, plus la perception sera longue. A la limite, la perception sera ainsi suspendue dans le néant de l'intervalle. Car choisir comme thème (au sens de Iser), le rien lui-même, à l'ordinaire servant d'horizon, c'est bien se placer à la frontière d'une sorte de trou noir, frontière que les physiciens appellent encore «horizon des événements» et qui suspend la représentation temporelle du monde, d'où le sentiment de Valéry, d'un «rapprochement [...] stupéfiant des mots» (Valéry, 1957, p. 649), dans la mesure où il s'agit bien, en contrepartie, de conduire le lecteur au ressentiment de l'extase comme : 1) sortie hors du temps, et 2) sortie hors de soi - à condition toutefois que celui-ci accepte cette spirale de néantisation qui conduit à l'éclipsé de sa propre personne comme site d'un sujet chaque fois en train de construire des représentations et de retourner vers des structures cohérentes. Et c'est par là que Mallarmé, dans «Quant au livre», peut parler de «divination» en relation avec un invisible :

L'air ou chant sous le texte, conduisant la divination d'ici là, y applique son
motif en fleuron et cul de lampe invisibles (Mallarmé, 1945, pp. 386-87)

Cette implication entre la contemplation du vide et l'extase (comme surplus
d'existence) est encore exprimée par Roberto Juarroz à travers la métaphore
très explicite du zéro :

Le zéro équivaut au néant, au vide. Pourtant, placé à droite d'un chiffre, il sert
pour le renforcer. Cela se produit-il avec toutes les choses, si on leur ajoute un
zéro? (Juarroz, 1994, p. 140)

Si la lecture poétique, en tant que lecture d'un non-objet, reproduit (mime) un ressentiment extatique, si l'extase est le fait d'être hors de soi et si le premier lieu de l'homme est son corps, et plus globalement son moi, l'extase, qui est action d'être hors de soi, doit nécessairement avoir un autre lieu, et

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c'est ce qu'offre justement la surface matérielle du texte, en tant qu'elle est travaillée par les blancs. On rejoint donc ici une des conceptions fondamentales de Iser (dans le prolongement de Ingarden), selon laquelle : «les blancs ne se rapportent pas tant à la détermination incomplète de l'objet intentionnel ou des aspects schématisés qu'à l'occupation de certains lieux du système textuel par les représentations du lecteur» (Iser, 1985, p. 319), avec cette différence que, pour nous, les lieux ne sont pas occupés par des représentations mais sont le support d'un mouvement qui, permis par le texte, est un acte de fusion du sujet et de l'objet en tant que monde.

Car la connaissance par l'extase est aussi la situation du sujet lorsqu'il fusionne avec son objet, «la véritable connaissance d'un objet n'est pas obtenue par une simple observation empirique ou un enregistrement réflexe [...] mais seulement quand ce qui connaît et ce qui est connu, ce qui voit et ce qui est vu, se réunissent dans un acte qui transcende la distinction» (Coomaraswamy, 1995, p. 14). Du sentiment amoureux au sentiment mystique, l'expérience esthétique ne se distingue que par le lieu : la fusion erotique prend lieu dans le corps, la fusion mystique est pur retournement vers le vide intérieur, l'expérience esthétique issue de la lecture poétique a pour lieu le texte qui indique à chaque mouvement le chemin interne que doit suivre le lecteur pour advenir à la fusion avec l'objet. C'est pourquoi, à la limite, l'expérience de la lecture peut être dérélictoire, dans la mesure où la fusion, sans cesse reconduite, doit mener à l'effacement total de soi (voir cette relation du concept de réception dérélictoire avec le phénomène d'extase comme «transmondanité» dans l'article de G. Molinié, «Sémiostylistique de la réception»).

Ainsi, si certains poètes se sont tournés vers l'Orient, cela n'est sans doute pas un hasard, dans la mesure où ce que Bataille appelle «expérience intérieure», qu'il reconnaît dans le cheminement poétique dépassé, implique les mêmes mouvements de conscience que les opérations extrêmes orientales à caractère mystique. Le poème est donc diagramme, notice, (et non discours informatif) à l'intention d'un lecteur très particulier qui recherche non pas seulement le concept, mais le sens en tant que totalité du sujet, du signe (signifiant et signifié) et du monde. C'est pourquoi, «l'expérience esthétique est une métamorphose, pas seulement de l'impression (que suggère le mot aesthesis en lui-même), mais également de la compréhension» (Coomaraswamy, 1995, p. 63) et que les Indiens peuvent la rapprocher aussi de certaines formes de «Sommeil profond» comme «compréhension condensée dans le mode de l'extase» (Ibid.).

Cette métamorphose de la compréhension (en tant qu'elle est toujours linguistique) est mise en scène dans «Pour un Prométhée saxifrage» (Char, 1983, p. 399-400), dès lors que Char pose cette question : «La réalité sans l'énergie disloquante de la poésie, qu'est-ce?» Le problème de la transfigura-

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tion du monde par l'énergie recréatrice des blancs est aussi le problème de la capacité fondamentale de l'homme à orienter sa perception vers le sens, non pas comme signifiant quelque chose mais bien comme directive de relation entre le sujet et l'objet. Dans ce poème centré sur le thème du divin, la poésie est comprise comme ce qui reste de dieu quand Dieu s'est retiré. Prométhée y est né du désir de Dieu et les démons ont surgi de ce désir inassouvissable, qui ont enchaîné Prométhée au rocher. C'est dans un même mouvement que les démons (qui sont aussi bien les dieux) de l'homme «nous fixèrent au rocher, pour nous battre et pour nous aimer. De nouveau.» Ainsi la répétition comme opération visant à décupler la perception en la modifiant chaque fois, selon des «subdivisions prismatiques» (Mallarmé, 1945, p. 455) devient elle aussi stratégie des blancs en décuplant jusqu'à l'immobilité la perception du vocable. Et le pouvoir de désagrégation du langage poétique, la puissance du fragment, tient à celle du saxifrage qui, rongeant le rocher linguistique, peut seul libérer Prométhée de la faute du langage lui-même. Prométhée saxifrage est alors délivré de la damnation qu'il s'est forgée, le poète désenchaîne l'homme en érodant le langage par le langage. Il est aussi le «voleur de feu», celui qui dispense et retire l'énergie du souffle, le monde de la vie...

Et pour laisser un peu en blanc le très complexe problème de la parenté de vide qui existe entre mystique et esthétique, nous voudrions terminer par un texte bref de René Char, tiré de Recherche de la base et du sommet et le laisser à la méditation du lecteur :

A la question : 'Pourquoi ne croyez-vous pas en Dieu?'

Si par extraordinaire, la mort ne mettait pas un point final à tout, c'est probablement devant autre chose que ce Dieu inventé par les hommes [...] que nous nous trouverions. Songer à un carré de linge blanc, avec un rayon de soleil qui tombe dessus, est une nostalgie d'enfant.» (Char, 1983, p. 658)

Laurence Bougault

Université de Paris 111

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Résumé

En s'appuyant sur la théorie de W. Iser, selon laquelle les disjonctions du texte fictionnel investissent le lecteur du pouvoir de constitution de l'effet esthétique, on propose une typologie de ces «blancs» que la poésie moderne française maximalise jusqu'à l'hermétisme, inhibant les possibilités représentatives du lecteur au risque de le décourager. On s'aperçoit alors combien la réception est modifiée par cette obscurité qui contraint le lecteur à se faire créateur d'un acte de perception capable d'engendrer une mimesis d'extase provoquée par l'étirement de l'effort perceptif qui vaut alors pour soi seul.

Ouvrages de référence

Bonnefoy, Y. : Entretiens sur la poésie, Mercure de France, 1990.

Boons, J.-P.: «Métaphore et baisse de la redondance», Langue française,
Larousse, n° 11, 1971, p. 15-16.

Char, R.: Œuvres complètes, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade»,
1983.

Cohen, J.: Structure du langage poétique, Flammarion, coll. «Champs», 1966.

- Le haut langage : théorie de la poetiate, Flammarion, coll. «Nouvelle bibliothèque
scientifique», 1979.

Coomaraswamy, A. K.: La transformation de la nature en art : les théories de l'art en Inde, en Chine et dans l'Europe médiévale : L'iconographie, la représentation idéale, la perspective et les relations dans l'espace, tr. Jean Poncet et Xavier Mignon, L'âge d'homme, coll. «Delphica», 1934/94.

Deguy, M.: «Vers une théorique de la figure généralisée», Critique, n° 269.

Iser, W. : L'acte de lecture, théorie de l'effet esthétique Bruxelles, Pierre Mardaga
Editeur, coll. «Philosophie et langage», 1976, trad. Evelyne Sznycer,
1985.

Juarroz, R.: Fragments verticaux, Corti, coll. «en lisant en écrivant», 1994.

Mallarmé, S.: Œuvres complètes, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade»,
1945.

Molinié, G.: «Sémiostylistiquede la réception», Champs du signe, Toulouse,
PUduMirail, 1994

Rimbaud, A.: Œuvres, Flammarion, coll. «GF», 1989, trois volumes.

Tesnière, L: Eléments de syntaxe structurale, Klincksieck, 1988.

Todorov, S.: Théorie de la littérature, Chlovski, «L'art comme procédé», tr.
parTodorov, Seuil, 1965.

Valéry, P.: Variété, Œuvres, t. 1, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade»,
1957.

Wilmet, M.: La détermination nominale, PUF, coll. «Linguistique nouvelle»,
1986.