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Revue Romane, Bind 31 (1996) 1Pas explétif1par Pierre Larrivée L'adverbe de négation pas peut avoir une valeur référentielle analogue au ne dit explétif (voir entre autres Larrivée 1994). Un terme a valeur explétive s'il ne contribue pas à la valeur denotative ou connotative de la proposition dont il fait partie. Pas est susceptible de recevoir une interprétation explétive dans certains des contextes qui permettent une telle interprétation de ne, soit dans les subordonnées2 régies par des termes exprimant l'interdiction : 1. a. Défense de
ne pas poser des matériaux sur ce terrain. (Bremen 1986,
p. la précaution3 :
2. a. Il ne l'a
pas dit aussi crûment, prenant garde tout au long de son
discours le faillissement :
3. Peu s'en
fallait qu'il ne reprochât pas au frère Izembard de ne
pas se soucier la condition :
4. Ce n'est pas
possible sans que cette réforme n'ait pas été adoptée
globalement. ou la prospective
: Side 20
5. Ça va revenir,
cette question-là, jusqu'à temps qu'elle soit pas
réglée. Pas n'a
cependant pas cette valeur dans tous les contextes qui
permettent une 6. a. Je crains
qu'il ne le fasse. ne semblent
permettre que l'interprétation négative de pas :
7. a. Je crains
qu'il ne le fasse pas. De plus, certains
contextes qui n'admettent pas d'interprétation explétive
de 8. a. Devant ce
visage, je ne pense pas àne point dire autre chose que
la vérité. Cet emploi de pas dans les contextes où s'emploie ne explétif semble expliciter un rejet accusé de l'événement évoqué par la subordonnée. En ce sens, cet emploi est comparable à celui de aucunement et de nullement dans les mêmes contextes : 9. a. [...] la
certitude [...] qui [...] nous empêche d'apercevoir
aucunement leur C'est
vraisemblablement pourquoi à côté de pas on trouve plus
et point 10. a. [...] faute
de ne plus croire en grand-chose, ils réagissent au coup
par mais non pas guère
ou presque pas, qui évoquent une négation faible inapte
Pas peut
sembler avoir une valeur explétive dans d'autres
contextes; il existe Side 21
ces emplois et
la valeur explétive proprement dite, différences sur
lesquelles Les subordonnées d'expressions temporelles évoquant la période semblent avoir une référence analogue avec certains verbes à temps composé, qu'elles soient ou non affectées d'une modalité négative (voir Muller 1991, p. 238 et Larrivée, 1995 a) : 11. a. J'ai trouvé
un emploi depuis que je ne l'ai (pas) vu. L'équivalence entre les énoncés niés (par ne ou par ne ... pas) et les énoncés positifs découle de l'équivalence qui existe dans le plan de la référence entre les situations évoquées; ainsi, en (11.a.), la subordonnée évoque la période de non réalisation d'un événement : 12. J'ai trouvé un
emploi pendant la période de temps où je ne l'ai pas vu.
en (11.b.), la
subordonnée évoque plutôt la période depuis la dernière
13. J'ai trouvé un
emploi depuis la dernière fois que je l'ai vu. On a une
équivalence référentielle analogue quand le groupe
prépositionnel 14. a. Il est (pas) à moitié habillé. b. Il est à moitié (pas) habillé. c. Il est (pas) habillé à moitié. d. Il est habillé (pas) à moitié.5 cas qui rappelle le
jeu de certains antonymes (voir Ducrot 1973, p. 236) :
15. a. Un verre à
moitié plein, Dans tous ces cas,
les énoncés négatifs et positifs évoquent des aspects
différents Pas est réputé
s'employer avec une valeur explétive en français
québécois6 Side 22
16. a. C'est la
plus belle fille qu'il ya (pas). et dans les
subordonnées relatives dont l'antécédent est déterminé
par tout : 17. J'ai fait tout
ce que j'ai (pas) pu. Ces énoncés ont
tendance à être marqués par une intonation exclamative,
18. a. C'est la
fille la plus belle qu'il ya (pas)! et la clivée :
19. a. C'est la
fille la plus belle qu'il ya pas. Jamais peut
prendre une valeur comparable en français standard dans
ces 20. a. Atlantis
amorce l'expérience la plus difficile jamais confiée à
une navette. Le même phénomène
est attesté en français standard dans les propositions
21. a. Puis quel
préjugé ne court pas chez nous tous en faveur de l'état
de ou dans une
proposition exclamative : 22. a. Ce qu'il
fait (pas) comme bêtises! (Culioli 1974, p. 14) L'interprétation
de pas semble subordonnée à deux facteurs dans ces cas.
Side 23
par exemple le
pronom interrogatif doit-il occuper la position initiale
de la 23. a. Que n'ai-je
pas fait! La domination en
cause est différente de la rection qu'implique l'emploi
24. a. Je crains
qu'il ne vienne. D'autre part, le recteur doit évoquer une valeur sémantique de parcours (Culioli 1974; voir aussi les considérations de Damourette et Pichón 1940, p. 239 et de Kemp 1982, p. 273-281). Un terme a valeur de parcours s'il implique une référence indéfinie mettant en cause l'ensemble des membres d'une classe. C'est le cas de tout ce que P ainsi que des superlatifs, qui peuvent acquérir cette valeur dans certains contextes comme l'a montré Fauconnier (1980): 25. a. La moindre
statue lui déplaît. Les pronoms exclamatifs ainsi que les pronoms interrogatifs7 ont été analysés de plusieurs points de vue comme impliquant la considération de l'ensemble des membres possibles d'une classe, ou en tout cas d'un très grand nombre d'entre eux : 26. a. À combien
d'interprétations étranges et émouvantes la nature ne se
C'est cette valeur
de parcours8 de l'antécédent du relatif qui explique la
27. a. C'était à
celui qui aurait pas le plus gros bateau, (un notaire de
la région Au contraire,
malgré leur parenté sémantique avec les superlatives,
les Side 24
28. a. C'est
tellement une belle fille que ça se peut pas. puisqu'elles
impliquent une valeur de haut degré mais non pas une
valeur de La valeur de
parcours peut non seulement porter sur un (groupe)
nominal 29. Qui c'est que
j'ai pas vu? s'il peut évoquer un
parcours sur l'ensemble des animés évoqué par Qui :
30. J'ai vu
tellement de monde! pourra évoquer un parcours des chances de réalisation de l'événement voir. Ce parcours retient les valeurs extrêmes, livrant l'idée de la marginalité des chances d'existence de ce qui est en cause; (29) suggérera ainsi, dans ce cas, que la personne en cause était la moins susceptible qui soit d'être vue : 31. Qui c'est que
j'ai pas vu? Ta sœur! Ce parcours des
chances de réalisation de l'événement explique la
possibilité 32. a. C'est la
plus belle fille qu'il peut (pas) y avoir. On retrouve ce
parcours des chances de réalisation dans des
interrogations 33. T'as (pas) une
cigarette?10 dans des
interrogations indirectes : 34. elles nous
demandent si nous ne montons pas? (L.-F. Céline. (1987)
Nord, et dans la
présentative suivante : 35. À mon grand
étonnement, ne voilà-t-il pas qu'il se fâche! (Grevisse
1986, p. La valeur qu'a la
négation dans ces cas doit soigneusement être distinguée
de Side 25
36. a. Avez-vous
remarqué si les migraines ne se déclarent pas au moment
de Pas ne peut
être considéré comme un explétif dans ces emplois; en
effet, dans 37. a. C'est la
plus belle fille qu'il ya pas! D'ailleurs, la
négation est alors susceptible d'entretenir des
relations de 38. a. C'est la
plus belle journée qu'on a pas encore eue! (entendu,
21.4.1993) ce qui n'est pas
le cas des négations à valeur explétive : 39. a. Je crains
qu'elle ne l'ait encore fait. Cette courte étude aura permis de constater l'existence d'une interprétation explétive de l'adverbe de négation pas, et de faire état par comparaison de certaines des caractéristiques de cet emploi guère reconnu par les grammairiens. Pierre
Larrivée Université Laval
Notes 1. Cet article a été préparé en partie dans le cadre du séminaire de Claude Poirier Dialectologie et variation régionale à l'Université Laval à l'hiver 1993. J'aimerais remercier Jacques Ouellet, qui a procédé à une lecture approfondie d'une version antérieure et m'a fait plusieurs commentaires extrêmement utiles. Side 26
2. D'autres exemples sont cités dans Marouzeau (1955, p. 175) et dans Muller (1984, p. 92-93 et 1991, pp. 368, 384, 385, 388, 393). 3. Voir aussi à propos de prendre garde Damourctte et Pichon (1940, p. 240). 4. Dans le même esprit, Horn (1989, p. 497) rapporte que Winston Churchill, ayant affirmé que la moitié des ministres d'un cabinet étaient des imbéciles, se rétracta en affirmant que la moitié des ministres n'étaient pas des imbéciles. 5. Cependant, cet énoncé peut signifier a. Il est très bien habillé. cas analogue à ce n 'estpas rien! au sens de c'est quelque chose!. La négation porte alors sur la valeur péjorative de à moitié et de rien pour conférer à l'ensemble une valeur méliorative forte (voir Larrivée 1995b). 6. Ainsi que dans certains dialectes de France (Kemp 1982, p. 250-251). En ce qui concerne le français québécois, cet emploi semble aujourd'hui quelque peu vieilli. 7. Voir Culioli (1974, p. 13) ainsi que Karttunen (1977, p. 9) et May (1985, p. 47), respectivement. 8. De même, certaines concessives à valeur de parcours (voir Fuchs et Léonard 1978, p. 206) semblent pouvoir régir un pas explétif en français québécois bien que cela ne soit pas attesté : a. Quoi qu'il fasse (pas), il va échouer. 9. Chances d'existence marginales, et la réponse àun énoncé comme T'as pas une cigarette? doit tenir compte du point de vue négatif retenu quant à l'éventualité de la réalisation de l'événement en cause : a. Mais oui. b. ? Mais non. a. Non en effet, je n'ai pas de cigarette. b. ? Oui en effet, j'ai une cigarette. 10. Il faut noter que alors que l'interrogation est le plus souvent marquée par le morphème tu en français québécois : a. T'as-tu une cigarette? b. ? T'as une cigarette? la présence de pas semble empêcher sa réalisation : c. T'as pas une cigarette? d. ?" T'as-tu pas une cigarette? C'est la situation contraire à cet égard avec le présentatif : e. Voilà-tu pas sa sœur! f. * Voilà pas sa sœur! g. ?? Voilà-tu sa sœur! Side 27
11. D'ailleurs, dans l'énoncé suivant : a. le plus effronté qu'une femme ait guère vu (Damourette et Pichon 1940, p. 742) guère conserve une valeur équivalente à celle de peu, valeur opposée au sens de beaucoup qu'il acquiert dans les contextes où il est subordonné à une autre négation : b. Sa femme ne l'a pas guère vu. c. Il y est allé sans que sa femme l'ait guère vu. Side 28
RésuméLa tradition grammaticale considère que l'emploi explétif de la négation est réservé en français à ne; c'est occulter le fait que pas et les autres négations de proposition peuvent être utilisées de façon explétive, tant en français standard qu'en français québécois. Cet article examine ces emplois, et les oppose à d'autres emplois qui ne sont explétifs qu'en apparence. En ce sens, l'article contribue à la définition de la notion de négation explétive. BibliographieBoriilo, Andrée
(1979): «La négation et l'orientation de la demande de
confirmation», Bremen, Karl von
(1986): «Le problème des forclusifs romans», Linguisticœ
investigationes, Culioli, Antoine.
(1974): «À propos des énoncés exclamatifs», Langue
française, 22, Culioli, Antoine
(1988): «La négation : marqueurs et opérations», Travaux
du centre Damourette,
Jacques et Edouard Pichón (1940): Des mots à la pensée.
Essai de grammaire Ducrot; Oswald
(1973): La preuve et le dire, Marne, Paris. Fauconnier, Gilles
(1980): Étude de certains aspects logiques et
grammaticaux de la Fuchs, Catherine
et Anne-Marie Léonard (1979): Vers une théorie des
aspects. Mouton Grevisse, Maurice
(1986): Le bon usage, Duculot, Gembloux. Horn, Lawrence R
(1989): A natural history of négation, Universityof
Chicago Press, Imbs, P. (1971):
Trésor de la langue française, CNRS, Paris. Karttunen, Lauri
(1977): «Syntax and semantics of questions», Linguistics
and Kemp, William (1982): «Les superlatives les plus expressives que tu peux pas avoir : pas explétif dans la subordonnée superlative», in: Claire Lefebvre, (dir.): La syntaxe comparée du français standard et populaire : approches formelle et fonctionnelle, t. 2, Québec, Éditeur officiel du Québec, p. 247-294. La Follette, J. et
Roch Valin (1961): «Un curieux emploi de la négation en
français Larrivée, Pierre
(1995a): «Ne, négation de propositions virtuelles»,
Revue Romane, Larrivée Pierre
(1995b): «De quelque chose à de quoi», in: Robert
Fournier et Henri Larrivée, Pierre
(1993): Contribution à l'étude psychosystématique de
l'adverbe ne en Larrivée, Pierre
(1994): «Commentaires explétifs à propos d'un certain
emploi de Marouzeau, Jules
(1955): Notre langue, Delagrave, Paris. May, Robert
(1985): Logicai form, its structure and dérivation, MIT
Press, Cambridge. Muller, Claude
(1984): «L'association négative», Langue française, 62,
p. 59-94. Wilmet, Marc
(1973): «Le ne dit explétif: essai de définition», Actes
du XIIIe congrès |