Revue Romane, Bind 30 (1995) 2

Bjôrn Larsson : La place et le sens des adjectifs épithètes de valorisation positive. Étude descriptive et théorique de 113 adjectifs d'emploi fréquent dans les textes touristiques et dans d'autres types de prose non-littéraire. Préface par Mats Forsgren. Études romanes de Lund. Lund University Press, 1993. 251 p.

Henning Nølke

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Peu de phénomènes ont, en linguistique française, posé autant de problèmes aux grammairiens et aux linguistes que la place de l'adjectif épithète par rapport au substantif auquel il se réfère. Selon Bjôrn Larsson «plus de sept mille pages ont été écrites sur ce sujet à travers les siècles» (p. 9). Au fond, la question est simple : il s'agit de savoir si un adjectif donné se place avant ou après le substantif qu'il qualifie. Pourtant, même si nous nous restreignons à ce couple primitif, en faisant abstraction des complications découlant de la présence simultanée de plusieurs adjectifs et/ou de substantifs composés, la description de la distribution est d'une complexité effrayante. En effet, il est bien connu que tantôt le même adjectif accepte les deux positions sans notable distinction de sens, tantôt l'anteposi ti on et la postposition correspondent à deux valeurs nettement différentes. Les deux situations peuvent même se présenter pour le même adjectif. Il n'y a guère de différence entre une énorme maison et une maison énorme, mais un énorme mangeur est certainement tout autre chose qu'un mangeur énorme. Dans d'autres cas, une seule des deux structures est possible. On dira une maison blanche, mais pas une blanche maison (bien qu'on imagine facilement les blanches maisons d'Alger, par exemple). Inversement, une petite maison semble beaucoup plus naturelle qu'une maison petite. Voilà qui peut donner des cheveux blancs (mais pas de blancs cheveux).

Si la description de la distribution antéposition-postposition ne peut donc pas se réduire à une seule description, l'explication du phénomène est d'autant plus difficile à trouver. On comprendra que toutes sortes d'approches aient été tentées, et on se demande ce que Bjôrn Larsson peut apporter sur cette terre où tous les sentiers semblent déjà foulés. S'y aventurer demande du courage et de l'optimisme. Bjôrn Larsson en est entièrement conscient. En toute honnêteté et modestie, il s'est «fixé comme objectif de décrire et d'expliquer par les

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hypothèses existantes l'emploi (...) [des] adjectifs de caractère évaluatif, positif, etc., sur lesquels pesait une forte présomption d'antéposition, du moins à en croire les grammaires traditionnelles» (p. 7). Dans la meilleure tradition suédoise,il s'est basé sur un grand corpus d'exemples authentiques (plus de 10 000 attestations), tirés de textes non littéraires. Comme il arrive souvent, cette confrontation de modèles explicatifs (souvent élaborés dans les laboratoires linguistiques) avec la réalité linguistique mène à l'échec - du moins partiellement - de toutes ces théories. La conclusion qui s'impose, et que Larsson tire en bonne logique de ses recherches, est la mise en question de l'existence d'une explication générale et unique de la place de l'adjectif épithète.

Pour arriver à cette conclusion, Larsson procède méticuleusement. Après une brève présentation des données fondamentales, il offre un aperçu raisonné des théories et explications proposées par ses prédécesseurs. Cet aperçu constitue à lui seul une véritable mine d'or pour quiconque désire s'initier à cette problématique. Suit une discussion sur l'établissement du corpus avec présentation des chiffres, après quoi Larsson procède aux analyses des différentes souscatégories d'adjectifs de valorisation positive. Les adjectifs choisis s'avèrent constituer un merveilleux terrain de recherche. Ils sont en effet particulièrement lábiles, et tout porte à croire que les facteurs mis en évidence, dont certains étaient bien connus alors que d'autres sont plutôt nouveaux, pourraient se révéler pertinents pour la classe entière des adjectifs français.

Ces analyses très détaillées permettent à l'auteur de mettre en doute toutes les théories unitaires mises à l'épreuve, mais en même temps de déceler quelques facteurs généraux dont il discute les implications théoriques. Cette discussion l'amène - contrairement à ses prétentions liminaires - à proposer sa propre hypothèse explicative ; hypothèse qui vaudrait par extrapolation pour tous les adjectifs et non seulement pour les adjectifs examinés. Selon Larsson : «Plus l'extension d'un adjectif est grande, plus sa probabilité d'antéposition sera forte-- (p. 206). Prudemment, il se hâte de préciser que cette hypothèse explique seulement la place et non le sens de l'adjectif et qu'il ne s'agit que d'une tendance, non d'une nécessité. Par là sa théorie se distingue nettement des autres théories qui ont voulu produire une explication unique et de la place et du sens attaché à la place de l'adjectif épithète. Le point faible de l'hypothèse est évidemment le vague inhérent à la notion d'extension. C'est cependant tout à son honneur que Larsson, à l'encontre de nombre d'autres auteurs qui se sont servis de cette notion commode, s'efforce d'expliciter ce qu'il entend par extension. Après une longue discussion des diverses approches référentielles et non référentielles de la notion d'extension, Larsson opte «pour la thèse selon laquelle les adjectifs sont effectivement employés dans la langue naturelle avec une fonction référentielle virtuelle et que leurs référents possibles sont des propriétés ou des qualités plutôt que des objets qui peuvent posséder ces

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propriétés ou ces qualités» (p. 201). On verra que Larsson non plus n'arrive pas à rendre cette notion opératoire. En effet, décider de l'extension d'une occurrence particulière d'un adjectif donné semble toujours dépendre fondamentalementde l'intuition de l'analyste. Encore la prétention avouée de l'auteur n'est-elle que de «soutenir qu'il y a un rapport entre le nombre de propriétés désignées par un adjectif, entre son extension, et le degré de présupposition explicite avec lequel l'adjectif y réfère» (ibid.).

L'hypothèse proposée sera enfin soumise à des vérifications. Ces analyses permettent à Larsson de placer les autres facteurs qui sont susceptibles d'influencer la place et le sens de l'adjectif épithète par rapport à l'hypothèse qui pourra ainsi servir à les expliquer. Le livre se termine par une conclusion qui, de manière exemplaire, énumère les acquis essentiels des analyses. Notons en particulier que Larsson montre que, contrairement aux verdicts des grammairiens, seuls trois adjectifs sont à considérer comme des adjectifs élémentaires en ce sens qu'ils se placent (presque) toujours devant le substantif. Il s'agit de : vrai, nombreux et vaste. Enfin, on trouvera en appendice «un tableau des chiffres répartis par adjectifs» et un «indice des adjectifs», qui sont très utiles.

Le texte fourmille d'observations et de commentaires relatifs aux analyses «classiques». Larsson cherche en effet à présenter toutes les explications possibles pour les évaluer et les critiquer. Ainsi, il montre que la place de merveilleux peut dépendre de facteurs liés à l'acte d'énonciation (p. 87), qu'il faut tenir compte du figement comme dans l'expression plage de sable fin (p. 108), que les adjectifs tels que fameux et célèbre ont une tendance nette à l'antéposition qui pourrait s'expliquer par le fait que leur sens même indique la notoriété (p. 125), qu'on peut avoir recours à l'influence de l'anglais pour expliquer l'antéposition fréquente de moderne et de comfortable (p. 178). Cette ambition - honnête et louable - de rendre compte de toutes sorte de facteurs invoqués par linguistes et grammairiens a cependant comme résultat que le fil conducteur du texte devient parfois difficile à suivre. Qui plus est, ce mode d'exposition risque de donner une fausse impression d'exh austi vité et de cacher le fait que certaines explications imaginables ont été passées sous silence. A titre d'exemple, on peut mentionner que la position dans la phrase du syntagme nominal renfermant l'adjetif analysé n'est pas prise en considération. Plusieurs résultats obtenus par d'autres chercheurs semblent cependant montrer, par exemple, qu'on trouve bien plus souvent l'antéposition dans des syntagmes nominaux à fonction de sujet que dans des syntagmes à fonction d'attribut. Tout porte à croire qu'il y a un rapport entre cette constatation et la valeur focalisatrice attachée à la postposition : dans le syntagme ainsi que dans la phrase entière où l'attribut se trouve normalement à droite du sujet.

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Ce manque de clarté représente toutefois un moindre problème. En effet, comme le dit Larsson lui-même : «la hiérarchie, le poids relatif des différents facteurs, constitue le problème majeur» (p. 31). Or cette remarque judicieuse, Larsson l'oublie apparemment plus loin dans son l'ouvrage. Avouons qu'établir une telle hiérarchie représenterait une tâche de taille. L'étude d'un corpus d'exemples authentiques est bien plus compliquée que celle d'exemples forgés pour les besoins de la cause. Dans la «vraie vie», toutes sortes de facteurs sont susceptibles d'intervenir pour brouiller les cartes, et hiérarchiser ces facteurs pour chaque occurrence particulière d'un adjectif épithète n'aurait pas trop de sens. Larsson se trouve ainsi devant le dilemme classique : comment faire le saut entre empirie et théorie ? Le moyen qu'emploie Larsson consiste à insister sur l'approche inductive. Pourtant, infailliblement et en bon chercheur, il tombe dans le même piège que ses prédécesseurs : ayant établi l'hypothèse sur une base inductive, c'est-à-dire comme une généralisation tirée des analyses empiriques effectuées tout au long du livre, il la soumet ensuite à des vérifications. Or du coup, les analyses menant à l'hypothèse changent de statut. Elles ne font plus partie de la théorisation même. L'auteur a en effet recours à une procédure déductive, et lors de cette deuxième étape, qui se déroule donc à un niveau plus abstrait, nombre de subtiles nuances dégagées au cours des analyses disparaissent forcément. L'hypothèse émise n'est tout simplement pas assez fine pour les saisir, ce qui est une conséquence immédiate de sa forme très générale. Si Larsson réussit néanmoins à justifier son hypothèse dans sa confrontation avec les faits, il me semble que cela s'explique précisément par sa formulation très générale et par son recours à la notion d'extension. L'hypothèse est suffisamment vague pour s'accommoder à une variété assez disparate de faits. En effet, on aurait du mal à imaginer un véritable contre-exemple. C'est fâcheux : l'hypothèse perd par là beaucoup en valeur explicative réelle.

Hâtons-nous de préciser qu'aucun autre linguiste, que je sache, n'a fait mieux. En effet, si on peut avoir des raisons de critiquer le travail de Larsson, c'est précisément parce que son exposé est d'une grande précision et d'une grande honnêteté. L'auteur ne cherche pas à cacher les problèmes qu'il rencontre. Voilà une qualité rare. Et notre critique ne doit en aucune façon faire oublier les grandes qualités et la grande utilité du livre. Il est très intéressant de remarquer combien l'étude d'une classe bien cernée d'adjectifs s'est montrée fructueuse. Le fait de s'être restreint à un nombre limité d'adjectifs a permis à Larsson de faire des analyses très poussées de chaque adjectif, et le fait d'avoir choisi des adjectifs particulièrement lábiles lui a permis de tirer des conclusions d'une portée qui dépasse largement la classe considérée. A cela s'ajoute que Larsson essaie toujours d'intégrer les thèses et les résultats de ses prédécesseurs, fait qui, grâce à un style sobre et non prétentieux, donne une grande fiabilité aux résultats obtenus. Larsson ne promet jamais plus qu'il ne tient.

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Si on n'y trouve l'explication définitive ni de la place de l'adjectif épithète ni de son sens, par sa façon de procéder explicite et minutieuse, l'étude de Larsson, grâce à la clarté et à la rigueur qui la caractérisent, constitue un pas en avant important. Non seulement l'auteur présente une série de faits nouveaux et de nouvelles descriptions, il lance aussi des idées nouvelles qui éclairent les théories antérieures d'une nouvelle lumière. Nous pourrons désormais continuer le débat sur un fondement plus solide. Ainsi ce nouveau livre sur un problème ancien pourra-t-il servir aussi bien à améliorer les descriptions des lexicologues et des grammairiens qu'à inspirer des recherches futures sur cette problématique fascinante.

École des Hautes Études Commerciales d'Aarhus