Revue Romane, Bind 30 (1995) 2

Chateaubriand. Le tremblement du temps. Colloque de Cerisy dirigé par Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier. Textes réunis et présentés par J.-C. Berchet. Presses Universitaires du Miraii, Toulouse, 1994. 380 p.

Hans Peter Lund

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Un «admirable tremblement du temps», c'est l'expression employée par Chateaubriand pour interpréter le dernier tableau de Poussin, «L'Hiver», œuvre ultime marquée par la proximité de la mort. Sous ce titre significatif, Jean- Claude Berchet présente ici dix-huit communications d'un colloque de Cerisy sur Chateaubriand (juillet 1993) en insistant sur l'alternance dans l'œuvre de celui-ci entre une écriture «intemporelle» et une écriture «actuelle» se rejoignant plus tard dans les Mémoires (p. 13) : Chateaubriand est un rêveur et un acteur sur la scène historique, donc déstabilisé dans son identité (p. 16).

Cette duplicité permet à la fois à Philippe Berthier d'interpréter les «Incidences»des Mémoires comme autant de prises de distance à l'égard de Y hic et nunc (p. 323), et à Guy Berger («Chateaubriand et la politique anglaise») et à Jean- Paul Clément («L'Anti-Machiavel») d'analyser, l'un les études historiques

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aboutissant au livre De la Monarchie selon la Charte, l'autre le libéralisme artistocratique de Chateaubriand et sa critique de la société dominée par les «intérêts» (p. 259). C'est la même duplicité qui fait que Juliette Hoffenberg («Tombeau de Napoléon») peut relever un trait typiquement romantique dans les «réticences» de Chateaubriand à l'égard de l'histoire événementielle, réticences qui «sont celles d'un temps qui tire à feu nourri sur l'empirisme historique» (p. 95), tandis que Jean-Claude Bonnet peut parler des textes journalistiques de ce «guetteur extérieur» (p. 83) comme il l'appelle avec une formule particulièrement heureuse («Chateaubriand et le quatrième pouvoir»). Chez Chateaubriand coexiste une histoire «militante», celle du discours politique, et une histoire «rêveuse, qui correspond à un retrait, à la retraite de l'écrivain» (p. 96).

Par ailleurs, le romantisme n'est pas au premier plan du livre. La nouveauté de celui-ci réside plutôt dans un «recentrage de Chateaubriand sur le XVIIIe siècle» (J.-Cl. Berchet, p. 12). Jean-Marie Roulin («Le paysage épique, ou les voies de la renaissance») retrace l'histoire de l'épopée à travers le XVIIIe siècle jusqu'aux Natchez et aux Martyrs, puis l'évolution chez Chateaubriand vers le déploiement du sujet dans l'Histoire (p. 39), déploiement qui a lieu dans Les Martyrs. Ce mouvement hautement intéressant, qu'étaye bien sûr le Génie du christianisme, est confirmé par une des conclusions de Marc Fumaroli («Chateaubriandet Rousseau») : Chateaubriand «doit substituer au mythe de l'homme naturel [hérité de Rousseau et représenté dans Les Natchez] (...) un mythe rival, mais cette fois christianisé et incarné dans une tradition nationale» (p. 216), pour aboutir, par des moyens littéraires, à une «réparation de l'histoire» (p. 221). Pour Claude Reichler («Le deuil et l'enchantement dans les textes américains»), Chateaubriand accorde, après l'écrasement du christianisme et la disparition des derniers sauvages, à «la littérature elle-même, comme langage et comme force sociale, (...) des fonctions religieuses» (p. 173). De même, François Hartog («Les anciens, les modernes, les sauvages ou le «temps» des sauvages») réfléchit sur l'évolution de Chateaubriand depuis l'Essai sur les révolutions, avec sa perspective utopique d'un retour à la vie sauvage (p. 187), jusqu'à l'enthousiasme exprimé dans Voyage en Amérique pour le nouveau monde et la liberté moderne (p. 196). Peut-on parler d'un Chateaubriand littérateur et penseur politique de plus en plus tourné vers l'histoire proche et l'actualité? Sans doute, car derrière les retours et parallèlement aux créations d'une image de l'homme libre, aristocrate ou non, il y a ce regard réaliste avec lequel Chateaubriand scrute les événements les plus proches de lui. L'importancedu monde vécu est d'ailleurs évoquée ici même par Philippe Roger («L'histoire à toute extrémité»). Si Chateaubriand vient du XVIIP siècle, c'est pour se plonger, corps et âme, dans le XIXe. Mais sort-il indemne de celui-ci?

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Jean-François Perrin («Vers les rivages enchantés : Poétique de la mémoire et du temps chez Chateaubriand») pense que c'est dans les réminiscences d'une vie remémorée et dans l'écriture que Chateaubriand trouve un «recours décisif», dans les «instants éternels qui le sauvent du temps» (p. 132). On voudrait le croire, tant il est vrai que cet «homme rétrograde, attaché à une morale (...) caduque du temps jadis» (Mémoires d'outre-tombe, Pléiade, t. 11, p. 893), et qui, selon Philippe Muray («L'œuvre en viager»), s'est dépossédé de ce qu'il avait hérité de l'Histoire, se retrouve difficilement dans un siècle qui lui est fondamentalement étranger, mais qu'il a quand même essayé de comprendre.

On voit que la plupart des articles situent Chateaubriand par rapport aux modèles historiques ou à l'histoire tout court. D'autres, comme celle de Pierre Glaudes sur Le Dernier Abencérage («Chateaubriand troubadour»), sont centrés sur des textes littéraires. Yves Hersant («Une lyre où il manque des cordes») traite de René, «sujet mélancolique» dont le «destin est de vivre dans Ventredeux» (p. 283-84). Chantai Thomas («Le peuple innocent des fleurs») distingue dans les fleurs un nouveau thème chez Chateaubriand remontant, certes, à Rousseau et à Malesherbes. Jacques Dupont, lui, passe de la flore à la faune («Bestiaire d'outre-tombe»), à ces animaux dont quelques-uns ne sont là que pour figurer une «vision fugitive» (p. 310), alors que d'autres, tels les oiseaux, sont des symboles.

Le livre se termine par deux articles de fond. «Enraciner la Vie de Raneé», dit Guillaume Peyroche d'Arnaud de ce texte dont les racines, ou les mobiles, sont, d'abord, l'absence du moi raconté dans les Mémoires, puis l'instabilité d'un texte tantôt laissant largement parler les sources, tantôt se rétrécissant dans le silence de la Trappe («mimétisme entre le monde décrit et sa représentation dans l'écriture», p. 343), enfin les fragments poétiques qui se nourrissent de la mort : «L'écriture est sous la dépendance du royaume des ombres» (p. 349). L'article d'Agnès Verlet, «Images de la décomposition», s'enchaîne directement au précédent, puisque le mémorialiste remontant dans le temps est «entraîné dans la danse des morts qu'il essaie de ramener à la vie» (p. 355). Les portraits dans les Mémoires sont des memento mori, une longue expérience de la ruine, commençant par la mort de Pauline de Beaumont et se prolongeant par le tombeau de Poussin que Chateaubriand doit faire construire à Rome, ville de ruines, tombeau orné d'un bas-relief inspiré du tombeau sur le tableau de Poussin, «Le Bonheur soumis à la mort» - construction qu'Agnès Verlet a l'idée géniale d'interpréter comme une mise en abyme de l'écriture des Mémoires.

Université de Copenhague