Revue Romane, Bind 30 (1995) 2

Figement et mouvement Changements lexicaux en cours dans le français contemporain

par

Ivan Fónagy

1. Enoncés libres, énoncés liés

Des situations récurrentes constituent la charpente de la vie quotidienne. Chaque situation récurrente déclenche un nombre très limité d'énoncés mémorisés (Coseriu 1966, Pottier 1968). Ces énoncés liés à ces situations typiques, forment un filet dense, et l'étranger, à défaut d'une compétence pragmatique adéquate, trébuche à tout moment dans les fils tendus invisibles.

Des tests sémantiques appropriés permettent de contrôler ces observations et de chiffrer la probabilité de tel ou tel énoncé en fonction de la situation qui l'engendre. On a proposé à des informateurs français, anglais, italiens, allemands, israéliens, hongrois des situations déterminées en leur demandant une réaction verbale.1

Le médecin traitant à sa patiente qui vient de lui offrir un cadeau qu'il
accepte avec réticence.

Neuf informateurs français sur vingt ont répondu par // ne fallait pas. Cette réaction était aussi majoritaire dans les réponses de trente informateurs italiens (19 sur 30), mais rare chez les hongrois. Par contre, la réaction hongroise typique \%azán túlzás, lit. : 'Vous exagérez vraiment' ne figure ni dans les tests français, ni dans les tests italiens.

On peut également partir d'un énoncé lié et demander aux informateursde proposer des situations susceptibles de déclencher l'énoncé. Trente-sept informateurs français interprètent N'hésitez pas! comme une formule de politesse, tandis que la phrase correspondante hongroise est

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comprise par dix-sept sujets sur trente-sept comme un encouragement publicitaire ou une invitation de caractère politique («N'hésitez pas, rejoignez la Jeunesse Communiste» - les tests ont eu lieu au cours des années soixante-dix).

Les énoncés synonymes proposés ne sont pas moins révélateurs. Je suis très sensible est paraphrasé par les Français par «Merci (beaucoup)», «Vous êtes trop aimable», «II ne fallait pas». Par contre tous les informateurs hongrois ont pris l'énoncé dans le sens 'Je suis émotif. Dans un test du type CLOZE-procedure, la phrase Je vous jure! était complétée par des textes tels que «Quelle époque!», «Cette nouvelle génération!» «Quel salaud!». Aucune réaction de ce genre dans les réponses hongroises, où l'on trouve par contre : «C'est la vérité», «Je vous aime», «Je ne t'ai pas trompé».

Les traducteurs de pièces de théâtre ou de dialogues de film, en face des énoncés liés, sacrifient sans hésiter la signification au sens des énoncés (voir Vinay et Darbelnet 1964 : 4). La traduction qui rendrait fidèlement la structure et la signification de l'énoncé risquerait de créer des énoncés incompréhensibles ou des contresens. Dans 'Une nuit à l'Opéra' des frères Marx, le célèbre ténor Rodolpho dit au jeune Ricardo qui vient de le frapper : You didn 't hear thè end of it. Une traduction formellement fidèle, Vous n'avez pas entendu la fin de l'histoire, manquerait de refléter la menace inhérente à l'énoncé. La version française du film rend l'énoncé par Ça va pas se passer comme ça, c'està-dire par une phrase entièrement différente, mais ayant le même sens.

Nous ne savons pas quelle est la place que les énoncés liés occupent dans le discours. Elle varie sans doute avec le genre verbal : infime ou inexistante dans la poésie post-romantique, elle est sans doute très fréquente dans la conversation.

2. Changement du sens global de l'énoncé

Contrairement aux locutions idiomatiques, l'énoncé lié ne signifie pas autre chose que l'énoncé libre correspondant : il signifie simplement moins. Sa signification pâlit avec l'affaiblissement de la fonction référentiellede l'énoncé, sans entrer en conflit avec la signification littérale, comme c'est le cas des locutions idiomatiques.2 C'est cet affaiblissement, la réduction de l'importance de la signification de l'énoncé qui a permis la substitution de 'You didn't hear thè end of it' par un autre énoncé

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n'ayant rien en commun avec l'énoncé anglais, sauf la menace. On glisse
librement du canal visuel au canal auditif ou inversement, en passant,
à l'aide d'énoncés liés de l'anglais au français :

L'énoncé lié peut dépouiller le roman ou le drame de leur caractère
littéraire.


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La maman qui dit au petit garçon: «Viens, veux-tu», n'offre pas un choix, mais donne un ordre. La signification de je vais te dire est complètement neutralisée par la post-position : «Je n'aime pas ce qu'on est en train de faire, je vais te dire» (dans 'La vie de château', film de Jean-Paul Rappenau, 1965). Les énoncés : Absolument - C'est ça - Parfaitement - Précisément - Tout à fait - Effectivement - Voilà sont des synonymes renforcés et colorés de 'Oui'.

La signification est absorbée par le sens.

L'hyperbole mène inévitablement à une dévaluation sémantique,
comme dans le cliché Je n 'connais que lui.

Un amateur des bandes dessinées, interrogé comme témoin par le commissaire
Bourrel, cherche désespérément à se rappeler le nom d'une personne :
- Comment il s'appelle déjà? Je n connais que lui.

('Meurtre par la bande' dans la série 'Les cinq dernières minutes', Antenne 2, 1986)

D'autres glissements sémantiques se font par litote. C'est pas évident, en
tant qu'énoncé lié, renvoie à des cas problématiques, voire à des
problèmes insolubles, ou encore à des cas où il faut s'attendre à une


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issue négative : Une femme parlant du travail de nuit : «Pour la santé, c'est pas évident» (TF 1, mai 1987) - Le technicien du laboratoire de phonétique écoute, soucieux, le bruit de fond de l'enregistrement qu'il est censé analyser : «C'est pas évident» (janvier 1979). - Une jeune fille vient d'obtenir un poste bien loin de la capitale : «Arriver à Bordeaux à six heures du matin, c'est pas évident» (septembre 1982) - «Trouver un plombier le 16 août, c'est pas évident» dit le gardien à un locataire (août 1986) - Le journaliste de la deuxième chaîne dit en février 1979 au sujet d'une collaboration de l'opposition de gauche avec l'immam Khomeyni : «C'est pas évident.» ~ Une litote ironique : Ne vous gênez pas est d'ores et déjà réservée à refouler une indiscrétion ou une curiosité gênante, et suggère : 'Mais qu'est-ce que vous imaginez?! C'est honteux! Ça suffit! Allez-vous en!1 C'est pas la peine acquiert par litote ironique le sens 'c'est à éviter' et peut fonctionner comme interdiction. De même, avoir droit à, comme syntagme lié, se réfère à des phénomènes qui ne sont ni souhaités, ni souhaitables : «Yavais droit à une attente de deux heures» (une enseignante, septembre 1975) - «Les participants [à la course atlantique] auront droit à un temps pluvieux» (TF 1, novembre1978). Ça, c'est la meilleure! fait, comme énoncé lié, le contrepointde sa propre signification.

Le transfert est le facteur principal des changements par extension. Il s'agit d'un transfert global, d'un transfert d'énoncé. C'est-à-dire : un énoncé lié à une situation S 1 sera appliqué, par une métaphore dans l'espace social, à d'autres situations, non sans faire allusion à la situation de départ. Le cheval est partant, s'il se présente effectivement au départ d'une course (Le Petit Robert 1973, 1993). Dans la conversation quotidienne il exprime l'accord actif, une participation dans une action ou, par extension, un consentement énergique. «Si on peut assurer la sécurité des voyageurs, je suis partant», dit un représentant syndical par rapport à un nouveau projet de la direction (mai 1993).3 - Les affaires reprennent se dit de préférence en parlant d'entreprises autres que commerciales. C'est par ces mots que le présentateur de l'émission de 'La roue de la fortune' encourage le joueur qui vient de deviner la deuxième lettre d'un proverbe (TF 1, janvier 1989). - A nous deux maintenant est l'une des nombreuses plaisanteries préfabriquées qui constituent un riche sous-ensemble des énoncés liés. La petite phrase est censée évoquer un combat ou un duel, quand le patient se tourne vers

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l'infirmière qui s'approche pour lui donner une piqûre (juin 1990). - La phrase A toi de jouer quitte volontiers la salle de jeu pour rappeler à l'interlocuteur que c'est à lui d'agir maintenant en prenant des risques (énoncé récurrent dans les films policiers, adressé à l'autre policier ou à un autre membre du gang). - Jusqu'à nouvel ordre fait partie du langage administratif. Il en sort souvent, sans effacer tout à fait son sens originel : «Ces virus cancérigènes chez les animaux n'ont aucune influence, jusqu'à nouvel ordre, sur l'organisme humain», dit un professeuren biologie au cours d'un débat télévisé (TF 1, octobre 1980), dans le sens de 'pour le moment1, ou, selon le Dictionnaire Robert (1973), 'jusqu'à ce qu'un fait nouveau modifie la situation'.4 Mais l'énoncé peut dépasser par moments, à l'aide d'un transfert ironique par exemple, la sphère sémantique ainsi délimitée, et s'applique à des cas où l'apparition d'un fait nouveau serait hautement improbable. La secrétaire à un client après l'avoir fait attendre pendant vingt minutes. - Vous êtes Monsieur T.? - Oui, jusqu'à nouvel ordre (dans la salle d'attente d'une entreprise, mai 1979). Ironie vive? ironie figée avec extension du domaine sémantique?

Des transferts d'énoncés foisonnent dans le langage des média. L'énoncé X a encore frappé était lié à l'origine à des attentats à la bombe (de I'IRA ou des indépendantistes basques). Il s'est vite étendu aux catastrophes naturelles (tornade, pluie torrentielle, éruption volcanique, tremblement de terre). Par une nouvelle extension l'énoncé peut renvoyer à des actions salutaires importantes et/ou surprenantes dont l'actant vient d'accomplir, cette fois encore, un exploit remarquable, avec un succès 'frappant'. «Zulavsky a encore frappé en montant 'Boris Godunov'» (TF 1, décembre 1989). - L'expression être au rendez-vous ne cesse d'étendre sa sphère d'emploi. Au début, il s'aggissait d'un rendezvouspresque dans le sens usuel du terme. Le téléspectateur est invité à regarder tel et tel programme : «un rendez-vous à ne pas manquer.» Une autre extension métaphorique fait apparaître la présence simultanée, fortuite de beaucoup de gens au même endroit, comme si tous ces gens s'étaient donné rendez-vous : «Bien sûr, les touristes étrangers étaient au rendez-vous, mais moins nombreux» (Antenne 2, août 1980). La personnification aidant, des phénomènes météorologiques peuvent aussi apparaître 'sur rendez-vous' : «Cette fois, le vent est au rendez-vous-» (Antenne 2, août 1987). Rien n'empêche que des phénomènes d'ordre

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social entrent par cette brèche, en élargissant la sphère sémantique de l'expression figée : «Le folklore provençal est au rendez-vous dans ces historiettes», dit le présentateur d'une émission sur les 'Lettres de mon moulin' d'Alphonse Daudet (décembre 1979). Par hypostase, ce sera le tour des qualités physiques ou morales : «On va voir si la fiabilité [des moteurs] est au rendez-vous (à propos d'une course d'automobile, Antenne 2, janvier 1980) - Avec chaque extension de son domaine d'application, l'énoncé doit effacer un ou plusieurs de ses traits distinctifs.

Il ne faut pas oublier, toutefois, que beaucoup d'énoncés liés qui ont perdu des traits distinctifs voient en même temps leur contenu sémantique s'enrichir par des sous-entendus. En d'autres termes, le sens des énoncés liés dépasse souvent leur signification. Il est vrai que le sens spécifique de tout énoncé apporte un nouvel élément.5 Dans le cas des énoncés libres, c'est le contexte, la situation, nos connaissances encyclopédiques (introspection psychologique inclue) qui permettent de percevoir ce sens spécifique. Le sens latent des énoncés liés est cependant codé, et suppose la connaissance de la langue en question jusque dans ses recoins 'secrets'. Ainsi, pour les locuteurs francophones il est évident que l'énoncé Je veux bien ou Si tu y tiens impliquent généralement un 'mais', une réticence. Donc : accord dans la signification, désaccord dans le sens. C'est vrai aussi pour Tout cela est bien joli. L'énoncé lié C'est moi qui te le dis implique que l'assertion est vraie, contrairement à C'est toi qui le dis qui contient une forte réserve quant à la véracité de l'énoncé de l'interlocuteur. On pourrait considérer ces énoncés liés comme elliptiques malgré leur structure syntaxique fermée.

La distance croissante entre sens et signification de l'énoncé crée une tension qui peut être résolue par le blocage de la signification (originelle). Le maintien de la signification dans les énoncés libres correspondants crée des paires d'énoncés homonymes.


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L'homonymie énonciative constitue, comme toute homonymie, une source d'erreurs. Ces erreurs potentielles ne sont pas nécessairement éliminées par le contexte et la situation. Au cours de la préparation d'une émission télévisée (dont je n'ai pas noté la date), le président Giscard d'Estaing signalait au cameraman qu'il n'était pas au centre de l'image. «Vous ie faites exprès? Parce que l'image est asymétrique.» Or, Vous le faites exprès, en tant qu'énoncé préfabriqué, est ironique et souligne la maladresse de l'interlocuteur. On ne saurait dire si le président employait l'expression comme énoncé libre, c'est-à-dire pour demander une information (ce qui me paraît probable), ou comme énoncé lié, pour exprimer son agacement.

La signification de l'énoncé lié peut être volontairement débloquée pour en tirer un effet humoristique. Le syntagme adverbial tout bêtement, généralement en postposition, lâchement lié au verbe, est synonyme de 'tout simplement'.

Hugh Presto n :
- Et tu m'as épousé, tout bêtement?
Lise Preston :
- Tout bêtement.

(Douglas Homes, 'Le canard à l'orange', Antenne 2, juin 1988)

II a donc suffi à Madame Preston de reprendre l'énoncé, et le pronocer
avec insistance et sur un ton légèrement ironique, pour débloquer la
signification de l'adverbe bêtement : 'Que j'étais bête!'


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3. Changements lexicaux

Le changement global du sens des énoncés liés, généralement, ne modifie pas la signification des éléments, le conflit étant résolu par le blocage de la signification. Le sens de l'énoncé lié peut, toutefois, rejaillir dans certains cas sur l'élément central de l'énoncé en modifiant sa structure sémantique.

Ainsi, le sens spécifique de tout bêtement a pu d'ores et déjà modifier la signification de bête. Dans une pièce de Marc-Gilbert Sauvajon, Tchao', le grand patron d'une entreprise fait irruption chez son employé congédié pour lui reprocher la conduite de son fils, à cause de qui sa propre fille a perdu sa virginité :

... et ils finissent par coucher ensemble, c'est si bête que ça.

(TF 1, octobre 1980)

Le cliché de remerciement Je suis très sensible, généralement suivi par mais il ne fallait pas, peut diversifier la structure sémantique de sensible. Un professeur en linguistique, lors d'une soutenance de thèse, félicitait le candidat : «Je suis très sensible, puisqu'à partir de cette thèse, on a pu conclure toutes sortes d'accords avec le C.N.R.S.» Ici, sensible figure dans le sens de 'reconnaissant' dans un énoncé libre.

En examinant de plus près certaines occurrences de c'est pas évident, on trouve que le cliché a fini par fléchir la signification de l'adjectif. «Ce qui déjà n'est pas évident le jour, devient problématique la nuit», dit le journaliste de la télévision au sujet du rallye Paris-Dackar (janvier 1988). Dans cet énoncé évident est mis en rapport étroit avec problématique, il est traité comme son antonyme. Il semble qu'évident a pu se détacher du cliché pour figurer comme un lexème ayant l'acception secondaire 'facile', 'sans problème'. D'autres exemples confirment cette supposition : «C'est pas évident de travailler comme ça avec des jeunes filles», dit l'une des filles au journaliste (Antenne 2, septembre 1986). Un jeune homme qui dit d'abord que «vivre de 5500 francs à Paris c'est pas évident» raconte par la suite qu'il venait de trouver «une situation plus évidente en province» (TF 1, décembre 1988), ce qui implique la modification de la structure sémantique de l'adjectif.

Le mot 'malin', qui signifie originellement 'qui se plaît à mal' (Dictionnairede
Littré 1874, vol. 3 : 410) a pris le sens de 'fin, rusé' du fait

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d'énoncés récurrents tels que «II est trop malin pour être attrapé» (Littré o.c). Le mot a donc pris un sens positif. Plus récemment C'est malin suggère, par inversion ironique : 'c'est maladroit', 'c'est stupide', 'c'est idiot'. «Ah, les idiots! Ça, c'est malin!» s'écrie l'inspecteur principal, Jouve en pensant aux policiers qui, cette fois encore, ont laissé filer Fantomas ('Fantomas et Scotland Yard' d'André Hunebelle, 1967). La fréquence de la collocation ironique risque de prêter à malin une nouvelle acception négative, 'maladroit', 'stupide'. Pour le moment, c'est le sens positif de malin qui domine dans les énoncés libres. «C'est plus malin de se laver les mains» selon une annonce publicitaire (FR 3, juin 1990); «acheter à un prix malin», c'est à 1990).

4. Récurrence et changement

II n'est pas toujours facile, et peut-être n'est-il même pas nécessaire, de tracer une ligne de séparation entre énoncés récurrents et 'mots dans le vent'. Ces mots ont généralement un contexte préféré, et apparaissent à ce moment comme énoncés liés. Leur comportement dynamique rappelle aussi celui des énoncés liés. Ils ont tendance à étendre le domaine de leur champ d'application. Ils paraissent être littéralement 'dans le vent', en se détachant d'une situation initiale nettement délimitée. Il leur suffit, semble-t-il, d'une situation peu spécifique, ou plus exactement spécifiée par sa capacité de faire du plaisir ou du déplaisir, de susciter de l'étonnement ou de causer une déception. Ils se définissent plutôt à partir de l'émotion causée que par les causes et motifs de cette émotion. C'est génial - C'est sympa - C'est fou - C'est extra - C'est super - C'est nul. - Ces énoncés partagent leur caractère 'd'être en vogue' avec un certain nombre de mots tels que branché, motivé, marqué, gonflé, craquer.

L'emploi fréquent d'une expression semble modifier sa signification par l'usure. La métaphore suggère que c'est la fréquence excessive de l'emploi qui amène le changement. Il faut distinguer, je crois, entre fréquence d'occurrence mesurée et fréquence ressentie. Le premier est un fait statistique, indépendant de la valeur attribuée aux unités mesurées. Notre impression de la fréquence d'une expression, résulte elle aussi d'un calcul, d'un calcul mental, mais ce calcul n'est pas indépendant de la valeur des unités décomptées. J'avancerais l'hypothèse que la fréquence subjective dépend de la qualité des mots, des collocations.J'oserais

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tions.J'oseraisdire qu'elle est une qualité qui caractérise les 'mots dans le vent'. C'est cette qualité qui les distingue de la fréquence (objective) des mots comme père, pluie, table, rouge, aller, venir, ou des morphèmes après, dans dont la haute fréquence nous échappe totalement, comme l'athmosphère dans laquelle on vit.

Le terme de 'fréquence excessive' pourrait nous aider à mieux comprendre le mécanisme de l'évaluation spontanée de la fréquence. 'Excessive' renvoie à un excès, ou au dépassement d'une limite. Nous percevons leur fréquence, donc leur présence en tant qu'unités verbales, parce que l'emploi qu'en fait le locuteur s'écarte plus ou moins de la 'norme'. Nous sommes (agréablement ou désagréablement) 'déçus' dans nos prévisions basées sur les règles qui gouvernent leur emploi. La distinction des phénomènes verbaux marqués vs. non marqués contient implicitement cette hypothèse : il suffit de les mettre en rapport avec le couple remarqué et non remarqué. Une manière d'actualiser un phonème, un lexème, une structure syntaxique est marquée dans la mesure où elle transgresse les limites imposées par la langue. Ces phénomènes marqués seront remarqués, contrairement à l'usage non marqué qui passe inaperçu.

Nous avons aujourd'hui le privilège d'assister 'en direct' à toute une série de changements lexicaux, ou, disons-le prudemment, à des mouvements sémantiques synchroniques, qui pourraient aboutir à un changement.

C'est fou : dans des tests sémantiques à choix libre et à choix limité,6 C'est fou arrivait en première place en tant que synonyme de 'C'était extraordinaire'. Des énoncés tels que «C'est fou, ce qu'il y a du monde» (une jeune fille à son amie, avril 1984) - «C'est fou, ce que vous êtes délicat» (jeune femme, non sans ironie, à un monsieur d'âge moyen qui lui 'fait la cour', août 1981) - «C'est fou ce que tu peux être jeune», dit le fils à son père (M.-G. Sauvajon, 'Tchao' TF 1 octobre 1980). Le sens global de ces énoncés s'est détaché de la signification originelle du mot fou. La récurrence de C'est fou a amené les auteurs de dictionnaires monolingues à faire figurer l'acception 'énorme, excessif, extraordinaire, immense, prodigieux' comme composante de la structure sémantique de fou (Dictionnaire de Robert, éd. 1985; 'énorme, excessif, extraordinaire, immense, prodigieux', Petit Robert 1993).

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La signification de base de génial, 'qui a du génie; inspiré par le génie'
(Dictionnaire de Robert éd. 1973) est largement dépassée dans la parole
quotidienne.7

Une jeune femme, à la question de savoir si cela ne l'ennuyait pas que la
télévision ait transmis 'Don Giovanni1 deux fois au cours de la même
année, répondait : «Au contraire. C'est génial» (La 5, septembre 1987).

Il y a cinquante ans, on aurait interprété l'énoncé comme une appréciation
de l'opéra génial de Mozart. Cette fois, c'était l'approbation
enthousiaste de la transmission.

C'est génial : peut exprimer toute une gamme d'attitudes positives allant de l'admiration enthousiaste à la simple approbation. Une jeune fille s'exclame : C'est génial! en apprenant qu'elle est invitée à une boum (dans 'La boum' de Claude Pinoteau, 1980). L'autostoppeuse : «Je vais aussi à Biarritz. C'est géniab (dans 'Mortelle randonnée' de Claude Miller, 1982). Un jeune acteur parlant du festival de Cannes : «C'est vachement géniab (mai 1993). «Si j'habite toute seule, c'est géniab dit une jeune fille, en parlant de ses problèmes de famille (octobre 1987).

- Je veux aller au petit coin. Vous avez de la monnaie?
- Oui.
- Génial! dit la jeune héroïne de 'Cours après moi, shérif (film de Hal
Needham, 1977)

Dans un film publicitaire c'est en montrant du doigt des jeans que la fille dit à son père : «Regarde, papa, ça, c'est génial!» (octobre 1979) . A partir de l'extension du domaine d'application de l'énoncé C'est génial, le mot génial peut figurer dans le sens 'excellent' ou 'extraordinaire' dans des énoncés libres : «Le temps n'est pas génial en Guyanne» dit un journaliste (Antenne 2, mai 1986). «Le son n'était pas génial-» (jeune homme de 16 ans, juin 1989). «On est arrivé à des conditions vraiment géniales», disait dans une interview Florence Arthaud, classée deuxième dans une course en solitaire (TF 1, septembre 1992). «Ce qu'il y a de plus génial, c'est d'entendre les gens rire» dit l'actrice Josiane Balasco dans le cadre de 'Mardi cinéma' (Antenne 2, septembre 1984). Le médecin sur le point de quitter sa patiente : «Si d'ici à quinze jours c'est pas génial, vous téléphonez» (janvier 1983).8

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De même, on retrouve C'est sympa(thique) dans des situations qui ne correspondent pas au sens initial du mot sympathique ('II se dit de personnes qui éprouvent de la sympathie, ou qui se concilient la sympathie' Littré 1874). «Ce sera plus sympa que je vous l'envoie», la bibliothécaire au sujet d'une liste de référence (janvier 1991). Un jeune garçon de 12 ans dit en revenant d'un entraînement : «C'était supersympathique» (mai 1992). Sous l'influence de l'énoncé 'branché' C'est sympa! on retrouve l'adjectif sympa(thique) dans le sens élargi en divers contextes. «Les synthétiques sont sympathiques» (Film publicitaire, TF 1, mai 1985). «Tampax, sympathique et discret» (Affiche, février 1985). «Je t'arrangerai un crédit sympathique» dans le sens 'avantageux' (Enquête en direct, série policière britannique, TF 1, juin 1983).

Les média constituent l'épicentre de plusieurs changements sémantiques en cours. Tout en admettant que l'extension de la sphère d'application d'être au rendez-vous n'a pas (encore) modifié la structure sémantique du mot rendez-vous, il faut sans doute tenir compte dans la description du lexique du français contemporain que l'expression être au rendez-vous peut jouer le rôle d'un complément existentiel, d'une paraphrase du verbe être. «L'inquiétude d'une mère est toujours au rendez-vous» (TF 1, août 1990), où l'expression figure dans le sens de 'être présent'.

Les plaisanteries préfabriquées des média ont fini par élargir considérablementle champ sémantique de complice et de complicité. Complicité'implique participation à une action illégale voire criminelle. Les 'complices' sont ceux qui se livrent ensemble à de tels actes. Au début, l'extension de la complicité à une activité positive, artistique ou littéraireou autre, impliquait 'l'aveu' qu'on considérait cette activité ou cette œuvre comme 'criminelles'.9 Depuis une vingtaine d'années,10 on parle couramment, sur toutes les longueurs d'ondes et sur toutes les chaînes de télévision de complicité et de complice, sans le moindre sourire. «Ce programme a été réalisé avec la complicité de X.Y.» (France Musique, septembre 1982). «X, un de ses complices violinistes...» (Radio Classique, Nouveautés du disque, février 1992). La candidate remercie un directeur de recherche au C.N.R.S. «de sa complicité» (thèse soutenue en 1976). On se sert couramment du mot dans le sens d' 'aide' : «Grâce à la complicité des archéologues, on a réussi à construire un instrument de pierre» (TF 1, octobre 1986). Il peut avoir le sens de complémentarite':

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rite':«L'enregistreur EDT est le complice de votre téléphone» (Radio Classique, février 1986); ou de 'combinaison' : «il s'y faisait une complicitéde la technique et du jeu» dit le conférencier en parlant de l'œuvre de Jean Vilar (TF 1 mai 1982).

Semblablement, le mot proposer change de signification en passant par des clichés médiatiques. Le verbe figurait initialement dans des énoncés stéréotypés, introduisant le numéro suivant du programme, sous la forme d'une proposition purement formelle (factice) : «Nous vous proposons de revenir à Jean-SebasTtien Bach» (France Musique, juin 1982),u ou «Nous vous proposons tout de suite un policier» (Antenne 2, octobre 1981). La définition qui sous-tend cette légère extension initiale du terme - on 'propose' à des personnes virtuelles, absentes qui ne pourraient ni accepter ni refuser la proposition - ne recouvre plus l'attribution de la 'proposition' à des compositeurs du passé : «Le rondeau 'A la Turca' proposé par Mozart» (Radio Classique, août 1986). Dans ces cas-là, 'proposé par' est équivalent à 'composé par'. La proposition peut venir de l'œuvre même : «C'est la première version qui propose une reprise exacte du premier mouvement» (France Musique, février 1982). La proposition s'est étendue par la suite à d'autres activités créatrices ou non créatrices : «Ceci à cause des coupures électriques proposées par I'EDF» (Radio Classique, mars 1988). Par des extensions consécutives proposer peut figurer comme opérateur existentiel, à l'instar de être au rendez-vous : «Bastia proposera 12 degrés», ce qui dans les cadres des prévisions météorologiques voulait dire que la température ambiante à Bastia sera de 12° C (La 6, juin 1991). La 'proposition' peut évoluer en même temps dans le sens de 'faire apparaître,' 'montrer (involontairement)' : «Ce qu'on propose à l'enfant c'est le sens actuel des mots» écrit un linguiste (lettre personnelle, avril 1981), pour dire que ce que l'enfant retient du contact verbal avec ses parents c'est le sens actuel (et non pas la signification de base) des expressions verbales.12

Le rôle des media dans la popularité d'autres mots en vogue est moins prononcé ou moins évident. Motivé s'est détaché de son verbe pour figurer comme adjectif3 attribut, avec ou sans complément, c'est-à-dire sans spécifier la source de la motivation, donc l'objet vers lequel la personne se sent attirée. «Il [= un jeune soliste] était très motivé par la musique de chambre» (France-Musique mai 1982).

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L'absence de complément (de précision) n'est pas sans prêter du flou à l'adjectif. «Au niveau qualité, ils sont plus motivés», dit un chef d'entreprise parlant du public qui préfère avoir une marchandise de qualité (Antenne 2, février 1978). L'interlocuteur ou le lecteur sont censés se faire une idée du contenu actuel du mot à partir du contexte.

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Le sens pourrait être 'dynamique. Le contexte suggère souvent 'ayant un vif intérêt pour tel ou tel sujet' ou 'pour divers sujets (non précisés)'. «Il est parfaitement motivé, il a de très bonnes chances» dit le journaliste d'un cycliste (Antenne 2, juillet 1986), donc il est en pleine forme et veut gagner la course. «Tous très jeunes, motivés», les membres d'une organisation néo-fasciste, ils savent parfaitement ce qu'ils veulent (TF 1, octobre 1980). «Elle est extrêmement motivée» dit un professeur en parlant de l'une de ses élèves au cours d'une réunion (Antenne 2, juillet 1979). «Je suis pas motivée aujourd'hui» dit une jeune fille de 17 ans, en ajoutant qu'elle se sentait plutôt fatiguée (octobre 1990). «Elle a été motivée à un certain moment», d'une chienne de chasse, donc motivée par la chasse (Entretiens 1989, jeune homme de 19 ans, no. 233).14 «Cette jeunesse n'est pas motivée», était un cliché répandu des années soixante-dix, impliquant que cette nouvelle génération n'avait pas d'idéaux, et mettant en cause directement ou indirectement la «société de consommation». - On rencontre dans la parole des formes réflexives, se motiver pour ou (plus rarement) là-dessus. Une femme, après une cure de désintoxication : «j'étais le moins éméchée, alors je me suis motivée là-dessus [= sauver d'autres alcooliques]» ('Julien Fontane, magistrat', TF 1, février 1985).

Marqué est un autre participe détaché du verbe dans des circonstances similaires. Son usage récent n'évoque plus l'action de 'recevoir une marque'.15 Son usage le porte vers 'être (pronfondément) intéressé à qch.' «La peinture l'intéressait peu. La littérature l'a plus marqué», dit un commentateur parlant d'Alban Berg (France Musique, mars 1980). Le présentateur demande à un amateur après avoir écouté ensemble un disque : «Qu'est-ce qui vous a particulièrement marqué dans cet enregistrement?» (France-Musique, janvier 1979).

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Le terme branché lui-même est un participe libéré. Le journaliste parle d'une couturière américaine «déjà connue d'un public branché» (octobre 1988). Dans l'émission 'Cinéma, cinéma' le présentateur parle d'un «cinéma branché». A la question d'un participant qui n'est pas sûr de ce qu'il fallait entendre par 'branché', «Actuel» répond le présentateur (Antenne 2, octobre 1987). Ce qui caractérise, toutefois, le langage branché, c'est le fait que les termes utilisés, ainsi celui de branché, n'ont pas un contour aussi bien délimité que les termes neutres, comme actuel qu'on ne pourrait pas substituer à ce premier dans des énoncés tels que : «le batteur est vachement branché» ('La proie', téléfilm de Vivien Pieters, mai 1988), ni quand le journaliste parle d'un évêque branché, se référant à l'évêque d'Evreux, «l'évêque rouge» (janvier 1988). Le terme branché est à la fois plus spécifique et plus vague. «Il va inventer des modes extrêmement branchées», dit l'actrice Gabrielle Lazure du réalisateur de son nouveau film (dans 'Mardi cinéma', janvier 1987). Le terme conçoit l'actualité comme une qualité particulière, et non pas comme un synonyme de 'contemporain' : une qualité dynamique de l'actuel qui préconise une future évolution, et qui s'oppose à tout ce qui est statique et déjà établi. «Un publicitaire quinquagénaire s'éprend d'une jeune 'branchée1 qui vient bousculer ses habitudes», c'est en ces termes qu'un critique résume le sujet du film 'La tête dans le sac'.16

Dans le cas de marqué, motivé, complice, proposer, et bien d'autres, l'usage 'branché' est caractérisé par une extension de la sphère sémantiquede l'expression. Il y a pourtant des exceptions à la règle. L'emploi de craquer se distingue par une tendance restrictive par rapport au sens signalé par les dictionnaires monolingues ('être ébranlé, menacé de ruine' Petit Robert, éd. 1973). En tant que 'mot dans le vent', craquer signifie une brusque rupture de résistance mentale en face d'une pression extérieure ou intérieure, avec une nette préférence pour la passion envahissante. Dans le sens négatif : «J'ai craqué plusieurs fois à cause de la mauvaise organisation de la course», dit la cycliste Annie Longo après sa victoire (octobre 1986). Le langage publicitaire, toujours 'dernier cri', reflète les deux emplois, avec une nette prépondérance du sens positif. «Et quelquefois je craque. Alors je bois Contrex» (octobre 1985). A propos d'une tache incrustée sur la robe du soir : «Oh je

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craquel» (décembre 1986). La tache disparaît comme par miracle : «Je craque» (septembre 1986). Dans les films publicitaires on craque surtout de plaisir oral : «On craque à l'idée de le dévorer [= le fromage]» (août 1987). «J'ai vu les fraises et j'ai craqué-» (octobre 1986). «Croky, je craque» (mai 1986). Une paire de chaussures (septembre 1985), une télé couleur (affiche, février 1987) ou un modèle de robe du soir à 6000 francs peuvent aussi faire craquer (la présentatrice d'une revue de mode, TF 1, octobre 1985). En dehors du domaine publicitaire on craque avant tout de passion amoureuse. «Quel genre de femme vous fait craquerh demande à l'acteur par téléphone une télé-spectatrice (décembre1988). «Quelle est la femme qui vous a fait craquerh demande la présentatrice à l'acteur, Jean-Luc Prévost (Antenne 2, juin 1987). La femme au masseur : «Si vous me faites ça, je craque» (dans 'Sexy-folies', Antenne 2, janvier 1982). Une télé-spectatrice demande à Marlene Jobert, dans le cadre de l'émission 'Jeu de la vérité' : «Qu'est ce qui vous a fait craquerh «Dans quel sens?» lui retourne la question l'actrice (TF 1, septembre 1985).17

Un bon nombre de mots fréquents (ressentis comme tels) ne paraissent pas être des mots en vogue. On serait plutôt tenté de les assimiler aux éléments 'neutres' du vocabulaire. Je pense à classique, dur, fort, important, intéressant, plein, style, valable, vivre, ou à l'adverbe assez.

Classique s'emploie comme l'opposé 'non marqué' de l'objet que le locuteur veut mettre en relief. Le langage publicitaire se sert du terme pour ne pas nommer les autres marques qui n'ont pas les qualités de l'article mis en vedette. «Après un temps, les piles classiques s'arrêtent» tandis que les piles D. continuent allègrement à fonctionner (mai 1992). De même, les lessives ou les lave-vaisselle d'une certaine marque sont présentés comme nettement supérieurs aux lessives ou machines à laver classiques. En dehors du cadre publicitaire, on oppose un nouveau vaccin qui «ne contient pas les parties inutiles ou mêmes nocives du virus, contrairement aux vaccins classiques» (TF 1, novembre 1988). La théorie classique appartient à une étape antérieure, dépassée par les théories plus récentes. On oppose la théorie de la relativité ou la théorie des quanta à la pysique classique et les 'nouvelles' théories linguistiques (à partir de la linguistique structurale ou de la linguistique néo-grammairienne)à la grammaire classique. Cet usage pourrait s'inspirer de

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l'évaluation négative du classique pendant, et, en partie, depuis l'époque
romantique.

Dur : La fréquence réelle ou apparente (perçue) du mot vient du fait que dur a pris la place que le mot difficile occupait par le passé et occupe toujours dans le langage de la génération antérieure, pour qui cet usage constitue un écart par rapport à la norme. «Non, mais vas-y, c'est pas dur» dit un garçon de quinze ans à son frère cadet qui tâche d'ouvrir la porte verrouillée de la cave (juillet 1989). Le même garçon était confronté à une difficulté intellectuelle : écrire en majuscules un prénom à trois lettres : «E-V-A, c'est pas duri-» (mai 1979). Or, le mot dur est associé à la difficulté physique ou moral déjà dans nombreux exemples de textes classiques des dix-septième et dix-huitième siècles cités par le Dictionnaire de Littré (1885). Toutefois, contrairement aux exemples cités par Littré, où la difficulté est projetée sur la source des difficultés («ce pistolet est dur à la détente») dans les exemples récents c'est la tâche elle-même qui est conçue en termes de dureté.18 Une autre nuance qui distingue les deux usages : le sens traditionnel souligne la peine qui consiste à supporter une situation difficile; contrairement à l'usage récent où la difficulté peut consister en un empêchement dû aux circonstances actuelles. «J'ai pas pu y aller. Ça va être dur pour aujourd'hui», s'excuse le plombier (août 1986). Cet énoncé aurait un sens tout à fait différent, si on l'interprétait selon les régies sémantiques traditionnelles : ceci voudrait dire que le plombier se préparait à une journée pénible, difficile à supporter. Dur empiète ici sur le domaine réservé à difficile, ainsi que dans d'autres énoncés tels que : «C'est dur à dire» (jeune homme de 30 ans, mars 1988). L'emploi traditionnel et l'emploi récent prêtent deux sens différents à cet énoncé : (a) il s'agirait d'une vérité pénible soit pour le locuteur, soit pour l'interlocuteur; (b) il n'est pas facile de se prononcer là-dessus (vu l'incertitude où l'on se trouve actuellement). On pourrait parler d'homonymie, tout en ajoutant que les deux interprétations appartiennent probablement à deux idiolectes différents.19

Fort peut s'appliquer au domaine de la force intellectuelle dès le dixseptièmesiècle, selon les exemples signalés par Littré.20 Il n'est donc pas facile de justifier l'impression de sa fréquence perçue par un écart sémantique. L'observation suggère et les tests sémantiques, faits avec des étudiants en liguistique, indiquent qu'on choisit de préférence «II est très fort» (en parlant d'un jeune chercheur ou enseignant) parmi

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d'autres énoncés équivalents.21 On pourrait, tout au plus, signaler un écart statistique : l'emploi absolu, par rapport, à son emploi avec complément («plus fort en physique», «plus fort que d'autres») pourrait correspondre à une tendance récente. De même que celle de l'énoncé C'est très fort. Son usage quasi adverbial - «Personne n'a fait aussi fort» (Dans le cadre 'Les jeux de vingt heures', Fr 3, janvier 1981) - est peutêtreune extension qui n'a pas de précédent dans la littérature classique.

L'évolution d'important est caractérisée par la perte graduelle de son trait distinctif essentiel, la mise en évidence de ce qui importe. «Quel sujet important conduit ici vos pas?» (Racine 'Esther', acte 2, scène 7, est l'un des exemples cités par Littré).22 Contrairement àla subjectivisationdes termes scientifiques dans l'usage courant, important tend à faire abstraction de l'évaluation subjective d'un phénomène, de l'intérêt personnel qu'on porte à un objet ou à un événement. La quantité et la qualité sont à la fois impliquées quand Pierre Tchernia parle d'une «distribution extrêmement importante» d'un film qui vient de sortir en insistant sur le nombre de grands artistes qui y ont participé ('Mardi cinéma', janvier 1984). L'institutrice aurait pu éventuellement se servir dans les deux acceptions du mot en disant que l'entrée à l'école «est un grand changement». Les enfants entrent dans un milieu social bien plus important que la famille» (TF 1, septembre 1988). Dans un plus large contexte il est apparu, toutefois, qu'elle n'envisageait que l'aspect quantitatif, et, ce qui n'est pas sans intérêt, qu'elle n'a pas senti la nécessité de préciser pour écarter l'ambiguïté qui n'existait plus dans sa compétence linguistique. L'évaluation des risques d'une avalanche - «Le danger d'avalanche reste extrêmement important» (TF l, février 1990) - n'exclut pas une émotion ressentie. Ceci vaut également pour la mise en rapport de l'importance avec une maladie, ou un symptôme; quand le Dr. N. parle à la télévision «de symptômes très importants, mais sans conséquences pratiques» (mai 1974). Une telle empathie est exclue d'avance quand il est question des oreilles très importantes du braque (Trente millions d'amis', avril 1981), des «lunettes trop importantes» d'une future maîtresse ('L'homme qui aimait les femmes' de François Truffaut, 1977) ou du «débit important» c'est-à-dire accéléré du discours (conférence de phonétique, novembre 1980). Le conférencier ne jugeait pas nécessaire d'expliciter qu'il entendait par de la transitionformantique» l'étendue de la gamme, sans vouloir souligner

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l'importance du rôle de la transition pour la perception de la consonne. Un muséologue parle de maisons détruites au cours d'une nouvelle construction, en ajoutant : «dont la conservation est assez importante» (TF 1, août 1991), ce qui signifie que les maisons sont néanmoins assez bien conservées. Parlant d'un pays de l'Est ayant «l'importance de la France» le président Giscard d'Estaing croyait utile d'ajouter «du point de vue de sa surface et du nombre de ses habitants». - La perte de sa valeur subjective permet à important de servir de quantificateur non numérique, applicable à l'étendu, au poids, à l'intensité et à d'autres phénomènes physiques, psychiques ou sociaux quanti fiables.23 Les sujets de nos tests sémantiques proposaient en majorité l'adjectif important, comme intensificateur de 'succès'.24

Intéressant, dans des énoncés négatifs, dépasse sa sphère sémantique
originelle25 sur deux points. Par litote, il se substitue à 'inopportun',
'pénible', 'détrimental'. C'est dans ces sens que «pas intéressant» figure
à plusieurs reprises dans la parole spontanée d'un jeune parisien de 26
ans (enregistrée en février et septembre 1988). Il dit à propos de
dune cohabitation avec les parents de son épouse . «Ça
gênerait nos rapports. C'est pas intéressant» - «Ma grand'mère voudrait
qu'on achète un sommier. On est sous le toit. En se levant, bing, la tête.
C'est pas intéressant» - Elle [= sa femme] voulait toujours partir du
mauvais pas. C'est pas intéressant.» L'autre emploi déviant rappelle la
voie parcourue par important, celle de la quantification : «Les attaques
ont atteint des degrés assez intéressants» (Actualités de TF 1, février
1988). Dans nos tests sémantiques intéressant figure à trois reprises à
côté d'important, comme intensificateur proposé pour le substantif
'succès' (voir note 16). L'ambiguïté ou le double sens a pu faciliter le
passage de la qualificaton à l'intensification. Littré cite deux lettres de
Voltaire pour illustrer le sens 'ce qui importe' : «II me serait intéressant
de vous voir» (lettre de 1764 à Madame de Verde lin et lettre de 1770,
adressée à Monsieur Moulton). Or, le lecteur d'ajourd'hui pourrait être
tenté d'interpréter dans le sens de 'très important'.

Dans le langage des jeunes, plein est la variante non marquée de 'beaucoup', ressenti comme forme plutôt littéraire. Il peux figurer dans tous les contextes admis pour ou réservés à ce dernier. Dans certains contextes, tels que «plein de taches», «un homme plein d'érudition», le mot figure dans l'édition de 1835 du Dictionnaire de l'Académie

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Française.26 On pourrait probablement remonter jusqu'à l'époque de la genèse de l'article partitif. Or, dans l'usage contemporain, plein sort du cadre que lui assure le trope, et dépasse largement le rapport contenant/contenu.«Je l'ai vu plein de fois», dit un garçon de sept ans (septembre 1981). «J'en ai repris plein de fois» est admis par tous les 20 informants. «Avec ludo gagnez plein de cadeaux» (film publicitaire, La 5, juin 1987). «A l'âge de quinze ans j'écrivais plein de petites choses» raconte une jeune femme (octobre 1987). Le patron veut proposer sa secrétaire 'pour guide' à un riche homme d'affaires. Là-dessus la jeune fille lui réplique : «II y a plein de putes dans la rue, cela coûterait moins cher» ('Deux séducteurs' d'Edouard Molinaro, TF 1, octobre 1984).

- Je n'ai pas de voiture.
- Vladimir en a plein.

('La grande Sauterelle', film de Georges Lautner, 1960)

«II a plein d'amis» (Alain Decaux, 'Un espion nommé Cicerón', Antenne
2, mai 1982).

Les contours nets du profil sémantique de valable27 risque de s'émousser à partir de transgressions récurrentes. «Elle est très valable», dit Miriam à Edward Pierce, le cerveau du grand coup, désignant du regard une très belle femme ('La grande attaque du train d'or' film de Michael Crichton, 1978) : ayant sa beauté pour valeur, interprétation que Charles Bally pourrait qualifier d'étymologique (voir 1921, vol. 1 : 31-45). jeune homme met en question la sincérité d'une vague promesse

Nous n'avons de déménageurs qu'en sous-location. Je lui ai proposé
d'avoir un groupe à nous. Il a dit qu'il réfléchirait. C'étais pas vraiment
valable (octobre 1988).

C'est leur valeur positive qui relie les deux valable-s : une fois dans le domaine esthétique (de la modalité boulémique), une autre fois dans le domaine de la véracité (de la modalité épistémique). L'employé de l'office de tourisme de Tignes rassure le client : «La neige est toujours valable» (août 1983). On pourrait paraphraser par : 'il y a encore de la neige', 'La neige persiste'. Ici, et dans beaucoup d'autres cas, valable fonctionne comme opérateur existentiel.

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Vivre, verbe actif, se substitue à 'percevoir', 'éprouver', 'sentir', et se distingue par sa valeur stylistique, comme une expression plus colorée, plus dynamique, plus dramatique, plus 'stylé' par rapport à ses termes d'identification (Bally 1921, vol.l : 112-116). «Vous vivez comment ça?», demande le journaliste au skieur après sa défaite en slalom (TF 1, février 1989). «Une mesure mal vécue par les Algériens» (Antenne 2, mars 1987), donc difficilement acceptée, douloureuse. «Elles [= les femmes] racontent comme elles se vivent» (Emissions 'Les femmes', TF 1, juin 1983).

L'extension de la sphère sémantique de style est un phénomène récent. «Je suis de ce style-lk moi» se décrit un adolescent de seize ans dans un entretien (Entretiens, 1989, no 80). Le nouveau 'style' apparaît surtout dans le cadre de la construction style + Substantif : «style Hamburgerfrite» dit une jeune fille (Entretiens p. 80), puis «style comédie-musicale» (jeune homme de 16 ans, Entretiens p. 161). Un jeune homme de 19 ans parle de style jeans-basquette, qu'il oppose à style costard-cravatte (juin 1993). On peut distinguer deux façons de se servir de cette construction. En 'style réduit' le mot style fonctionne comme complément de manière : «style balle de ping-pong» (homme de 40 ans, juillet 1993) dans le sens : 'comme une balle de ping-pong', 'de la forme ou de la taille d'une balle de ping-pong'. «Style lundi» (jeune homme de 19 ans, juin 1993) pour dire : 'mettons lundi', 'par exemple lundi', 'lundi ou mardi'. Cet emploi rappelle celui de l'anglais sort of employé comme atténuateur (hedging). A cet emploi approximatif s'oppose l'usage métaphorique ou symbolique, où l'objet dénoté par le substantif précédé de style permet de passer d'un univers sémantique à un autre, ainsi de l'univers vestimentaire ou alimentaire au niveau de la personnalité. Les deux sont reliés par le style au niveau du contenu, et par le mot style au niveau de l'expression.28

L'adverbe assez nous offre un bel exemble d'un changement quantitatif,d'un changement double. Les dictionnaires monolingues donnent comme signification de base 'autant qu'il en faut' (Dictionnaire de Littré 1873), 'en suffisance' (Petit Robert 1973, 1993). En même temps il atténue l'intensité de l'adjectif qu'il précède.29 «Elle est assez jolie.» Contrairement à cette fonction diminutive l'adverbe figure dans le langage des média, mais aussi dans le langage courant, comme intensificateur,dans des contextes et des situations qui excluent l'atténuation.

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«J'ai été assez profondément d'accord avec G.» (psychologue parlant de la conférence d'un collègue, juillet 1983). «Vous pourriez suivre en direct les moments assez dramatiques [du dénouement final de la prise d'otages à l'Ambassade Iranienne de Londres]» (Antenne 2, mai 1980). Il est associé de préférence à des adjectifs d'une intensité extrême : «c'est un témoignage assez bouleversant» (reportage sur la vie d'un chômeur de 31 ans, présenté par Yves Mourousi, TF 1, janvier 1979) - «une représentation assez magnifique» (France Musique, février 1982) - «assez stupéfiant» à propos de la genèse de la paraphrase de Rigoletto de Ferenc Liszt (France Musique, janvier 1982) - «assez fantastique» que ce soit Albertville qui organise les jeux olympiques d'hiver en 1992 (Antenne2, octobre 1986) - «II y a une génération assez formidable» disait Truffaut, en parlant de son nouveau film tourné aux Etats-Unis (TF 1, mai 1978)30 - «c'est assez miraculeux» d'une calculatrice (reportage scientifique, FR 3, décembre 1988) - «assez prophétique» (France Musique, mars 1983) - «une institution assez délirante» (le carnaval de Venise, France Musique, avril 1981).

L'adverbe exerce une telle attirance sur les locuteurs qu'ils s'en servent dans des contextes qui, logiquement, ne permettent ni intensification, ni atténuation. «Un agencement assez parfait» (du Même quatuor de Beethoven, France Musique, septembre 1983), «un concerto assez parfaitement écrit» (du triple concerto en ut majeur de Beethoven, France Musique, avril 1982), «c'est assez exemplaire» (une jeune linguiste dans une conférence, décembre 1980), - «c'est un scénariste assez incroyable» (Daniel Gélin dans un interview, Antenne 2, septembre 1981) une rencontre assez incroyable» (homme de 39 ans, janvier 1983), «ce texte [= de Boce] est assez capital» (France Musique, octobre 1981), «c'est assez inimaginable» (à propos du séjour de Kurt Weil aux Etats- Unis, France Musique, septembre 1981), «assez exceptionnel» (Audiard de Philippe Noiret, TF 1 octobre 1981). - Les commentaires de caractère métalinguistiques, comme les auto-corrections, sont révélateurs : «II a reçu une réception relativement froide, je dirais assez froide» (Jean- Pierre Vincent sur 'Les corbeaux' d'Henri Becque, Antenne 2, novembre 1984).31

Du point de vue diachronique, le mot est en train de parfaire un
changement sémantique dans le sens opposé à celui qu'il a parcouru à

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partir de l'ancien français quand sa signification originelle (< Latin ad
satis 'suffisamment, largement, abondamment') s'est transformée à la
suite de la fréquence de son emploi hyperbolique.32

Il n'est pas facile dans la pratique de distinguer les mots en train de changer leur structure sémantique de ceux dont la signification est stable. La question reste ouverte pour fort (voir p. 19), et elle pourrait être posée pour bien d'autres unités lexicales. Est-ce qu'on peut parler de modification sémantique pour s'agir par exemple? «L'intrigue paraît un peu compliquée et il ne s'agit pas d'en perdre le fil» (Télé 7 jours, n° 1120, novembre 1981). On serait tenté de paraphraser l'expression par 'il ne fallait (surtout) pas'. Cela paraît encore plus justifié dans un contexte tel que : «Avec lui, il ne s'agissait pas d'arriver à la répétition sans préparation» (à propos de Toscanini, France Musique, décembre 1981). Litote ou changement sémantique?

Le verbe discuter qui, originellement, implique le débat, la controversée, la mise en question dépasse souvent le cadre sémantique élargi de 'parler avec d'autres en échangeant des idées' ayant pour synonymes 'discutailler, épiloguer, ergoter' (Petit Robert 1993), et se substitue au verbe parler dans le langage familier. «La TV supprime les discussions en famille» (TV 11, juin 1978), où le contexte exclut l'idée de controverse, et où il ne pourrait pas être remplacé par 'discutailler', 'épiloguer' ou 'ergoter' : il s'agit simplement de l'absence de contact verbal.

Est-ce qu'on peut dire que le champ sémantique de bouder s'est élargi sous l'influence de l'usage qu'en font les média? Selon une expression récurrente du bulletin météorologique c'est le soleil qui boude, surtout s'il s'agit d'un ciel couvert pendant la saison estivale. «Les maires boudent les petits candidats» (Le Monde, 5 février 1981). «Les bateaux gonflables ont été quelque peu boudés par le public» dit le journaliste au sujet du salon de bateaux de plaisance (la date manque sur ma fiche). Dans ces énoncés, et dans bien d'autres, bouder prend le sens de 'négliger' et d"éviter'. Est-ce que cette métaphore récurrente a laissé des traces durables dans le lexique?

Il serait encore plus difficile, voire impossible, de trouver une solution théorique permettant de tirer une ligne de division entre unités lexicales mobiles et immobiles, étant donné que c'est la mobilité des signes qui caractérise les langues vivantes et les distingue des 'langues' artificielles.

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5. Changement de catégorie de mot

Les changements de catégorie de mots sont à la frontière des changements lexicaux et des changements grammaticaux. Ce n'est pas le contenu du lexème qui change de forme, mais la forme du lexème (Hermann 1928, Telegdi 1961).33

Dans le langage des jeunes, des masses fonctionne comme adverbe, synonyme de plein et de beaucoup. On peut distinguer deux sortes de contextes. Le premier trahit encore les origines métaphoriques ou plutôt hyperboliques du futur adverbe : «il y avait pas des masses», «je voyais pas des masses [de BD] qui auraient pu l'intéresser». L'expression peut, toutefois, faire abstraction de ce type de contexte pour entrer en concurrence libre avec beaucoup : «il ne s'est pas fatigué des masses» dit une mère de 38 ans en parlant des études de son fils (juillet 1993). «Estce que tu sais bricoler?» «Pas des masses» répond un jeune homme de 19 ans (juillet 1993).

Ainsi, au niveau se comporte dans les syntagmes nominaux du type «au niveau + (de) Substantif» souvent comme un 'adverbe de liaison' (Wagner et Pinchón 1991 : 449-450), donc comme une sorte de préposition à sens variable : 'au point de vue de', 'en ce qui concerne le/la', 'au sujet de', 'en vue de', 'quant à,' 'dans / en', 'sur', 'pour', 'chez,' 'à cause de', 'par', 'de' ou 0.

Dans le sens de 'ce qui concerne' : «En ce qui concerne les voyelles»,
dit une orthophoniste au cours d'un séminaire, et se corrige : «au
niveau des voyelles» (mai 1987).

'Quant à' : «Au niveau toilette» (une femme de trente ans, Entretiens 1989 no. 499). «Au niveau des sapeurs-pompiers, c'est un appareil qui pourrait les motiver» (Euro-News, mai 1993). «Au niveau du Grand prix, il a été décerné à X», 'quant au ou 'pour le Grand prix' (France- Musique, septembre 1978).

'Au sujet de' : «Les syndicats ne pouvaient s'entendre au niveau du
Premier Mai», (FR 3, mai 1980).

'Dans/en' : «Ils [= les gens de la sécurité] sont entrés au niveau de l'hôpital et ont emmené les blessés» dit un médecin algérien {'dans' ou 'à l'hôpital') (fiche non datée). Un homme de 27 ans parle de «problèmesau niveau du mariage» ('dans ou du mariage', Entretiens 1989,

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no. 19). «On veut savoir ce que le futur gouvernement nous réserve au niveau des négociations», 'dans ou pour les négociations' (un représentantdu syndicat, mars 1993). «Au niveau de la Bretagne la perte était lourde», 'en Bretagne ou pour la Bretagne' (Antenne 2, septembre 1979).

'Pour' : «Les plantes ont joué un rôle très important au niveau du climat» (conférence, novembre 1977). «([La Californie] est un pays très important au niveau des votes» (TF 1, octobre 1976). «Une grande recherche a été faite au niveau du scénario», 'pour trouver un (bon) scénario' ('Mardi cinéma', mai 1982).

'Sur' : «II n'y a pas grand'chose à dire au niveau du public», 'sur le
public' ('L'inspecteur mène l'enquête' TF 1, avril 1980).

'Chez' : «Ces discussions doivent avoir lieu au niveau des socialistes», (un député centriste, TF 1 mai 1988). «Ça [= les exigences russes] incitait toutes sortes d'espoirs au niveau d'Hitler» dit la traductrice, pour rendre l'allemand «bei Hitler [chez Hitler, pour Hitler]» par «au niveau» (Antenne 2 juin 1982).

'Comme' : «II fait toujours plaisir de tiuuvei une jument qui court à
ce niveau-là», 'comme ça' (le jockey de la jument qui vient d'emporter
le premier prix, Antenne 2, février 1989).

'A cause' : «Au niveau des enfants, je serai forcée de travailler» (la femme d'un ouvrier en chômage, janvier 1979). «Je crois qu'au niveau de l'enquête, il vaut mieux ne toucher à rien avant l'arrivée des enquêteurs», 'à cause/en vue de l'enquête' (au cours de l'émission L'inspecteurs l'enquête', juin 1979).

'Par' : «On est ici en campagne : on est bouché au niveau du supérieur»
(femme de 46 ans, 1984, Entretiens 1989, éd. Martins-Baltar,
p.30).

'De' ou zéro : On parle de «...réglage au niveau de la chaudière» (TF 1, janvier 1978) : 'réglage de la chaudière'. «Veuillez excuser cette perturbation au niveau du son» (FR 3 mars 1985) : 'perturbation du son'.

D'où vient cette variété, cette richesse sémantique d'une expression en train de s'effacer en tant que syntagme nominal pour remplir la fonctiond'une préposition? Cette richesse apparente s'explique tout d'abord par l'arbitraire des paraphrases proposées. La traduction est déjà difficile d'une langue à l'autre, et devient impossible dès qu'on essaie de passer

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d'un niveau d'analyse à l'autre.34 Dans les exemples cités, au niveau de correspond à une analyse approximative et encore proche de la pensée visuelle. Dans une première version de sa thèse de troisième cycle, une jeune linguiste écrit :

On notera une relative stabilité dans la vitesse d'articulation des locuteurs
au niveau de la moyenne générale.

Elle reformulera ce passage dans une deuxième version de la thèse :

On notera une relative stabilité dans la vitesse d'articulation, comme nous
montrent les moyennes calculées par locuteurs.

L'adverbe conjonctif disparaît dès qu'on réussit à mieux cerner le
phénomène.

Le locuteur peut se servir de au niveau dans deux sens différents dans
les énoncés consécutifs :

Au niveau du grand prix, il a été décerné à X (...) C'est quand même, je
pense au niveau de l'intérêt qu'il y a du changement (France-Musique, mai
1980)

La première fois on peut paraphraser le complément conjonctif par 'en ce qui concerne'. Puis au niveau revient au sens de 'dans' ou 'pour'. Le sens lâche du complément lui permet d'exprimer une analogie pragmatique sentie par le locuteur (pas forcément évident pour l'interlocuteur) qui n'apparaîtrait pas à partir d'une analyse linguistique plus poussée. L'intérêt pragmatique est plus manifeste dans un autre exemple d'emplois successifs :

Les touristes allemands n'ont pas de difficultés au niveau de la prononciation
et au niveau des prix de l'hôtel? (France Musique, décembre 1980)

pour :

Les touristes allemands n'ont-ils pas de problèmes de prononciation, et ne
sont-ils pas gênés par les prix d'hôtel?

Le complément conjonctif lâche permet de souligner l'analogie pragmatique
(difficultés potentielles) de nature différente.

Il faut faire une place à part pour les changements de catégorie qui
implique un passage du niveau sémantique au niveau pragmatique, ainsi
la transformation d'adverbes ou de conjonctions en particules modales.35

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Les changements intervenus dans l'emploi de quand même illustrent clairement ce passage. Cette fois encore, c'est la fréquence perçue et la haute fréquence mesurée36 du mot qui accompagne et met en évidence le changement. Il consiste essentiellement dans un déplacement. En tant qu'adverbe conjonctif quand même oppose une proposition à une proposition ou à un énoncé qui la précède. «Il est arrivé après le départ du train, mais il a réussi quand même à monter dans le wagon.» Par anticipation emphatique, la proposition introduite par quand même peut précéder le 'pré-texte' :

Quand même, infâme aussi, lâche comme le reste,
Le tombeau jetterait dehors les trépassés,
Je ne fléchirai pas! (...)

(Victor Hugo, Châtiments, VII, xvi, Ultima verba)

Dans l'esprit du lecteur l'ordre logique (chronologique) se reconstituera
automatiquement : 'Même si le tombeau jetait dehors les trépassés, je
ne fléchirais quand même pas.'

En tant que particule modale quand même sort du contexte et exprime une opposition vis-à-vis d'une opinion existante ou imaginaire. Dans le cadre de la linguistique de Karl Bühler (1934) l'opposition passe du champ linguistique au champ déictique. Je tâcherai de montrer le passage sémantique graduel en groupant les exemples selon la distance qui sépare l'usage actuel (pragmatique) de l'usage traditionnel (sémantique).

1. Il marque une opposition par rapport àun énoncé sous-entendu : Le mari à sa femme : «Dépêche-toi.» - «II faut boire une tasse quand même» (film publicitaire, septembre 1980). Donc : bien qu'on soit légèrement en retard. Le maître de maison offre un glaçon à son hôte qui vient d'arriver un matin d'avril particulièrement frais. L'hôte : «Des glaçons, oui, quand même» (avril 1982).

2. Il montre le revers de la médaille : Un musicologue, après avoir parlé des tendances moralisatrices de la noblesse italienne du temps de Vivaldi, ajoute : «Cette attitude moralisatrice demande quand même quelques remarques», et il soulignera que les hommes de la cour ne se sont pas toujours conformés à ces principes austères (France-Musique, juin 1980).

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3. Ce qu'on énonce est contraire aux idées reçues : La conductrice d'un poids lourd au journaliste qui voulait savoir si le sexe jouait un rôle dans ce métier; et la conductrice de lui répondre : «Je pense quand même que les femmes sont plus résistantes» (Antenne 2, octobre 1980). Donc : contrairement à ce que les gens pourraient penser.

4. Le locuteur répond d'avance aux objections qu'on pourrait formuler : «J'aimerais vous parler d'un groupe français puisque nous sommes quand même en France» (France-Musique, avril 1981), pour justifier qu'il ne parlait pas d'un groupe anglais ou italien.

5. Le locuteur admet la validité générale de l'objection anticipée, mais défend pourtant sa thèse qui, vue sous un certain angle, lui paraît justifiée. Un critique de France-Musique dira de Rossini 'sérieux' : «II est quand même aujourd'hui assez méconnu» (août 1980). Donc tout en admettant que Rossini soit bien connu du public, il insiste sur le fait qu'un aspect essentiel de sa musique est ignoré.

6. La particule marque un tournant inattendu : «Ça m'a donné un
choc quand même que tu m'appelles 'Madame'», dit Jean Bertho à
Jean Amadou au cours de l'émission 'C'est pas sérieux', mai 1980.

7. On fait quelque chose qu'on aurait pu omettre. Le présentateur laisse tomber un bout de papier sans s'en apercevoir. L'un des acteurs vient à son aide : «On va quand même le ramasser (dans le cadre du programme télévisé 'Croque vacances', mai 1980). Le présentateur, en fin de programme : «Je voudrais au passage quand même remercier nos amis techniciens» (France-Musique, juin 1980).

8. On renonce, par prudence ou par d'autres considérations à son dessein initial. Le journaliste au sujet d'une affaire de politique étrangère, après avoir laissé entendre ce qu'il en pensait : «II faut quand même attendre les réactions officielles» (Antenne 2, juin 1980).

9. Le locuteur insiste sur un fait qui semble avoir échappé à d'autres.
«Il faut quand même se souvenir que le gouvernement français a
condamné dès le début l'intervention» (Antenne 2, avril 1980).

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10. La particule exprime une opposition affective personnelle : «Je trouve quand même un peu anormal ces fréquentes visites», dit une mère, parlant d'une fréquentaton de sa fille qu'elle désapprouve (janvier 1979). «Je suis sensible quand même à la circonstance que ces personnages sont frappés d'une destinée sombre, tragique», dit un membre de l'équipe 'Médecins sans frontières' revenant de la Somalie (octobre 1993).

11. La particule est un moyen de mise en relief et remplit la même fonction que le <!> dans l'écriture. Une jeune femme vient de quitter Paris pour s'établir dans un village de 600 habitants, où elle se sent très à l'aise : «On habite maintenant chez des gens qui sont quand même très sympas» (Antenne 2, février 1980). Un musicologue parle de l'orgue de Risum qui date de 1457 : «C'est quand même l'instrument le plus ancien conservé» (France-Musique, mars 1980). «On va revenir à Mozart, puisque cette musique est quand même assez extraordinaire» (France-Musique, août 1980).

12. On peut utiliser quand même comme signe de démarcation. Il devient dans certains cas une marque de paragraphe ou signe de liaison. «Expliquons quand même aux auditeurs que ...» (France- Musique, octobre 1980).

13. Il semble répondre dans certains contextes à un geste jovial. «Ça fait
quand même du bien de se rencontrer de temps en temps» dit l'hôte
à son invité, un vieil ami (janvier 1978).

Il est significatif qu'un quand-même peut se glisser au cours de la traduction dans un énoncé où rien ne lui correspond dans le texte original. Ainsi, dans l'interview d'un cosmonaute le journaliste rendra «much more difficult» par «plus difficile quand même» (TF 1, avril 1981).

Dans une émission télévisée, le journaliste enquête sur les répercussions du blocage du port sur l'hôtellerie : «On avait quand même une forte diminution», dit le restaurateur, se servant de quand même en tant que particule modale. Il pourrait y figurer comme adverbe d'opposition, il en résulterait, toutefois, un contresens. Rien n'empêche de rendre son sens original à l'adverbe dans l'exemple de 13, mais non sans offenser le vieil ami.

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Le français contemporain offre d'autres exemples. Décidément, comme particule modale, ne peut pas s'interpréter à partir de décidé 'déterminé, ferme, qui n'hésite pas pour prendre un parti' (Petit Robert 1973, 1993). Il figure dans le discours comme énoncé elliptique, exprimant une contrariété, la réaction au dernier chaînon d'une série noire (Ducrot et al. 1980 : 132 et s.).37

On peut facilement composer des paires minimales d'énoncés homophones
que seuls distinguent les deux emplois de quand même :

(la) Je crois qu'il était matinal quand même.

et

(lb) Je crois qu'il était matinal quand même.

ou (la) signifie que X était matinal malgré tout (malgré les circonstances précisées antérieurement), et (lb) insiste sur le fait que X était matinal. Ce qui oppose les deux énoncés ce n'est pas l'adverbe ayant deux sens différents, mais quand même qui la première fois figure comme adverbe et la deuxième fois comme particule modale.

Le français contemporain offre d'autres exemples.

Le complément de temps toujours est concurrencé par son homologue pragmatique ayant le sens de 'quand même'. Dans le film 'La main à couper' d'Etienne Périer (1974) la femme de ménage fait allusion à la disparition d'un bibelot :

- Mais ça n'a pas d'importance, ajoute-t-elle.
- Si, si, dites toujours l'encourage le commissaire38

Un dialogue du film de Philippe Labro, 'Sans mobile apparent' oppose,
presque sous forme de paire minimale, l'adverbe et la particule modale
toujours :

L'inspecteur :
- Monsieur Carella, est-ce que je peux vous demander, pourquoi vous
vous lavez toujours la main?
- Oui, tu peux toujours le demander.

Dans la question du jeune commissaire, toujours figure en complément
adverbial de temps. Monsieur Carella répond en transformant la
question en assertion, mais c'est un écho déformant qui réduit l'adverbe

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de temps en son homophone pragmatique, qu'on pourrait paraphraser
par 'fais le, si ça te chante, tu n'en sera pas plus avancé'.39

A côté de déjà, adverbe circonstanciel de temps, on rencontre ce mot
sous un tout autre aspect :

- Comment faut faire déjà7., demande un jeune garçon de 16 ans voulant
se servir d'une calculatrice (mai 1991).

La question ne porte pas sur le moment de l'action (si on pouvait faire la chose maintenant). Pour maintenir la valeur temporelle de l'adverbe, il faudrait l'interpréter comme un méta-énoncé elliptique : 'pourrais-tu me dire dès maintenant, comment...', ce qui me paraît un peu forcé, une 'étymologisation' selon Bally (1921, vol.l : 32 ss.).

- Il a combien de filles déjà7. ('L'œuf, film de Jean Herman, d'après le
roman de Félicien Marceau, 1971)

Contrairement à l'adverbe, ce déjà ne spécifie pas le prédicat pour suggérer que la personne en question avait déjà réussi a avoir trois filles en si peu de temps. Il s'est détaché de l'énoncé afin d'exprimer l'incertitude du locuteur qui demande à son interlocuteur de bien vouloir lui rappeler combien de filles a cette personne. Ce déjà pourrait être conçu comme le noyau d'un énoncé latent, de caractère pragmatique, tel que : 'J'ai déjà oublié'. 'Pourtant je l'ai su déjà'. C'est le sens de la question récurrente : «Qu'est-ce que vous disiez déjà7.» qui exprime un léger embarras du locuteur de n'avoir pas retenu ce que venait de dire son interlocuteur.

L'homonyme modal de l'adverbe de temps maintenant exprime une attitude où se mêlent la surprise, l'incrédulité et l'indignation : «Quelqu'un l'aurait tué maintenant?.», s'exclame la concierge, qui croyait à un suicide ('Peau de vin', film policier Antenne 2, juin 1993).

C'est l'indignation qui domine dans la variante modale implicative de
la conjonction parce que :

Gaston, le garagiste, se méfie de Claude, compositeur pauvre qui aime sa
fille. Il ne veut pas entendre parler de mariage; il sursaute néanmoins à
l'idée qu'en fait il n'y a pas eu de demande en mariage :

- Parce que cet individu quineine sait que faire de ses doigts méprise les
garagistes! ('Les belles de nuit', film de René Clair, 1952).

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Nos difficultés à définir le contenu précis de l'énoncé latent ne sont pas fortuites. Elles sont dues au caractère flou du contenu non explicité, qui n'est pas élaboré avec la même précision que l'énoncé verbalisé à partir d'une analyse conceptuelle du contenu. Du point de vue génétique, la particule modale représente un stade moins évolué de la communication verbale; elle reflète le contenu mental sous une forme moins élaborée, moins articulée que l'énoncé où son homonyme figure en tant qu'adverbe. C'est cette régression sémantique qui permet de transposer, de 'traduire' la particule modale allemande par une intonation anglaise, comme l'a montré Maria Schubiger (1958, 1965).

6. L'ombre du changement

La dominance actuelle de décidément en tant qu'énoncé pragmatique rend une revalorisation de l'adverbe improbable. Oswald Ducrot se demande, à juste titre, si on pouvait se permettre aujourd'hui de formuler des énoncés tels que «Madame de Guermantes s'avança décidément vers la voiture.» (Proust, Du côté de chez Swann, cit. Ducrot et al. 1980 : 137).

La cohésion des champs sémantiques laisse supposer que le soudain essor d'un lexème touche les autres lexèmes du champ sémantique et risque de couvrir d'ombre les lexèmes synonymes. On pourrait supposer qu'il y a des contre-symétries dans l'évolution des lexèmes reliés par le sens. A l'extension graduelle d'un lexème pourrait correspondre un rétrécissement du champ d'action d'un ou de plusieurs autres lexèmes. La recherche sémantique a toujours donné la priorité à la naissance et à l'évolution des mots sur l'étude de leur régression graduelle. On pourrait expliquer ce manque de symétrie dans la recherche à la fois par des raisons idéologiques et pratiques. Pour des raisons évidentes nous nous tournons de préférence vers la naissance et le développement, et non pas vers la mort et le démantèlement. Les difficultés méthodologiques et pratiques de l'analyse de la décadence et de la mort des mots suffiraient en elles-mêmes, à expliquer cette inégalité. Il est relativement facile de déterminer la date de l'apparition d'un mot ou d'autres néologismes, mais il est incomparablement plus difficile de préciser la date de leur disparition.

«Il est extrêmement difficile, dans bien des cas», écrit Maurice Schône,
«de se prononcer, d'affirmer sans risque d'erreur que tel mot est mort»
(1947 : 126). Il se réfère à La Bruyère qui donnait quarante-sept mots

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comme morts. «Nous pouvons constater», continue Maurice Schône, «et
plus de deux siècles et demi après lui, que vingt-trois des quarante-sept
mots qu'il a proclamés morts (ou presque) sont encore bien vivants.»

Ceci ne devrait pas empêcher les chercheurs de décrire la structure dynamique de la sénescence sémantique qui - comme toute contresymétrie - est l'image-miroir de celle de la croissance. Ce sont les deux facettes de l'évolution. Cette fois encore, il est plus facile de décrire la structure dynamique de la décadence au niveau du signifiant. Nous savons que les variantes d'un phonème en cours de changement changent de valeur stylistique en fonction de leur fréquence d'occurrence et de leur distribution dans l'espace social. Une nouvelle variante passe par une gamme de valeur (maniérée, raffinée, stylée, chic, élégante; ou : vulgaire, familière, naturelle) pour devenir la variante non marquée (de base), tandis que l'ancienne variante dominante passe également par une gamme de valeurs (trop correcte, littéraire, désuète) avant de sortir de l'usage.40

On pourrait supposer que la régression graduelle des lexèmes soit marquée par un changement continuel de leur valeur, abstraction faite de leurs significations, avant de sortir de l'usage qui sera marqué par le signe de la croix dans les dictionnaires monolingues, précédant leur omission pure et simple. Nous avons fait deux tests sémantiques préliminaires, pour avoir une idée très approximative de la réaction des jeunes en face des lexèmes qui se trouvent à l'ombre de lexèmes en pleine expansion.

Il faudrait d'abord connaître les fréquences d'occurrence des énoncés récurrents (mémorisés), liés à des situations typiques, ainsi que celle des mots liés indirectement, par énoncés récurrents interposés, ou directement, figurant dans des énoncés libres.41

Cette recherche coûteuse et lente, mais indispensable, pourrait s'accompagner d'une analyse parallèle basée sur des tests sémantiques (voir aussi note 1). Pour illustrer les possibilités et les difficultés de tels tests, je citerai quelques résultats de tests préliminaires en cours.42 Il est apparu que pour qualifier (au cours des tests à choix libre) d'une manière positive le comportement d'un étudiant qui fait de son mieux pour faire avancer son travail, les adjectifs diligent, industrieux ne figuraient sur aucune liste, appliqué apparaît en quatrième ou cinquième place sur la liste de 9 étudiants sur 21. Les adjectifs travailleur, motivé, bosseur, courageux figurent par contre sur toutes les listes (en ordre

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divers). Dans les tests à choix limité, à la question de savoir s'il se servait en parlant des adjectifs proposés : 3 étudiants sur 21 répondaient par 'oui' pour diligent, et 17 par 'non'; 20 sur 21 répondaient par oui pour sérieux, 19 sur 21 pensaient se servir de courageux; 17 sur 21 de motivé, 16 sur 21 de travailleur, 15 sur 21 de bosseur, mais seulement 7 sur 14 de bûcheur qui obtenait pourtant un bon score dans les tests à choix libre. Il faut donc compter, bien entendu, avec un décalage plus ou moins important entre compétence linguistique et compétence métalinguistique.

Selon mon fichier non représentatif, courageux semble avoir pris souvent la place occupée dans le passé par appliqué, industrieux. «Je n'étais pas très courageux où je n'avais pas assez de temps pour grouper mes remarques», dit au cours d'une soutenance de thèse un membre linguiste du jury (décembre 1980). «J'ai pas eu le courage de me lever» dit le commissaire Maigret à sa femme ('La folle de Maigret' d'après Georges Simenon, novembre 1987). Il faudrait compter désormais avec cette acception de courageux et de courage. On retrouve, en effet, l'acception 'qui a de l'énergie' en deuxième place, après 'qui a du courage, agit malgré le danger', dans le Petit Robert (1973) sous courageux. Une acception correspondante ne figure pas sous courage.40

Le syntagme attributif «des gâteaux alléchants» est refusé par 17
étudiants sur 21, «des gâteaux ragoûtants» par 18 sur 21. Les deux sont
totalement absents des listes d'adjectifs proposés spontanément.

Ouvrir une porte vérouillée est difficile pour 21 étudiants sur 21, dur
pour 17 sur 21. L'adjectif laborieux est refusé par 13 sur 21, ardu par 18
sur 21, «C'est malaisé» par 20 sur 21.

«J'en ai pris [des gâteaux] plusieurs fois» est accepté par 21 sur 21. «J'en ai pris plein de fois» par 8 sur 21 (la méta-compétence correspond assez peu à la pratique). «J'en ai pris bien des fois» est refusé par 14 sur 21 étudiants, «J'en ai pris maintes fois» par 13 sur 21.

En tant que formule autocritique «Je regrette» est accepté par 19 étudiants sur 21, «Ça m'embête» par 20 sur 21. «Je suis navré» est refusé par 11 sur 21 étudiants, «Je suis affligé» par 20 sur 21, «Ça m'importune» par 21 sur 21.

«On s'est bien amusé» est accepté par tous les étudiants, «On s'est bien
marré» par 16 sur 21, «On s'est bien éclaté» par 11 sur 21 (malgré ou à

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cause de la vogue de l'énoncé). «On s'est bien diverti» est refusé par 16
sur 21.

La distance qui sépare la compétence pratique de la compétence théorique n'est que l'un des écueils contre lesquels on se heurte dans ce genre de test. Nous étions surpris par la tolérance à l'égard du mot avare qui est, on dirait presque évincé par radin dans la parole de la jeune génération. Or, dans les tests à choix limité 17 étudiants sur 21 déclarent se servir de l'adjectif avare. Dans les discussions qui ont suivi le texte, il est apparu que la plupart de ces étudiants avaient des emplois métaphoriques en tête, tel que «avare de son temps».

Les étudiants qui disaient se servir de mots censés rares, ajoutaient
par la suite qu'ils s'en servaient d'une façon ironique, en les mettant
entre guillemets.

Malgré ces incertitudes, nous avons décidé avec ma collaboratrice, Madame Eva Bérard, de présenter tels quels les premiers résultats, à titre indicatif. Les erreurs commises pourraient permettre à d'autres de les éviter.

7. Figement, changement, évolution

Les énoncés et les mots que j'ai essayé d'analyser en contexte, ne représentent qu'un faible échantillon des expressions qui sont en train de modifier leur signification. Ce qui pourrait justifier de traiter les énoncés liés et les mots dans un même article et de les envisager sous le même angle, c'est le fait qu'ils partagent les mêmes qualités dynamiques. Ils attirent l'attention par leur fréquence élevée, et surtout, du fait que cette fréquence d'occurrence est liée à une modification plus ou moins importante (dans les deux sens du terme) de leur structure sémantique. Le figement est la condition du changement, dans la mesure où le mouvement sémantique qui éloigne ces énoncés et ces mots de leur signification originelle doit être figé pour laisser une trace durable dans la langue. Les mouvements sémantiques qui animent le langage poétique ne laissent aucune trace dans le lexique ou la syntaxe de la langue, puisque ces écarts ne sont pas censés être reproduits (dans la poésie post-romantique).

Dans le langage de tous les jours, les écarts sont reproduits par d'autres locuteurs attirés par la prime qu'apporte la plus-value sémantiquedue à l'écart. Dès que l'énoncé, la proposition, le syntagme ou le mot sont 'dans le vent', les locuteurs sont attirés en même temps par la

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valeur d'évocation de l'expression qui leur permet de s'identifier verbalement à un groupe social réel (groupe professionnel, couche sociale) ou virtuel (groupe d'âge). La valeur d'évocation change nécessairementavec la propagation de l'expression dans l'espace social - phénomène particulièrement apparent dans le cas des changements phonétiques44 -et cette extension physique est presque inséparablement liée à de nouvelles excursions sémantiques des unités lexicales ou syntaxiques. Ce rapport dialectique de figement et de changement soustendla synchronie dynamique et l'évolution historique des unités linguistiques. Michel Bréal est peut-être le premier à avoir saisi et décrit ce mouvement sémantique, le changement dans le présent des unités lexicales (1924 [1897] 143 s.).45

Le mot d'évolution évoque l'idée d'une transformation graduelle progressive, c'est-à-dire, implique le progrès. Ce que nous montrent les changements individuels envisagés, ce sont des préférences éparses, individuelles, motivées par des primes sémantiques, par une tendance au moindre effort, en se contentant d'une analyse approximative, et par le désir d'être dans le coup. Vu de près, on y voit peu de chance pour un développement conséquent, pour une évolution. Nous sommes en effet trop près, trop engagés dans ces événements, pour que les arbres ne nous cachent pas la forêt. Nous pouvons prétendre, néanmoins, que la recherche individuelle des primes, y compris le moindre effort, n'empêche pas la langue de tirer profit des choix individuels. Ainsi, la recherche du moindre effort, est à la source de la genèse de catégories nouvelles «d'utilité publique», telle que les particules modales qui remplissent des fonctions pragmatiques que ne pourraient pas remplir les adverbes. L'usure sémantique des énoncés liés est à l'origine de la création de formes verbales indispensables pour l'organisation du discours et pour l'établissement des cadres de la communication verbale. De même, les extensions de la sphère sémantique des unités lexicales peuvent conduire à des abstractions conceptuelles plus englobantes, plus puissantes. La différenciation de la structure sémantique des lexèmes enrichit la langue et permet une conceptualisation plus nuancée et une expression verbale plus précise.

Ivan Fónagy

Académie hongroise des Sciences

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Notes

1. Les méthodes et les résultats d'une partie de ces tests sont présentés et interprétés dans une publication antérieure (Fónagy 1982 : 8-12, 35-37).

2. Voir Alain Rey 1970; Coulmas 1981, Daniels 1983.

3. «Etre partant (pour) : être disposé (à), d'accord, volontaire (pour)» (Petit Robert 1993). Cette acception n'est pas encore mentionnée dans l'édition de 1973.

4. Cette acception n'est pas marquée dans l'édition de 1985.

5. Voir àce sujet une analyse pertinente de Manfred Bierwisch (1979).

6. Dans une première série de tests 21 étudiants devaient proposer des énoncés synonymes à partir d'énoncés non marqués, tels que 'C'était très bien', ou 'C'est extraordinaire'.

7. L'édition de 1985 du Dictionnaire Robert note l'usage «à sens affaibli» de l'adjectif et renvoie à «astucieux, bon, ingénieux, lumineux». L'édition de 1993 du Petit Robert signale le sens 'extraordinaire' pour le langage familier.

8. On peut considérer génial en apposition comme phase intermédiaire dans le processus de détachement : «Peinture Astral, génial» (Affiche, juillet 1981). La dislocation facilite en français le dégagement du mot : «C'est génial, ton appartement, tout est propre» (film publicitaire, octobre 1986).

9. Dans le programme télévisé 'Ciné parade' le présentateur parle de co-auteurs «qui ont commis quelques films historiques» (janvier 1982).

10. Cette datation est hypothétique, à défaut d'études historiques des énoncés liés et des clichés.

11. La haute fréquence des exemples provenant des émetteurs de musique classique est due à des circonstances fortuites d'ordre technique : c'était les émissions que j'enregistrais systématiquement.

12. Cet emploi peut être considéré comme une extension métaphorique de l'acception 'mettre devant (le regard, la perception)' qui figure en première place, en tant que sens littéral, dans le Dictionnaire Robert (éd. 1985).

13. Dans l'édition de 1973 du Dictionnaire de Robert motivé ne figure pas comme adjectif. L'édition de 1985 fait figurer l'adjectif avec le sens : 1. dont on donne les motifs; 2. qui a des motifs; 3. qui a une motivation.

14. Les «Entretiens» du Crédif sont organisés de la façon suivante : les caractéristiques des témoins figurent pour chaque entretien sur la page qui précède le texte transcrit. Chaque entretien est identifié par un code de deux lettres (correspondant à sexe et tranche d'âge) et deux chiffres. Les chiffres forment un numéro d'ordre qui se réfère au numéro de la réplique dans le texte.

15. «1. Pourvu d'une marque; 2. qui est inscrit, indiqué; 3. qui est très apparent; 4. unité linguistique qui comporte une marque» (Dictionnaire Larousse éd.1975)

16. Télé 7 Jours, du 7 au 13 février, p.lOl, l'année n'est, malheureusement, pas marquée sur ma fiche.

17. L'édition de 1993 du Petit Robert signale pour le langage familier l'acception 'céder brusquement (à une envie, un besoin)1.

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18. Le Dictionnaire de Littré distingue les acceptions suivantes : 1. Difficile à pénétrer; 2. qui oppose de la résistance; 3. en parlant de certaines facultés qui ne s'exercent qu'avec peine (dur d'oreille); 4. désagréable à l'oreille; 5. pénible, affligeant, difficile à supporter; 6. qui est sans bonté; 8. qui supporte la fatigue - Selon le Dictionnaire de Robert (édition 1973) : 1. qui résiste à la pression; 2. qui résiste à l'effort; 3. pénible à supporter; 4. qui manque de cœur. - Le Petit Robert (éd. de 1993) illustre l'acception 'qui résiste à l'effort' par «Cette porte est dure».

19. L'édition de 1985 du Dictionnaire Robert tient compte du sens 'qui demande un grand effort, une grande compétence' («instrument dur à manier, cette côte est dure à monter»).

20. 'Habile, capable' figure en 19ième place : «Je suis diablement fort sur l'impromptu (Molière, Précieuse ridicules 10). «Un élève fort», un élève qui sait bien ce qu'on lui enseigne.

21. 13 étudiants sur 20 ont préféré ces énoncés à d'autres, // est très bon - II est très calé - II est très capable - II est très doué - II est très habile, proposés comme synonymes par le Petit Robert (1973, 1993).

22. Littré distingue les acceptions suivantes : 1. qui importe, qui est de conséquence, qui est considérable; 2. qui a du crédit, de l'influence; 3. infatué de soi-même; 4. la chose importante à savoir.

23. Le Dictionnaire de Robert tient compte de cette 'quantification' du mot : «2° (Dans l'ordre quantitatif) Qui est grand; dont la mesure est grande» (Petit Robert éd. 1972).

24. 58 sujets sur 60 dans le cadre d'un test à choix libre.

25. Le Dictionnaire de Littré donne une définition sommaire : 'ce qui intéresse', en ajoutant à la fin de l'entrée : «II se dit aussi des personnes dont la position, les qualités excitent l'intérêt» - Le Petit Robert (1993) signale trois acceptions : 1. qui retient l'attention; 2. qui touche moralement; 3. qui présente un intérêt matériel.

26. Dans le Dictionnaire de Littré cet emploi figure en 3° place : «Par exagération. Qui contient une grande quantité.»

27. «Qui doit être reçu en justice (...). Par extension «Excuse qui n'est pas valable, qui n'est pas admissible», selon le Dictionnaire de Littré - Le Petit Robert (1973) propose trois acceptions : 1. qui remplit les conditions requises pour être reçu en justice; 2. à quoi on reconnaît une valeur, un fondement; 3. qui a du mérite. L'édition de 1993 propose en troisième lieu : 'qui a un effet'.

28. L'emploi évolué rapelle un jeu de société. Il faut deviner l'identité (le nom) d'une personne à partir des réponses données à des questions telles que : «Qu'est ce qu'il serait comme plante? comme animal? comme meuble? comme œuvre d'art?» et ainsi de suite.

29. «Quelque peu» (Littré). - L'édition de 1993 du Petit Robert signale l'atténuation et le renforcement : «Marque une atténuation ou (emploi affectif) un renforcement.»

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30. Certains syntagmes attributifs ont formé bloc. J'ai une dizaine de fiches pour «assez fantastique», comme pour «assez formidable».

31. Littré réserve déjà une place pour le assez augmentatif : «3.° Quelque peu, dans un sens qui est ou diminutif ou augmentatif suivant les mots : une fille assez jolie, c'est-à-dire elle n'est qu'un peu jolie; une lettre assez longue, c'est-à-dire qui dépasse la longueur ordinaire.» (Dictionnaire vol.l, p. 216, colonne 2). Il n'a pas pu prévoir le raz de marée des assez amplifiants, donc le changement de la structure sémantique du mot.

32. Joseph Bédier rend : De sun aveir vos voelt asez doner (Chanson de Roland, laisse 9, vers 127) par : «aussi vous veut-il donner de ses richesses à foison» (La Chanson de Roland, publiée et traduite par Joseph Bédier, Paris : Piazza 1931, p. 12 et 13); et «De ço avun nus assez» (laisse 5, vers 77) par : «C'est nous combler.»

33. Voir aussi la définition de Gardiner : «Word-form is a special kind of meaning which attaches to words over and above their radical meaning» (Gardiner 1951 [1932] : p.130). J'ai tâché d'envisager les problèmes théoriques et pratiques que posent les changements de catégorie de mots dans une publication antérieure (1983a).

34. J'ai abordé le problème du passage d'un niveau d'analyse à l'autre à partir de traductions dans une étude précédente (1983 b).

35. Nous devons à Oswald Ducrot une analyse fine et pertinente de la particule modale décidément (Ducrot et alii 1980) et à Maria Thurmair (1989) une étude systématique des particules modales allemandes.

36. Les entretiens enregistrés à l'Ecole Normale Supérieure de Fontenay St.-Cloud (CREDIF) (voir Martins-Baltar éd. 1989) nous facilite la mise en évidence numérique de la fréquence de quand même dans les entretiens qui, je crois, ne diffèrent pas de ce point de vue de la conversation quotidienne. Dans l'un des entretiens, dans la parole d'une femme de 46 ans, il y a 47 quand même sur 10.000 occurrences. On ne trouve aucun exemple de quand même sur les 21 pages des trois premiers chapitres du 'Cours de linguistique générale' de Ferdinand de Saussure.

37. Les données de mon fichier correspondent parfaitement aux prévisions de Ducrot et de ses co-auteurs. Ils s'agit toujours d'événements pénibles, mais jamais dramatiques. La 'force des choses' mise en cause est souvent une maladresse, une action involontaire, un lapsus linguae. Un de nos informateurs invité à lire un texte au micro s'embrouille pour la troisième fois au même endroit, comme si on lui avait jeté un sort : «Décidément!...» (décembre 1978). La 'force occulte' qui, fatalement, nous pousse dans le mauvais sens, contrairement à nos prévisions, se situe au niveau de l'inconscient. Il s'agit d'une fatalité interne, que Freud nous présente sous ses multiples aspects dans la Psychopathologie la vie quotidienne' (1941) [1901].

38. Il s'agit d'énoncés liés, et n'ont pas d'une acception permanente du mot : on peut dire Essaie toujours, mais non pas *Fais toujours. A côté de toujours négatif, il y a aussi un toujours positif : «Cause toujours, tu m'intéresses». Je remercie Michel Martins-Baltar pour ces précisions, ainsi que pour un nombre d'autres corrections et suggestions au sujet du présent article.

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39. Voir à ce sujet l'article de Codiot et al. (1985).

40. J'ai tâché de décrire ce 'changement sémantique' des variantes à partir de l'évolution des voyelles du français du seizième au dix-neuvième siècles (1956).

41. L'analyse statistique pourrait avoir pour bases, pour le français oral, des enregistrements des émissions radiodiffusées ou télévisées - dialogues, débats, jeux, informations, reportages, discours, conférences, d'une part, pièces de théâtre et films, d'autre part - , l'enregistrement des entretiens organisés (tels que ceux faits au CREDIF). Pour le français écrit, il serait intéressant de faire les analyses à partir d'un large éventail, comprenant entre autres un choix de romans de style et de caractère différents, des journaux et périodiques, la prose scientifique visant le large public, les affiches. Le Trésor de la Langue Française offre d'ores-et-déjà un matériau considérable.

42. Il s'agit de deux séries de tests. Dans un premier test à choix libre, les 21 informateurs, étudiants en linguistique, de 19 à 21 ans, devaient proposer des attributs pour qualifier (d'une façon positive) divers phénomènes désignés par un substantif (gâteau, poids, prix, accueil, erreur, étudiant etc.) Dans un deuxième test à choix forcé, de caractère métalinguistique, l'informateur devait préciser s'il se servait oralement ou par écrit de tel et tel énoncé (de structure identique avec une seule variable : l'attribut), et sinon, quel âge aurait la personne qui s'en servirait oralement ou par écrit. - Ces tests étaient organisés et réalisés par Madame Eva Bérard, maître de conférence à l'Université de Paris 111.

43. Le sens 'appliqué' n'est pas indiqué dans l'édition de 1993.

44. L'observation des changements phonétiques en cours (Labov 1963, 1965) ainsi que la reconstruction des changements phonétiques du passé (Fónagy 1956, 1967) le montre en toute clarté. Pierre Léon (1993) représente ces phénomènes dans le cadre de la synchronie dynamique

45. «Le sens nouveau, quel qu'il soit, ne met pas fin à l'ancien. Ils existent tous les deux l'un à côté de l'autre. Le même terme peut s'employer tour à tour au sens propre ou au sens métaphorique, ou au sens restreint ou au sens étendu, au sens abstrait ou au sens concret (...) A mesure qu'une signification nouvelle est donnée au mot, il a l'air de se multiplier et de produire des exemplaires nouveaux, semblables de forme, mais différents de valeur.» - Je cite ce passage d'après l'excellente synthèse d'Alain Rey (1970, p.64).

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Résumé

Chaque situation récurrente déclenche un nombre très limité d'énoncés préfabriqués, liés à cette situation. Contrairement aux énoncés libres, les énoncés liés sont invariables. Le sens de ces énoncés tend à se détacher de leur signification (Je vous jure! 'Quelle époque!)'. Les énoncés liés forment souvent des paires minimales avec les énoncés libres correspondants (Je suis très sensible 'Je suis d'une grande sensibilité' vs. 'Merci!'). La tension sémantique entre sens et signification peut être résolue soit (a) par démotivation, en bloquant la signification (être au rendez-vous pourra figurer en tant qu'opérateur existentiel; soit (b) en modifiant la structure sémantique de l'élément central de l'énoncé lié (sensible prend l'acception 'reconnaissant1, fou celle de 'excessif, énorme', important celle de 'grand'). L'usure sémantique peut modifier les catégories de mot (l'adverbe au-niveau de se comporte comme préposition, 'dans', 'pour', 'sur', 'de'; quand-même comme particule modale ou emphatique) - Le figement est donc étroitement lié au changement. - Un test sémantique fait avec un groupe d'étudiants indique que le soudain essor d'un lexème risque d'éclipser ou d'évincer les lexèmes synonymes.

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