Revue Romane, Bind 30 (1995) 2

Un superlatif déroutant en ancien français : li plus fox de touz les autres

par

Reidar Veland

0. Introduction

Dans les textes français du Moyen Age, déterminer le degré de comparaison d'un adjectif gradable relève souvent du casse-tête. Peut-on dire, pour autant, «qu'il n'y a pas de différence de langue entre le «comparatif» et le «superlatif relatif» (fr. mod. plus beau/le plus beau)» comme l'affirme G. Moignet (1973, p. 119) ? Une évaluation comme celle portée par L. Foulet (1930, p. 88) peut, en effet, sembler plus adéquate : «En ancien français, si la forme moderne n'est pas rare, il est pourtant beaucoup plus fréquent que plus et moins expriment à eux seuls le superlatif», situation à laquelle la présence «d'un de partitif» (ibid.) ne changerait rien. Un tel changement de perspective permet de considérer les nombreux cas d'ambiguïté que l'on constate comme des phénomènes d'ordre discursif. Le but que je me suis proposé dans ce travail peut alors paraître paradoxal puisque je voudrais montrer qu'il existe en ancien français certaines constructions qui posent un réel problème de langue en ce sens que les propriétés qu'elles exhibent résultent tant de traits syntaxiques et sémantiques propres au degré comparatif que de traits caractérisant le degré superlatif.

1. Données de base

Voyons d'abord comment les choses se présentent au ras des textes.
Indéniablement, on a vite fait de constater que le superlatif1 peut se
manifester, dans l'ancienne langue, sans article défini, cf.

[1] Li ancïens [...]
manda les ancïens chenuz, cels que il savoit plus senez de la terre (in
Foulet, 1930, p. 88)

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Notons cependant que le caractère univoque d'un exemple comme [1] résultera d'un calcul sémantique global - fondé sur l'intuition que la qualité en jeu, la sagesse, s'attribue beaucoup plus facilement, dans des proportions hélas variables, aux hommes qui peuplent la terre qu'à celle-ci en tant que telle -, et non de la seule apparition de la préposition de. En effet, le degré d'une occurrence adjectivale précédée de l'adverbe plus (ou moins) ne se laisse pas déterminer automatiquement en fonction de la particule qui introduit un éventuel complément de comparaison explicite : en ancien français, d'indiscutables comparatifs se font suivre de la préposition de comme cela se voit dans l'exemple suivant :

[2] Je te dirai cornent tu es plus pechierres d'autres pecheors (in Moignet,
1973, p. 308)

On pourrait peut-être penser qu'un complément de comparaison contenant l'adjectif autre - mot dont le sens est intrinsèquement «disjonctif» - constituerait la meilleure garantie du degré comparatif d'un adjectif affecté de plus faisant partie de la description du terme comparé. Là aussi il faut se méfier. Dans l'ancienne langue, la forme autres - le pluriel est de mise - peut apparaître dans un complément placé sous la dépendance d'un adjectif «polarisé» précédé de l'article défini, cf.

[3] Et vos, messire Gauvain, qui deùssiez estre li plus sages, estes li plus fox
de touz les autres (in Moignet, 1973, p. 119)

[4] Ce est des autres li plus biax (m Moignet, 1973, p. 120)

Ce dernier exemple a inspiré à l'auteur qui en fait état des réflexions qui témoignent d'un désarroi compréhensible : «on a un apparent «superlatif» construit comme un comparatif (on parlerait de superlatif si l'on avait de toz [...])» (Moignet, 1973, p. 120). Concrètement, donc, l'exemple en question apparaît comme une anomalie par rapport à la norme invoquée par l'auteur, celle qui résulte des caractéristiques que présente l'exemple suivant :

[5] danz Thereùs i fu, li prouz,
et Salcon, le plus biau de touz (in Moignet, 1973, p. 120)

Notons, par parenthèse, que ce type d'expression complète représente le
principal obstacle à la thèse «réductionniste» de ceux qui, comme E.

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Gamillscheg (1957), voudraient faire l'économie de la catégorie du superlatif en ancien français. Il est en effet significatif que Gamillscheg n'invoque, pour illustrer sa thèse, que des superlatifs sans complément explicite - par exemple de vostre robe la plus bêle glosé par «von eurem Gewand, nàmlich dem, das schôner ist als aile anderen» (1957, p. 54) - et des exemples comme [I], où le complément explicite rattaché à l'adjectif a un sens local. Pour tous les exemples qui comportent un complément explicite de type partitif, l'hypothèse d'un fonctionnement comparatif généralisé avec activation obligatoire de l'opérateur sousjacentautres produit des représentations sémantiques absurdes, cf. :

[s'] *[...] et Salcon, celui qui était plus beau que tous les autres de tous

2. Le problème

Une fois reconnue la «normalité» d'un exemple comme [s], ce n'est pas [4], mais [3] qui pose le problème d'analyse le plus ardu. L'embarras que suscite cet énoncé vient du fait qu'il paraît impossible de concilier l'évocation d'un être unique correspondant à une description comme H plus fox, avec la mention d:un ensemble réfèrentiei dont ce même être se voit expressément exclu par le mot disjonctif autres. Traduit en termes ensemblistes, le complexe superlatif - déterminant, syntagme adjectival et complément afférent - qui apparaît dans [3] décrit un élément comme étant l'unique porteur de la qualité en question tout en donnant cette unicité comme valable à l'intérieur d'un sous-ensemble auquel n'appartient pas l'élément visé.

Ce qui achève de nous convaincre du caractère déviant de [3] dans un cadre d'analyse comme celui qui vient d'être esquissé, c'est le fait que cet énoncé devra se concevoir comme l'expression d'une opposition à caractère interne : le réfèrent unique, Gauvain, se voit reprocher la nonpossessiond'une qualité requise au plus haut degré - '(être) le plus sage' - et la possession au même degré de celle, néfaste, qui nous intéresse - '(être) le plus fou'. En ce qui concerne l'énoncé similaire de [4], il paraît, en revanche, possible d'imaginer, en termes de «contexte interprétatif approprié» (G. Kleiber, 1994, p. 20), des conditions d'énonciation susceptibles de justifier le choix d'un tel complexe superlatif. Dans une situation de contraste externe binaire, celui-ci peut très bien se concevoir comme l'attribution, au réfèrent visé par le démonstratif ce, de la propriété 'être le plus beau de ceux dont non-ce

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n'est pas le plus beau'. J'ignore cependant si le contexte pertinent de [4]
peut réellement fonder une telle interprétation du complexe superlatif
(éclaté) en question.

3. Une première solution (quinen est pas vraiment une)

Le problème logique que posent les exemples du type de [3] peut en apparence être surmonté en stipulant pour ce type d'expression déroutante une valeur discursive particulière. Celle que suggère le dictionnaire de Tobler et Lommatzsch2 aboutit à privilégier le fonctionnement superlatif : «der schônste der andern (= schôner als die andern, der schônste von alien)» (s. v. autre, I, 691,6). L'exemple auquel se réfère ce dictionnaire se rapproche singulièrement de [4], cf. :

[6] En sa court iert uns damoisiax, Qui des autres iert li plus biax (in T.-L.,
I, 691,7)

Faisant accompagner le terme superlatif de guillemets et d'un adjectif «démasqueur» dans son commentaire d'un exemple de ce type (cf. supra), Moignet (1973) semble, en revanche, considérer que l'effet de sens prédominant qui se dégage d'une expression comme le plus beau des autres est celui qui correspond au deuxième stade de l'interprétation en cascade proposée par les lexicographes allemands. Est-ce qu'il y a moyen de concilier ces deux analyses ?

4. Priorité au superlatif

Pour contrer toute spéculation sur la valeur du superlatif, il convient avant tout d'insister sur le rôle primordial que joue l'article défini au sein d'une telle construction nominale, d'autant que sa réalisation semble être de rigueur dans le complexe du type le plus fou de tous les autres. La question de la spécificité sémantique de l'article défini a fait couler beaucoup d'encre ; pour mon propos, je retiendrai un des aspects du trait «totalité» auquel se résume la définition proposée par G. Kleiber, à savoir la conception de l'article défini comme l'expression d'une «présupposition existentielle d'unicité» (G. Kleiber, 1983, p. 97) pour l'objet de référence visé. L'horizon de cette unicité est fourni par le complément du superlatif, qui, du coup, s'avère sémantiquement indispensable. A l'intérieur d'un complexe superlatif ainsi constitué - construction que l'on peut concevoir soit, en termes ensemblistes, comme l'expression d'une relation d'inclusion (cf. Ph. Barbaud, 1976, p.

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141) soit, dans une optique d'analyse référentielle, comme une relation partitive (discrète) (cf. J.-C. Milner, 1978, p. 366) - l'article défini apporte donc l'instruction d'extraire de la classe d'entités que spécifie le complément du superlatif, le seul membre (ou la seule sous-classe de membres) qui répond à la description fournie par le superlatif luimême .3

5. Mais place aussi au comparatif

Comment accorder une telle analyse avec les données fournies par [3] où, selon les apparences, il y a non pas inclusion, mais disjonction entre l'élément unique isolé et l'ensemble référentiel que celui-ci se voit assigner ? Tout d'abord en maintenant pour le son sens invariant de «le seul». Mais pour sortir de l'impasse il faut intégrer à l'analyse ce qui a été observé à propos de [2] concernant le double rôle que peut jouer, dans un contexte de comparaison, la préposition de dans l'ancienne langue. Tout s'éclaire, en effet, si l'on interprète le complexe qui nous intéresse comme le siège d'une comparaison en deux temps.4 L'article le pourra alors remplir sa mission de toujours en isolant l'unique porteur de la qualité 'être plus fou que tous les autres' à l'intérieur d'un ensemble référentiel qui résulte de la réunion du singleton ainsi désigné et de son complémentaire... «les autres», précisément. La particularité référentielle d'une telle structure serait ainsi de ne pas donner accès directement à l'ensemble d'inclusion qu'elle met fondamentalement en jeu (cf. note 3). Une paraphrase complète du complexe superlatif en question serait ainsi «le seul être [des êtres pris en considération] qui puisse être dit plus fou que n'importe quel autre».5

6. Données supplémentaires

II est intéressant de noter que l'analyse que je viens de proposer du tour le plus fou de tous les autres semble également applicable à des données relatives au fonctionnement de la préposition sur (dans toutes ses variantes formelles). Il est bien connu que cette préposition est susceptible de fonctionner comme un outil de comparaison. Le rôle joué par sur est alors décrit comme étant celui d'instituer une comparaison «de supériorité» .6 Comme c'est le cas de la préposition de assignée àla même tâche (cf. [2]), le caractère disjonctif de sur peut éventuellement être explicité par l'élément autres, cf. :

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[7] Sur tuz les altres est Caries anguissus (in Moignet, 1973, p. 325)

Ce que l'on sait moins, c'est que la préposition sur peut introduire divers compléments de type partitif.7 L'exemple suivant est particulièrement convaincant à cet égard dans la mesure où le tour restrictif qui accompagne le verbe élimine d'office le type d'interprétation disjonctive qui s'applique à [7], cf.

[8] Deseur tous les hommes du mont
Je n'ameroie que Robin (in A. Henry, 1967, p. 286)

II semble alors naturel de faire un pas de plus et d'étendre ce même
principe d'analyse ensembliste à une construction superlative comme
celle, éclatée, qui suit :

[9] La grant biauté qui s'esprent et m'agrée,
Qui sor toutes est la plus desirree,
M'a si lacié mon cuer en sa prison (in A. Henry, 1967, p. 225)

Autrement dit, il convient à mon avis d'interpréter [9] comme sera
sûrement interprété cet autre exemple de structure analogue mais dont
l'outil de comparaison est de, cf.

[10] Mes de toz li plus biax estoit Aiixandres (in Schwake, 1979, p. 579)

Dès lors rien ne semble s'opposer à ce qu'une même stratégie d'analyse soit adoptée pour [3], où l'introducteur du complément dépendant de l'adjectif polarisé est donc la préposition «comparativo-superlative» de, et pour l'exemple suivant, tardif, où apparaît l'élément de comparaison sur, cf.

[1!] sur tous les aultres amans du monde le plus eureux (in F. Shears,
1922, p. 189)

Etant donné la présence du nom amant dans ce réseau de comparaison, la paraphrase canonique la plus explicite qu'on pourra proposer de cet exemple prendra la forme d'un SN complexe de type tripartite (sur ce terme, cf. R. Veland, à paraître) : «le seul amant de tous les amants du monde à être plus heureux que n'importe quel autre».

7. Esquisse d'une contre-épreuve

La mise au jour, pour la préposition sur, de la capacité d'introduire un
complément partitif, a une conséquence négative pour ma théorie dans
la mesure où cette préposition ne peut plus être considérée comme

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l'indice sûr d'un fonctionnement secondaire de disjonction à l'œuvre dans les complexes caractérisés par la présence du terme autres.8 Pour cette raison il faut renverser la problématique et se demander s'il y a des prépositions à sens exclusivement inclusif qui peuvent prendre la place de de/sur dans le type de complexe en question. Si tel était le cas, l'hypothèse d'un volet comparatif serait sérieusement hypothéquée.

A l'époque qui nous intéresse, le seul candidat possible est, pratiquement,
entre.9 Préposition de sens inclusif, entre semble de préférence introduire
un complément détaché (du type de [4] et [11]), cf.

[12] Entre ces boutons en eslui
Un si très bel qu'envers celui
Nul des autres rien ne prisai [...] (in Henry, 1967, p. 212)

Dans un complexe canonique du type de [3], c'est sans doute la
variante d'entre qui s'emploie le plus souvent à l'époque en question, cf.

[13] Aucuns d'entr'eus (in T.-L, s.v. entre, 111, 629,37)

Cela ne représente aucune difficulté pour mon scénario, car si cette
préposition double fonctionne comme un outil partitif, le sens activé de
la composante de doit également être le sens partitif.

Pour la période de l'ancien français, je n'ai pu trouver aucun exemple où cette préposition introduise le complément d'un complexe superlatif. Le plus ancien de mes exemples de ce type est en effet dû à Clément Marot, cf.

[14] [...] le plus sourd d'entre eulx m'eust bien ouy [...] (in K. Glaser, 1926,
p. 38)

Par contre, je dispose d'un exemple où le terme autres figure dans un
syntagme prépositionnel qui a des allures de complément partitif, cf.

[15] Par celé mort [...] Fut avérée de Mierlin La profesie qu'il ot dite
D'entre les autres [...] (in T.-L, s.v. entre, 111, 629,36)

En réalité, la double préposition qui apparaît dans cet exemple n'est pas l'opérateur d'inclusion ; il s'agit d'une simple variante formelle de entre,10 et la relation exprimée par l'occurrence n'implique aucune notion de totalité, mais ce que l'on peut appeler «une position spatiale [abstraite] dans un groupe d'êtres» (Moignet, 1973, p. 323 - cf. aussi note 5, exemple [ii]). Autrement dit, [15] est un exemple précoce de la formule entre autres. Une interprétation adéquate de l'expression

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nominale en question pourrait donc être «la prophétie relative à cette
mort que Merlin avait faite parmi ses autres prophéties».

Par conséquent, la réfutation de mon hypothèse visant à présenter les constructions du type de [3] et [11] comme le domaine d'une opération de comparaison à deux volets suppose que puisse être vérifiée l'occurrence de la préposition (d')entre dans une construction véritablement partitive comme celle-ci :

[15'] ?? [...] le plus sourd d'entre tous les autres m'eust bien ouy (...)

)e doute, pour ma part, qu'une telle expression existe.

8. Conclusion

L'aspect déroutant des complexes nominaux du type H plus fox de touz les autres vient de l'imbrication qu'ils comportent de traits sémanticosyntaxiques relevant de deux types de constructions de comparaison. Certains auteurs, comme Moignet (1973), ont été amenés à considérer qu'il s'agissait là d'un cocktail où prédominait l'aspect comparatif. Dans ce travail, j'ai proposé un certain nombre d'arguments qui semblent plaider pour la position inverse. Concrètement, la thèse que j'ai défendue consiste à dire que dans une séquence, continue ou éclatée, du type Art.déf. + plus + Adj. + de/sur (+ tous) + les + autres (+ N), l'article défini sert à établir la prééminence de la visée superlativopartitive. A un niveau structurel inférieur, l'outil de comparaison mis en œuvre - la préposition de ou, accessoirement, sur - opère cependant une réorientation de la marque de polarité attachée à l'adjectif sous l'impulsion du sens disjonctif du mot autres qui figure dans le complément de comparaison. Il reste que le marqueur disjonctif autres placé sous la domination d'un adjectif répondant aux critères morphologiques de la catégorie du superlatif, phénomène propre au français du Moyen Age, confère à l'expression référentielle complexe ainsi constituée des conditions d'interprétation assez particulières pour que de tels tours aient fini par être progressivement éliminés de la langue.

Reidar Veland

Université de Bergen

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Notes

1. Superlatif dans le sens de «superlatif relatif». Quant au superlatif absolu, il peut également être précédé de l'article indéfini - cf. et avoit unes grandes joes et un grandisme nés plat {in Moignet, 1973, p. 32) - lequel, dans le cas d'un adjectif «polarisé» par plus ou moins, identifie à coup sûr celui-ci comme une occurrence du degré comparatif.

2. Ce problème particulier ne semble pas figurer parmi les très nombreuses questions de détail sur lesquelles s'est penché le premier des deux dans ses Vennischte Beitrage zur franzôsischen Grammatik (1902-12).

3. Cet ensemble référentiel peut d'ailleurs être implicite (c'est-à-dire disponible par anaphore segmentale de type «silencieux»), ou indirect (obligeant ainsi à effectuer un calcul inférentiel) comme dans [I], où [les] plus senez de la terre se lit comme «les plus sages DES HOMMES de la terre». Pour ces notions théoriques, cf. par exemple G. Kleiber (1991).

4. Ce faisant, j'adopte une stratégie d'interprétation que récusent explicitement R. Martin et M. Wilmet dans leur grammaire du moyen français (1980). Dans le commentaire qu'ils consacrent à un exemple du type de [3], cf. [i] Premièrement du Royaulme de France, pour ce que c'est le plus bel, le plus plaisant, le plus gracieux et le mieulx pourporcioné de tous les auitres [...] (in iviarliu ci Wilmet, 1980, p. 241) ces auteurs proposent, dans un premier temps, d'assimiler le complexe superlatif à une tournure du type le plus grand de tous et écartent, dans un deuxième temps, la possibilité d'analyser la préposition de dans cet exemple comme l'équivalent d'un que introduisant une comparative de disparité (ibid.). C'est sans doute l'emploi incontournable de l'article défini dans un tel exemple qui les amène à cette conclusion, car la règle qu'ils formulent ailleurs pour démêler les cas de «croisement des tours comparatifs et superlatif» (1980, p. 138) s'appuie sur la corrélation qui existerait entre l'interprétation disjonctive de l'outil de et la fonction de sujet du terme de comparaison précédé de cette préposition (cf. 1980, p. 138, p. 241), situation qui, justement, s'observe dans [i].

5. K. Nyrop (1925, p. 396) rappelle opportunément que «la valeur sémantique de autre n'est pas restée la même à travers les différentes périodes». Il semble cependant que les divers emplois qualifiés de pléonastiques que l'auteur a relevés dans l'ancienne langue ne soient pas de nature à affecter l'analyse du rôle que joue le mot autre dans les complexes superlatifs du type qui nous intéresse ici. Le mot autre continue cependant à jouer un rôle intéressant et ambigu dans un type de construction partitive qui n'est pas sans rappler le tour superlatif qui nous occupent. Certains syntagmes prépositionnels en parmi - autre opérateur d'inclusion (cf. M. Gross, 1977, p. 182) - se construisent en effet indifféremment avec ou sans utilisation du terme autres dans leur régime, dont la fonction est d'exprimer l'ensemble référentiel sur lequel porte le prélèvement signifié de manière predicative au niveau de la phrase. Cette particularité ressort bien des deux exemples suivants - où j'ai mis en italiques le SP en parmi -, sortis de la plume d'un seul et même auteur à quelques lignes d'intervalle : [i] Définir les langues romanes par la place qu'elles occupent parmi les langues du monde est une tâche difficile [...] (Ch. Camproux, Les langues romanes (Que sais-je, n° 1562), 1974, p. 11) [ii] [...] définir les langues romanes par la place qu'elles occupent parmi les autres langues. (Camproux, op. cit., p. 12) Si, dans ces deux exemples, parmi indique l'appartenance d'un groupe de langues à l'ensemble des langues du monde, [i] procède par intégration de ce sous-ensemble dans l'ensemble dont il fait partie, et [ii] par juxtaposition de ce sous-groupe avec tous ses concurrents à l'intérieur du référentiel en question, procédé sans doute à l'œuvre dans [3] également, mais sous forme entièrement nominale.

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6. Ce tour de comparaison est considéré comme la continuation de la construction correspondante en (bas) latin, où l'adjectif qui conditionne le syntagme prépositionnel est en général au degré positif - Es tu super omnes beatus (in E. Gamillscheg, 1957, p. 292) -, ou au comparatif: meliores super nos (in Ernout et Thomas, 1964, p. 171). Mon collègue latiniste Lars Boje Mortensen a, cependant, su dépister une occurrence du superlatif, cf. : [i] [...] epulas trifariam semper, interdum quadrifariam dispertiebat, in iantacula et prandia et cenas comissationesque [...]. [...]. Famosissima super ceteras fuit cena data ei adventicia a fratre [...] (Suét., Vit, XIII) Ce superlatif fait problème. D'un côté, le contexte permet aisément d'inférer un ensemble référentiel grâce à l'accord de l'adjectif avec l'occurrence cenas. D'un autre côté, rien ne justifie de considérer un superlatif flexionnel univoque comme autre chose qu'un superlatif. Le mot ceteras qui apparaît dans le complément subordonné à ce superlatif devient alors crucial pour le calcul du sens de l'expression dans son ensemble. Il nous oblige à considérer la forme famosissima comme un superlatif absolu, et le syntagme prépositionnel en super comme un procédé de renforcement (cas d'ailleurs peu banal pour un superlatif absolu, cf. Ernout et Thomas, 1964, p. 167). La séquence pertinente de ji] se lit alors comme «Un dîner se détachant nettement de tousles autres fut celui [...]».

7. Ce fait ne semble même pas avoir été noté du tout puisqu'un ouvrage aussi récent que le Dictionnaire historique de la langue française fait encore remonter l'apparition de l'emploi partitif de la préposition sur au dixhuitième siècle, époque où il se manifesterait dans l'expression d'une proportion, cf. un sur dix. (s.v. sur, p. 2053). Il est vrai qu'un rapport assez mystérieux est établi entre ce tour particulier et certains compléments verbaux destinées à exprimer «une idée de [...] prélèvement», par exemple la construction prélever sur quelque chose, déjk attestée au douzième siècle. Or, les exemples du type de [8] et [9] semblent a priori constituer un point de départ plus adéquat à ce développement sémantique.

8. Ce fait mérite d'être souligné. Dans un monde idéal, l'outil de comparaison impliqué par le type de construction de comparaison en question serait bien sûr que, de nature exclusivement disjonctive. La structure comparativo-superlative de la construction ne souffrirait alors aucune discussion. Concrètement, l'aubaine miraculeuse se manifesterait sous cette forme *le plus fou que tous les autres. La probable inexistence de ce type d'expression m'amène à considérer que les complexes du type de [3] et [11] relèvent, fondamentalement, d'une stratégie superlative ; c'est l'apparition de l'élément adventice autres qui rend nécessaire une redéfinition tactique de la structure de base.

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9. En ce qui concerne la préposition parmi (cf. note 5), le Trésor de la langue française indique qu'elle n'est investie de la capacité d'exprimer «l'appartenance à un ensemble» qu'à partir des années 1650 à 1660 (s.v. parmi, tome 12, p. 1021).

10. Cas qui s'observe aussi dans cet autre exemple : [i] Malement ont le chanp parti D'entre Renart et Ysengrin (...) (in T.- L, s.v. entre, 111, 629,34)

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Résumé

Le but de cet article est de montrer qu'un SN complexe comme LE PLUS FOU DE TOUS les autres - type formel attesté en ancien et en moyen français, et dont la variante éclatée peut comporter la préposition sur - est bien ce que semble indiquer son déterminant, qui est obligatoirement l'article défini, à savoir une vraie construction superlative. La particularité d'une expression nominale de ce type est qu'elle comporte aussi, à un niveau structurel plus bas, un volet comparatif, exprimé par le syntagme prépositionnel. La représentation sémantique associée au SN complexe analysé sera par conséquent «le seul être [des êtres pris en considération] qui puisse être dit plus fou que n'importe quel autre».

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