Revue Romane, Bind 30 (1995) 2

La grammaticalisation des prépositions : concurrence et substitution

par et

Hava Bat-Zeev Shyldkrot

Suzanne Kemmer

Introduction

L'histoire du français révèle une alternance dans l'usage des prépositions à et de dans différentes constructions*, en particulier devant un infinitif complément.1 Dans certains cas, c'est à qui a empiété sur de à travers le temps (1) s'attendre de [partir] > s'attendre à [partir], dans d'autres, au contraire, c'est de qui l'a emporté sur à (2) tâcher à [comprendre]> tâcher de [comprendre]. Dans d'autres encore, l'une de ces prépositions a surgi et s'est substituée en cela à la préposition zéro ou vice versa (3) il convient [commencer] > il convient de [commencer], (4) il leur semble de [voir toujours la même porte] > il leur semble [voir toujours la même porte]. En français contemporain, on rencontre des cas où les deux prépositions coexistent et peuvent être employées indifféremment sans que l'on puisse déceler une différence de sens (sa) continuer à/de [lire], (sb) commencer à/de [chanter]. En outre, il existe des cas où à ou de alternent avec zéro (6) détester [crier] I détester de [crier].2'3 Dans tous ces cas, la distribution des prépositions semble à première vue tout à fait arbitraire, en particulier du fait que le sens de à et de n'y est pas toujours clair.4

Synchroniquement, on distingue trois types de contextes quant à la distribution des prépositions. Dans le premier, la présence d'une préposition particulière est facultative et résulte d'un choix (7) parler à/avec/de/pour/sans Pierre. Ce choix peut déterminer d'une part l'emploi d'une préposition ou son absence et, d'autre part, l'usage d'une prépositionspécifique. Dans le second la présence d'une certaine préposition paraît obligatoire. Celle-ci ne peut ni être omise ni être remplacée par une autre préposition. C'est le cas de (8a) compter sur [ses parents] ou

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de (8b) s'intéresser à [la musique]. Le troisième type constitue, en somme, un cas intermédiaire (9) habiter à/dans/0 Paris. Il s'agit ici des contextes où la sélection d'un élément est contrainte mais pas obligatoire.Diverses écoles du structuralisme et du générativisme semblent partager l'opinion que le concept de sélection obligatoire est nécessairementlié à celui de vacuité sémantique (Lyons 1968, Ruwet 1968). En d'autres termes, quand une préposition est obligatoire dans un certain contexte, elle est nécessairement vide de sens et ne constitue qu'un indice ou un marqueur grammatical entièrement dépourvu de sens. Toutefois, si la sélection d'un élément est contrainte mais pas obligatoire,alors on peut avoir une situation intermédiaire.

L'alternance dans la distribution des prépositions, tant synchronique que diachronique, a depuis toujours intéressé les grammairiens traditionnels. Ces derniers ont souvent qualifié de et à de vides de sens et ont attribué leur alternance d'usage à cette même propriété (Brunot 1965, Dubois 1973, Vendryes 1921, Wartburg et Zumthor 1958). D'autres linguistes (Gougenheim 1959, Pottier 1961, Wagner 1936) ont cherché à aborder le problème d'un point de vue sémantique, proposant des analyses fort judicieuses quoique pas toujours assez élaborées et souvent peu générales. Bien qu'ils aient maintenu la notion de vacuité sémantique, ils l'ont assignée uniquement à un nombre très restreint de cas et, surtout, ils ont essayé de montrer, du moins pour un certain nombre de cas, qu'il existe une différence sémantique entre l'emploi de à et celui de de devant l'infinitif. D'autres encore (Brunot et Bruneau 1956, Spang-Hanssen 1963, Togeby 1951) ont proposé une classification en trois groupes : prépositions pleines ou non-casuelles, prépositions vides ou casuelles (à et de), et prépositions mixtes ou semi-casuelles (avec, en, par, pour). Il n'est d'ailleurs pas toujours clair selon quels paramètres ces classifications sont faites.

Or, une étude plus approfondie, qui prendra en considération des faits diachroniques également, pourrait nous permettre de prouver que les prépositions ne peuvent nullement être considérées comme vides de contenu même quand elles sont obligatoires dans une certaine expression,le critère de sélection obligatoire n'étant en fait pas pertinent. Qui plus est, nous nous proposons de démontrer qu'il est possible de fournir une explication sémantique quant au choix des prépositions utilisées dans la construction infinitive. Celle-ci tiendrait compte à la fois du sens de ces prépositions que du sens de la construction où elles apparaissent. Ce faisant, nous montrerons que le développement

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bidirectionnel des prépositions (de > à et à > de) ne contredit en rien le développement unidirectionnel d'un élément isolé, ajoutant ainsi une dimension supplémentaire et complémentaire d'ailleurs, à la théorie de la grammaticalisation.5 Nous démontrerons également que, si du point de vue du système, on pourrait définir ce développement comme bidirectionnel, du point de vue lexical chaque lexème suit son évolution unidirectionnelle.

Dans une première partie, on examinera quelques constructions où une préposition s'est substituée à une autre, du dix-septième siècle à nos jours.67 La seconde partie sera consacrée à une analyse sémantique, rendant compte du sens de de et de à. Dans la troisième et dernière partie, on montrera comment le sens de ces prépositions influe sur leur distribution.

Description des données

La distribution des prépositions a considérablement changé à travers le temps. Il s'agit d'un phénomène assez important et non pas de faits isolés ou marginaux. Dans un certain nombre de cas, des verbes ou des expressions autrefois suivis de à devant un infinitif paraissent en français contemporain surtout avec de et vice versa. Voici quelques exemples. Le français du dix-septième siècle utilisait consentir de, consentir à n'était probablement pas en usage (Haase 1969).

(10a) II consentait de les faire sortir (La Rochefoucauld).

En français moderne seul consentir à est pratiqué.

(10b) Elle l'aimait trop pour consentir à lui causer des peines (Sand).

Un exemple témoignant de la direction inverse se rencontre tout aussi
facilement. Au dix-septième siècle oublier à était la forme en usage
devant l'infinitif :

(lia) J'ai oublié à lui demander si c'est en long ou en large (Molière).

La langue contemporaine se sert uniquement d'oublier de.s

(1 lb) II a oublié de nous prévenir.

Dans d'autres cas, il ne s'agit pas de substitution mais plutôt d'apparitiond'une préposition dans une expression où elle ne figurait pas auparavant ou, au contraire, de la disparition d'une préposition d'une expression qui l'exigeait. L'expression impersonnelle il convient, qui au

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dix-septième siècle s'employait sans préposition, constitue un bon
exemple pour illustrer l'apparition d'une préposition :

(12a) N'est-ce pas par le père qu'il convient commencer? (Molière).

Le français de nos jours utilise uniquement il convient de :

(12b) // convient de se taire jusqu'à ce que certaines obscurités fussent
éclaircies (Hugo).

De même on rencontre au dix-septième siècle le verbe compter de :

(13a) Je ne compte point de vous laisser après moi (Mme de Sévigné).

Ce verbe représente un exemple de disparition de la préposition. En
effet, le verbe compter, toujours suivi de la préposition de au dixseptième
siècle, apparaît aujourd'hui sans la préposition :

(13b) II compte pouvoir partir demain.

De même, l'expressi on faillir à, très fréquente au dix-huitième siècle, est
hors d'usage de nos jours. Elle a été remplacée par faillir sans préposition

(14a) Cette proposition faillit à reculer les affaires (Voltaire).

(14b) Tzi failli accepter sa proposition.

Les changements que nous venons d'illustrer constituent des exemples de substitution, d'apparition ou de disparition -d'une préposition, à un certain état de langue. Tous les cas mentionnés présentent un usage apparemment obligatoire à une période donnée. Il conviendrait pourtant de cerner de plus près cette notion. Dans les différents exemples cités, nous nous sommes référées à un usage particulier comme étant la «norme». Il est cependant difficile de trouver des cas en français classique où l'une des prépositions était seule en usage à l'exclusion absolue de l'autre. Les dictionnaires et les ouvrages de référence ne sont presque jamais unanimes quant à la mise en œuvre de à ou de à une certaine période. Nous avons préféré les cas où les avis étaient les moins partagés sur cette question, de sorte que même si l'on trouvait quelques cas d'un usage contraire, ils pourraient être traités comme marginaux.

En français moderne, il existe beaucoup de cas où l'emploi d'une préposition spécifique est exigé. Par exemple, l'expression rien de nouveau comportera obligatoirement la préposition de. Cependant, même dans la langue moderne, on rencontre plus de contextes de variation que l'on est généralement prêt à admettre, en particulier dans

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la construction infinitive. En outre, il semble que, dans tous les contextesoù une préposition obligatoire est remplacée par une autre, la substitution ne se produise pas subitement. C'est un processus qui se fait plutôt graduellement. On distingue habituellement une période de transition dans laquelle les deux prépositions coexistent, avant qu'un usage particulier, dans notre cas l'usage moderne, ne soit définitivement établi. L'existence d'une telle période, où l'ancien usage et l'usage moderne se chevauchent en partie, permet en fait d'expliquer la concurrenceque l'on rencontre en français moderne entre les paires telles que : commencer àl commencer de et continuer à/continuer de (même si, dans certains cas, il y a une différence de niveau de langue). Celle-ci peut être interprétée comme le résultat du déroulement d'un processus diachronique, similaire à celui qui a fini par établir l'usage moderne des prépositions. Dans cette conception, la concurrence constitue un stade préliminaire à la substitution. Si ce processus diachronique se poursuivait,le choix de l'une des formes comme la forme non marquée, ou même comme celle exigée dans une certaine construction, mettrait fin aux hésitations et aux flottements dans l'usage.

Dans cette optique, un emploi obligatoire en synchronie est interprété comme un emploi qui a atteint le stade de grammaticalisati on maximale dans ce processus diachronique. En d'autres termes, nous considérons le cas de sélection obligatoire comme une étape dans un long processus de grammaticalisation, qui se manifeste par une restriction minimale du choix, où toutes les variations possibles ont fini par disparaître. Ainsi, nous pouvons constater qu'il n'existe pratiquement pas de distinction nette entre les emplois obligatoires et facultatifs, la différence étant surtout celle de degré. Obligatoire vs facultatif constitue donc une différenciation d'ordre quantitatif et non pas d'ordre qualitatif Le concept de sélection obligatoire d'une forme donnée représente un cas extrême de grammaticalisation maximale. Il est légitime de considérer une forme comme obligatoire uniquement quand elle a atteint ce stade.

Concepts de base de l'analyse sémantique

Nous passons maintenant à une analyse sémantique des prépositions mentionnées dans le but de démontrer que leur sens et leur distribution sont liés. Nous soutiendrons que ces prépositions sont toujours porteusesde sens, même quand celui-ci n'est pas évident à première vue, et indépendamment du degré d'obligation qui y est associé. De plus, nous

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montrerons que à et de possèdent un sens de base dont on retrouve au
moins quelques traces dans toutes les occurrences.

Talmy (1983) a décrit la sémantique des usages spatiaux des prépositions utilisant les termes 'figure' et 'ground', que nous traduisons par «figure» et «fond». La figure est l'entité localisée et le fond, le point de repère par rapport auquel sa situation est fixée. Ce genre de relations s'exprime en français par des prépositions. Il est clair que l'idée de relation entre les deux entités, à la base de cette description, n'est pas limitée aux relations purement spatiales mettant en jeu des objets réels; elle traduit également des relations temporelles et même celles qui font intervenir des entités abstraites de manière plus générale.

En effet, des linguistes français tels que Wagner (1936), Gougenheim (1959) et Pottier (1961) ont décrit la sémantique des prépositions françaises, liant métaphoriquement les usages spatiaux aux non-spatiaux. Par exemple, Gougenheim analyse la préposition à dans une série d'emplois où elle se réfère à un point précis, l'étiquetant à ponctuel. Le à ponctuel peut traduire des relations spatiales (15a) à l'école, temporelles (15b) à midi, et mêmes abstraites (15c) être à bout de forces. Dans la terminologie de Talmy à localise la figure par rapport au fond. Dans (15d) Jean est à l'école, Jean est la figure et l'école est le fond, à détermine leur relation, relation de lieu dans ce cas.

Dans la description des usages spatiaux et temporels, il est évident que la substitution d'une préposition à une autre entraîne nécessairement un changement de sens, étant donné que la fonction essentielle des prépositions est d'exprimer la différence dans l'orientation spatiale. Par exemple, (16a) le livre est sur l'armoire s'oppose à (16b) le livre est dans l'armoire en ce que dans le premier cas, la figure (le livre) est localisée dans une relation de contact avec le fond {l'armoire) et dans une position plus élevée sur l'axe vertical; dans le second cas la figure est entièrement contenue dans les frontières du fond. Il est important de noter le fait suivant : bien que les axes spécifiques d'orientation ou de position relative de la figure et du fond changent d'une préposition à l'autre, dans les deux cas, la préposition exprime une certaine relation entre la figure et le fond. Nous soutenons que, quand une préposition est employée, elle indique toujours une certaine relation entre la figure et le fond. Dans les expressions citées les prépositions sont polysémiques.Diachroniquement, comme l'ont montré Traugott (1982), Harris (1986), Bat-Zeev Shyldkrot et Kemmer (1988) inter alia, ce sont les sens

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spatiaux qui sont à l'origine de tous les autres. Certains de ces sens
existaient déjà en ancien français (Ménard 1983).

Afin de délimiter la valeur de base de ces prépositions, nous avons eu recours à des exemples que nous avons classés en trois catégories. Dans la première, nous avons groupé les phrases où la préposition possédait incontestablement un sens, spatial, temporel ou abstrait. (17a) Aller à Paris, partir à cinq heures, une lettre à poster, partir de Paris, courir de l'école constituent tous des exemples de cette première catégorie. Ces cas désignent des relations temporelles-spatiales qui indiquent un point spécifique, qui peut être un emplacement statique ou une trajectoire dynamique vers / à partir d'un point spécifié {aller à Paris, courir de l'école, partir de Paris). L'exemple une lettre à poster met également en jeu un parcours à effectuer, ainsi qu'une extension de ce sens : l'idée de but et d'intention. Dans ces exemples, la préposition employée n'est pas contrainte. Il est possible d'utiliser d'autres prépositions dans la même expression avec ou sans modification de sens (17b) aller vers Paris, partir vers cinq heures, une lettre pour poster, partir pour/à Paris, courir à l'école. La seconde catégorie comporte des cas où la préposition est très souvent considérée comme vide du fait qu'il est difficile de lui attribuer un sens précis (Cadiot 1991). En outre, dans tous ces cas, une préposition déterminée est obligatoire, aucune autre préposition ne peut être employée. On ne trouve pas *rien nouveau ni *rien à nouveau. Les exemples de cette catégorie sont souvent liés à des constructions syntaxiques particulières (18) la ville de Paris, quelque chose de vert, profiter de.

La troisième catégorie est celle que nous considérons comme intermédiairepar rapport aux deux critères mentionnés plus haut (la sélection obligatoire et la signification). Pour ce qui est de la signification, bien qu'il ne soit pas toujours possible d'attribuer à ces prépositions un sens précis, on peut les rapprocher, croyons - nous, du premier groupe plutôt que du second. En ce qui concerne la sélection obligatoire, là encore, ces exemples incarnent un cas intermédiaire. Il existe un certain choix bien qu'il soit dans la plupart des cas limité à de vs. 0, à vs 0 et dans quelques cas à à vs. de.9 Ces exemples nous fournissent la preuve la plus importante de l'existence d'un sens des prépositions. Dans la partie qui suit, nous comparons des paires minimales qui utilisent le même verbe, où la seule différence est la préposition ou son absence. Au départ, nous considérons également des paires minimales qui ne

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comportent pas une construction infinitive. Par la suite, nous nous
limitons uniquement aux constructions V + Vinf.

Analyse des paires minimales

Soit les exemples suivants :

a. verbe à O / verbe ø O.

(19a). Je n'osais pas toucher aux outils.

(19b) Elle a touché le radiateur.

Les deux formes traduisent un contact physique avec des objets. Toutefois, Le Grand Robert et Gougenheim, qui ont qualifié toucher à comme plus abstrait que toucher, ont dégagé une distinction sémantique très subtile entre les deux formes; dans toucher à on insiste davantage sur le caractère intentionnel et sur l'intervention délibérée du sujet. Toucher sans la préposition est la tournure utilisée quand le sujet participant a touché quelque chose accidentellement. Cette forme est neutre en ce qui concerne l'intention du sujet. Il semble que cette différence ne soit pas la seule. Les deux formes n'acceptent pas toujours les mêmes arguments. On dira :

(19c) Cette affaire le touche.

mais pas :

(19d) * Cette affaire touche à lui.

Comme toucher implique plutôt une intervention accidentelle, involontaire,
on comprend pourquoi lorsqu'un sujet abstrait est en jeu on
préfère employer toucher à :

(19e) Cette question de la prohibition touche au centre même de l'âme
américaine (Duhamel/Robert).

(19f) Une maison dont la simplicité touchait au dénuement (Robbe-
Grillet/Robert).

En outre, quand toucher à évoque un contact physique, il est généralement accompagné d'une négation explicite ou implicite. Quand le contact physique n'est pas évident et que toucher à acquiert un sens plus métaphorique, la négation n'est plus en jeu (19k).

(19g) II ne faut pas toucher aux outils.

(19h) ?I1 faut absolument toucher aux outils aujourd'hui.

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(19i) ?Je t'ordonne de toucher à ton ordinateur.

(19j) Je t'interdis de toucher à ton ordinateur.

(19k) Je te demande de toucher à ton capital.

On peut donc définir l'opposition entre les deux cas comme celle de
degré d'intention et de volition de la part du sujet.

b. verbe de O / verbe ø O.

On trouve en français beaucoup de verbes qui peuvent se construire
avec ou sans la préposition de. Les grammaires n'y voient généralement
pas de différences sémantiques.

(20a) Marie et Paul discutent la paix.

(20b) Marie et Paul discutent de la paix.

D'autres verbes ayant cette propriété sont débattre, traiter, etc. Ils sont cités chez Gross (1975) dans la table 15. Dans (20a) la question de la paix est discutée de manière générale et après cette discussion il restera vraisemblablement des problèmes non résolus. Dans (20b), seulement une partie de la question est en jeu. On discute de certaines choses et pas d'autres. Il est possible que le thème débattu ait été résolu après la discussion. La différence importante entre les deux phrases est que dans (20a) on se réfère à tout le problème tandis que dans (20b) seule une partie du problème est en jeu. Un aspect de la relation partie/tout, qui sera évoquée par la suite, est déjà signalé ici. Il semble que de soit porteuse de sens, puisque sa présence constitue la seule différence qui existe entre les deux phrases.

c. V a Vinf / V de Vinf.

Un autre cas qui illustre une opposition sémantique entre à et de met en jeu le verbe s'empresser devant un complément infinitif suivi, selon le sens, de l'une ou de l'autre préposition. S'empresser à signifie montrer l'intérêt, du zèle, agir avec enthousiasme', alors que s'empresser de traduit le fait de 'se hâter d'accomplir une action' comme l'indiquent les exemples suivants :

(21a) II s'empresse à satisfaire ses patrons.

(21b) II s'empresse d'ouvrir la porte.10

Ici la différence consiste en un degré d'engagement moral plus grand de
la part du sujet. L'engagement est plus prononcé quand à est utilisé,

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étant donné que la présence de à ici suggère du zèle et de l'enthousiasme,celle de de désigne uniquement un mouvement. Dans les deux cas mentionnés {toucher et s'empresser) on peut dire que la préposition à implique une activité plus grande de la part du sujet que celle qui a été inscrite par de. Les distinctions sémantiques sont traduites par les prépositions utilisées (ou par leur absence). Ici il est incontestable que à est porteur de sens. Théoriquement, il n'est pas possible de prouver que de a également un sens. On pourrait dire par exemple que quand à n'est pas en usage, on utilise une préposition vide sous la forme de de.

Se mêler à / se mêler de constitue également un exemple du même type. Se mêler à signifie 'se joindre à' (Cadiot 1991) et s'interprète généralement comme une action positive ayant les mêmes propriétés que s'empresser à. Se mêler de signifie 's'occuper de quelque chose indûment' et constitue un terme péjoratif. De même, il conviendrait de signaler que dans les oppositions de types «polaire» comme : habituer à/déshabituer de, associer à/ dissocier de, à incarne toujours le pôle positif, de représente toujours le pôle négatif.

Considérons maintenant une quatrième paire d'exemples cette fois avec
la paire décider I se décider :

(22a) Nous avons décidé de partir [sur le champ].

(22b) Nous nous sommes décidés à partir [enfin].

Dans l'exemple (a), le temps écoulé entre la prise de décision par le sujet et la réalisation de celle-ci est insinué. En revanche, le temps qu'il a fallu pour arriver à cette décision n'est pas pertinent dans ce cas, bien que l'on comprenne qu'il ne s'agit pas d'un long processus. Dans (b) au contraire, le délai entre la prise de décision et la réalisation de celle-ci est non pertinent, le sujet pouvant accomplir la décision tout de suite ou plus tard. Par contre, pour ce qui est du temps nécessaire à la prise de décision, il est clair que celle-ci a été prise après bien des délibérationset une longue période d'hésitations, le sujet devant vraisemblablementsurmonter une certaine résistance interne,11 avant de se décider. L'exemple (b) traduit donc une activité mentale plus intensive et plus prolongée que l'exemple (a). Décider et se décider désignent des processusde prise de décision légèrement différents. Nous pouvons donc suggérer que l'emploi de à ou de va de pair avec une différence de

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signification de ces verbes, différence respectivement représentée par l'opposition pronominal/non pronominal, qui se rencontre de façon assez régulière et qui se manifeste, bien entendu, dans la pronominalisationde ces phrases :

(22c) Nous l'avons décidé

(22d) Nous nous y sommes décidés

tout comme dans le cas de toucher quelqu'un (le toucher) et toucher à quelqu'un (y toucher). Beaucoup d'autres exemples où on note une corrélation entre la forme pronominale et la préposition à d'une part, et la forme non pronominale et de de l'autre, et où la forme pronominale implique chaque fois une activité mentale plus prolongée et plus intense que la forme non pronominale se trouvent sans difficulté.

(23a) Le prisonnier a essayé de s'évader.

(23b) Max s'essaie à parler en public.

(24a) L'enfant attendait de partir.

(24b) Max s'attendait à partir.

(25a) La famille a résolu de visiter cette île.

(25b) Ils se sont résolus à quitter cette ville.

d. V de O / se V a Q. e. V de Vinf / V ø Vinf.

Il existe des cas où la présence/absence de la préposition peut signaler
une différence de sens même devant un infinitif.

(26a) Elle m'avait dit ne pas souffrir (Mauriac, cité par la grammaire
Larousse 119).

(26b) Elle m'avait dit de ne pas souffrir.

Dans (26a) le verbe est compris comme une constatation alors que (26b) évoque plutôt un ordre. La différence de sens est liée à une différence de fonction. (26a) équivaut à : elle m'avait dit qu'elle ne souffrait pas, (26b) signifie plutôt : elle m'avait dit que je ne souffrirais pas. La présence/absence de préposition traduit donc une différence fonctionnelle et une différence sémantique.

Dans les paires d'exemples étudiées nous trouvons les mêmes propriétéssémantiques liées à l'usage de à vs de ou 0. Celles-ci se traduisent par une intervention plus grande de la part du sujet associée à à. La réalisation précise de ces propriétés varie en fonction du verbe mais la

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généralisation est valable dans tous les cas que nous avons examinés.12 De plus, dans le cas de s'empresser, la préposition seule marque la distinction, alors que dans le cas de décider/se décider, c'est le pronom se qui marque la différence dans la sémantique et les prépositions sont en quelque sorte redondantes. On retrouve donc les mêmes distinctions sémantiques indépendamment du fait que la préposition est obligatoire ou non. Ceci prouve avant tout que la sélection obligatoire de telle ou autre préposition est essentiellement indépendante de la question du sens. Si, comme nous l'avons suggéré, le choix d'une préposition est motivé par le sens du verbe, que la préposition soit obligatoire ou pas, nous pouvons voir dans les occurrences de sélection obligatoire des cas où une certaine préposition est devenue un usage de convention au cours du temps.

La grammaticalisation maximale peut donc aller de pair avec la motivation sémantique. Les processus de grammaticalisation sont d'ailleurs à la base de deux faits : d'une part, ils déterminent l'extension sémantique d'une forme donnée, par exemple, celle qui a permis au départ aussi bien à à qu'à de d'introduire des infinitifs. Dans tout état synchronique, étant donné qu'on peut associer leurs usages à des usages plutôt concrets, on devra admettre qu'elles ont un sens. D'autre part, la grammaticalisati on entraîne une tendance générale à une perte de choix et à une obligation croissante (Lehmann 1985). Cependant, même dans les expressions où ce processus a atteint le degré extrême, où il n'existe plus aucun choix, un examen approfondi montrera un lien étroit entre les cas de sélection obligatoire et les autres.

En fait, nous suggérons qu'il n'existe pas de ligne absolue qui sépare de manière non arbitraire les cas de sélection obligatoire des autres. Nous avons étudié un ensemble de cas, où les prépositions présentent un choix limité, et nous les avons groupés sous l'étiquette «cas intermédiaire». Or, il est difficile de voir comment on peut justifier un traitement distinct pour chacune des deux catégories. Nous sommes donc obligées d'admettre soit que les prépositions dans les deux groupes sont vides de sens soit, au contraire, qu'elles sont toutes sémantiquement pleines. La première hypothèse contredira l'analyse proposée pour ces exemples. Nous sommes donc contraintes d'arriver à la conclusion que à et de possèdent toujours un contenu sémantique, même là où il n'existe aucune variation.

Par ailleurs, nous avons démontré que à est porteur de sens même
dans les constructions infinitives. Dans beaucoup de cas, nous avons dit

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qu'il existe une opposition entre à et de ; à traduit une participation plus active de la part du sujet, et de par l'opposition, de aussi aura nécessairement un sens. Encore faut-il déterminer quels sont les sens précis de ces prépositions dans la construction infinitive, et les rapprocherde sens plus concrets. Chacune de ces prépositions possède un sens abstrait - schématique, qui se retrouve dans toutes ses occurrences.

Sens de à et de de

Comme il a été mentionné plus haut, à peut désigner une relation aussi bien dynamique que statique entre une figure et un fond. Dans les deux cas, elle se réfère à un point (spatial ou plus abstrait) dans lequel la figure est située par rapport au fond. Dans les cas statiques, cela traduit pratiquement le sens de l'expression. Toutefois, pour les sens dynamiques, la préposition exprime la trajectoire de la figure au point indiqué par le fond. Ainsi, le parcours et le point d'arrivée de cette trajectoire de la figure sont en jeu. Souvent un parcours conduit à ce point. Celui-ci peut être spatial ou temporel ou même se référer à des notions plus abstraites. Le terme 'but' est généralement en usage pour résumer les différentes notions qui interviennent ici.

Cette même idée d'un parcours qui mène vers un but est également essentielle pour la valeur de à devant l'infinitif. Dans la construction infinitive le parcours indique l'application du sujet dans la réalisation de l'action exprimée par l'infinitif.

La notion de direction active vers un but peut être décrite en termes d'un ensemble de propriétés, notamment la compétence, la volonté, l'engagement, l'application continue et l'idée de victoire sur les obstacles éventuels. Selon le verbe en question, certaines propriétés seront plus évidentes que d'autres. Ces propriétés sont, bien entendu, associées avec les entités humaines ou tout au moins animées. En effet, ce n'est pas un hasard que tous les verbes que nous venons d'étudier prennent prototypiquement des sujets humains.

En termes de figure et de fond, à indique une relation entre le sujet, qui représente la figure, et le fond qui est représenté par l'action ou le procès décrit par l'infinitif. La figure suit un parcours en direction du fond à travers le procès désigné par le verbe principal.

Considérons maintenant la sémantique de deP De possède, nous
l'avons vu, un sens dynamique où la figure a son origine dans l'espace
ou même de manière plus abstraite dans un fond, dont les propriétés ne

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sont pas spécifiées. De ce sens, illustré par l'exemple il vient de Paris, dérivent les emplois temporels et causals à partir de cinq heures et mourir de faim, qui sont clairement ses extensions dans les emplois non spatiaux.14

Toutefois, il semble qu'en français moderne de exprime plutôt des sens statiques. En particulier, celui qui marque la relation partie/tout, où le fond est une entité tout entière et la figure est une certaine partie de cette entité. Ce sens semble être principal vu que tous les autres y sont associés. Par exemple, l'emploi de de dans des expressions qui marquent une quantité indéfinie comme :

(27) boire de l'eau

est lié à la relation partie/tout.

Nous pouvons tracer cette relation à travers des expressions mettant
en jeu une quantification ouverte, telles que :

(28) trois pièces de cette machine.

Dans les deux cas le fond constitue ce que Langacker (1987) appelle une entité à laquelle les sous-entités sont liées. Dans le cas de boire de Veau, aucune quantité ouverte n'est spécifiée, d'où l'interprétation indéfinie de l'expression. Il existe clairement un lien étroit entre la notion partie/tout et le sens d'origine. Ce lien se manifeste par la séparation ou la divisibilité de la figure et du tout auquel elle est reliée

(29) (l'épluchure de la pomme).'5

Toutefois, il est clair qu'en français de est employé dans des cas où le fond constitue une entité entière et la figure n'en constitue pas une partie à proprement parler. Les deux ensembles sont perçus comme formant cette entité complète. Par exemple, nous pouvons parler

(30) des deux côtés de la page

qui, bien entendu, ne peuvent pas être séparés de la page. Ici, il n'y a pas une divisibilité physique et les deux côtés sont en effet intrinsèques à la constitution de la page. Qui plus est, une fois que l'idée de la figure constituant le fond a été rejetée, on arrive à cerner d'autres relations intrinsèques qui ne peuvent point être décrites en termes de partie/tout. Dans ces emplois, l'idée de relation intrinsèque entre la figure et le fond est néanmoins présente. Langacker (1991) a analysé la préposition 0/de l'anglais également comme désignant une relation intrinsèque entre deux entités. Nous pensons que cette analyse est tout aussi valable pour

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le français mais uniquement pour les sens statiques. Des exemples à
l'instar de

(31) la taille des arbres

et

(32) la couleur des yeux

sont des cas où la figure décrit une qualité spécifique du fond. La notion d"aspect intrinsèque de' constitue une extension sémantique de celle de 'partie de'. Comme Langacker l'a montré, la relation partie/tout en est une, parmi beaucoup de relations intrinsèques.

L'idée de relation intrinsèque est applicable à d'autres types de
relations abstraites traduits par de. Elle comporte les relations d'instrument
telles que :

(33) Jean est armé d'un bâton.

L'instrument traduit un aspect intrinsèque de l'idée que Jean est armé.
Etre armé évoque nécessairement un instrument dont on est armé.

Sémantique et distribution

Pour en revenir aux infinitifs, nous faisons l'hypothèse que, dans toute construction infinitive, il existe une relation intrinsèque entre l'action désignée par le verbe principal et celle exprimée par l'infinitif. L'idée de commencer par exemple évoque nécessairement la conception d'un procès qui commence. Le procès peut devenir explicite au moyen de l'infinitif quoiqu'il ne soit pas toujours obligatoire de le traduire ainsi.

Les constructions infinitives impliquent toujours une relation intrinsèque entre l'action du verbe principal et l'action désignée par l'infinitif, seulement de se réfère explicitement à ce type de relation. Cependant, cette préposition apparaîtra uniquement quand aucune autre relation spécifique, telle que celle traduite par à, n'existe. Rappelons que à désigne une relation de but entre le sujet et le procès exprimé par l'infinitif. De par contre a un sens bien plus abstrait-schématique, il se réfère uniquement à une relation intrinsèque.

S'il en est ainsi, on pourrait se demander d'où provient cette confusionquant à l'usage de ces prépositions dans certaines expressions? Notre hypothèse est la suivante : à et de désignent toutes deux une relation existant entre une figure et un fond. Cependant, toutes les deux sont sémantiquement abstraites ou schématiques de sorte que le fond

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peut se référer à un procès plutôt qu'à une entité concrète. Dans certains contextes, là où il n'est pas nécessaire de distinguer entre le sens plus spécifique de à et le sens plus général de de, il sera possible d'utiliser l'une ou l'autre. L'emploi de l'une de ces prépositions plutôt que l'autre reflète simplement une façon différente de considérer la situation au moyen de l'expression choisie. Avec à ce qui est mis en relief c'est la relation parcours/but dans laquelle le procès décrit par l'infinitif est le but. Avec de par contre, c'est la relation intrinsèque entre les deux procès exprimés par les verbes qui est mise en évidence. Dans beaucoup de contextes, la différence est minimale en termes d'effets de communication, étant donné que l'usage de convention n'a pas encore été fixé. Il existe un stade de variation où différents usages se trouvent en concurrence.

Diachroniquement les variations dans l'usage des prépositions résultent
des changements sémantiques qui ont eu lieu aussi bien dans les
verbes en question que dans les prépositions.

La conception que à et de sont vides de sens ne nous semble pas justifiée. Elle est basée sur l'hypothèse qu'un terme obligatoire est nécessairement un terme vide de sens. Or, même s'il est vrai que quand il existe une opposition sémantique, il est plus facile et plus évident de définir un sens, il n'en est pas pour autant vrai que quand une telle opposition n'existe pas, on ait affaire à un élément vide de sens. Nous avons montré d'ailleurs que le concept de sélection obligatoire n'est nullement univoque. Il est donc légitime de rejeter cette hypothèse et d'attribuer à à et à de un contenu sémantique dans toutes les occurrences, y compris celles de la construction infinitive.

La distribution des prépositions à et de et la question de leur sens nous mènent inévitablement à deux conclusions. En premier lieu, nous avons analysé un certain nombre de cas où un changement de sens est nécessairement lié à un changement de forme.

En second lieu, beaucoup de phénomènes qui ne trouvent pas d'explication par une étude synchronique deviennent plus clairs quand les faits diachroniques sont également pris en considération. Ainsi, la notion de sélection obligatoire qui, étudiée synchroniquement, peut paraître absolue devient un phénomène susceptible d'évaluation statistique, et perd donc de son caractère fondamental quand elle est examinée d'un point de vue diachronique. Une étude qui combine la synchronie et la diachronie s'avère être plus puissante et fournir une explication à la fois exhaustive et générale.

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Conclusions

Cette étude soulève un certain nombre de problèmes importants d'ordre général. Par exemple, jusqu'à quand peut-on parler d'un seul verbe avec une différence dans la distribution des prépositions et à partir de quand doit-on distinguer deux verbes différents? En d'autres termes, comment savoir que cette différence de sens dépend de la seule préposition. Compter sur et compter avec comporteraient-ils le même verbe compter ? Cette question qui est essentielle pour toute étude de ce genre, et qui intuitivement ne semble pas trop difficile à trancher, l'est beaucoup plus si on doit définir les critères qui permettent d'aboutir à cette classification. Il est facile de parler d'un seul verbe dans le cas de parler à/de/avec etc., plus difficile dans le cas de compter/compter sur/compter avec. Là encore, il semble que ce soit le critère sémantique qui nous guide. Quoi qu'il en soit, il faudrait trouver des critères absolus pour cette distinction. Nous sommes également conscientes de la difficulté que cause la notion de 'relation intrinsèque'. Toutefois, nous maintenons cette notion pour les cas de décider de partir tout comme pour celui de les deux côtés de la page. Pour nous, il existe une différence entre un panier à homards et une planche à voile d'une part, et les deux côtés de la page de l'autre.

Il a été démontré, croyons-nous, que les emplois de à et de sont, généralement en diachronie, motivés sémantiquement. Bien évidemment, nous montrons ici des tendances générales de motivation sémantique. Nous ne prétendons pas qu'une telle distinction entre à/de doit nécessairement exister. Ce que nous disons c'est que quand à/de peuvent alterner, la distinction qui peut se déceler est de ce type, parce que la sémantique de ces prépositions y mène.

Nous faisons l'hypothèse que cette motivation est valable aussi en synchronie et essayons d'éclaircir ainsi les propriétés synchroniques de ces éléments. Certes, là, la tâche semble bien plus ardue. Pourtant, même ceux qui n'acceptent pas le point de vue cognitif, selon lequel c'est la sémantique qui influe sur les faits syntaxiques et qui détermine les structures, devraient admettre que la syntaxe et la sémantique sont solidaires et tout fait syntaxique devrait pouvoir être expliqué en termes sémantiques également.

Hava Bat-Zev Shyldkrot

Université de Tel-Aviv

Suzanne Kemmer

Université de Californie, San Diego

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Notes

* Cet article constitue une version élargie et largement remaniée d'une communication faite au ICHL à Amsterdam, en août 1991. Beaucoup de linguistes ont bien voulu le lire et le commenter. Nous tenons à les remercier tous, en particulier, Claire Blanche-Benveniste, David Gaatone, Gaston Gross, Maurice Gross, Jacqueline Picoche, Hans Kronning, Kathryn Klingebiel, Jean R. Scheidegger et, tout particulièrement, Anne Zribi-Hertz. La présente étude a bénéficié d'une subvention de l'université de Tel-Aviv.

1. Aetde apparaissent plus ou moins obligatoirement dans beaucoup d'autres cas. Nous nous consacrons essentiellement à la construction infinitive, où le sens de la préposition ne semble pas évident.

2. H. Huot (1981) qui analyse de +infinitif comme un complémentizer, signale que l'absence de la préposition n'est jamais libre. Si l'omission de de n'influence pas nécessairement la grammaticalité de la phrase, l'adjonction de de, en revanche, rend la phrase inacceptable assez souvent: ??De mentir est une honte ??De vivre a si peu d'importance. Elle cite Grevisse (1964 §755) et Damourette et Pichon (1911-1940 §1053) qui décèlent des différences sémantiques entre «de + infinitif» et «0 + infinitif».

3. Il existe évidemment d'autres types d'alternances de prépositions, notamment celles de dans et en, ainsi que celles de en et de. Nous nous limiterons dans cette étude aux prépositions à et de, laissant les autres cas à une étude ultérieure.

4. Certains verbes exigent une préposition différente selon qu'ils introduisent un GN ou un infinitif complément. Par ailleurs, l'alternance à/de/e existe parfois également devant le GN (pallier aulle) [manque].

5. Cette théorie, comme on le sait d'ailleurs, vise à tracer l'histoire d'un mot, liant un morphème grammatical à l'item lexical dont il dérive. Il s'agit d'un processus qui est presque toujours unidirectionnel (cf. Traugott 1982, Heine and Reh 1984). Ces études, qui se préoccupent essentiellement des éléments isolés ont, en effet, permis de révéler certaines tendances générales de développement.

6. Il est incontestable que ce genre de changement aeu lieu tout le long de l'histoire du français et qu'il est constant. Toutefois, pour illustrer le processus, cette période nous paraît tout à fait indiquée.

7. Soit dit en passant que, même dans une période relativement très courte, nous avons pu remarquer que la distribution des prépositions varie considérablement. La 7e7e édition et la 12e édition du Grevisse révèlent des différences remarquables dans la distribution de ces prépositions devant l'infinitif. Ceci permet de constater qu'il est difficile de décrire un état synchronique, les faits n'étant pas établis.

8. D'ailleurs les exemples du dix-neuvième siècle que les dictionnaires citent montrent que oublier de était la norme déjà, à cette époque.

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9. Les dictionnaires arrivent rarement à une définition adéquate de la distinction sémantique existant entre ces différentes formes. Il est d'ailleurs impossible d'en délimiter le sens en se fiant uniquement aux dictionnaires.

10. GLLF fait la distinction entre s'empresser à et s'empresser de, en spécifiant que s'empresser de + V inf signifie se hâter, s'empresser à + V inf monter du zèle. On peut utiliser le second sens avec de également mais pas le premier avec à.

11. Le Lexis marque clairement cette distinction et dit : se décider à... mettre fin à son hésitation.

12. On trouve des exceptions {s'efforcer de, tâcher de). Pour une explication de ces cas, voir Kemmer et Bat-Zeev Shyldkrot (à paraître). Bénac suggère que, pour les verbes de ce groupe, à indique un effort continu alors que de une action momentanée. Nous suggérons qu'il s'agit ici d'un cas où la langue marque actuellement, par des moyens lexicaux, une distinction qui, autrefois, était inscrite au moyen d'un choix de prépositions utilisant le même verbe.

13. En latin, le sens principal de de était, semble-t-il, celui d'origine. Des exemples comportant la relation partie/tout à l'instar de accusator de plebe 'un accusateur du peuple' s'inscrivent comme indiquant une relation de divisibilité plutôt que de non-divisibilité.

14. Sur le primat des notions spatiales et le passage espace-temps-cause voir par exemple (Traugott 1982).

15. Il y a des cas où de +infinitif correspond à un complément d'objet direct, représenté par le pronom le : j'ai dit à Pierre de partir/je l'ai dit à Pierre, de partir. qui sont très différents de ceux qui correspondent à en : j'ai dissuadé Pierre de partir/j'en ai dissuadé Pierre, de partir. C'est dans le premier cas qu'il s'agit d'une relation intrinsèque.

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Résumé

Nous traitons dans cet article de l'usage des prépositions à et de dans l'histoire de la langue française. Ces prépositions empiètent, à différentes périodes, l'une sur l'autre dans la même construction, au point où très souvent celle-ci finit par se rencontrer avec les deux prépositions. Dans d'autres cas, l'une des prépositions l'emporte sur l'autre.

Notre recherche se propose de démontrer qu'il est possible de fournir une explication sémantique quant au choix des prépositions mentionnées. Celle-ci tiendrait compte à la fois du sens de ces prépositions que du sens de la construction où elles apparaissent.

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