Revue Romane, Bind 30 (1995) 1

Ole Wehner Rasmussen: Le Personnage de l'orphelin dans le roman français pour enfants. Analyse d'un motif persistant. Akademisk forlag, Copenhague. (Thèse de doctorat, soutenue à l'université d'Aarhus le 30 septembre 1994; l'auteur de ce compte rendu était membre du jury).

Michel Olsen

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A ma connaissance, la littérature pour enfants en France (livres écrits pour un public d'enfants ou d'adolescents), malgré quelques travaux d'un grand intérêt, n'a jamais fait l'objet d'une exploration systématique. Comme prédécesseurs, OWR ne cite que Fulvia Rosenberg: La famille dans les livres pour enfants qui date de 1976 et qui traite un corpus de 20 romans publiés entre 1950 et 1967. Les autres ouvrages auxquels se réfère l'auteur étudient soit des romans publiés en Norvège (Karin Skonsberg), soit des romans et des autobiographies traitant de l'enfance, mais écrits pour un public d'adultes. L'auteur aurait pu prendre en considération quelques autres ouvrages, mais cette limitation ne saurait lui enlever le titre de pionnier: il analyse de façon systématique un corpus de 100 romans 'réalistes' pour enfants, sélectionnés dans la période 1968-1972, et son ouvrage devrait inspirer de fructueuses comparaisons avec d'autres corpus constitués pour d'autres nations et d'autres époques. Comme l'indique le titre, la découverte fondamentale de l'auteur est que l'orphelin, figure célèbre depuis

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Sans famille d'Hector Malot, persiste et insiste dans la littérature pour enfants
(quasi) contemporaine. Nous verrons que les explications qu'OWR propose à
cette constatation sont remarquables.

Avec un parti pris méthodologique - exposé en détails dans une première partie - OWR isole dans ce corpus 130 histoires qui seront classifiées et analysées dans les deux dernières parties de l'ouvrage. Un index des personnages permet en partie de recomposer les romans d'où ont été extraites ces histoires. Leur classification comporte quatre niveaux, obtenus par l'application de quatre critères différents. Très vite pourtant, le lecteur se demande si cette classification, appliquée par d'autres chercheurs, donnera des résultats approximativement identiques. En effet, il s'agit de 'l'objectivité' de cette approche. Le premier critère: le statut de l'orphelin n'offre pas, de ce point de vue, de difficulté: enfants trouvés (11 personnages), orphelins de père et mère (48), de mère (36), de père (30) et de familles dissociées (5). A ces chiffres, s'ajoutent 20 adultes orphelins et 49 enfants éloignés de leurs parents de leur plein gré. Ce premier critère, que l'on dirait emprunté à l'état civil, permet donc à OWR d'établir avec des chiffres précis que le 'monde possible' qu'est son corpus se distingue radicalement de la société environnante: il y a bien, dans les livres pour enfants surreprésentation des orphelins.

Le deuxième critère est autrement problématique: tuteurs indignes et tuteurs compréhensifs s'opposent selon des critères parfois difficiles à saisir. Ainsi je ne comprends pas en quoi le père est indigne dans l'histoire de Blandine (n° 32, p. 1515.). L'indignité recouvre des rapports assez différents allant de la brutalité envers l'enfant jusqu'à l'absence du père. Parfois le rôle du père se rapproche de celui de la victime (]ean, n2n2 34, p. 164). A cette difficulté s'ajoute celle de la double tutelle, dont OWR ne rend pas compte. Ainsi, dans l'histoire que je viens de citer, un père, à mon avis plutôt bon, s'oppose à une tante indigne.

Le troisième niveau est constitué par l'application d'un critère inspiré par le modèle actantiel de A. J. Greimas. OWR y divise ses personnages en actifs (70), passifs (32), aides (22), et adversaires (6). (Le petit nombre d'adversaires enfants est dû au fait que les adversaires se trouvent surtout ailleurs, notamment parmi les tuteurs 'indignes'). C'est ce troisième critère qui permet de réduire les 130 histoires à six histoires exemplaires (ou quatre, si l'on efface la distinction entre filles et garçons). C'est donc ce critère qui permet l'établissement d'une typologie; pourquoi, dès lors, ne pas l'appliquer le premier?

Le quatrième critère concerne le dénouement. 11 comporte 14 options; les personnages peuvent soit 1) rester chez le tuteur compréhensif, 2) changer de tuteur, 3) retrouver leur famille 4) retourner chez le tuteur compréhensifs 5) rester chez le tuteur indigne, 6) rester chez le tuteur ravisé, 7) gagner la liberté, 8) garder l'indépendance. 9) trouver une belle-mère/un beau-père, 11) se

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marier, 12) mourir, rester oubliés en pension, 14 retourner chez le tuteur
indigne.

Il est difficile de distinguer, voire de dégager des opérations narratologiques d'une énumération qui rappelle l'encyclopédie chinoise de Borges qui classe les animaux comme: «a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présentes classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fins en poils de chameau, 1) et caetera, m) qui viennent casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches.» Et comme le constate Michel Foucault - la citation se trouve au début des Mots et les choses - cette classification donne le vertige, elle est proprement impossible à penser.

Mais trêve de malice, la subdivision d'OWR se laisse penser. N'empêche que ses catégories se chevauchent, qu'elles varient aussi en fonction de l'imprécision du critère du niveau 3, la dignité du tuteur, et qu'elles ne recouvrent pas toujours le même mouvement narratologique. Ainsi rien que pour le cas 2 (changement de tuteur), on obtient les deux possibilités a et A de Propp (manque et méfait). Or le manque peut parfaitement se combiner avec un tuteur compréhensif. C'est le cas des histoires 25, 70 et partiellement celui des histoires 55, 87 et 99 (où il y a une scission, exposée dans les résumés de ces histoires, entre un tuteur compréhensif et un tuteur indigne). L'on serait tenté de réduire ces quatorze catégories, en les articulant notamment sur celles du deuxième et du troisième niveau. D'autre part, il semble bien que des valeurs importantes - négatives en l'occurrence - ne sont pas prises en compte par la classification proposée; p. ex., les cas de manque éprouvé chez un tuteur compréhensif: dans ce cas, ce n'est pas le tuteur qui motive le départ qui - rappelons le - est une fonction ( î ) indépendante chez Propp.

Cette catégorisation compliquée présente des faiblesses qui sautent aux yeux: elle mêle sous une seule et même catégorie des opérations narratologiques bien différentes; elle offre pourtant les avantages liés à ses inconvénients: si elle est peu appropriée a une systématisation narratologique - et partant à une comparaison structurale avec d'autres types de textes - elle permet d'enregistrer toutes sortes de relations entre le monde possible de la fiction et la société environnante. En effet, le parti pris d'étudier des romans réalistes permet de reconnaître les traits qui les distinguent de la réalité. Plus on s'avance dans le réalisme, et plus, par une stratégie subtile de l'auteur, c'est l'aspect mythique de l'orphelin qui saute aux yeux. Ainsi la troisième partie contient des observationsprécieuses; si l'état d'orphelin est un malheur, cet état est néanmoins la condition de possibilité de l'auto-réalisation de l'enfant (chapitre 1). La description de la mort des parents est adoucie (ch. 2). Dans la description de la mort, OWR insiste sur le caractère laïc de celle-ci (ch. 3). Suit alors un chapitre sur l'expérience singulière que traverse l'orphelin (ch. 4), une descriptionde

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tiondeson apparence physique typique (ch. 5), un chapitre sur la naturerefuge(ch. 6), sur les rapports entre orphelin et société, sur le rôle ambigu des institutions (ch. 7), sur la disparition du père qui motive souvent une quête (ch. 8), alors que la disparition de la mère est loin de causer les mêmes problèmes (ch. 9), sur les tuteurs qui en tant que substituts de l'autorité parentale rendent possible une révolte sans tabou (ch. 10), sur la fuite comme motif mythique tel que l'ont décrit G. Bachelard et G. Durand (ch. 11).1

Avant de terminer sur quelques observations sur le mythe, je voudrais m'arrêter un peu sur un problème d'actualité: le divorce. Sur ce point l'auteur ne me semble pas avoir poussé son analyse à fond: II est vrai que la fréquence de ce phénomène ne commença vraiment à augmenter que pendant la période étudiée par l'auteur.7 Or, le corpus compte cinq cas de divorce, (enregistrés au premier niveau de la catégorisation). Il me semble que ces cinq cas, considérés sur l'arrière-fond d'une absence antérieure presque complète, sont loin d'être aussi négligeables que le veut l'auteur, surtout dès lors qu'il s'agit d'un sujet longtemps (presque) tabou dans la littérature' pour enfants. De plus, il y a un nombre impressionnant d'histoires qui montrent un père vivant éloigné de ces enfants. Cette constellation ne pourrait-elle pas en quelque sorte représenter, interpréter la situation de nombre d'enfants de divorcés? On compte 36 orphelins de mère (cf. schéma p. 28s), donc, si je ne me trompe, seulement 18 à 20 habitent chez leur père, donc environ 50 %. En ce qui concerne les orphelins de père, leur nombre monte à 30 dont 23 habitent chez leur mère (76,67%). Le père lointain est donc plus fréquent que la mère lointaine. Mais évidemment ces chiffres pourraient, comme le veut l'auteur, trouver leur explication au niveau mythique.

On a vu que la description du roman réaliste prend, après avoir enregistré les différences entre fiction et réalité, un tournant de plus en plus mythique. La psychologie freudienne est peu exploitée. L'auteur avance que le complexe d'Œdipe n'a laissé que peu de traces (p. 293), mais ses remarques sur les tuteurs et pères indignes pourraient s'interpréter en sens contraire. Comment récuser l'approche freudienne sans tenir compte des concepts de refoulement, de déplacement et de condensation? En guise de conclusion, c'est l'archétype de Tenfant divin' qui est proposé comme interprétation générale du corpus étudié. En plus des ouvrages de Bachelard et de G. Durand, c'est l'ouvrage de Jung et Kerényi L'enfant divin qui est mis à contribution. OWR retrouve dans son corpus des traits (parfois des 'mythèmes') comme l'abandon, la solitude, l'invincibilité, l'hermaphrodisme, l'homosexualité, l'être initial et final, la résurrection, l'enfant porteur de civilisation. Un mythème ne figure pas dans cette énumération et c'est l'épreuve (la prouesse). Or si selon Jung, l'archétype de l'enfant et celui du héros se ressemblent, celui de l'enfant se distingue par l'absence de l'épreuve.1 L'auteur avoue «ne pas comprendre pourquoi (Jung

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avance qu')il faudrait seulement parler d'un thème de l'enfant là ou 'enfant' ne signifie jamais enfant» (p. 347). C'est que sa thèse présente une difficulté: pour Jung, l'archétype de l'enfant se présente chez les adultes: grosso modo cet archétype offre trois avatars: d'abord une identification de l'analysant avec l'archétype qui représente son propre infantilisme, puis une identification avec le héros (mais sans la prouesse), éventuellement accompagnée d'une conversion à la souffrance héroïque et finalement un passage du moi au 'soi'. Pour accepter l'approche d'OWR, il faudrait s'accorder deux conditions également problématiques. 1) que les livres pour enfants doivent être lus dans la perspectivepsycholoque de leurs auteurs (et non pas dans celle de leurs lecteurs: les enfants), et - si l'on accepte cette première condition - que tous les auteurs manifestent dans leurs romans le même archétype. Mais pourquoi ne pas garder la perspective principale de l'ouvrage, celle des lecteurs enfants? Dans ce cas, l'interprétation par l'archétype du héros offre de nombreux avantages: la prouesse du héros est quasi constitutive du genre, l'identification à un héros est des plus normales pendant la puberté etc. L'archétype de l'enfant divin, par contre, constitue une régression qui, si elle se passe bien, initie à Tindividuation',évolution propre à la maturité.

Cette proposition s'accorde d'ailleurs bien avec une des nombreuses observations précieuses d'UWR: il constate dans ies romane puut enfants une absence quasi totale de cette nostalgie qui imprègne les livres pour adultes sur l'enfance (n'évoquons que le Grand Meaulnes). La littérature pour enfants se place du côté de la vie et ne doit pas décourager ses jeunes lecteurs.

Les quelques observations critiques que j'ai faites ne doivent nullement dissimuler la grande utilité de l'ouvrage d'OWR. Des renseignements de toute sorte y fourmillent et l'on peut espérer qu'il inspirera d'autres chercheurs à sillonner un territoire dont la carte, même après ce travail de pionnier, offre encore de nombreuses taches blanches.

Université de Roskilde



Notes

1. On s'étonne de ne pas trouver mentionné, même dans la bibliographie, l'ouvrage de M. Bethlenfalway, Les Visages de l'enfant dans la littérature du XIXe siècle. Esquisse d'une typologie (1979). Une recherche bibliographique donne pour cet ouvrage des mots clefs comme: l'enfant venu d'ailleurs, (l'ange, le voyant), l'enfant victime, l'enfant enraciné dans la vie terrestre, sauveur dont la vigueur créera un avenir meilleur. Manque également l'article d'A. H. Pasco: «The Unrocked Cradle and the Birth of the Romantic Hero (Motherless Children and Orphans in late 18th Century French Literature)», Journal of European Studies, 1991, vol 21, n° 82, p. 95-110.

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2. Nombre do divorcés pour 10.000 couples: 1960-69: 30,4. 1975: 49,9. 1980: 72,1 (Quid 1990).

3. Jung: Gesatnmelte Werke 9/1, Walter-Verlag, Olten & Freiburg 1976, s. 194.