Revue Romane, Bind 30 (1995) 1

Anne-Charlotte Ostman: L'Utopie et l'ironie. Etude sur Gros-Câlin et sa place dans l'œuvre de Romain Gary. Acta Universitatis Stockholmiensis. Stockholm Studies in History of Literature, n° 33, Almqvist & Wiksell international, Stockholm, 1994. 203 p.

Jørn Boisen

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Il ne faut pas médire de la critique littéraire universitaire. Car rien n'est pire pour un écrivain que de se heurter à son absence. Sans elle toute œuvre est livrée aux jugements arbitraires et à l'oubli rapide. L'œuvre de Romain Gary/Emile Ajar en est le parfait exemple. Malgré l'intérêt évident que présente cette œuvre et malgré le tapage médiatique autour de la vie de l'auteur, aucune étude importante analysant la particularité esthétique des romans de Gary n'a été faite jusqu'à ce jour par aucun de ses compatriotes. Pas d'école de l'interprétation garyenne qui pourrait rendre cette œuvre étrange intelligible au monde. Et sans la moindre analyse structurale, sans la moindre tentative pour en saisir l'esthétique, l'œuvre de Gary est en effet sur le point de sombrer dans l'oubli. Comment ne pas, alors, apprécier l'initiative de Anne-Charlotte Ostman, qui dans sa thèse de doctorat présentée à l'université de Stockholm, L'Utopie et l'ironie, se met au service de Gary avec une ardeur désintéressée pour le présenter, l'interpréter, l'imposer. Ostman, qui s'intéresse à Gary/Ajar depuis une vingtaine d'années, attire elle-même l'attention sur le problème dans son introduction, en donnant un aperçu succinct, mais pertinent de ¡a littérature sur Gary : une étude par-ci, par-là, quelques articles, des thèses non publiées, alors que c'est une véritable offensive d'artilleur qu'il faut entreprendre. Le travail d'Ostman vient donc à point nommé, c'est le moins que l'on puisse dire.

Ostman prend son point de départ dans Gros-Câlin, le «livre qui a permis à [Ajar] de naître et à une œuvre nouvelle de voir le jour». La première partie du livre est une analyse approfondie de Cros-Câlin, de son langage très singulier, des motifs essentiels, et enfin de la structure ironique du roman. La deuxième partie est une triple tentative de placer Cros-Câlin dans un contexte littéraire plus vaste : dans une tradition qu'Ostman appelle «le récit du solitaire»; dans «le genre comico-sérieux et la satire ménippée»; enfin dans le

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contexte de l'œuvre garyenne. Ces différentes approches, pas forcément très cohérentes, sont pensées comme autant de moyens d'explorer deux interrogationsprofondes : Quelle est l'originalité de Gros-Câlin? En quoi consiste la métamorphose littéraire de Gary en Ajar? Cette double exploration constitue le véritable enjeu de la thèse.

Le projet réussit dans une assez large mesure. J'ai été particulièrement enchanté par le premier chapitre de la thèse, où ôstman présente l'arsenal rhétorique et stylistique d'Ajar en déchiffrant et en expliquant presque mot à mot le premier chapitre de Gros-Câlin. Sa lecture lente, perspicace, pleine de bon sens, arrive en effet à faire ressortir cet ensemble complexe qui constitue l'originalité stylistique d'Ajar, à savoir le brouillage de l'objectif et du subjectif, les raccourcis exagérés, les rapprochements saugrenus et les raisonnements déconcertants, tout cela reposant sur l'expression éminemment maladroite, répétitive et elliptique du narrateur ajarien.

Après les considérations sur la langue, Ostman se tourne vers ce qui sera son fil d'Ariane pour se retrouver dans l'univers moral d'Ajar : les mots-clés, définis comme une suite d'expressions métaphoriques qui reviennent avec insistance et dans lesquelles le narrateur semble cristalliser ses problèmes existentiels, ôstman se consacre notamment aux motifs utopiques, la mutation, l'erreur humain'3, îa fin de l'impossible, la naissance. L'analyse de ces motifs utopiques sera, d'une part, la clef de voûte de l'interprétation du livre et permet, d'autre part, d'établir un rapport entre Gros-Câlin et les théories mi-religieuses, mi-scientifiques du père Teilhard de Chardin. Or, malgré les pages consacrées à ce sujet, ôstman a curieusement du mal à établir la position de Gary face au fameux paléontologiste. Il est évident que Gary est fasciné par le père jésuite (qu'il a d'ailleurs mis en scène dans Les Racines du ciel) et ses théories selon lesquelles l'homme est engagé dans une évolution cosmique qui perfectionne tous les êtres vivants. Mais en même temps, Gary se sent incapable de faire confiance à Chardin de sorte que son admiration est tempérée d'ironie.

Ostman est pourtant bien placé pour saisir ce rapport. L'ironie, justement, constitue l'objet du troisième chapitre. Après une brève introduction théorique, où les références principales sont Lilian Furst, D. C. Muecke et Wayne Booth, l'ironie ajarienne est étudiée à travers une sorte de paraphrase thématique du roman. Malgré la pertinence de la question et la qualité des observations, la démarche est ici trop désordonnée pour être pleinement satisfaisante : le chapitre fait penser à un catalogue où sont inventoriés d'innombrables exemples d'ironie. Et puis, comme une sorte de compensation, l'auteur, à force de rencontrer des rapports ironiques partout, est conduit à introduire un système à quatre générateurs d'ironie, le narrateur, son interlocuteur, l'auteur et le lecteur. Il est vrai que l'on trouve de l'ironie à tous ces niveaux, qu'aucunedes affirmations que l'on relève dans Gros-Câlin ne peut être prise isolément,chacune d'elles se trouvant dans une confrontation complexe et contradictoireavec

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dictoireavecd'autres affirmations, d'autres situations, d'autres idées, d'autres événements, mais le système d'Ostman complique inutilement les choses, me semble-t-il. En effet, il l'empêche de cerner l'orientation générale des rapports ironiques qui, en réalité, est assez simple et assez stable : Cousin est le premier de ces « fous sacrés » ambigus qui, chez Ajar, prennent place au centre du récit comme les détenteurs de la vérité. Si la folie du monde entraîne chacun dans un aveuglement où il se perd, le fou, au contraire, rappelle à chacun sa vérité. Il dit dans son langage de niais, des paroles de raison. Dérision, vertigineuse déraison du monde et mince ridicule des hommes.

Dans la deuxième partie, Ostman entend classer et identifier Gros-Câlin par rapport à d'autres contextes littéraires. Encore une fois, la question est capitale : s'il est urgent de saisir l'esthétique romanesque de Gary, il ne l'est pas moins de le placer dans un contexte littéraire approprié. Aucun livre n'a de sens dans un vacuum. En revanche, le premier contexte qu'Ostman établit, « le récit du solitaire », ne me paraît pas tellement évident. Je vois mal en quoi une comparaison entre Gros-Câlin, d'un côté, et Le Sous-sol de Dostoïevski, Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge de Rilke, Mes amis d'Emmanuel Bove, La Nausée de Sartre et La Chute de Camus, de l'autre, contribue à éclairer l'œuvre de Gary. Si les seuls liens entre ses livres sont la situation narrative et le thème très général de l'interrogation existentielle d'un homme solitaire dans la grande ville, on peut alors facilement imaginer d'autres listes d'écrivains. Alors pourquoi ce choix? Mon impression est que l'auteur, pour donner à Gros-Câlin le statut de grande œuvre, a voulu le comparer, coûte que coûte, à quelques-unes des plus grandes autorités de la littérature moderne.

Le deuxième contexte, le genre comico-sérieux et la satire ménippée, est bien plus pertinent. Gary est toujours plus près de l'esprit de l'humour que de l'esprit théorique. Tandis que Sartre, par exemple, dans La Nausée donne un accoutrement romanesque à la philosophie existentialiste, Gros-Câlin est un vrai roman qui, à bien des égards, renoue avec l'ancienne tradition du roman comique, si bien que les problèmes existentiels apparaissent chez lui sous un jour non-sérieux et drôle. Ostman se sert de Bakhtine pour placer Gary par rapport à cette tradition. C'est peut-être à cause de Bakhtine, dont les analyses ont souvent tendance à se dérober comme du sable entre les doigts, mais, encore une fois, je trouve que les observations extrêmement nuancées (les connaissances littéraires d'Ostman sont admirables) conduisent à des conclusions assez pauvres. Une fois la comparaison faite, Ostman s'aventure rarement plus loin. L'analyse s'arrête à mi-chemin.

On peut adresser le même reproche au dernier chapitre qui tente de placer Gros-Câlin par rapport aux romans antérieurs de Gary. L'œuvre de Gary est en forme de variation : elle est caractérisée par une série de grands thèmes qui reviennent avec insistance et qui, de livre en livre, sont soumis à des variations d'une extraordinaire diversité. Le problème n'est donc pas tant de déterminer

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les thèmes (ce qui est facile) que de décrire les variations, dans le cas actuel la variation assez remarquable de Gros-Câlin. Malheureusement, Ostman se contente ici de noter la continuité (indéniable, il est vrai) de certains grands thèmes de Gary à Ajar (la lutte militaire, le mythe contesté, la recherche d'une identité, l'amour, l'idéalisme politique, l'art....) et cette continuité fournit alors le prétexte pour une présentation de quelques-uns des romans de Gary. La mise en contexte stylistique suit le même schéma. Or, ce n'est pas en présentantles livres satiriques ou allégoriques écrits précédemment par Gary que l'on parvient à cerner l'originalité esthétique de Gros-Câlin.. Encore une fois, la comparaison prend le pas sur l'analyse, de sorte que les différences entre Gary et Ajar ne sont jamais vraiment ni définies ni décrites.

Ces critiques ne doivent cependant pas occulter le fait que la thèse d'Ostman, malgré des points faibles et une rédaction assez désordonnée, est un ouvrage solide. L'originalité de la lecture est évidente, ainsi que la qualité des observations. Enfin il faut rendre hommage à Ostman pour la fraîcheur et l'enthousiasme avec lesquels elle se met au service de Gary/Ajar. Si certaines analyses laissent un goût d'inaccompli, le livre dans son ensemble garde toute sa valeur comme interprétation de Gros-Câlin et introduction à Romain Gary. Il pourrait bien marquer le début d'une offensive d'artilleur.

Université de Paris IV-Sorbonne