Revue Romane, Bind 30 (1995) 1

Œuvres de Catherine Bernard. Tome 1: Romans et nouvelles. Textes publiés par Franco Piva, Schena-Nizet, 1993.

Merete Grevlund

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Une heureuse initiative franco-italienne remet sur le marché les œuvres en prose de Catherine Bernard. Un second tome comprendra ses poésies et les deux tragédies Laodamie et Brutus. En mettant à la disposition du public un texte sûr', Franco Piva vient seconder les efforts de Henri Coulet et de René Godenne, respectivement dans Le Roman jusqu'à la Révolution et l'Histoire de la nouvelle française aux XVIIe et XVIIIe siècles. Car l'histoire littéraire a eu tendance à oublier les petits romans historiques publiés par Mademoiselle Bernard entre 1680 et 1696: Fédéric de Sicile; Eleonor d'Yvrée; Le Comte d'Amboise; Inès de Cordoue. Ou, si elle en parlait, c'était pour les rapporter aux chefs-d'œuvre incontestables de la génération précédente. Ce biais demeure d'ailleurs perceptible dans la présentation de Franco Piva, si attentif, pourtant, à assurer la place de Catherine Bernard.

Il est vrai que le premier plaisir qu'on éprouve à lire Le Comte d'Amboise, par exemple, est bien un plaisir de reconnaissance. Il en était déjà ainsi pour les premiers lecteurs. Nous sommes au pays de la cour, sensiblement à la même époque que dans La Princesse de Clèves, c'est-à-dire sous François 11, et ce décor ainsi que le retour de certains personnages, comme l'intrigante Madame de Tournon, inscrivent d'emblée le texte dans la continuité de Madame de Lafayette:

Madame de Roye mena dans ce temps-là sa fille à la cour, où elle reçut tous les applaudissements qu'elle méritait. Elle fit des amants et des ennemies. La comtesse de Tournon fut de celles à qui sa beauté donna le plus de chagrin et qui le dissimula le mieux, (p. 250)

De la même façon, Inès de Cordoue se situe dans le sillage du Dom (darlos de
Saint-Réal, de 1672, et l'action a lieu, comme chez celui-ci, à la cour de
Philippe 11.

Il est cependant évident que Catherine Bernard a voulu se démarquer de ses prédécesseurs. Si l'on compare le dénouement du Comte d'Amboise à celui de La Princesse de Clèves, les dissemblances sont plus importantes que les affinités. Le comte d'Amboise vient de mourir, consumé de chagrin comme Monsieur de Clèves et pour les mêmes raisons. Comme Madame de Clèves, la comtesse d'Amboise prend la décision de rester veuve et de vivre dans la retraite. Or, contrairement à Madame de Clèves, «cette comtesse» n'est pas insensible à la persuasion du marquis de Sansac son amant (au sens classique, il va sans dire), et on entrevoit qu'elle pourra se consoler: «Pourquoi voulez-vous que je me détermine? Laissez-moi du moins irrésolue, puisque vous ébranlez déjà ma

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résolution» (p. 321). Par malheur, le marquis périt dans le siège de Chartres avant d'être heureux, et c'est alors seulement que la comtesse se retire à la campagne «où elle passa le reste de ses jours, remplie de ses diverses afflictions et sans oser les démêler, de peur de reconnaître la plus forte» (p. 321).

Comme Madame de Lafayette, Catherine Bernard travaillait à saborder une certaine tradition romanesque qui voulait que «les amants vertueux et délicats [soient] heureux à la fin du livre» (Avertissement à Eleonor d'Yvrée). Pour souligner cette intention, elle donne à ses récits le titre général de Malheurs de l'amour, mais cela ne signifie pas que l'amour soit condamné en tant que tel. Ce qu'elle montre avec force, c'est le «désordre» qui résulte de l'amour. Les personnages sont à la recherche d'un ordre, mais les codes d'honnêteté dont ils disposent ne leur assurent ni lucidité ni bonheur. C'est ce qu'expose bien Franco Piva quand il analyse la conduite d'Eléonor d'Yvrée, qui sacrifie son bonheur à un chimérique devoir filial, ou celle d'lnès de Cordoue, qui ruse pour pouvoir voir son amant sans blesser sa «vertu»: «...elle sut trouver des raisons de vertu dans ce que l'amour seul lui faisait entreprendre» (p. 382). Les amoureux courent ainsi à leur perte en proie à un désarroi permanent, qui ne leur permet ni de voir clair en eux ni de distinguer l'amitié de son fauxsemblant. Le marquis de Sansac se confiera sans hésiter à ¡a comtesse de Tournon, laquelle le trahira par dépit et sans tarder:

II connaissait le pouvoir que Madame de Tournon avait sur l'esprit de Madame de Roye; il lui déclara son amour [pour Mademoiselle de Roye] et il la conjura de parler en sa faveur, en attendant que son père pût entrer dans cet (sic!) affaire. Madame de Tournon fut outrée de cette confidence, mais elle prit le parti de dissimuler et elle savait bien qu'elle devait peu craindre qu'il réussît. Elle l'assura qu'il ne tiendrait pas à elle qu'il ne fût heureux. Il la crut et il alla cependant voir Madame de Roye dès ce même jour; mais bien des choses s'étaient passées qu'il ignorait, (p. 265-66)

On est de moins en moins chez Madame de Lafayette et de plus en plus dans l'histoire de Monsieur Cleveland. Ce nouveau romanesque, qui est plus une recherche qu'un modèle, Franco Piva le situe dans le cadre général d'un déclin des morales du Grand Siècle. «L'héroïne de Mademoiselle Bernard a perdu tout caractère prestigieux», note-t-il à propos d'lnès, non sans le regretter.

Cela ne l'empêche pas, toutefois, de reconnaître dans les récits de Catherine Bernard une annonce et un premier exemple de ce que sera le roman des Lumières. Ajoutons que si l'on place l'œuvre dans l'histoire de la lecture, elle devient contemporaine en fait de Prévost, Marivaux, Crébillon ... Elle n'avait touché à sa parution que des cercles très restreints, mais devait faire une longue carrière dans les différents recueils historiques et «bibliothèques de campagne» en faveur au XVIIIe siècle. C'est là une perspective de lecture

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réconfortante, qui fait espérer que la publication de Franco Piva pourra, à son
tour, renouveler l'audience de Catherine Bernard.

Université de Copenhague



(1) Le sens commanderait, semble-t-U, de lire «affection» (et non «affliction») à la p. 189, ligne 31; «comte» (et non «compite») à la p. 248, ligne 30; «plaire» (et non «plaindre») à la p. 260, ligne 23. Par ailleurs, le «en», qui fait l'objet d'un commentaire en bas de la p. 290, se rapporte sûrement au «souris» échangé par les amants : le comte d'Amboise «en» fut pénétré de douleur ...

Note