Revue Romane, Bind 30 (1995) 1

Michaela Heinz: Les locutions figurées dans le "Petit Robert». Description critique de leur traitement et propositions de normalisation. Max Niemeyer Verlag, Coll. 'Lexicographica', Tübingen, 1993. 340 p. + résumés en anglais et en allemand.

Nils Soelberg

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Il suffit de lire quelques dizaines de pages de cet ouvrage pour constater que son sous-titre est à prendre au pied de la lettre. Son auteur se propose en effet de passer au peigne fin les locutions figurées, c'est-à-dire une bonne moitié du dictionnaire, pour relever, d'une part, les nombreux défauts et insuffisances au niveau de la présentation, et pour suggérer, d'autre part, des procédés plus adéquats, projet qui revient, très exactement, à faire le compte rendu critique du Petit Robert, édition de 1988. Voici donc, en toute modestie, qualitativement et quantitativement, le compte rendu de ce compte rendu.

Selon quels critères juger un dictionnaire monolingue, dont la réputation n'est plus à faire et qui compte d'innombrables usagers fidèles, francophones et non-francophones? Michaela Heinz (MH) en applique deux, explicités vers la fin (p. 319 ss), mais qui sous-tendent en fait toute son étude, celui du décodage et celui de Y encodage, critères qui se résument parfaitement en deux questions apparemment simples, mais qui se révèlent fort embarrassantes à l'occasion : dans quelle mesure les informations fournies permettent-elles à l'usager (non averti) de comprendre la locution en question, et dans quelle mesure lui permettent-elles de l'utiliser correctement lui-même? - Disons d'emblée que la lecture de cette étude doit laisser bon nombre d'usagers non francophones assez perplexes, à commencer par votre serviteur. Si nous sommes extrêmement nombreux à tenir le Petit Robert pour le champion parmi les dictionnaires de format comparable (MH partage d'ailleurs pleinement cet avis), quelle attitude adopter devant cette démonstration impitoyable des contradictions, fausses pistes et autres ambiguïtés dont nous avions certes relevé un ou deux exemples, mais dont l'ampleur dépasse toute prévision? Bref, si vous êtes de ceux qui, depuis des années, essaient de manier les locutions françaises en s'appuyant sur les indications de cet éminent dictionnaire, voici la preuve que vous vous êtes trompé au moins une fois sur deux! Et pourtant, n'est-ce pas que cela avait l'air de fonctionner ... enfin, à peu près?

Gardons ce petit paradoxe pour la fin et tâchons d'abord de suivre, dans ses
grandes lignes, cet examen fort détaillé et solidement documenté.

Une première distinction, ouvrant le chapitre consacré à la typologie des locutions, impose au mot locution le sens exclusif de 'locution figurée', renvoyanttoutes les expressions à valeur (plus ou moins) denotative dans les catégories du syntagme libre ou de la allocation. Ainsi, telle expression donnée, disons 'se mettre à table', est considérée comme une locution dans sa

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seule acception figurée ('tout avouer'), tandis que la collocation homonyme
('commencer le repas') ne figure dans l'étude qu'à titre de base de comparaison
pour l'acception figurée.

A l'intérieur de ces locutions figurées, appelées désormais locutions tout court, MH distingue entre locutions dénotatives (sic!) et pragmatiques, dont les premières sont présentables sous une forme synthétique ('casser sa pipe'), tandis que les secondes relèvent exclusivement d'une situation communicative ('ton père n'est pas vitrier'). A partir de cette distinction principale, les locutions dênotatives sont réparties en cinq sous-catégories selon leurs relations plus ou moins directes, plus ou moins évidentes, avec une «origine» à valeur concrète (locutions orthonymiques, allusives, gestuelles, remotivables, métaphoriques), tandis que les pragmatiques sont classées en situationnelles, émotives et appréciatives selon le type de situation communicative dont dépend leur sens. - Certes, chacun est libre de baptiser ses catégories comme il l'entend, mais appeler «dénotatif» un type de locution par définition figurée, et qui comprend, entre autres, une sous-catégorie dite «métaphorique», n'est peut-être pas le choix le plus heureux. Si MH a retenu ce terme, c'est en effet «faute de mieux» (p. 7), mais serait-il vraiment impossible de trouver mieux? J'estime pour ma part que ie terme de non-pragmatique aurait été applicable, faute de mieux.

Pour ce qui est des critiques adressées aux informations fournies par le dictionnaire, elles concernent d'abord et avant tout les lacunes et les ambiguïtés provenant de procédés extrêmement changeants. Voyons un exemple tiré de chaque catégorie principale. Parmi les non-pragmatiques se trouve entre autres la classe des locutions allusives, c'est-à-dire des histoires condensées en locutions. S'il n'est pas véritablement du ressort de ce dictionnaire d'indiquer les origines de ces locutions, c'est souvent par là qu'on arrive à cerner leur sens précis. Ainsi, exemple-modèle, la locution 'la flèche du Parthe' est suivie par une explication ('trait piquant que qqn lance à la fin d'une conversation'), complétée d'une indication d'origine ('par allusion aux Parthes qui tiraient leurs flèches en fuyant'). Procédé d'une pertinence évidente et qui permet à l'usager de passer de la compréhension à l'emploi actif. Malheureusement, ce procédé n'a servi de modèle que dans une très faible mesure : tantôt, on sacrifie l'origine, ce qui peut fausser le sens moderne ('montrer le bout de l'oreille'); tantôt, on ne donne que l'origine; tantôt, celle-ci précède le sens moderne.

Quant aux locutions pragmatiques, les explications devraient comporter obligatoirement des précisions sur la situation communicative ('se dit quand... ', 'se dit de... '), par exemple: 'les grands esprits se rencontrent : se dit lorsque deux personnes ont la même idée en même temps'. Or, le dictionnaire omet régulièrement cette précision, ce qui semble inciter les rédacteurs à présenter la

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locution sous une forme synthétique ('donner sa tête à couper') qui laisse entendre que cette locution se mettrait à tous les temps et à toutes les personnes (p. 41). - Si, dans ce premier chapitre, les remarques critiques, portant notamment sur les relations peu exploitées entre le type de la locution et le type d'explication adéquat, sont en règle générale aussi pertinentes que perspicaces, j'aimerais toutefois soulever une question que MH semble considérercomme résolue d'avance. Pour la locution métaphorique, sous-catégorie des locutions non-pragmatiques, la difficulté réside dans le fait que chacun de ses termes est «traduisible» isolément en terme dénotatif ('prendre - le taureau - par les cornes' 'aborder - les difficultés - de front'), ce qui laisse aux locuteurs une très grande liberté d'emploi. Pour donner une idée de cette richesse - non rendue par le dictionnaire - MH cite trois textes de journaux qui emploient la locution 'tirer son épingle du jeu', avec des sens assez divergents (p. 34-36). Pour MH, il s'agit, de ce fait, de sens «attestés» que le dictionnaire devrait prendre en considération, d'une manière ou d'une autre. Point de vue incontestépendant fort longtemps, mais qui me semble, de nos jours, extrêmement malaisé à soutenir, vu que les négligences linguistiques de maints journalistes passent maintenant directement dans les colonnes de leur journal, sans subir le moindre contrôle. Richesse sémantique ou emploi aberrant? Si le lexicographe, fort d'une longue tradition, refuse de trancher, personne ne le fera à sa place, et c'est là que l'usager non francophone sera véritablement trahi.

Au chapitre deux, consacré aux systèmes de renvoi, une première distinction concerne les renvois formels et analogiques; les premiers, marqués par * et destinés surtout au décodage, renvoient l'usager à une autre entrée qui lui fournira l'information recherchée, tandis que les seconds, marqués par V. ou cf. (sans différence notable! !), permettent de situer la locution en question par rapport à des concepts voisins. Tout comme pour le chapitre précédent, l'étude relève un certain manque de rigueur dans les procédés, telle par exemple la distinction défaillante entre les deux catégories. Exemple: 'mettre du beurre dans les épinards. V. beurre' : comme il s'agit de toute une évidence d'un renvoi formel, la locution étant expliquée à l'entrée beurre, le V. ne donne aucun sens, et MH suggère la correction que voici : 'mettre du beurre* dans les épinards' - correction que la rédaction a effectivement apportée, de son propre chef, à l'édition de 1993, comme quoi les grands esprits se rencontrent! Signalons encore une discussion très pertinente (p. 70-77) sur la fonction de l'exemple-renvoi, lequel instaure une information réciproque entre synonymes : 'inspirer la défiance (Cf. mettre la puce à l'oreille)', - et terminons sur ce bref rappel à l'ordre, par rapport au cumul de renvois : s'il peut être utile de faire plus d'un renvoi analogique, il est totalement superflu de terminer la liste par un etc., qui est toujours sous-entendu, aucun dictionnaire n'étant exhaustif. En effet!

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Quant à la place des locutions dans la microstructure, sujet principal du chapitre trois, le dictionnaire opte tantôt pour le sous-article spécifique, tantôt pour Y intégration., situant la locution parmi les autres informations concernant le signe-lemme, «à un endroit plus ou moins imprévisible» (p. 127). Avant de crier au scandale, n'oublions pas - MH le rappelle à maintes reprises - que dans ce dictionnaire la locution est un exemple parmi d'autres et que son statut particulier est en quelque sorte un fait extérieur. Il n'empêche, le procédé d'intégration revient souvent à présupposer le savoir que le dictionnaire est censé fournir; ainsi, pour se renseigner sur le sens de 'envoyer qqn au diable', il faut déjà savoir que ce sens correspond à celui du sous-article 1 : 'faire aller qqn quelque part1, et non pas à celui du sous-article 3 : 'pousser, jeter qqn quelque part', où l'on trouve par contre la locution 'envoyer qqn sur les roses', synonyme de la première! (p. 141). Comme les grands esprits ne se rencontrent pas toujours, cette répartition insondable est passée telle quelle dans l'édition de 1993. Or, puisque le critère sémantique prime toujours celui du décodage, MH suggère (p. 162-63) de faciliter au besoin celui-ci en situant les locutions en annexe de l'article, accompagnées de renvois explicites aux différentes acceptions dénotatives, traitées dans les sous-articles précédents. Comme ce procédé se trouve effectivement appliqué à quelques rares endroits [corps Vi, découvrir B), on se prend à espérer une refoule dans ce bcm> dans l'édition de 1993 ... où l'on constate que l'emplacement des locutions n'est vraiment pas le souci principal de la rédaction : si le procédé est maintenu tel quel pour découvrir, il est par contre transformé en intégration totale pour corps. - Que faisons-nous donc, usagers du monde entier, pour trouver le sens d'une locution inconnue? N'est-ce pas que nous pratiquons le survol de tout l'article, prêts à fondre sur tous tes fig., loc. fig. et autres métaph. ? Si le procédé n'est pas des plus efficaces, convenons toutefois qu'il permet de glaner des connaissances en route.

Passons rapidement sur les indicateurs du statut phraséologique et aux marques d'usage (ch. 4), c'est-à-dire les loc, fig, fam., pop., etc., dont maints usagers ont renoncé à établir les différences, - pour nous attarder davantage au dernier chapitre : 'Autour de l'explication du sens'. Ici sont présentés les concepts d'adresse et de définition (qui servent en fait depuis le début), signifiant respectivement la locution à expliquer et cette explication même. Pour l'adresse, le problème consiste à l'indiquer sans équivoque, de manière à permettre une utilisation correcte. Ici encore, les rédacteurs ont tendance à présupposer un savoir que le dictionnaire est censé fournir : si l'adresse 'dire ses quatre vérités à qqn1 ne permet pas une utilisation en discours (je lui dis mes? /ses! quatre vérités), il ne sert à rien de la compléter par cette citation de Zola: «Elle brûlait de dire ses quatre vérités à cette femme honnête». En effet, la citation a été supprimée en 1993, mais on attend toujours l'exemple indispensable:

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pensable:'je/tu lui dis ses quatre vérités'. Cet exemple illustre parfaitement le problème général : présenter l'adresse sous sa forme synthétique (ici : à l'infinitif) revient à permettre toutes les formes; la présenter en discours revient à limiter la locution à la seule forme de l'exemple. Si la solution consiste à compléter au besoin l'un par l'autre, il faut d'abord savoir adopter le point de vue d'un usager non francophone.

Ce chapitre aborde ensuite le problème de la cohésion, c'est-à-dire un éventuel rapport syntaxique entre adresse et définition : 'clouer le bec à qqn' peut ainsi s'expliquer sans cohésion ('réduire qqn au silence') et avec cohésion par pronominalisation ('le réduire au silence'). Dans les cas des locutions collocaiionnelles (seule une partie de l'adresse est locution), la cohésion par ellipse est souvent le procédé le plus clair : 'rire à gorge déployée, très fort' - tandis que la paraphrase entière s'impose dans d'autres cas, toujours selon les besoins de l'usager non-initié. Terminons par cet exemple d'une définition elliptique s'il en fut : 'avoir le ventre creux : l'estomac' (citée p. 272). Il ne peut s'agir que d'une erreur, bien évidemment, et dont on guette la correction dans l'édition de 1993, qui donne très exactement ceci : 'avoir le ventre creux, l'estomac creux, avoir faim'. Double définition dont la première est elliptique tandis que la deuxième est une paraphrase entière; la confusion est ainsi totale, à moins d'avoir déjà assez de connaissances pour comprendre à demi-mot.

Nous voilà revenus à notre paradoxe initial. Au terme de cette étude conduite de main de maître, et dont je n'ai pu rendre que quelques points à mon avis essentiels, il me semble indispensable de revenir sur les qualités incontestables du Petit Robert, qualités que MH rappelle à maintes reprises, après avoir pratiquement démontré le contraire. Passons sur les formules de convenance : aucun dictionnaire n'est parfait, etc., - car l'enjeu est forcément plus important : pourquoi ces innombrables sources d'erreurs n'ont-elles pas sérieusement entamé la réputation du dictionnaire et pourquoi ont-elles apparemment préoccupé si peu la rédaction? le crois que la réponse tient en un mot : consciemment ou non, le Petit Robert n'a jamais été conçu pour, ni utilisé par, les non-francophones (plus ou moins) débutants. S'il y a là une confusion inextricable de causes et d'effets, il me semble néanmoins évident que l'usager expérimenté, francophone ou non, adopte en gros la même attitude que le lexicographe, dans ce sens qu'il redresse inconsciemment toutes les équivoques qui, pour le débutant, serait de graves obstacles. Dans ce contexte, un des mérites, et non le moindre, de l'étude de MH est de nous montrer la fréquence et la gravité des obstacles que nous surmontons quotidiennement sans nous en apercevoir.

Pour la rédaction du dictionnaire, le travail de Michaela Heinz devrait être
une mine d'or, non seulement parce qu'elle signale des milliers d'équivoques et
suggère des procédés plus adéquats, mais aussi, et surtout, parce qu'elle assume

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inlassablement, et ce malgré son propre savoir, le point de vue de l'usager non
initié, essentiellement non francophone. Précieuse inspiration pour une
rédaction ... bien française.

Université de Copenhague