Revue Romane, Bind 30 (1995) 1

Jacques Lemaire: Les visions de la vie de cour dans la littérature française de la fin du Moyen Age. Académie royale de langue et de littérature françaises. Palais des Académies, Bruxelles et Editions Klincksieck, Paris, 1994. 579 p.

Jonna Kjær

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Les deux siècles traités dans ce livre, le XIVe et le XVe, sont parmi les plus dramatiques de l'histoire de France. Pour commencer, tout va mal: la guerre de Cent ans, la guerre intestine entre Armagnacs et Bourguignons, le Grand schisme d'Occident, la ruine des finances, la Peste noire, la famine, les premiers soulèvements populaires, et j'en passe. Mais il y a aussi, malgré les calamités, un développement qui amène la reconstruction du royaume, l'affermissement de la monarchie et la naissance du sentiment de l'Etat et de l'identité nationale. En gros, c'est l'époque d'une fureur de vivre et de créer formidable, quand revivent d'abord les anciens idéaux de la chevalerie et de la courtoisie, et quand sont cultivées ensuite les lettres classiques et la promotion de l'individu.

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Dans un but de synthèse, Jacques Lemaire se propose d'étudier le thème de la vie curiale en France sous les premiers Valois (1328-1498), et il souhaite offrir une «contribution littéraire à l'histoire des mentalités». Il s'agit de dégager comment les théologiens, les moralistes, les romanciers, les poètes ou les chroniqueurs ont vu et jugé l'existence curiale. Etant donné que la vie de cour est un phénomène de société, l'étude présentée est de caractère résolument sociologique et organisée d'abord (Première partie) selon les différents comportements politiques princiers, ceux des rois de France et des ducs apanages («royaumes en miniature» de Berry, d'Orléans et d'Anjou, avec un chapitre spécial sur la cour de Bourgogne, «un modèle curial»).

La méthode heuristique repose sur l'hypothèse qu'il n'y ait pas de solution de continuité entre l'ère médiévale et le temps de l'humanisme. Lemaire discute cette question (dans l'introduction à la Troisième partie) en disant s'inspirer surtout des travaux de Franco Simone (16 titres cités dans la bibliographie). Les concepts qui structurent le livre sont ceux de deux mentalités, médiévale et humaniste, et de deux attitudes, procuriale et anticuriale. Pour la mentalité médiévale, il y a les deux attitudes, tandis que la mentalité humaniste laisse peu de place pour une attitude procuriale. Le livre contient d'abord deux parties qui traitent de la mentalité médiévale sous le titre commun de «IdéaiiSiVic et lui uàiiS ic prOgTcâ iïiûfài» et uOiit là pi'êiïiiei'é COiìCcì'iìc i áititüuc favorable à la vita curialis avec le sous-titre de «Exaltation de la vie de cour: chevalerie et courtoisie au service d'un projet politique», tandis que la deuxième analyse l'attitude contraire: «Critique de la vie de cour: critique sociale et critique théologico-morale». La troisième partie, sur la mentalité humaniste, a pour titre «Pessimisme et repli sur soi».

Si Lemaire a choisi de consacrer sa première partie à l'attitude médiévale procuriale, la raison en est que cet aspect positif semble avoir été négligé par les chercheurs. Il est vrai que Lemaire devra conclure en constatant que «Rares sont les écrivains qui se livrent à une apologie directe de la vita curialis» et que «La glorification de la vie de cour tient en effet beaucoup plus à l'exaltation des idéaux éthiques et esthétiques vécus ou imaginés par les gens de cour qu'à une simple apologie de l'existence curiale», ce qui n'empêche pas les 270 pages d'analyses et de documentation de cette partie d'être très instructives. Il ressort, en résumé, que la glorification de la vie de cour a été encouragée par les rois de France de l'époque pour domestiquer l'aristocratie. La glorification n'est pas un phénomène exclusivement littéraire mais trouve aussi son expression dans la création des ordres de chevalerie, dans le retour du mythe de la croisade, ainsi que dans le faste des vêtements (un des leitmotive littéraires) et des fêtes et cérémonies, comme celles accompagnant les joutes et les tournois. Il convient de noter que quand Louis XI aura assuré la souveraineté, jusqu'à faire penser à l'absolutisme d'un Louis XIV, les thèmes de la chevalerie, et de la

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courtoisie, deviennent politiquement inutiles. Entretemps, c'est aussi pendant le règne de Louis XI qu'a lieu la transformation qui remplace l'homme de cour par le type d'homme nouveau, le courtisan (signe d'un rapport de subordinationpure entre roi et sujet, contrairement aux relations féodales antérieures entre roi et grands vassaux). A ce propos, George Chastellain, indiciaire (historiographe officiel) à la cour de Bourgogne, reproche à Louis XI d'avoir transformé sa cour en une «chiennerie»!

Dans la deuxième partie, Lemaire distingue entre une critique sociale, émanant de la bourgeoisie, et une critique morale, émise aussi bien par les théologiens que par les écrivains d'origine roturière. La catégorie d'écrivains bourgeois ne mettent pas sérieusement en question les structures sociales, mais essaient, sous l'influence du Roman de la Rose, de redéfinir la mission de la monarchie et les devoirs de la noblesse. Chez les écrivains d'inspiration religieuse et morale, la censure est plus véhémente. La cour est souvent représentée comme un monde à l'envers, l'inspiration venant sans doute du Roman de Fauvel. La cour est vue aussi comme une mer dangereuse, on voit des signes annonciateurs de \ Antéchrist et de la fin du monde, les thèmes de Fortune et les vices de Yorgueil, de Yavarice (la cupidité) et de la luxure sont fréquents. Le dernier chapitre de cette partie de l'ouvrage analyse en profondeur trois chefs-d'œuvre de la critique de cour dans la tradition de pensée médiévale: L'Ahuzé en court (anonyme), Le Doctrinal du temps présent par Pierre Michault et Le Séjour d'Honneur par Octovien de Saint-Gelais. En conclusion, il ressort que si la critique curiale d'esprit médiéval est assez pessimiste, elle contient cependant une sorte d'optimisme implicite, puisque, aux yeux des écrivains, le perfectionnement moral des humains doit entraîner une amélioration générale de la moralité du royaume, et par voie de conséquence, de la cour.

Dans la troisième partie est examinée l'émergence d'une mentalité nouvelle (d'un «réalisme individuel» contraire à «l'idéalisme moral médiéval») qui se manifeste dans des œuvres qui pourront être appelées humanistes. C'est, à mon avis, la partie la plus intéressante du livre, parce que Lemaire y tient compte autant de ce qui diffère que de ce qui est similaire par rapport à la tradition médiévale qui vient d'être analysée. Les sources consultées pour la période 1380-1420 sont d'abord des textes rédigés en latin, provenant du personnel des chancelleries de la cour pontificale d'Avignon et de la cour royale de Paris. Ensuite sont analysés les textes en langue française de la même époque; un dernier chapitre est consacré à la perpétuation de la critique humaniste de cour au XVe siècle (1420-1498).

Parmi les informations maîtresses de cette partie du livre, je retiens la discussion portant sur l'influence de Pétrarque (adversaire résolu de la féodalité et de l'esprit chevaleresque) et la querelle, à propos de la translatio studii, que déclencha Pétrarque lui-même par ses avis provocateurs comme celui-ci:

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«oratores et poete extra Italiam non querantur», provocateurs pour les Français qui, depuis Charlemagne (et Chrétien de Troyes), avaient l'habitude de croire à la suprématie culturelle de leur pays. Il est curieux que malgré les ripostes venant d'un Jean de Hesdin, d'un Nicolas de Clamanges et d'un Jean de Montreuil, les humanistes français des années 1380-1415 ne cessent de plagier Pétrarque; «Le pétrarquisme et l'humanisme français des premiers temps se confondent». Très intéressant aussi, l'exposé raisonné que donne Lemaire dans cette partie sur l'emploi des thèmes anticuriaux comme Xotium cum litteris (idéal humaniste qui prolonge le thème légué par la tradition médiévale du taedium curiae), Xaurea mediocritas, la vita rustica et le bon berger (voir, principalement, le Dit de Franc Gontier de Philippe de Vitri, voué à une grande fortune littéraire, même sous forme inversée chez Villon: Les Contreditz de Franc Gontier). Relevons aussi les références que font les écrivains cités à leurs expériences individuelles ainsi qu'à leurs lectures des classiques, deux phénomèneshistoriquement inséparables pour la définition de l'humanisme, comme l'observe avec justesse Lemaire.

Il est démontré que la culture humaniste sort du Moyen Age sans pour autant l'éclipser totalement, puisque les deux mentalités vont vivre pour un temps côte à côte. C'est ce qui est visible, à titre d'exemple, chez plusieurs écrîV3.inS Q\l\ 1"*10™"0™* 3.11X Hunv rnnrintc Ho nuns^p nnhmmcnt Fnçtarhp Deschamps, Christine de Pisan, Octovien de Saint-Gelais et Alain Chartier, dont Le Curial peut être considéré comme un «chef-d'œuvre humaniste».

L'étude de Jacques Lemaire est très informative et, malgré son ampleur et sa richesse de détails, d'anecdotes et de références (la bibliographie de textes cités médiévaux et modernes contient 1087 titres), elle est rigoureusement concentrée sur son thème central. A cause de la structure de l'ouvrage, les redites et renvois internes sont probablement inévitables. Certains faits et jugements avancés ne sont pas neufs, mais ils sont nécessaires pour l'argumentation, argumentation subtile qui demeurera méritoire et stimulante pour les spécialistes intéressés par l'époque en question. - Un seul regret: visiblement, l'auteur n'a pas trouvé bon d'examiner la production et la reproduction en manuscrits de luxe tardives des romans arthuriens, bien qu'il mentionne en passant le «dérimage», c'est-à-dire la mise en prose (mais il y a plus que cela), et la survie du roi Arthur et de ses chevaliers en tant que modèles de comportement.

Université de Copenhague