Revue Romane, Bind 30 (1995) 1

La parole et ce qu'elle cache - étude de deux pièces de Nathalie Sarraute

par

Michael de Cock

A première vue, le théâtre de Nathalie Sarraute n'occupe pas une place de premier plan dans la totalité de son œuvre. La renommée de l'écrivain lui est surtout venue de sa production romanesque dans le cadre 'nouveau roman'. La spécificité de son écriture romanesque l'avait même convaincue qu'une mise en scène de la matière qu'elle y traitait était impossible. Qu'elle ait abouti au théâtre est pour une part dû au hasard. A la demande de la radio de Stuttgart, Nathalie Sarraute écrit un texte dialogué: Le Silence (1967). Puis, à partir de ce moment, l'écrivain continue d'écrire pour le théâtre. Après Le Silence suivent Le Mensonge (1967), Isma ou Ce qui s'appelle rien (1973), C'est beau (1975), Elle est là (1980) et Pour un oui ou pour un non (1982) qui est la dernière pièce qu'elle ait écrite jusqu'à ce jour.1 Sa production théâtrale alterne désormais assez régulièrement avec son œuvre romanesque. Souvent, un fragment de roman fournit la matière d'une pièce de théâtre. Ce fait illustre le lien étroit que Sarraute maintient entre les deux formes. De cette façon son œuvre théâtrale devient un prolongement, voire un aboutissement de son œuvre romanesque2, tout en restant un ensemble indépendant, ne fût-ce que par les contraintes du genre.

Le théâtre de Nathalie Sarraute n'occupe pas non plus une place de
choix dans l'ensemble du théâtre contemporain. Par sa nature même, il
ne peut occuper une telle place. D'abord parce que c'est un théâtre de

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texte à une époque où le texte n'est souvent qu'un 'pré-texte' à une mise en scène ou, au mieux, un élément parmi beaucoup d'autres; une époque aussi où le metteur en scène occupe de plus en plus la place qui revenait autrefois à l'écrivain. Les pièces de Sarraute ne peuvent se prêter à ces expériences théâtrales modernes, prisées par des régisseurs qui ont recours à toutes sortes de moyens techniques pour rendre spectaculaire le spectacle. L'écrivain a mis la parole au cœur même de son théâtre et de sa dramaturgie. Elle nous offre de petites tranches de vie bavardes, de petits textes où mouvement, action et sentiment sont engendrés par la parole. On aimerait pouvoir dire que la parole est de tous les temps, de tous les hommes. Mais il faut convenir que la parole selon Sarraute relève d'une attention intellectualiste, presque analytique pour le phénomène du langage et ses apories. Ce n'en est pas moins pour cette raison que ses pièces, par delà les modes, ont chance de survie - tant qu'il y aura des intellectuels, «qui pensent».

Une des questions essentielles que se pose souvent le spectateur ou le lecteur d'une pièce de Sarraute est la suivante: y a-t-il une conception particulière à la base de ce théâtre, qui en fasse davantage qu'une succession gratuite de tranches de vie? Question que la critique littéraire a, selon nous, bien trop souvent tendance à oublier, au profit d'une approche plus formelle. Quelle est par exemple la motivation, - s'il y en a une - du mutisme de Jean-Pierre dans Le Silence, et pourquoi les autres personnages sont-ils fascinés par ce silence? Quelle est la raison du malaise général à la fin du Mensonge7. Nous nous limiterons ici à une approche de ces deux premières pièces: Le Silence et Le Mensonge?

Selon A.H. Bouraoui, Jean-Pierre, par son silence, incarnerait le nouveau romancier qui veut en finir une fois pour toutes de 'raconter' des 'histoires'.4 Aussi retrouvons-nous à travers tout le texte un vocabulaire qui renvoie à la narration traditionnelle, celle justement que le nouveau romancier a abjurée. La première phrase du texte l'illustrait déjà:

F. 1: Si, racontez... C'était si j01i... Vous racontez si bien... (Le Silence, p.
129)'

Si, au début de la pièce, le fait de 'bien raconter' une histoire est fort apprécié par les autres personnages, vers la fin on va vers l'autre extrême: le personnage qui assume alors le rôle du narrateur réduit l'histoire aux faits saisis à l'état brut:

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H.2: Non, il n'y a pas besoin de préparation... Pourquoi faire? Pourquoi
perdre du temps? Ça l'agace, il s'impatiente... Eh bien voilà: Ça c'est passé
sur la plage, cet été. (p. 148)

Le vrai sujet de la discussion relève en effet directement du discours
littéraire. H.2 ne manque pas de le remarquer quand le dialogue prend
une autre tournure:

H.2: C'est par une remarque sur les petits auvents comme des dentelles
peintes et les jardinets pleins de jasmin... C'est par là que tout a commencé.
On ne me la fait pas, à moi, je n'oublie pas si facilement... (p. 133)

Ainsi Le Silence devient une discussion sur la création artistique: un
sujet cher à Sarraute qui y revient à plusieurs reprises dans son œuvre
romanesque; c'est le sujet principal du Planétarium et surtout de Entre
la vie et la mort!' L'écrivain se rend compte de l'insuffisance des mots et
hésite entre le silence absolu et la communication. Ici, comme le dit
A.H. Bouraoui, Sarraute nous fait des révélations presque intimes sur
Sr\ir\ r*\ t*^r\ r& í\ iI orv\ tv^¿>«
un piwpiv- uïiviiiiiiv..

Comme tout artiste, elle est tiraillée entre deux tendances contradictoires: le silence - représentant la perfection, l'idéal, mais courant le risque de devenir stérile - et la parole - seul moyen dont elle dispose pour assouvir son désir de communication, mais courant le risque de devenir bavardage.7

Le Silence constitue-t-il donc une mise en abyme de la situation même de l'écrivain? On est tenté de le croire. Il n'est pas rare que Sarraute renvoie dans ses pièces à de grands écrivains; ainsi, dans Le Silence, les personnages parlent de Balzac et de Baudelaire et, une fois de plus, la littérature est le sujet de leur bavardage. Ce qu'ils disent sur George Sand résume toute la problématique et souligne les liens étroits qui relient silence et bavardage:

F.2: Vous savez que George Sand... C'était son charme. Il paraît qu'elle
n'ouvrait pas la bouche. (...)

H.2: Vous oubliez un petit détail: elle avait son œuvre pour la porter. Ça
meublait le silence.

H.l: Mais non, vous ne comprenez pas. C'était là sa faiblesse. Sans œuvre,
c'est plus fort.

(Le Silence, p. 141)

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Pourtant la pièce dépasse largement la tentative d'interprétation que nous venons d'esquisser. Une analyse de la relation Jean-Pierre - H.l nous apprend beaucoup. Car plutôt que d'être antagonistes, Jean-Pierre et H.l semblent être des personnages complémentaires. Cette complémentarité est confirmée par le fait que H.l est le seul dans toute la pièce à prendre la défense de Jean-Pierre face au groupe et à prétendre le comprendre.8 A plusieurs reprises, il prend ouvertement la défense du nouveau roman; il n'empêche qu'il oscille malgré lui entre ce nouveau roman et l'histoire traditionnelle:

H.l: Vous avez raison. C'est une question de forme. Je vous le disais tout
à l'heure... Mais je viens de comprendre... C'est la forme, (p. 143)
H.l: (...) Je vais vous forcer à vous agenouiller. Je vais les décrire, moi, ces
auvents, et on vous obligera, que vous le vouliez ou non. (p. 144)

Analysons maintenant le moment où la pièce se déclenche, pour mieux comprendre la complexité de la relation Jean-Pierre - H.l. Il est clair qu'au début la réticence et le refus de parler viennent de H.l; à ce moment, on ne parle même pas encore de Jean-Pierre. C'est donc H.l qui est provoque la discussion en interrompant sa description et en exprimant le désir de silence. Tout de suite après, ce silence sera incarné par Jean-Pierre, qui - aussi ironiquement que H.l qui défend le silence par la parole - s'introduit par un faible rire. (p.131) Dans son comportement Jean-Pierre est aussi contradictoire que H.l. Or, s'il incarne vraiment le nouveau romancier, pourquoi ne se mêle-t-il pas à la discussion sur la narration? Son silence lui suffit-il? Comment expliquer alors qu'il rompe son silence une fois que H.l a repris son histoire, comme s'il n'attendait que cela? Toutes ces questions qui semblent sans explication nous incitent à croire que H.l et Jean-Pierre se concrétisent l'un par l'autre, au lieu de s'opposer. H.l est le côté verbal de Jean- Pierre, qui se laisse tenter par la communication. Jean-Pierre est la réalisation muette de H.l, qui se laisse séduire par la perfection dans le silence. Ainsi on pourrait dire que Jean-Pierre est une sorte de dédoublement de H.l, ce qui rend la pièce beaucoup plus complexe que le modèle précédent ne le suggérait.

Il semble donc plausible que la première pièce de Nathalie Sarraute ait été fort influencée par sa théorie sur le roman et qu'elle cadre dans sa production romanesque de l'époque. Toutefois, Le Silence est avant tout du théâtre: mettre en scène le silence, l'incarner dans un personnage,

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n'est possible que sur scène. Ainsi la pièce se distingue par des caractéristiquesexclusivement théâtrales. Du même coup, le théâtre de N. Sarraute dépasse ses romans en ce sens qu'elle y prend conscience que le silence n'est pas la négation du langage, mais qu'il en est une partie inhérente, avec les mêmes caractéristiques, causant les mêmes problèmes.Elle n'est pas la première à faire cette constatation. Selon B. Parain «le langage est trompeur de tous côtés, (...). Mieux vaudrait ne rien dire. Mais le silence lui aussi est impur» et il continue en citant Pascal:

Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre, sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer! [...] Il vaut mieux ne rien dire; [...] si ce n'est que ce silence n'y fasse aussi son effet, selon le tour et l'interprétation qu'il sera en humeur de lui donner, ou selon qu'il le conjecturera des mouvements et air du visage, ou du ton de voix, selon qu'il sera physionomiste9

Comme on le voit, il y a longtemps qu'on s'est rendu compte que le silence dans les contacts entre les hommes est loin d'être innocent. Dans la pièce de Sarraute la réaction des personnages par rapport au silence de Jean-Pierre corrobore ce tait.

Mais un autre rapprochement s'impose encore au lecteur: un rapprochement
avec Sartre et avec ce que celui-ci entendait par vivre sous le
regard de l'autre:

Ainsi, être vu me constitue comme un être sans défense pour une liberté qui n'est pas ma liberté. C'est en ce sens que nous pouvons nous considérer comme des «esclaves», en tant que nous apparaissons à autrui. (...) Du même coup, en tant que je suis l'instrument de possibilités qui ne sont pas mes possibilités, dont je ne fais qu'entrevoir la pure présence par-delà mon être, et qui nient ma transcendance pour me constituer un moyen vers des fins que j'ignore, je suis en danger. Et ce danger n'est pas un accident, mais la structure permanente de mon être-pour-autrui.10

C'est à travers la mise en scène du silence que Sarraute met l'accent sur le regard que porte Jean-Pierre sur les autres, lesquels, par le 'huis clos' de la situation théâtrale, ne peuvent se soustraire à sa présence, ressentent son silence comme un jugement - comme une façon donc de «s'exprimer» - et se sentent «en danger», menacés par la liberté et la transcendance de celui qui les juge. Cette lecture philosophique montre que la pièce va beaucoup plus loin dans l'analyse des faits humains que ce que proposait A.H. Bouraoui.

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Si dans Le Silence nous avons pu déceler une dramaturgie fondée sur une conception ferme, il est plus difficile d'en dégager des pièces qui suivront, comme si là n'était pas la première préoccupation de l'auteur. Le Mensonge part pourtant d'un fait très concret: Madeleine se fait passer pour pauvre, tandis que tout le monde sait qu'elle est l'unique héritière «d'un roi de l'acier», comme le lui rappelle Pierre. Afin de montrer ce qu'on doit faire pour laisser passer un mensonge sans réagir, les personnages vont jouer un psychodrame. Ils conviennent que Vincent incarnera Me menteur' (un certain Edgar, menteur endurci). Aussitôt cependant le mensonge s'installe partout, dépasse le psychodrame pour devenir drame, et comme tel irréparable. Le mensonge multiplié se fait ambigu. Le mensonge de Vincent est encore évident et vient en quelque sorte de l'extérieur, puisqu'il incarne Edgar; mais dès que Simone se met à mentir, jeu et réalité se confondent pour la première fois. Il n'est pas étonnant que Pierre remarque:

Alors, c'est vous maintenant qui tenez le rôle, je ne comprends plus... {Le
Mensonge, p. 113)

Ce jeu vérité-mensonge s'étendra à travers toute la pièce, ce qui est
souligné par l'emploi fréquent du verbe 'jouer':

SIMONE: Je ne joue pas, je vous dis: c'est vrai. (p. 113)
SIMONE: Non, non. C'est la réalité. Je ne joue pas. (p. 115)

C'est en effet le verbe 'jouer' qui marquera l'apogée finale de la pièce. Le mensonge arrive même à s'introduire dans la vérité de sorte que les deux deviennent inséparables. Et vers la fin de la pièce Simone avoue son mensonge.

SIMONE rit: Bon, bon, bien sûr, je jouais... Voilà. Vous êtes contents? (Le
Mensonge, p. 120)

Mais c'est alors que Pierre est le plus mal à l'aise, parce qu'il doute de la sincérité de l'aveu. La pièce se termine par la répétition de cet aveu Janus, joué par Pierre sur des tons différents, mensonge à multiples facettes:

PIERRE: Oui. Bon, je veux bien (Ton franc.) Bon, bon... bien sûr, je jouais
(H nt doucement) ... Bon, bon, bien sûr... (Ton hypocrite.) Je jouais... (p.
124)

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En quoi aucun personnage n'a atteint son but; au contraire! Simone - volontairement ou malgré elle - a prouvé à Pierre que vérité et mensonge ne sont pas toujours des contraires mais qu'ils peuvent incarner deux aspects différents d'un même concept. Les idées du Mensonge pourraient toutefois s'inscrire dans certaines théories philosophiques du langage; ainsi Sartre écrit à propos de Parain:

Ou plutôt, il lui paraît qu'il n'y a pas de mensonge: ce serait trop beau si chacun pouvait mentir. Cela signifierait que les mots ont des sens rigoureux, qu'on peut les composer de façon à exprimer une vérité précise et qu'on préfère délibérément tourner le dos à cette vérité. (...) Il n'y a pas de menteurs. Il y a des opprimés qui se débrouillent comme ils peuvent avec le langage."

Une parole n'est donc pas nécessairement vraie ou fausse, elle peut être les deux. Poirot-Delpech a raison quand il dit: «avec Le Mensonge, c'est l'intonation elle-même qui est soupçonnée».12 C'est même davantage: le rire mystérieux de Simone, qui accompagne ce qu'elle dit, est soupçonné, et iììcnìc i£ siiCncc.

Dans Le Mensonge surgissent plusieurs échos qui nous rappellent Le Silence. Lucie, qui se trouve en quelque sorte à l'opposé de Pierre parce qu'elle laisse passer le mensonge13 nous rappelle les adversaires de H.l et de Jean-Pierre, quand elle met en cause la narration:

LUCIE: Arrêtez, je vous en prie. Laissez Simone raconter... J'adore quand
elle raconte... (Le Mensonge p. 113)

Voilà que la discussion sur la narration resurgit. Mais il y a plus. Dans les deux pièces, il s'agit de la négation d'un aspect qui paraît pourtant essentiel à la création littéraire: la relation entre la Parole et la Vérité. Avec Le Silence Sarraute met en question l'essence même, la raison d'être de la pièce, et de son écriture; mais Le Mensonge n'est pas moins inquiétant, on ne se méfie jamais assez de la parole. Dans les deux pièces la parole est hantée par 'un double' : son contraire apparent dans le cas du Silence, son ombre dans le cas du Mensonge. Serait-il ce 'double' auquel référait Antonin Artaud? Sans doute pas. Comment ne pas penser14 néanmoins àce qu'il écrivait:

Et ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont ses possibilités
d'expansion hors des mots, de développement dans l'espace, d'action

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dissociatrice et vibratoire sur la sensibilité. C'est ici qu'interviennent les
intonations, la prononciation particulière d'un mot.15

Cet intérêt pour ce qui se cache sous la surface de la parole est essentiel dans l'œuvre de Sarrau te. Mais dans aucune des pièces qui suivront Le Silence et Le Mensonge, cette problématique ne sera aussi présente que dans celles-ci, premières expériences dramatiques, où N. Sarraute cherche 'l'autre côté' de la parole et où la parole même constitue le contenu de la pièce.

Tout commence et se termine en effet par et dans la parole. Comme le dit Rykner dans Théâtres du nouveau roman, «pour elle, le langage n'est qu'un plein qui cache un creux.»10 La parole ne sert pas à transmettre l'action, la parole est la seule action possible. Dans son théâtre l'écrivain exploite toutes les possibilités et tous les dangers du langage, car dans chaque mot on peut se trahir. La parole est dans beaucoup de cas dévastatrice, et comme le prouvent ses pièces, elle n'est jamais innocente. On pense à ce que dit Sartre dans L'Etre et le néant

Ainsi le «sens» de mes expressions m'échappe toujours; je ne sais jamais exactement si je signifie ce que je veux signifier ni même si je suis signifiant; en cet instant précis, il faudrait que je lise en l'autre, ce qui, par principe, est inconcevable. Et, faute de savoir ce que j'exprime en fait, pour autrui, je constitue mon langage comme un phénomène incomplet de fuite hors de moi. Dès que je m'exprime, je ne puis que conjecturer le sens de ce que j'exprime, c'est-à-dire, en somme, le sens de ce que je suis, puisque, dans cette perspective, exprimer et être ne font qu'un. Autrui est toujours là, présent et éprouvé comme ce qui donne au langage son sens. Chaque expression, chaque geste, chaque mot est, de mon côté, épreuve concrète de la réalité aliénante d'autrui.1'

Mais la parole, avec toutes ses particularités, est aussi une force créatrice. Sarraute est bien consciente du fait que la communication ne se fait pas exclusivement par les mots, elle se fait aussi par la présence physique du personnage, qui permet même d'incarner le silence et le non-dit sur la scène.

Tout son théâtre s'articule autour de la parole, ce pharmakon, dont
parlent Platon et Derrida après lui, tour à tour médicament et poison.

Ce pharmakon, cette «médecine», ce philtre, à la fois remède et poison,
s'introduit déjà dans le corps du discours avec toute son ambivalence. Ce

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charme, cette vertu de fascination, cette puissance d'envoûtement peuvent
être - tour à tour ou simultanément - bénéfiques et maléfiques;18

Sarraute se rend bien compte du fait que la communication ne se limite pas à quelques mots échangés. Dans ses pièces de théâtre, les personnages, qu'ils le veuillent ou non, se parlent avec tout leur corps, avec tout leur être; leur présence physique, les silences, les interruptions... équivalent à des mots, même s'ils ne sont pas prononcés, même s'ils risquent d'être mal compris. En plus N. Sarraute essaie de découvrir ce qui se trouve en deçà de la parole: dans le silence, dans le mensonge et dans le langage vide. Ainsi, dans toute son œuvre, N. Sarraute, met en question les fondements, le matériel de base de son art. Par la recherche de l'endroit où les mots naissent, par la recherche du sens des mots, de la communication et de l'incommunicabilité, elle met en fait en question la condition de l'écrivain, de l'artiste, de la littérature et, par extension, de l'être humain.

Michael de Cock

Kontich, Belgique



Notes

1. Toutes les dates réfèrent à l'année de la première représentation, sauf celle de la pièce Pour un oui ou pour un non pour laquelle notre édition ne mentionne que la date de publication.

2. Le Silence et Le Mensonge trouvent leurs origines dans des passages des Fruits d'or, C'est beau se sert de la totalité de Vous les entendez?; Pour un oui ou pour un non se sert d'une idée que l'écrivain avait déjà employée dans Entre la Vie et la mort.

3. Pour une étude plus complète, voir Michael de Cock, Parole dévastatrice, parole créatrice dans le théâtre de Nathalie Sarraute, mémoire de licence dirigé par M. Delcroix, université d'Anvers, 1994.

4. A.H. Bouraoui, «Silence ou mensonge: dilemme du nouveau romancier dans le théâtre de Nathalie Sarraute», The French Review, Vol. 45, n 4, Spring, 1972

5. Aussi plus loin dans le texte, il ya d'abondants exemples qui réfèrent àla narration ou à la poésie traditionnelle: «H.l: Ce lyrisme qui me prend parfois...» (p. 129) «F.3: C'est d'une poésie...» (p. 130) «H.l: Je vais vous raconter quelque chose de très drôle. Une anecdote. J'en connais des tas. J'adore les raconter, les entendre.» (p. 146) «H.2: Attendez, je vais vous raconter» (p. 147)

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Résumé

Dans son théâtre, comme dans ses autres écrits, Nathalie Sarraute est fascinée par la portée de la parole. Dans Le Silence et Le Mensonge, elle examine la relation entre silence et bavardage et entre vérité et mensonge. Le silence peut être plus éloquent que le bavardage et le mensonge n'est pas toujours l'opposé de la vérité. Ainsi Sarraute met en question la création artistique et, par extension, la communication, qui n'est jamais sûre. En fait, ce qu'elle met en scène, c'est le doute des philosophes du langage, car on ne se méfie jamais assez de la parole.



6. Dans ce dernier livre, l'écriture en tant que recherche de la perfection artistique est traitée dans plusieurs chapitres.

7. A.H. Bouraoui, art. cité, p. 111.

8. H.l affirme effectivement comprendre Jean-Pierre et il prend même sa défense: «H.l: Pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font, ne faites pas attention, ayez pitié...» (p. 132) «H.l: Je sais exactement ce que vous pensiez. Je le savais en le disant, j'aurais dû me retenir, mais je ne pouvais pas.» (p. 134) «H.l: Vous voyez à quoi ils vont en venir... Vous voyez... mais moi je ne le pense pas, remarquez, mais en ce moment, ce sont des choses qu'on n'a que trop tendance à dire...» (p.135-136).

9. Brice Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard, Paris, 1942, p. 110. La citation de Pascal vient des Pensées, éd. Brunschvicg, (105). Elle correspond à la pensée 529, p. 250 de l'éd. Lafuma, Editions du Seuil, 1962

10. Jean-Paul Sartre, L'Etre et le néant, Gallimard, Paris, 1953, p. 326

11. Jean-Paul Sartre, Situations, I, Paris, Gallimard, 1968 p. 185-186.

12. B. Poirot-Delpech, «Le Silence et Le Mensonge de Nathalie Sarraute,» Le Monde, 19 janvier 1976, p. 13 cité par A. H. Bouraoui, art.cité

13. «LUCIE: Eh bien oui, c'est plus fort que moi... Il faut toujours que j'aille au-devant... comme s'il me tirait» (p. 109)

14. Comme le fait aussi en partie Arnaud Rykner dans Théâtres du Nouveau Roman, José Corti, 1988, p. 39.

15. Antonin Artaud, Le théâtre et son double, Gallimard, Paris, 1992, p. 138

16. Arnaud Rykner, Théâtres du nouveau roman, Paris, José Corti, 1988, p. 39.

17. Jean-Paul Sartre, L'Etre et le néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 441.

18. Jacques Derrida, La Dissémination, Editions du Seuil, Paris, 1972, p. 78-79.