Revue Romane, Bind 30 (1995) 1

Povl Skârup : Morphologie synchronique de l'ancien français. Etudes Romanes de l'Université de Copenhague. Numéro 33, 1994 (203 p.)

Palle Spore

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Le titre du livre de Povl Skârup (PS) est prometteur. La grammaire synchronique s'applique normalement à la langue contemporaire, et voici l'étude synchronique d'une langue qui n'existe plus, une «langue morte», qu'on ne peut donc pas vérifier sur le vif, mais seulement à travers les textes écrits. Le problème de PS est ainsi le même que celui des latinistes.

Pourtant, la morphologie de PS n'est pas la première en date. A part les études de Simone Monsonégo et Roberte Tomassone (1977-1979), qui portent uniquement sur les verbes, il y a lieu de mentionner la «Morphologie du français médiéval» de Gaston Zink (1989), à laquelle PS ne renvoie pas. Pourtant, pour juger de la valeur et de la nouveauté du livre de PS, une comparaison avec celui de Zink s'impose.

PS expose dans son introduction ou avant-propos (qu'il appelle à tort Préface, p. 5) les difficultés que pose le sujet : d'une part les différences géographiques (dialectales), d'autre part les différences chronologiques (l'ancien français, s'étendant sur au moins 250 ans, n'est évidemment pas statique). Enfin, il n'y a pas de koinè comme pour la plupart des langues actuelles.

Ces problèmes ont été résolus de façon magistrale par Zink : «Les chapitres s'ouvrent sur l'état médiéval : la description et le fonctionnement du système considéré, sous la forme qu'il revêtait aux XIIe et XIIIe siècles, en français central. Suivent l'histoire de sa formation, puis les traits dialectaux (...), enfin des grandes lignes de son évolution jusqu'à la fin du Moyen Age» (Zink, p. 5). Ce procédé apporte une clarté, souvent absente chez PS, qui veut englober toute la période de l'ancien français. En suivant l'exemple de Zink, il aurait pu avec succès atteindre son objectif : exposer des «règles synchroniques et (...) paradigmes synchroniques qui se font concurrence et se succèdent au cours du moyen âge» (PS, p. 5)..

En lisant (ou en relisant) le titre de l'œuvre de PS, on s'attend immédiatement à un exposé morphologique de l'ancien français (AF) comparable à celui que donnent pour le français moderne les manuels scolaires ou - à la rigueur - universitaires : les déclinaisons et les conjugaisons telles quelles, sans la moindre tentative d'une explication des règles et des exceptions, mais sous la forme d'une description immanente.

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Mais voici comment procède PS :

II présente d'abord (p. 6-63) une étude approfondie de la phonétique et de la phonologie de I'AF, d'une lecture difficile, il est vrai, mais fort instructive. Or, on se demande ce que ce chapitre, qui occupe presque le tiers du livre, vient faire dans une morphologie. Bien sûr, le système phonologique est à la base du système morphologique, mais est-ce là de la synchronie? Un livre consacré à part entière à la phonologie de I'AF aurait été le bienvenu, mais dans un cadre morphologique, cette étude est plutôt déroutante et peu utile : dans les rares cas où telle ou telle flexion ne peut se comprendre qu'à travers les réalités phonologiques, il aurait été plus simple de l'indiquer à l'endroit réservé à la manifestation morphologique. A titre d'exemple, l'opposition viens/venons peut parfaitement se décrire à partir de l'accentuation. Encore une fois, je dois me ranger à l'avis de M. Zink : «La phonétique et la syntaxe ne constituent que des points d'ancrage dont l'évocation est aussi indispensable que tenue de demeurer discrète» (op. cit. p. 6).

Passons ensuite au «plat de résistance» du travail de PS, divisé évidemment
en deux chapitres, consacrés respectivement à la déclinaison et à la conjugaison.

Le chapitre sur la déclinaison (p. 64-119) commence - après une brève introduction - par l'étude de celle des pronoms (p. 67-101), ce qui est une heureuse innovation : n'oublions pas que c'est dans les pronoms qu'on trouve le plus grand inventaire paradigmatique. Cette complexité a pour conséquence d'accorder une part relativement grande à la syntaxe. Mais PS va trop loin dans sa description détaillée des démonstratifs (p. 79-96) malgré la complexité de ce groupe. Par contre, les possessifs sont présentés avec une clarté exemplaire (p. 97-100). Je suis cependant en désaccord avec PS quand il place lor/leur (indéclinable) parmi ces possessifs : pour moi, il s'agit du génitif du pronom personnel, cf. ital. loro, dan. deres; lor/leur ne devient un possessif qu'au moment de l'introduction du flexif s. - PS place les noms de nombre (n, 101-02) parmi les pronoms dans un paragraphe que je trouve trop sommaire, mais c'est discutable : est-ce que les noms de nombre composés comme trentesix relèvent de la morphologie ou de la syntaxe? Quoi qu'il en soit, j'aurais aimé y trouver l'extension géographique de septante, etc. au moyen âge, de même qu'une présentation des composés trois-vingts, six-vingts, etc.

Le paragraphe réservé aux substantifs et aux adjectifs (p. 103-18) est, à mon avis, le plus réussi. Là, PS a concentré son attention autour de la morphologie, alors que la syntaxe et l'étymologie ne sont qu'accessoires. Les déclinaisons particulières trouvent la place qui leur revient, et seule la typographie est gênante : on aurait aimé avoir des listes verticales au lieu d'horizontales. Mais je trouve que PS se contredit sur un point. D'abord, il dit (p. 103) que le 9 du féminin des adjectifs «est considéré comme un suffixe flexionnel», ce qui est, à

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mon avis, une contradicho in adiecto : les suffixes relèvent de la dérivation, qui est fondamentalement différente de la flexion, cf. la célèbre formule de Togeby [(R - D) ~ F]. Malgré cette affirmation, il traite plus loin de la catégorie du genre (p. 115-18), alors que, nulle part ailleurs, la suffixation ne fait partie de ses études morphologiques (ce n'est d'ailleurs pas le seul endroit où suffixe est employé pour flexif). - Le paragraphe est utilement complété par un bref aperçu de la formation des adverbes (p. 118), où nous n'apprenons cependant pas si PS considère -ment comme un flexif ou un suffixe.

Le troisième chapitre, consacré à la conjugaison, n'occupe que 70 pages (p. 120-90), ce qui est maigre quand on pense à la multitude des formes. Tout y est, mais la présentation est très inégale : certains paragraphes sont d'une concentration telle qu'elle les rend presque illisibles (ou du moins d'une utilité douteuse), tandis que d'autres (prétérits en ie, passés en r) sont nettement plus abordables.

En réalité, c'est peut-être ce qui caractérise le mieux ce livre fort inégal : là où l'auteur a trouvé du nouveau, il s'étend sur le sujet et il argumente (pour et contre), alors que là où le système est établi une fois pour toutes, il se limite à donner un exposé concentré pour ne pas dire sommaire. En réalité, ce n'est pas un livre, mais deux; PS aurait dû en tirer les conséquences en publiant ses propres analyses ailleurs poui consacrer sa «Morphologie synchronique...» à la synthèse des résultats obtenus précédemment et de ceux qu'il a trouvés luimême.

Mais revenons à la conjugaison. Il est difficile d'avoir une vue d'ensemble des multiples formes verbales, et PS nous aide peu dans cette démarche. Pourquoi pas, à l'instar des grammaires des langues modernes (et même de celles du latin), commencer par nous donner le paradigme complet des verbes «réguliers», c'est-à-dire ceux qui ne présentent rien de spécial du côté du radical, comme l'influence palatale? Plusieurs grammairiens ont choisi chanter à cet effet. C'est peut-être trop banal pour PS, mais pas pour nous autres, ses pauvres lecteurs moins savants.

Ceci dit, et malgré mes constatations négatives, j'avoue que le livre de PS m'a fortement impressionné pour ne pas dire séduit. C'est un grand chercheur qui a publié un livre (trop?) savant, malheureusement dans une présentation qui ne satisfait pas entièrement - ceci dit, sans parler de la présentation matérielle. Car la typographie est claire malgré les risques de confusion entre i et /, entre m et m. Les erreurs typographiques sont réduites au strict minimum (j'en ai relevé une seule) malgré le caractère particulier du texte. En outre, on regrette de ne pas trouver de bibliographie. Les références se trouvent dans les notes en bas de page, mais où les chercher la seconde fois que tel ouvrage est cité... par le seul nom de l'auteur?

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On peut se demander à qui s'adresse le livre de PS. Evidemment pas aux étudiants, même avancés. Les chercheurs salueront sans doute les théories personnelles, mais ils seront déroutés par le mélange de nouveautés et de banalités. Tout cela est peut-être dû au titre, qui n'est pas conforme au contenu. Un titre plus correct aurait été «Réflexions sur certains aspects de la morphologie synchronique dans le cadre du système de l'ancien français». Pour bien connaître ce système sous ses différents aspects, le livre de M. Zink reste le livre de base.

Université d'Odense