Revue Romane, Bind 30 (1995) 1

Un texte seuil: Le Dernier Banquet des Girondins1

par

Hélène Lowe-Dupas

En 1833, alors qu'il est au seuil de l'Académie française, Charles Nodier fait paraître Le Dernier Banquet des Girondins, qu'il ajoute à la réédition de ses deux volumes pseudo-historiques parus en 1829 et intitulés Episodes, souvenirs et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire. Ce texte raconte (met en scène) la dernière nuit de vingt-et-un députés girondins accusés de fédéralisme et condamnés à mort. Pendant cette nuit du 3U au 3l octobre Í793, ces Girondins auraient fait, avant de passer à la guillotine, un ultime banquet. Adolphe Thiers, avant Nodier, faisait allusion à ce banquet (dont on ne sait s'il fut réel ou fictif) dans son Histoire de la Révolution;2 Lamartine en reprendra l'idée dans son Histoire des Girondins.3 Le texte de Nodier se distingue, pourtant, des deux autres par son caractère fondamentalement polyphonique. Thiers ne consacrait que quelques lignes, concises, au banquet:

Leur dernière nuit fut sublime. Vergniaud avait du poison, il le jeta pour mourir avec ses amis. Ils firent en commun un dernier repas, où ils furent tour à tour gais, sérieux, éloquents. Brissot, Gensonné, étaient graves et réfléchis; Vergniaud parla de la liberté expirante avec les plus nobles regrets, et de la destinée humaine avec une éloquence entraînante. Ducos répéta des vers qu'il avait faits en prison, et tous ensemble chantèrent des hymnes à la France et à la liberté. (Histoire de la Révolution française, 162)"

Quant à Lamartine, bien que plus prolixe, il choisira un narrateur omniscient, et ne donnera que rarement la parole aux Girondins dans sa représentation du banquet. A l'opposé de ces textes linéaires et clos, le texte de Nodier introduit une discontinuité, un éclatement du discours: des voix multiples se répondent, des discours divergents sont apposés sur le papier; les oppositions, les interruptions perdurent. Face

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à la mort omniprésente - raison d'être du banquet, et donc du texte - Nodier répond par l'écriture dialogique, la polyphonie et le carnavalesque.En regard de la mort imminente, le rire, l'espoir et la vie se lisent à travers une écriture souple et moderne.

C'est que Nodier a compris l'importance de ce «temps sur le seuil», de ces «'derniers instants de la conscience' précédant l'exécution capitale ou le suicide» (Poétique, 230).' D'où un texte polyphonique, d'abord au niveau du genre littéraire choisi : Le Dernier Banquet des Girondins appartient au sous-genre des «symposiums» (l'un des multiples genres qui se sont développés pendant la période hellénique, mêlant «le plaisant au sérieux», Poétique, 151). Dans ce banquet, les dialogues importent autant ou plus que la nourriture. J'entends le mot «dialogue» au sens que définit Aron Kibédi Varga:

Le terme ne désigne pas le nombre des interlocuteurs, il suggère plutôt la parenté du genre avec la dialectique. A la différence de la rhétorique, traditionnellement considérée comme monologique, la dialectique est un jeu, un exercice intellectuel, cher aux sophistes mais aussi aux 'honnêtes gens' [...], un exercice permettant de passer en revue et d'épuiser tous les arguments pour et contre une vérité, une proposition. Le dialogue explicite les arguments sans imposer la nécessité de trancher.6

Et ces dialogues, précisément parce qu'ils sont «sur le seuil» {Poétique, 157), sont l'occasion d'«une liberté spéciale, spontanéité, familiarité, sincérité inhabituelle, excentricité, ambivalence où se combinent la louange et l'injure, le sérieux et le comique» [Poétique, 167). Quant à la forme même du texte de Nodier, elle est à mi-chemin entre la prose, la tragédie et le dialogue puisque se succèdent tour à tour des passages exposés par un narrateur et des passages typographiquement présentés à la manière d'un texte de théâtre. On retrouverait presque (si le carnavalesque ne s'infiltrait pas) la tragédie classique, puisque Nodier respecte les trois unités: de temps (l'action se déroule entre l'heure du jugement - le trente octobre vers dix heures du soir, et l'exécution qui s'achève à onze heures trente le lendemain matin), de lieu (la Conciergerie - et l'échafaud qui n'en est pas très loin), et d'action (le banquet suivi de l'exécution des Girondins). Comme dans une pièce de théâtre, la liste des personnages précède le texte proprement dit. Nodier luimême,dans

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même,dansson «Au lecteur», appelle son texte une «alliance un peu adultère du drame et de l'histoire» (8). Texte entre plusieurs genres, texte seuil à tous points de vue. Texte entre deux jours, entre la vie et la mort.

A l'intérieur de cette forme ambiguë, le texte hésite encore, et l'auteur ne sait quelle voix adopter - ou plutôt, refuse de se limiter à un discours univoque, adoptant tour à tour la voix de l'historien, du philosophe, du religieux ou du romancier. Nodier se veut «historien du dernier jour» (19), construisant un «travail historique studieusement fait, qui annonce le ferme dessein d'être aussi vrai que possible» (177-178). affirme, dans son «Au lecteur», et répète dans ses «Notes historiques», sa bonne foi; il explique son travail de recherche7 et n'hésite pas à nommer ses sources: «Ces renseignements [...] m'ont été donnés il y a plus de vingt-cinq ans par madame Magot, sœur de Le Hardy, femme d'un ancien et brave capitaine d'infanterie, devenu receveur des contributions à Saint-Ylie, près de Dôle» (181). Vrai ou faux? Qu'importe! Les détails fournis par Nodier impressionnent et vraisemblabilisent. «Tout ceci est exactement historique» (2iO).8 Histoire avant tout. A la nuance près que Nodier n'y était pas, que les principaux personnages sont tous morts le lendemain et qu'il est difficile de faire le récit authentique d'une telle scène. En fait, rien n'est moins sûr que la réalité même de ce banquet.

A côté de ce discours historique, deux thèmes animent les conversations des Girondins: le philosophique et le religieux - polyphonie née de l'intertexte présent entre les lignes du Dernier Banquet des Girondins, qui évoque d'autres célèbres banquets littéraires: celui de Platon, le Phédon, et celui de la Bible: la Cène.9 Sillery explique à ses amis qu'ils, n'ont rien à craindre de la mort: «Cet incident de la vie qu'on appelle la mort mérite à peine d'être pris en considération, quand on a le bonheur d'y être convenablement disposé par la foi ou par la vertu» (96), par le Christ ou par Socrate. Les deux textes de référence sont là, réunis dans cette phrase. Plusieurs prêtres prennent part au banquet ou apportent leurs secours religieux aux Girondins qui les demandent. La conversation aborde donc parfois des sujets religieux, et les textes sacrés sont souvent cités, plus ou moins directement:

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LASO URCE

Je me souviens que le sujet de ma dernière instruction au peuple fidèle de mon auditoire étoit le verset 22 du chapitre V de Saint Mathieu en son évangile: Celui qui insultera son frère, ou qui lui adressera des paroles menaçantes, mérite d'être condamné dans le conseil. Heureux qui a mieux profité que moi de cet enseignement! (p. 90, italiques du texte)

En regard de la Bible, puisque les deux textes vont bien sûr «dialoguer», le Phédon est évoqué par les personnages. Vergniaud décrit le lieu des âmes immortelles: «Ta pensée planera sur lui [ton fils] d'une région inaccessible aux honteuses terreurs de l'homme mortel, et ton génie enflammera le sien d'inspirations dignes de toi!» (122), et déclare plus loin: «L'immortalité de l'âme est décidément la seule question qui reste à l'ordre du jour» (123) - c'est la principale question du Phédon. Les personnages évoquent parfois directement Platon: la solution «est tracée par le raisonnement pour le philosophe dans les écrits de Platon, et la raison humaine ne s'élèvera jamais plus haut. Ce que Platon m'a promis, au nom du grand architecte des mondes, je vais le chercher» affirme Brissot (124) - ou ils évoquent Dieu: «Elle est tracée par la foi, plus savante que Platon, pour le chrétien plus riche en avenir que le philosophe. Ce que la foi m'a donné, au nom du Seigneur, je vais en prendre possession dans le ciel» rétorque Fauchet (125). Le banquet des Girondins, à mi-chemin entre le banquet platonicien et la Bible. Deux discours, religieux et philosophique, coupent tour à tour le discours principal. Mais si les personnages parlent de la Bible et de Socrate, si le texte affirme ses similitudes avec le Phédon, il en affirme aussi sa différence essentielle:

Le plus sage des Grecs, au jugement des oracles, mourant parmi ses disciples pour la défense des libertés sacrées de la pensée, et s'amusant à aiguiser encore d'ingénieuses ironies, ne trouva que des pleurs pour réponse; mais ses élèves ne mouroient pas avec lui, et si cette faveur leur avoit été accordée, ils seroient morts sans doute en riant comme les Athéniens de la Gironde. (129-130)

- Socrate mourait seul, ses amis pleuraient. Les vingt-et-un Girondins meurent ensemble, égaux (d'où une polyphonie véritable) - ils en rient. Le Banquet de Nodier, entre deux textes de référence, s'échappe encore, dans un éclat de rire.

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Certaines scènes, même si Nodier jure qu'elles appartiennent à l'histoire, apportent un romanesque qui tranche avec les discours sérieux du symposium. L'amour apparaît dans le texte lorsqu'une jeune femme vient assister au retour du tribunal des Girondins accusés, et fait ensuite parvenir «un bouquet de marguerites et d'immortelles» et un «billet» (159-160) à l'un des Girondins. Cet épisode romanesque permet en outre d'intercaler un autre genre littéraire, l'épistolaire, dans ce texte déjà hybride, et une autre voix (écrite, la seule voix féminine) ajoute à la polyphonie du texte, lorsque Nodier y imprime le contenu du billet:

POUR MONSIEUR DUCHATEL

Mon cœur a partagé votre amour, cher Duchâtel, et cependant je n'y ai
pas expressément répondu, parce qu'il n'y avoit entre nous aucun rapprochement
possible sur la terre.

Aujourd'hui vous subissez votre arrêt, je reçois mon acte d'accusation, et
vous ne me précédez que de quelques jours au lit nuptial. Allez m'attendre,
mon ami. Mon cœur et ma main vous appartiennent dans l'éternité.

Cécile.10

Deux autres sous-intrigues, introduisant des personnages subalternes (un domestique, et un ancien cent-suisse qui s'est fait guichetier à la Conciergerie dans le seul but de sauver la vie d'un des Girondins) modifient encore le ton du banquet. Le romanesque divertit, et ces saynètes, ces duos, histoire sentimentale ou roman d'aventures, interrompent et dérangent le rythme et la dignité du discours historique.

Les personnages présents sont en situation d'égalité (même s'ils discutent et remettent eux-mêmes en question la teneur de ce terme): égalité devant la mort, égalité lorsqu'ils se jettent «dans les bras les uns des autres, et cette fois-là, presque sans prédilection de parti ni d'affection.Il n'y a rien qui rapproche et qui confonde toutes les nuances d'opinion et d'intérêt comme la présence de la mort. Ils avoient voulu l'égalité avec tant d'ardeur! - L'égalité, c'étoit cela» (140). Egalité textuelle puisque, si celle-ci n'est pas atteinte chez Platon où la polyphonieest surtout didactique, où il est toujours clair que c'est Socrate qui a raison et qui détient la vérité, Nodier présente ici, au contraire, «une multiplicité de voix 'équipollentes' à l'intérieur d'une seule œuvre» (définition de la polyphonie, par Bakhtine, Poétique 69). Même si certains personnages ont plus souvent que d'autres la parole

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(Vergniaud, par exemple, en sa qualité de Président), le lecteur n'a jamais l'impression que certains ont tort alors que d'autres ont raison: des vues diverses sont offertes, sans que le narrateur ni l'auteur ne prononce de jugement de valeur. La subjectivité de l'auteur ne se Ht pas à l'intérieur de ce banquet (si ce n'est dans ses notes historiques, sur lesquelles je reviendrai).

Le multilogisme naît donc de conversations entre les personnages. Par leur biais, l'auteur nous présente diverses orientations et opinions: le côté militaire, le côté légal, le côté monarchiste, et même, le côté montagnard. Les différences d'opinions et de voix sont cristallisées par une déclaration de Vergniaud, qui, lorsque l'on débat la notion de République, en offre une définition intrinsèquement polyphonique, définition qui est, en quelque sorte, une mise en abyme des discussions des Girondins:

La république, messieurs! un gouvernement fédéral pour Buzot, une utopie d'économistes pour Condorcet, un mob turbulent et convulsionnaire pour Thomas Payiie, une grande exploitation agricole, industrielle et philanthropique pour Brissot, une immense Athènes renouvelée de Démosthène et de Plutarque pour Ducos; pour Saint-Just, un monde organisé comme la petite et grossière municipalité de Sparte, aux ilotes et aux rois près; une orgie perpétuelle et délirante pour le sybarite d'Arcis-sur-Aube;" une ample et somptueuse curée pour Chabot, une dictature pour Robespierre, une boucherie pour Marat: voilà ce que c'est que la république! c'est ce dé à plusieurs faces que les jongleurs font rouler sur un pivot rapide aux yeux de la multitude, et qui en reçoit autant de noms en tournant qu'il lui offre de côtés. (118)

Ce dé à plusieurs faces, c'est le symbole de la polyphonie. Ni Nodier, ni Vergniaud ne propose une définition de la République. Les voix multiples se font entendre, personne ne conclut. Texte aux voix variées, texte ouvert.

Polyphonie aussi puisque, aux vingt voix des Girondins,12 Nodier n'hésite pas à ajouter des paroles prononcées par les personnages avant ce banquet (détruisant ainsi subtilement l'unité de temps), mais aussi et surtout celles de célébrités révolutionnaires absentes, pour éviter que ne se perdent des tirades historiques «immortelles»: Nodier emprunte des tirades à M. Real, à Saint-Just, à Barbaroux, ou à Girey-Dupré: «Cette phrase est de Girey-Dupré [...]. Je la donne ici à un autre, en vertu d'un privilège dont j'ai usé souvent sans dissimuler cette licence, celui de

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m'emparer de quelques belles paroles des absents, dans les occasions où elles ont pu se présenter naturellement à un de mes personnages» (193-194). Véracité ou mensonge? En reconnaissant (dans ses notes toutefois, et non pas dans le texte même) le déplacement temporel et géographique, l'attribution des paroles de l'un, à l'autre, Nodier veut être vrai. Mais suffit-il, pour rétablir la vérité, d'avouer discrètement ces modifications et déplacements, d'expliquer leurs raisons d'être? «En général, et je ne saurois trop le répéter, il n'y a ici de mon invention que l'enchaînement logique des paroles, et j'ai cherché à le rendre aussi rationnel que possible» (193). Définitions ambiguës de la réalité...

La polyphonie se complique par la présence de l'auteur dans le texte, non seulement en tant que narrateur (plus ou moins) omniscient, mais aussi et surtout, dans des notes aussi nombreuses que longues et qui constituent, à elles seules, un (hors) texte volumineux. Pourquoi ces notes? Elles «ne sont pas écrites, comme cela se pratique ordinairement, pour grossir le volume» (206), dit-il. Il y précise ses intentions purement historiques, ainsi que des écarts et incartades qu'il a osés avec la réalité; il y ajoute des vignettes historiques, tentant, par leur biais, de s'immiscer dans le texte, de se donner un rôle d'acteur (bien qu'il n'ait pas, bien sûr, assisté au Banquet). Ainsi, il raconte ses rencontres et relations personnelles avec des personnes prétendument évoquées par les Girondins, lors du fameux banquet, ou avec des descendants des Girondins exécutés - il consacre par exemple près de trois pages à Cazotte, sans rapport avec le Banquet, mais qui lui permettent de s'y infiltrer («Je me souviens d'avoir vu M. Cazotte, autant qu'on peut se souvenir de l'âge de huit à neuf ans. Il étoit l'ami de mon père, et les sujets familiers de sa conversation étoient propres à fixer les souvenirs desenfans», 197-198).13

Interruptions subtiles (seul un numéro suspend le flot du texte et le lecteur pourrait ne pas consulter le (para)-texte auquel il renvoie), les notes lui permettent aussi de faire entendre sa propre voix, parallèle à celles des Girondins (même si elle est, typographiquement, en retrait). Il y parle donc, à la première personne, de sa vision de la Révolution, de la République. Il critique la violence révolutionnaire, il dénonce les excès de la Terreur:

Terrible histoire que celle d'un peuple où les accusateurs des GIRONDINS,
où les persécuteurs proscrits pour INDULGENCE emportèrent à leur tour les
regrets des gens de bien! Que dis-je! si nous savions à fond le secret du 9

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thermidor, nous y verrions Robespierre lui-même poursuivi comme continuateur du système de Camille qu'il avoit sacrifié. Les assemblées politiques font des coups d'état contre une influence qui tend à s'agrandir, contre un pouvoir qui s'affermit. Elles n'en font point contre la terreur. (205)

Dans une autre note (40), il parle d'une idée qui lui est chère, celle du côté cyclique des événements14 offrant toujours une vision pessimiste, désabusée de l'Histoire et des politiciens. Mais, outre l'horreur, outre les déceptions et le pessimisme, l'espoir se lit, précisément, dans l'acte d'écriture que Nodier entreprend avec la rédaction du Dernier Banquet. Pourquoi écrire, s'il n'espère pas, éventuellement, donner une leçon historique, et éclairer peut-être les politiciens futurs? éviter justement que l'histoire ne se répète? Fragmentaires par nature, ces notes ajoutées à un texte de l'entre-deux (entre théâtre ou dialogue et roman, entre histoire et fiction) constituent un discours auctorial qui, ici, s'affirme histoire alors qu'il est souvent commentaire, mais qui ne dépare pas: à la fois texte et hors-texte, cet élément «passablement élusif et fuyant»1 ' illustre une indécision et une labilité textuelle. Outre leurs divers usages et motivations (érudition, précisions, personnalisation), les notes de ce texte ont aussi, me semble-t-il, une fonction de «brouillage». Excroissances textuelles, elles empêchent la finition et l'unité du livre. Créatrices d'ambiguïté dans un texte à la forme déjà ambiguë, par leur longueur et leur fréquence, elles troublent la lecture linéaire, elles mettent en question le texte, la vérité, elles découpent et mettent volontairement en péril l'intégrité et l'équilibre du livre, empêchant que le texte soit fini, défini, irrémédiablement clos.

Cette polyphonie à tous les niveaux tourne au carnavalesque lorsque le vin rivalise avec le sang; lorsque le rire, même s'il est parfois jaune, éclate; lorsque l'humour, même s'il est souvent noir, perce dans les dialogues. «Par sa nature, le symposium est un genre purement carnavalesque»affirme Bakhtine (Poétique , 107). «[F]ête sans exemple», «jour de féerie et de délassement» (130), le banquet de Nodier s'apparente donc au carnaval. En cela, le texte, qui pourrait être morbide, offre, par le biais des entailles carnavalesques, l'espoir d'une renaissance. Dans le banquet de Nodier, comme au carnaval, on se déguise, on change de vêtements, donc de statut, on bouleverse tout: l'ancien régime est un «spectre caduc et abruti [...] vieillard obscène et fardé, tout chargé de

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turpitudes et d'extravagances» (114) alors que les révolutionnaires sont des «enfants étourdis et mutins [...] heureux de traîner derrière [eux] les lambeaux de [leurs] langes déchirés et de [leurs] lisières rompues» (115). D'ailleurs c'est un véritable déguisement que propose le guichetierPierre Romond au Girondin qui lui a auparavant sauvé la vie: «Vous allez prendre mes habits, jeter les vôtres [... dit] Pierre, en faisant sauter les boutons de sa veste à force de se hâter» (146-147).

Mais surtout, le texte lui-même est carnavalisé. Bakhtine explique que la carnavalisation est «cette transposition du carnaval dans la littérature» (Poétique, 169) et il en étudie les moments et les particularités. Le Banquet répond bien à la définition du critique russe: tous les participants sont actifs et un contact libre et familier (facilité par le vin et la nourriture) s'établit entre eux, malgré les inégalités de classe sociale (avocats, négociants, prêtres, cultivateur, médecin) ou d'âge (de 27 à 57 ans). Le carnaval encourage les mésalliances entre le sacré et le profane («Far le saint Evangile! on ne termine pas autrement les guerres de parti», 103), entre le haut et le bas («Un pont-neuf! je croyois que tu icr)jt-r»jc t'Moyor -Jiiv r\jne hontoe rvinrirme /in r)i rrjoceÉ» rr\té> rio p-^Kro "^t" V/'U ** v*V*^v a v aaw-w»».»~v^ aw^awaav^ w%* ** *-• *- a ** %^ a»^ et de Chénier, et tu te rabaisses au-dessous du vol rampant de Laignelot jusqu'au badinage trivial de Pons de Verdun!», 133), entre la sagesse et la sottise.

Et le rire, élément essentiel du carnavalesque, ponctue le Banquet. Rire lié «à la mort et à la renaissance, à l'acte de procréation et aux symboles de fécondité. [...] Dans l'acte du rire carnavalesque s'allient la mort et la renaissance, la négation (la raillerie) et l'affirmation (la joie). C'est un rire profondément universel, cosmogonique.» {Poétique, 174-175). Il atteint les phénomènes au cours de leur transformation et signifie ainsi leur opposé: dans la mort, il signifie la vie. Nombreux sont les Girondins qui rient et sourient pendant ce banquet; l'un d'eux cependant, Mainvielle, personnifie en quelque sorte le rire: «Son rire naïf et inextinguible, comme celui d'un enfant heureux de peu de choses, avoit souvent troublé à la tribune le montagnard le plus intrépide;il avoit enrichi d'un accompagnement bizarre la basse solennelle de Danton et les glapissements féroces de Marat» (40-41). Ce rire, incongru à la tribune, choquant par sa présence déplacée, va interrompreles moments les plus sérieux du banquet, du début à la fin lorsqu'il laisse échapper «un de ces éclats de rire frénétique auxquels les

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habitans de la Conciergerie reconnoissoient de loin le beau Mainvielle»
(154). Il retentira jusque devant la guillotine.

Les plaisanteries (que Bakhtine classifie sous la rubrique de formes réduites du rire) se succèdent, éparses au milieu d'un texte autrement sérieux: ce sont les ironiques euphémismes utilisés pour parler d'horreurs. Ainsi, le passage à la guillotine devient: «ce que notre vénérable ami, M. Lamourette, appelle une chiquenaude sur le cou» (102), ou le «spectacle piquant d'un assassinat public commis au nom de la loi, par un égorgeur à brevet qui rentre ensuite paisiblement chez lui sous la protection de la justice, puis se lave les mains et déjeune avec sa femme» (162-163). Ce sont aussi les plaisanteries ou jeux de mots, souvent douteux, scabreux s'ils étaient prononcés par une personne autre que les Girondins eux-mêmes, et qui touchent toujours à la mort imminente. «Nous ne rirons pas plus jeunes, comme disoit ma pauvre mère, et il m'est avis que nous ne rirons pas plus vieux de beaucoup» (89) dit Mainvielle. Ducos joue avec le jargon légal révolutionnaire, affirmant: «Pendant que nous étions en veine de décrets, et que nous en faisions à la journée, je regrette de n'avoir pas proposé l'indivisibilité de la tête et des vertèbres» (96). Plus loin, ce sont Duprat et Mainvielle qui rivalisent:

DUPRAT

Nous serons alors plus capables de juger en connoissance de cause; ... et
maintenant, messieurs, nous ne pouvons pas nous le dissimuler, nous
n'avons pas la tête à nous.

MAINVIELLE.

Au lieu que tantôt, ce sera merveille! Nous voterons pour ¡a première fois
a TÊTE REPOSÉE. (126, majuscules du texte)

Mainvielle est indéniablement le plaisantin du groupe; lorsque Duchâtel lui reproche de ne pas avoir «la tête mûre», il rétorque, impitoyablement: «Ah! sur ce point, vous me permettrez de vous contredire. Mûre s'il en fut jamais; elle va tomber!» (132). Face à la mort qui les attend, les Girondins signifient, par leurs plaisanteries, la vie invincible, l'élan vital encore possible, ne serait-ce qu'une dernière fois. En introduisant, dans un contexte tragique, des éléments comiques, Nodier rapproche des opposés et introduit alors un mouvement inverse, vital, qui va de la mort à la re-naissance.

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Les chansons ont elles aussi leur place dans ce texte à la forme incertaine:

L'enthousiasme des refrains a quelque chose de contagieux; les refrains couroient avec le punch; les chansons se succédoient, se croisoient, se perdoient les unes dans les autres, plus vives et plus turbulentes par leur confusion. C'étoit la boutade soldatesque pour Viger, la romance patoise du Comtat pour Duprat; pour presque tous, les beaux airs patriotiques de la révolution. (135)

Chansons à la fois polyphoniques (d'après leurs genres divers, de chansons grivoises à la Marseillaise) et unifiantes (dans leur fonction carnavalesque), qui entraînent tous les personnages hors de la mort, dans la musique et le rythme.

Les dialogues souvent sérieux (politiques, philosophiques, religieux) sont donc toujours interrompus d'une relativité joyeuse (rires, jeux de mots, chansons). C'est qu'ils naissent autour d'une abondance de nourriture et de vin et à un moment «seuil», entre la vie et la mort. Le vin est une sorte de lien qui permet de passer du côté carnavalesque au côté sérieux, et vice versa: «Je bois à tous, et à chacun d'eux [Girondins proscrits] en particulier, dit Main vielle en multipliant les rougebords. - Je bois à leur avenir et à celui de la France, dit Ducos. - Je bois à la République une, indivisible et impérissable, dit Boileau» (72). L'atmosphère qui pourrait être tragique reste essentiellement gaie: «En vérité, c'est donner trop de temps aux pensées pénibles dans une soirée de plaisir et de gloire, où tous les cœurs ne demandent qu'à s'épancher en commun dans les délices du banquet! Elle marche, la nuit joyeuse, et nous n'avons encore ni bu ni chanté» (67). «Ces persiflages héroïques, saillies dignes de Socrate, où se complaisent les gens de cœur qui savent mourir, circulèrent au milieu des éclats de rire avec le punch qui remplissoit tous les verres» (126). Et le texte passe, par le biais des coupures textuelles que représentent les rires ou les plaisanteries, du sérieux au carnavalesque.

Ce banquet entre la vie et la mort, symbole d'une période seuil, charnièreentre deux siècles, ne pouvait pas laisser la pensée se figer dans un sérieux monologique. Nodier va plus loin que le dialogue socratique: les plaisanteries sont plus grosses, plus nombreuses, le rire plus bruyant, la polyphonie y est plus véritable, en l'absence de la personnalité écrasante

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d'un Socrate. En fait, on peut dire que Le Dernier Banquet des Girondins se situe quelque part entre le dialogue socratique et la satyre ménippée. Pour répondre aux perversions de la Terreur, Nodier propose l'évasion par/dans le texte - texte perverti, morcelé, multiplié, polyphonique. Texte né de la mort, et qui s'achève avec l'exécution des Girondins, mais texte qui pourtant fait revivre les morts et les textes anciens. Texte qui lutte contre l'horreur, par son côté carnavalesque, par son ironie distanciatrice. Et texte qui se veut espoir, leçon, Nodier pensant que l'histoire se répète, que les révolutions se ressemblent, et qui tente donc, en en dénonçant les excès, d'empêcher une nouvelle Terreur. Si la guillotine fait taire («Cette fois la mort l'empêcha d'achever», 165), deux cents ans plus tard, nous entendons toujours les voix de ces Girondins. Par le miracle de son écriture polyphonique, Nodier renverse l'effet de la guillotine: de fatale, la coupure est devenue textuelle, enrichissante, multiplicatrice. Le carnavalesque réussit son tour de passe-passe, un déplacement s'effectue de la mort à la vie. En définitive, cette propensiondialogique si nette dans le banquet ne symbolise-t-elle pas l'œuvre de Nodier dans son ensemble? Les ambivalences, les contradictions d'un texte à l'autre, ou à l'intérieur d'un même texte ou personnage, les fluctuations qui s'y trouvent ne sont que de multiples facettes de l'incessant dialogue nodiérien. Refusant toujours de trancher, d'imposer une vérité qui risquerait d'être fausse, Nodier préfère rester dans un domaine de l'entre-deux, qui le laissera, en quelque sorte, au seuil de la célébrité.

Hélène Lowe-Dupas

Université du Sud de l'lllinois



Notes

1. Les numéros de page dans le texte renverront au septième volume des Œuvres de Charles Nodier, Slatkine Reprints, Genève, 1970.

2. Nodier reprend d'ailleurs en exergue à son texte la phrase de Thiers: «Ils firent en commun un dernier repas, où ils furent tour à tour gais, sérieux, éloquens.» (Thiers, Histoire de la Révolution française, V, Furne, Paris, 1838, p. 391).

3. Alfred de Lamartine, Histoire des Girondins, IV, Furne, Paris, 1858, p. 27-36.

4. Nodier emprunte, presque mot pour mot, quelques tirades à Thiers (passage qui précède celui que j'ai cité dans le texte de cet article et dont l'action se déroule non pas en prison mais au tribunal) et les replace dans le cadre du banquet : «Mon frère, c'est moi qui te donne la mort!» dit Fonfrède à Ducos, paroles reprises par Nodier (167). ou encore les paroles de Lasource: «Je meurs le jour où le peuple a perdu la raison; vous mourrez le jour où il l'aura recouvrée» - que Nodier replace dans son texte (91).

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5. Les citations tirées de l'ouvrage de Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski (Paris: Seuil, 1970) seront précédées du terme Poétique suivi du numéro de page.

6. «Causer, conter. Stratégies du dialogue et du roman», Littérature 93, février 1994, p. 7.

7. «Si la dernière nuit des GIRONDINS n'est pas celle que j'ai conçue, elle adû étrangement lui ressembler. Elle lui ressembloit du moins dans tous les détails qui me sont parvenus, dans tous ceux qu'il n'est pas permis à histoire d'inventer, et que j'ai puisés avec soin aux sources les plus authentiques.»

8. D'ailleurs si le texte vient parfois à manquer d'équilibre et de vraisemblance, c'est justement, dit-il, parce qu'il se borne à répéter la réalité: «Je me serois bien gardé de sacrifier une vérité de fait aussi essentielle, à l'entente d'un plan et à l'effet d'une opposition, dans un livre qui, en dernière analyse, n'est fait que pour renseignement» (23).

9. La Cène elle-même n'est pas longuement développée dans la Bible. L'image de la Cène en tant que dernier repas est pourtant présente par analogie évidente, et c'est la Bible en général qui est présente en intertexte, avec surtout les discussions concernant la vie éternelle.

10. Nodier se justifie de cette interruption romanesque dans une note: «Cet épisode d'un amour de prison a deux grands défauts; le premier, c'est d'être romanesque, prétention insupportable dans un travail historique [...]; le second, c'est d'être commun dans un genre où le commun est intolérable. Je ne peux l'excuser qu'en attestant quilma été raconté plusieurs fois, avec des variantes de peu d'importance; il n'en falloit pas davantage pour m'imposer le devoir de le conserver, même sous la forme assez obscure que lui a laissée l'incertitude de mes enseignements. Sa brièveté lui méritera d'ailleurs quelque indulgence. Il n'occupe en tout qu'une page» (177-178).

11. Danton.

12. L'un des Girondins s'étant déjà donné la mort, il n'en restait plus que vingt.

13. Nodier a d'ailleurs consacré un conte à Cazotte. Citons aussi des références à Jacques-André Emery: «J'ai eu le bonheur de lui entendre raconter, quelques années auparavant, avec une éloquence naïve et cependant pittoresque et colorée, une partie de ces détails [...]» (214) ou encore à Saiffert «qui n'est mort qu'en 1809, et avec lequel j'ai eu les rapports que me permettoient mon âge, la bizarrerie de ses systèmes [...]» (215).

14. «C'est une chose instructive dans sa bizarrerie que le retour des circonstances analogues dans toutes les révolutions et cette instruction infaillible n'a cependant jamais profité ni aux peuples ni aux rois [...] Tout le monde sait cela, et si la même occasion se présentoit mille fois, il arriveroit mille fois la même chose, parce qu'il n'y a point d'expérience, point de raisonnement qui puisse prévaloir dans une institution surannée contre l'instinct de suicide, contre la nécessité de mort qui l'entraîne à finir. Dans les positions extrêmes, on ne consulte ni l'observation, ni l'histoire, ni le sens commun. On consulte des courtisans qui se font passer pour capables, des intrigants qui se donnent pour hommes d'état, et tout est perdu (...]» (212-213).

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Résumé

Dans le Dernier Banquet des Girondins, Charles Nodier raconte le banquet auquel vingt-et-un députés girondins auraient consacré leur dernière nuit, avant de passer à la guillotine. Face à la mort omniprésente, Nodier répond par l'écriture, le dialogue, la polyphonie, et parfois même le carnavalesque. Polyphonie inhérente au sujet (symposium), polyphonie des genres, polyphonie entre texte et intertexte, texte et hors-texte (notes de l'auteur). A ce moment seuil, entre la vie et la mort, la nuit et le jour, correspond un texte seuil, dynamique, ironique, mouvant, qui échappe à toute catégorisation.



15. Genette, Seuils, Ed. du Seuil, Paris 1987, p. 314.