Revue Romane, Bind 29 (1994) 2

Harald Ulland: Les nominalisations agentive et instrumentale en français moderne. Publications universitaires européennes. Série XIII. Langue et littérature française. P. Lang, Berne, 1993.

Inge Bartning

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Dans sa thèse intitulée Les nominalisations agentive et instrumentale en français moderne, Harald Ulland se propose d'examiner un certain type de nominalisations nommées agentive et instrumentale. Il est question de noms déverbaux dérivés à l'aide des suffixes -eur, -ant, -0, comme dans les exemples les joueurs de bridge, les manifestants contre Le Pen, un ouvre-boîtes. Lintention originale de l'auteur était de faire une analyse contrastive de ces nominalisations en français et en norvégien. Ces constructions n'étant suffisamment décrites dans aucune de ces langues, HU a décidé de se limiter au système français. Il a bien fait, car les travaux sur les nominalisations françaises concernent normalement les nomina actionis et, par son étude, il remplit donc une lacune en grammaire française.

L'étude de HU est descriptive et empirique. Elle se base sur un corpus tiré de textes littéraires et journalistiques et, en partie, sur le corpus du TLF à Chicago. La perspective est syntaxique en ce sens que l'auteur propose de regarder la formation des mots comme un procès syntaxique et que l'une de ses préoccupations centrales est de saisir le rapport entre le syntagme verbal et le syntagme nominal. En suivant la tradition de la grammaire transformationnelle, HU propose une phrase sous-jacente comme base dérivationnelle pour les deux types de nominalisations. Il ne s'agit pourtantpas d'une phrase noyau, mais d'une phrase relative sous-jacente, comme par exemple 'personne qui joue au bridge' pour joueur de bridge. HU est aussi inspiré par les analyses de Tesnière et de Herslund & Sorensen sur la valence des verbes. C'est dans la description du verbe sous-jacent que HU se sert de l'analyse valencielle : il s'est donné comme tâche de montrer quels sont les actants du verbe de la phrase sous-jacente qui peuvent être transposés dans le syntagme nominal et comment ces actants s'expriment morphologiquement. Le but de son examen est de décrire les

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restrictions qui pèsent sur les classes de verbes, afin de voir dans quelle mesure les
trois types de nominalisations étudiées peuvent contenir des actants et expressions
libres circonstancielles au niveau du syntagme nominal.

Après avoir donné une présentation critique de quelques travaux antérieurs sur la nominalisation (chapitre 1). HU nous livre dans son deuxième chapitre une typologie des nominalisations en trancáis : 1. la nominalisation nucléaire qui «désigne le procès exprimé par le verbe»» (exemple : patinage); 2. la nominalisation extra-nucléaire qui «désigne un des actants ou un des circonstants». I.a nominalisation extra-nucléaire se divise en nominalisation actantielle (exemple .patineur) et nominalisation circonstancielle (exemple .patinoire).

L'une des principales questions évoquées par HU est de savoir dans quelle mesure un syntagme nominalisé garde - dans la terminologie de HU «désigne» ou «contient» - les actants d'un syniagme verbal. lIU montre qu'une nominalisation nucléaire peut «contenir» plusieurs aciants comme par exemple dans (\) la création de l'univers, où l'objet direct est l'un des actants. La nominalisation extra-nucléaire agentive «désigne» elle-même l'un des actants et peut en «contenir» un comme dans (2) le créateur de l'univers. Dans (3) les créations de Paul, la nominalisation «désigne» un actant, l'objet (ce que Paul a créé), et «contient» le sujet (Paul). Dans une nominalisation circonstancielle instrumentale comme (4) un coupe-légumes, c'est le N2 dans le schéma «NO couper N 1 avec N2» qui est désigné par le syntagme nominalisé, et ce qui est transposé, c'est le complément d'objet (le N1).

Dans le troisième chapitre, HU poursuit la description des procédés de formation des types (2) et (4) ci-dessus, à savoir la nominalisation agentive {joueur, manifestants) et instrumentale [ouvre-boîtes). Le chapitre 4 - la partie principale de la thèse - est consacré aux différents constituants de la phrase sous-jacente. Après avoir présenté les traits de l'antécédent de la relative, HU prend comme point de départ, pour ce chapitre, un classement de la valence du verbe français, inspiré de Herslund & Sorensen : verbes à un argument (nageur), à deux arguments (un voleur de voitures), à trois arguments (Max est l'héritier de Jean. Max est l'héritier d'un million de francs mais non *Max est d'un million de francs de Jean). Ce chapitre est plein d'observations nouvelles et, à mon avis, c'est le chapitre le plus réussi. Lun des mérites incontestables de l'étude de lIU est la base solide des données. Dans son analyse de verbes transitifs, HU expose ses résultats en examinant les propriétés référentielles du substantif objet direct de la phrase sous-jacente. Il constate qu'une nominalisation en -eur est possible avec deux types de référence, notamment la référence spécifique et la référence non spécifique : le constructeur de ce pont et le constructeur de ponts. Par contre, le suffixe -ant accepterait, selon certains linguistes, uniquement un objet spécifique : *les redoublants de classe et les redoublants de cette classe. HU montre ici de nouveaux résultats: môme les nominalisations en -ant peuvent avoir un objet non spécifique : les fabricants de caravane. Vers la fin de ce chapitre l'auteur examine les éléments libres (non valenciels) qui peuvent être transposés dans un syntagme nominalisé : le parallélisme entre une personne qui lit beaucoup et un grand liseur. Une étude empirique sur les substantifs briseur, casseur, faiseur, et inventeur tirés du corpus TLF de Chicago, termine cette panie principale de la thèse (chapitre 5). C'est dans ce chapitre que la méthode et le sujet de thèse se révèlent comme étant surtout lexicologiques.

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Dans ses remarques finales, HU rappelle au lecteur le point de départ syntaxique de l'étude. Il souligne encore une fois que ce sont les mécanismes du procès de la nominalisation qu'il a voulu saisir mais admet que les facteurs syntaxiques, sémantiques et lexicaux entrent dans une sorte de symbiose dans le domaine des nominalisations. Je suis entièrement d'accord sur ce point et ce n'est malheureusement que dans la conclusion que HU montre que l'étude des nominalisations revendique aussi une place en linguistique textuelle. HU nous montre comment une nominalisation - agentive ou instrumentale - peut être préparée à l'avance dans un texte par le fait que l'on présente d'abord le SV et que ce SV se trouve ensuite nominalisé. Je me permets de reprendre ce bel exemple de la page 172 dans son intégralité :

(5) Le premier patient, «opéré» il y a quatre ans, ne porte toujours plus de lunettes. Du coup, Seiler a décidé d'utiliser le laser contre la myopie. Dans 95% des seize cas traités, la correction a été assez bonne pour mettre fin au port de lunettes. On se prend à rêver. Selon Etienne Butner, opticien-adapteur à la fondation Rothschild à Paris, «il y aura à l'avenir beaucoup moins de porteurs de lunettes. [... ] Outre le bien-être des patients, la sculpture par laser devrait offrir à ses pionniers de confortables profits, à la mesure d'un marché immense, celui des millions de porteurs de lunettes et de lentilles (Le Nouvel Obs 190ct89).

Il est dommage que cette démonstration ne soit pas présentée plus tôt dans la thèse de HU, car elle constitue un argument très intéressant pour la mise en rapport entre syntaxe verbale et syntaxe nominale, phénomène qui est au centre de l'hypothèse de HU. C'est aussi dans les remarques terminales que HU reprend la question fondamentale de savoir d'où viennent ces substantifs dérivés. En donnant les trois exemples suivants, il veut démontrer qu'il s'agit de trois processus différents : (6) un porte-drapeau, (7) le voleur de mon carnet de chèques, (8) le cire-chaussures. La deuxième nominalisation est créée, selon l'auteur, à l'aide des règles de la syntaxe, alors que la première, pour le locuteur, existe à l'avance : elle est «toute faite». C'est ici que le lecteur se demande s'il est sage de postuler une source commune à des formations si différentes, vu la distance entre la relative sous-jacente et les exemples (6) et (8).

Dans la dernière partie de la conclusion, l'auteur constate qu'il aimerait bien poursuivre ses recherches dans le domaine des déterminants du complément d'objet direct, ("est un domaine prometteur, ainsi que l'a montré son étude des verbes briser, casser et faire : le complément d'objet direct se transpose sans déterminant. Je ne peux qu'encourager HU à continuer ses recherches sur le système des déterminants des nominalisations.

La thèse de HU se termine par l'esquisse d'une analyse contrastive des mêmes
nominalisations en norvégien et en français, mais les résultats de cette étude ne sont
pas intégres dans la conclusion générale.

Malgré tous les mérites de l'étude originale de HU, j'aimerais soulever quelques points critiques. D'abord la proposition de la relative sous-jacente. C'est certainement un outil efficace, mais on se demande quel est son statut. Est-ce une structure profonde?l'auteur constate à propos de l'ambiguità potentielle de joueur (p. 41) que «La différence en structure profonde entre qui V et qui aime à V ne peut être exprimée en structure superficielle qu'à l'aide du contexte». Si la structure proposée

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demande à être diversifiée déjà pour une formation très régulière telle que joueur, est-il vraiment sage de postuler la relative sous-jacente comme structure profonde? Comment la relative, en tant que structure profonde, peut-elle saisir les régularités pour tout le reste de ce domaine lexical? Ou est-ce uniquement une simplification d'une définition lexicale généralisée?

Très lié aux problèmes du statut de la relative est celui du verbe source. Tout d'abord, il y a des noms déverbaux en -eur qui n'ont pas de verbes d'origine : censeur, proviseur, chauffeur, ingénieur, ce que l'auteur lui-même admet. De plus, il nous semble qu'il y a souvent des sens additionnels dans ces substantifs déverbaux. Un danseur n'est pas uniquement une personne qui danse mais aussi une «personne dont la profession est la danse» (cf. Le Nouveau Petit Robert 1993), un fumeur est une «personne qui a l'habitude de fumer j... ]», un buveur est surtout une «personne qui aime boire du vin, des boissons alcoolisées» et finalement, un bâtisseur est une «personne qui bâtit, fait beaucoup bâtir» (ibid.). Ce sont des sens additionnels qui reviennent dans ce type de noms déverbaux - on pourrait même parler d'isotopies - et qui expriment souvent l'habitude, la quantitié, la profession, la fréquence. On est ainsi en pleine description sémantique et lexicologique de ces substantifs dérivés. Le degré de lexicalisation des substantifs V-n 0, tels que coupe-feu, est encore plus sensible que celui des substantifs en -eur. On est enclin à conclure que les premiers substantifs sont très loin de la phrase sous-jacente. Il me semble donc que 'le modèle de la relative' ne tient pas jusqu'au bout parce que le système dé la langue et la formation des mots sont des phénomènes plus complexes.

Malgré ces quelques remarques critiques, il doit ressortir de mon compte rendu que HU a réussi à saisir des régularités et des généralisations importantes -je pense surtout aux restrictions sur la valence du verbe - dans ce domaine encore vierge, et ceci dans un style clair et concis. La clarté de l'exposition est aussi exemplaire. La thèse de MU - parue sous forme d'un beau volume dans la série Publications universitaires européennes chez Peter Lang - remplit une lacune et sera considérée comme une contribution importante à la compréhension des processus de nominalisation en français moderne.

Université de Stockholm