Revue Romane, Bind 29 (1994) 2

Philippe Caron: Des «Belles Lettres» à la «Littérature». Une archéologie des signes du savoir profane en langue française (1680-1760). Éd. Peeters, Louvain-Paris 1992. 430 p.

John Pedersen

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'Pourquoi telle œuvre appartient-elle à la littérature, alors que telle autre semble en être exclue?' Voilà une question qui, sous des apparences banales, ouvre sur une réflexion stimulante à la fois dans le domaine de l'histoire de la langue française et dans les champs des histoires de la littérature et de la mentalité. En tout état de cause, c'est la question initiale qui semble avoir inspiré à Ph. Caron une étude méticuleuse de l'histoire sémantique du 'signe linguistique' littérature.

En nous faisant part, au début du travail, d'une de ses réflexions initiales, l'auteur étale d'emblée l'enjeu à la fois historique et actuel de son projet. Et il ne fait qu'abonder dans ce sens en empruntant à Cl. Cristin la constatation suivante: «.. la littérature, dans le sens où nous utilisons aujourd'hui ce mot, n'existait pas avant 1759» (p. 11). Le lecteur moderne, pour qui, sans doute, le terme ne fait aucun problème, ne manque pas de s'étonner tant soit peu d'une telle affirmation. Effectivement, il s'avère vite qu'il faut remonter jusqu'à Tannée 1680 pour trouver un point de départ fiable pour révolution sémantique qui nous mène à la signification (pas très précise, dans la plupart des cas) dont jouit de nos jours la lexie littérature.

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Mais, comme l'indique déjà le sous-titre de l'ouvrage de Ph. Caron, il convient de commencer ailleurs. C'est, en effet, un tout autre signe linguistique qui, autrefois, couvrait le champ sémantique aujourd'hui occupé par le terme littérature. Il s'agit de la locution Belles Lettres, qui reflète si bien la soif académiste d'une rassurante beauté élocutoire. Cette locution est née au début du XVIIe siècle, (en tout cas, avant 1630 (Jean-Pierre Camus; Caron p. 257)), mais elle a ses racines dans la Renaissance et dans le fait que l'Ecole de cette période renoue avec les idées helléniques sur une finalité précise de l'éducation, à savoir le bien-dire. Belles Lettres, comme lexie, signifie à la fois une catégorie de textes et la compétence concernant cette catégorie.

Sur la base d'une documentation sans faille, Ph. Caron établit, en outre, que jusqu'aux environs de 1640, le terme bonnes lettres dominait sur belles lettres. A partir de 1670, cependant, les rapports entre les deux termes sont renversés. Eauteur se fonde sur cette évolution pour expliquer la présence du sème «esthétique» dans la lexie littérature de nos jours! (p. 366). Sous la forme d'un résumé, ce genre d'équilibrisme risque de choquer. En réalité, documentation abondante à l'appui, Ph. Caron convainc sans difficulté son lecteur.

Au départ, (en l'occurrence le Dictionnaire de Richelet 1680) les deux lexies Belles Lettres et Littérature n'étaient pas superposables, ce que montre nettement la définition suivante: «LITTÉRATURE: la science des belles lettres» (187). Selon Voltaire, la littérature est une lumière acquise sur les beaux-arts. Et Furetière donne comme synonyme de grande littérature: érudition surprenante. - Or, d'après l'enquête remarquable menée par Ph. Caron, Voltaire est démenti, en ce sens que le vocable littérature acquiert assez vite aussi la signification de la lexie belles lettres, à savoir 'catégorie de textes marqués par l'esprit, le goût et l'imagination'. En même temps, la signification de littérature semble perdre tout à fait son aspect instrumental, cette finalité qui s'attachait au XVIT à la lexie belles lettres, donc la compétence de certains lecteurs.

Avec Madame de Staël, le changement est accompli: De la littérature ne comporte aucune mention des belles lettres et son auteur n'en éprouve, sans doute, aucun besoin. Au contraire, le travail conceptuel qu'applique Madame de Staël au terme littérature lui confère une extension plus grande que n'a jamais eue belles lettres. Empruntons à Ph. Caron la formule suivante, dont la netteté la rend très apte à tout emploi pédagogique: « .. la Révolution Française sert de frontière chronologique entre l'ère des Belles-Lettres et l'ère de la Littérature» (p. 271).

Dans la deuxième partie de son étude, Ph. Caron se penche sur «la configuration idéologique des sciences des arts et du discours». Ce défi considérable, l'auteur le relève en étudiant «tous les prédicats attachés à ces signes», donc aux signes belles-lettres et littérature. En utilisant des 'descripteurs intrinsèques' comme esprit imagination et goût, et, dans un second temps, deux 'descripteurs contrastifs', à savoir facilité et utilité, Ph. Caron parvient à démontrer l'importance de la distinction qui, durant la période étudiée, s'établit entre les Sciences-Exactes, voire les sciences tout court, et la littérature. Il y a, entre autres choses, l'essor des sciences naturelles et l'expérience des encyclopédistes qui entrent comme facteurs décisifs dans ce processus.

Il va sans dire qu'un tel travail analytique aussi bien que ses prémisses, sous forme de délimitation du corpus, méthode envisagée pour dépouillement, commentaires, etc.. sont sujets a discussion. Mais quelles que soient les objections qu'on pourraient imaginer à ce propos, force est de convenir que Ph. Caron présente à son lecteur, avec beaucoup de clarté, ses choix dans ce domaine et leurs raisons d'être.

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A plusieurs reprises, le travail fondamental de Marc Fumaroli L'Age de l'Eloquence ( 19N0) est cité comme arrière-plan initial du projet. Ajoutons simplement que l'ouvrage de Ph. Caron trouve son originalité dans l'insistance sur l'analyse scrupuleuse des riches matériaux et dans le fait de se limiter à ce que l'auteur appelle le savoir profane, ("est ainsi qu'il devient un complément très précieux à celui de Fumaroli.

'lout au long de l'étude. Ph. Caron convainc son lecteur du bien-fondé de sa méthode aussi bien que de la pertinence de cette enquête magistralement menée à bien, sans pedantismo, mais avec une rigueur philologique qui n'enlève rien à l'esprit d'ouverture qui caractérise aussi son beau travail. Ce spécimen d'une 'archéologie des signes du savoir profane' se révélera indispensable aux historiens littéraires aussi bien qu'aux linguistes français, ("est en renvoyant à la page 21 de cet ouvrage remarquable que nous osons affirmer de son auteur qu'il «a une profonde littérature». Nous recommandons donc aux linguistes aussi bien qu'aux littéraires cet ouvrage érudit, utile et d'une lecture Ires agréable.

Université de Copenhague