Revue Romane, Bind 29 (1994) 2

La Bruyère et le mythe royal

par

Homayoun Mazaheri

Quelle idée La Bruyère se faisait-il du Roi-Soleil, ou des princes en général? La question est controversée, car l'auteur est particulièrement ambigu sur ce sujet. Nous avons, quant à nous, découvert un auteur prudent, politique dans sa défiance à l'égard de toute politique, se contredisant tantôt consciemment, tantôt inconsciemment, se complaisant enfin dans l'ironie.

C'est dans le chapitre Du Souverain ou de la République que l'on trouve l'essentiel de la pensée de La Bruyère sur le prince. Nous nous proposons donc une lecture détaillée de ce chapitre, selon un ordre chronologique: nous examinerons dans une première partie les fragments des éditions I-III; dans une deuxième partie, nous traiterons rapidement des cinq éditions suivantes .1

Dans les trois premières éditions des Caractères (toutes parues en 1688), La Bruyère intitule son chapitre Du Souverain. Celui-ci comporte alors 12 numéros (y compris le n° 19, supprimé à partir de la sixième édition), soit environ un tiers de l'édition définitive (35 numéros). Les deux premiers fragments, ceux du milieu (13 à 19) et les derniers, sauf l'avant-dernier (34), figurent déjà dans la première édition. Le fait que ces fragments, situés en des points importants du chapitre, soient maintenus dans cet ordre jusqu'à la dernière édition, est certainement révélateur: en effet, l'on devrait pouvoir y déceler le fond de la pensée de La Bruyère au sujet des souverains en général, et de Louis XIV en particulier.

Nous pouvons aussi observer que ces douze fragments sont tous des réflexions ou maximes (il n'y a point de «caractères» encore) relativement courtes, sauf la dernière (n° 35), par laquelle se termine le chapitre. D'ailleurs, comme l'a déjà indiqué Louis Van Delft, toute la première édition se caractérise «par la brièveté des observations» et par la rareté des portraits.2

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Nous constatons enfin que la plupart des remarques de ce chapitre concernent bien le souverain, ce qui justifie largement le titre, mais qu'il y est aussi déjà question de la république. Ainsi la première réflexion est-elle relative aux formes du gouvernement et non aux souverains eux-mêmes. Non seulement à cause de cela, mais aussi en raison de la complexité des idées présentées et de leur caractère général, nous ne saurions partager l'impression de L. Van Delft, selon laquelle, «l'éloge du roi [au n° 35] est, en 1688, l'unique raison d'être du chapitre».3 D'ailleurs, nous paraissant assez ambigu, cet éloge nécessitera plus loin un examen attentif. En attendant, pour revenir à la première remarque, La Bruyère y affiche une indifférence sceptique vis-à-vis de toutes les formes gouvernementales: «il y a dans toutes,4 écrit-il, le moins bon et le moins mauvais» (SR 1, p. 275).5 En d'autres termes, elles se valent toutes. La soumission de La Bruyère pourrait être comprise comme une résignation, le résultat d'une sagesse sceptique: «Ce qu'il y a de plus raisonnable et de plus sûr, (c')est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes, et de s'y soumettre» (ibid.). Ce conseil de prudence et de sagesse révèle une certaine vision politique. Ce n'est pas un compliment fait au gouvernement français qui ne vaut guère mieux qu'un autre, chrétien ou non! Ensuite, puisque le chapitre est intitulé Du Souverain, le prince se confond avec le gouvernement (le titre de l'édition définitive, Du Souverain ou de la République, se justifie déjà). Ce n'est pas non plus, par conséquent, un compliment à Louis XIV lui-même. La Bruyère refuserait donc a priori, ce qui ne nous étonne pas, tout changement radical sur le plan politique; autrement dit, toute révolution lui semblerait inutile ou néfaste.

Or, si La Bruyère affecte du scepticisme ou de l'indifférence à l'égard des différentes formes gouvernementales et des souverains, il ne manque pas de dénoncer la tyrannie: «II ne faut ni art ni science pour exercer la tyrannie, et la politique qui ne consiste qu'à répandre le sang est fort bornée et de nul raffinement...» (SR 2, p. 275). C'est un conseil que l'auteur donne indirectementau souverain qui abuse de son pouvoir. Il ne s'agit nullement de vouloir se débarrasser du prince despote, mais de le ramener à la vertu. C'est bien la position du réformiste. Il nous semble aussi significatif que La Bruyère commence son chapitre sur le Souverain par un exemple négatif et par la condamnation du tyran sur un ton sarcastique. Naturellement, le moraliste ne vise personne, ni aucun pays: il est question des souverains en général. Pourtant, la remarque qui suivait ici dans la première édition, à savoir le fragment 13, passait brusquement du général au particulier - à la France: «Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain» (SR 13, p. 285). Remarque dont le laconisme en dit long. Nous sommes tenté de croire que c'est un conseil que La Bruyère donne avec subtilité au souverain de France: que celui-ci évite le despotisme, car il n'y aurait aucun mérite à cela [«C'est la manière la plus horrible et la plus grossière de se maintenir ou de

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s'agrandir.» (SR 2, p. 275)]. Et puis, sous-entend-il, le peuple français ne
tolérerait pas un souverain qui ne soit pas «sérieux».

Ceci dit, l'auteur retrouve le ton général dans les numéros qui suivent (14 à 19). Il y analyse la psychologie des princes, décrit leurs difficultés, leurs «malheurs» (SR 14, p. 285) et leur conseille d'avoir un confident sûr (ibid.)... Ce prince imaginaire est plutôt malheureux (fait encore significatif): il est seul, il lui manque «les douceurs d'une vie privée» (SR 15, p. 285). Le moraliste lui conseille alors de se faire entourer d'amis véritables, fidèles. N'est-ce pas encore une allusion à ce manque chez le roi de France, autrement dit une attaque implicite des courtisans intéressés, faux-amis de sa Majesté, et tant blâmés dans Les Caractères'! Toujours sur le même ton de pitié, il plaint le roi qui passe sa vie à jouer la comédie. Il lui conseille «de sortir du théâtre» (SR 16, p. 285) et d'être ainsi «moins roi quelquefois» (ibid.) Ce qui est présupposé, c'est que le roi porte toujours un masque qui l'aliène. Il ressort aussi de cette maxime l'idée que tout roi ne «mérite [pas] de l'être» (ibid.).

La question de l'entourage du roi, des amis ou favoris, est reprise dans les trois fragments suivants (17 à 19). La Bruyère y donne une définition du vrai «favori». Celui-ci devrait être «modeste» (SR 17, p. 286), c'est-à-dire modéré, «sans engagement et sans liaisons» (SR 18, p. 286), en d'autres termes désintéressé et «détaché de tout», ou encore entièrement disponible et à la disposition du roi (partant, de la République).

Le n° 19 qui suivait et qui fut supprimé plus tard - on se demandera
pourquoi - est un conseil donné cette fois, non au roi, mais au favori disgracié.
Relisons cette réflexion:

Une belle ressource pour celui qui est tombé dans la disgrâce du prince (une grande parure pour le favori disgracié, I-III), c'est la retraite. Il lui est avantageux de disparaître plutôt que de traîner dans le monde (dans la ville, I-III) le débris d'une faveur qu'il a perdue, et d'y faire (et de faire, I-III) un nouveau personnage si différent du premier qu'il a soutenu. Il conserve au contraire le merveilleux de sa vie dans la solitude; et, mourant pour ainsi dire avant la caducité, il ne laisse de soi qu'une brillante idée (qu'une belle idée, I-III) et une mémoire agréable. (R. Garapon, n. 2, p. 286)

S'y ajoutait à la quatrième édition cette note non moins pénétrante:

Une plus belle ressource pour le favori disgracié que de se perdre dans la solitude et ne faire plus parler de soi, c'est d'en faire parler magnifiquement et de se jeter, s'il se peut, dans quelque haute et généreuse entreprise, qui relève ou confirme du moins son caractère et rende raison de son ancienne faveur; qu'il fasse qu'on le plaigne dans sa chute, et qu'on en rejette une partie sur son étoile. (Ibid.)

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Une idée qui se dégage de ces remarques, c'est que le prince est quelquefois injuste, ou bien se trompe: il lui arrive, en effet, de «disgracier» un bon favori, ou ami sûr. D'abord (éditions I-III), l'auteur conseille à celui-ci de se retirer du monde, dégoûté ajuste titre de la société et du prince; ensuite (éd. IV), cette attitude digne d'Alceste ne lui paraît pas raisonnable, et il remplace la misanthropie par la philanthropie. Tout La Bruyère est renfermé dans ces propos antithétiques. L'ensemble de son livre est tissé de contradictions de ce genre. D'où les controverses critiques à son sujet: est-il optimiste ou pessimiste, conservateur ou réformiste, etc.. ? C'est que les deux aspects sont également présents chez lui. En fait, la réalité le rend misanthrope (d'où son ironie sarcastique), mais son humanisme l'empêche d'être indifférent.6 Il opte alors pour la générosité. Son ironie elle-même est marque de générosité: c'est un engagement. Le n° 19 du Souverain, de même que le n° 16, présente le roi comme un homme ordinaire: plus ou moins parfait ou imparfait. Ce roi est loin d'être P«image de Dieu», selon l'expression de Bourdaloue .7 C'est un esprit faillible. Mais La Bruyère ne veut pas non plus rejeter entièrement sur le roi la responsabilité de l'injustice faite au «favori»: «qu'on rejette une partie sur son étoile».* Ménagement diplomatique? Peut-être, puisque l'auteur s'est finalement décidé à censurer le numéro entier (lui qui aimait pourtant tout conserver). Mais pourquoi a-t-il attendu si longtemps - la sixième édition (1691) - pour supprimer ce fragment? Nous n'en savons rien.

La réflexion n° 32 est extrêmement ambiguë. Le «parfait gouvernement» est-il possible? C'est le «chef-d'œuvre de l'esprit», avance La Bruyère (SR 32, p. 292). Qu'est-ce à dire? Illusion sans doute. Quant au numéro suivant, l'ironie vise surtout «ceux qui tiennent les premières places»: «sous un très grand roi» (entendez Louis XIV), ces gens-là ne prennent aucune initiative et sont qualifiés ironiquement de «subalternes» (SR 33, p. 292). L'ironie vise également le roi qui fait tout lui-même, qui règne d'une manière absolue, qui ne demande l'avis de personne.

Nous arrivons finalement à ce long paragraphe sur lequel se termine le chapitre, et qu'on a appelé «éloge à Louis XIV».9 Cependant, après tout ce que La Bruyère vient de dire au sujet du roi, bien qu'avec beaucoup de finesse et d'adresse, il devient nécessaire de lire cet «éloge» avec prudence.

Le n° 35 commence par cette phrase exclamative: «Que de dons du ciel ne faut-il point pour bien régner!» (SR 35, p. 293). Suit une liste de «qualités», qui en une seule phrase, occupe à elle seule tout le reste du texte, soit plus de deux pages. A supposer que Louis XIV fût, lui, ce souverain «idéal» et qu'il fût «bien digne du nom de Grand» (ibid., p. 295), est-ce que les qualités mentionnées sont toutes considérées comme bonnes par l'auteur lui-même dans l'ensemble de son livre, et est-ce que le roi de France les possède toutes?

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Un «grand» prince est, dit La Bruyère, celui qui sait distinguer le vrai du faux, le vrai vertueux de l'hypocrite... Il le prouve par «le choix des personnes» qu'il «gratifie». Or nous savons l'amertume avec laquelle La Bruyère parle de la cour, de l'entourage du Roi, du pouvoir des hypocrites, du manque de reconnaissance envers l'«homme de bien». Il en a personnellement souffert lui-même, et son livre est si rempli de propos affligés sur ce point qu'il n'est pas nécessaire de le citer. Il dénonce en particulier la «brigue» et «l'intrigue», et les trop grandes disproportions sociales. Mais un bon roi «ne laisse point d'occasion aux brigues, à l'intrigue et à la cabale» (p. 294); il «ôte cette distance infinie qui est quelquefois entre les grands et les petits» (ibid.). Etant donné que l'auteur se montre scandalisé tout le long de son livre par l'existence de ces choses dans son pays, Louis XIV n'est pas par conséquent ce prince idéal qui rend son peuple heureux, prince qui puisse être «digne du nom de Grand» (p. 295). Nous ne saurions donc considérer ce fragment comme un éloge sans faille, et croyons plutôt y percevoir quelques aspects ironiques.

Un autre indice qui, dans ce fragment, corrobore cette lecture, c'est ce que La Bruyère dit au sujet de l'esprit de conquête et de la guerre en général. Ici, dans ce dernier paragraphe du Souverain, l'auteur soutient apparemment cette politique et cette éthique: un «Grand» prince est celui qui doit vouloir agrandir sa nation «par la conquête de nouvelles provinces» (p. 293), c'est quelqu'un «qui donne des règles à une vaste ambition, et sait jusques où l'on doit conquérir» (p. 294). Il a «de grands talents pour la guerre» (ibid.). Mais l'année d'après, il ajoute au n° 24 (son livre a eu du succès - c'est déjà la quatrième édition - et il est devenu beaucoup plus hardi): «Que sert en effet au bien des peuples et à la douceur de leurs jours, que le prince place les bornes de son empire au delà des terres de ses ennemis, qu'il fasse de leurs souverainetés des provinces de son royaume... ?» (p. 289). Plus haut déjà, au n° 9, toujours dans cette nouvelle édition, La Bruyère s'oppose avec fermeté à la guerre et en décrit avec acuité la raison d'être: «De tout temps les hommes, pour quelque morceau de terre de plus ou de moins, sont convenus entre eux de se dépouiller, se brûler, se tuer, s'égorger les uns les autres; et pour le faire plus ingénieusement et avec plus de sûreté, ils ont inventé de belles règles qu'on appelle l'art militaire» (p. 278). Le moraliste, avec sarcasme,attaque la politique même du Roi-Soleil. Serait-il juste de dire qu'il a écrit seulement ces lignes dans un moment d'intense émotion (à la suite de la mort de son ancien élève, le chevalier de Soyecourt, à la bataille de Fleurus)? Il en fut sans doute attristé, mais cela ne peut nullement aller à l'encontre de cette conception de la guerre que l'on trouve également dans d'autres fragmentsdes Caractères: ce point de vue sera notamment repris, avec plus d'intensité encore, dans le très long paragraphe ajouté à la sixième édition (en 1691) et qui termine le chapitre Des Jugements (n° 119). N'est-ce pas

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donc ironique ce que La Bruyère dit à propos des guerres du Roi au n° 35 du Souverain'? Cette ironie nous semble d'ailleurs évidente dans le paragraphe lui-même, sans qu'il soit nécessaire de s'appuyer sur ce que le moraliste écrira plus tard. En effet, en pleine guerre, le roi, insouciant et cynique, s'amuse: «au milieu d'ennemis couverts ou déclarés, se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles...» (p. 294), n'est-ce pas le fait d'«un génie enfin supérieur et puissant» (p. 294-95)7 s'écrie La Bruyère avec un sourire.

Résumons: ce paragraphe final que La Bruyère conserve à sa place jusqu'à la dernière édition, avec à peine quelques modifications sans importance, est au plus haut point et consciemment ambigu. Cette ambiguïté se justifie pour qui connaît bien l'ensemble des Caractères et qui n'ignore pas la situation politique de l'époque où ils ont été conçus. L'auteur mentionne d'une part de bonnes qualités que l'on ne trouve d'ailleurs pas chez le Roi de France (l'ensemble des Caractères nous en présente une autre image), en particulier le sens de l'équité; il montre d'autre part avec ironie certains grands défauts du Roi, comme le goût de la conquête et du faste. Ainsi, par exemple, la gloire militaire, considérée par les masses comme un signe de vertu, est parfaitement tournée en dérision: cela est surtout mis en évidence par les remarques qui seront ajoutées aux éditions ultérieures.

Celles-ci n'apporteront rien de vraiment nouveau sur le plan du contenu. On
y verra les mêmes idées exprimées avec plus de précision et de hardiesse. Un
examen rapide de ces ajouts ne serait pourtant pas dépourvu d'intérêt.

A la quatrième édition (1689), neuf réflexions seront ajoutées au chapitre, traitant en particulier de la «république». Dans le n° 3, La Bruyère attaque la politique d'abêtissement du «peuple» qui mène au pouvoir despotique. L'allusionau faste de la cour de France et des fêtes qu'on y donne est évidente. La réflexion n" 5 concerne la politique de réforme. Le changement doit dépendre des «conjonctures». Le fragment suivant incite clairement à la réforme: trop de «mouvement» ou trop de «calme» sont également nuisibles. Implicitement: ni la révolution, ni l'amorphe indifférence. Puis, le n° 7 précisel'idée de la réforme: si le «changement» et la «nouveauté» sont parfois nécessaires, il faut néanmoins connaître la nature du mal. La Bruyère analyse alors les différentes sortes de maux dont peut souffrir la «république». C'est une satire de la guerre que le n" 9. Le moraliste démythifie l'héroïsme et la gloire militaire et déclare l'origine des guerres: «De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est venue la guerre...» (p. 278). C'est la convoitise qui mène à la guerre. On devrait être «content du sien» (ibid.). La réflexion sur la guerre et la bêtise des hommes se poursuit sur le même ton au numéro suivant (n" 10). La réflexion sur le métier politique, celui de diplomate («le ministre ou le plénipotentiaire») et qui fait l'objet du n° 12, constitue le plus long fragment du chapitre. Cette large place accordée à la

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question est certainement révélatrice de l'importance que revêt la politique chez La Bruyère. Ce qu'il essaie de mettre en lumière, c'est l'incompatibilité entre la morale et la politique: «Toutes ses vues, toutes ses maximes, tous les raffinements de sa politique tendent à une seule fin, qui est de n'être point trompé, et de tromper les autres.» (p. 285). C'est là-dessus que le fragment prend fin. La remarque n° 23 exprime la vision démocratique de l'auteur : il est vrai que le roi seul choisit les ministres, mais le bon roi est celui qui prend en considération le désir de son peuple («C'est un extrême bonheur pour les peuples quand le prince admet dans sa confiance et choisit pour le ministère ceux mêmes qu'ils auraient voulu lui donner, s'ils en avaient été maîtres») (p. 288). C'est une sorte de démocratie indirecte qui est suggérée. Un dernier paragraphe (n° 24), assez long, termine la quatrième édition. Il s'agit encore de conseils donnés au prince: ce qui importe le plus à La Bruyère, c'est toujours le bonheur du peuple. Au lieu que le prince songe à sa propre gloire et donc, par exemple, à l'agrandissement de son pays, il devrait songer aux «détails» (p. 288), «aux moindres besoins de la république» (ibid.). La guerre ne lui cause que du tort (p. 289). Les allusions à la politique néfaste de Louis XIV sont évidentes. Dans ce paragraphe, le penseur met implicitement l'accentsur la misère et l'oppression que connaît le peuple français («Que me servirait en un mot, comme à tout le peuple, que le prince fût heureux et comblé de gloire par lui-même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si, triste et inquiet, j'y vivais dans l'oppression et l'indigence»... ?) (ibid.) Implicitement toujours, il dénonce l'injustice et les inégalités sociales (au nom du peuple, considéré comme «faible», il s'oppose au «grand» qui l'opprime) (ibid.) et exprime son désir d'une politique basée sur la justice, la sécurité («la sûreté»), «l'ordre», «l'abondance», «la douceur» et une éducationhumaniste. L'ironie de La Bruyère consiste à prétendre que tout cela naturellement existe en France. L'ironie se fait jour après sa critique de la politique de conquête qui est, on ne saurait en douter, celle du Roi Soleil. Comme nous l'avons déjà indiqué, elle devient parfaitement évidente lorsqu'oncompare la critique amère de la société faite dans l'ensemble des Caractères avec cette image soudain si parfaite de la même société.

A la cinquième édition (1690), le titre devient Du Souverain ou de la République. La raison en a été donnée plus haut: La Bruyère aurait dû dès le début intituler ainsi son chapitre, mais il met un certain temps avant d'arriver à cette conclusion. Une seule réflexion sera ajoutée à cette édition, le n° 34. C'est sur le prince, qui est encore une fois qualifié de père du peuple.10 Sa «famille», c'est «tout un royaume», et il en a la responsabilité. La Bruyère se plaît à rappeler au Roi cette lourde charge qui lui incombe. Le prince a le devoir, s'il veut être digne de ce nom, d'assurer à son peuple, comme à son enfant, le bonheur: «il doit répondre à Dieu même de la félicité de ses peuples» (SR 34, p. 292). Ce passage est comme un avertissement donné au

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Prince du châtiment divin qu'il recevrait, s'il manquait à son devoir. Et le moraliste admet que la tâche est des plus rudes, sinon impossible. Il plaint presque le Prince et se croit plus heureux que lui: «Un homme un peu heureux dans une condition privée devrait-il y renoncer pour une monarchie?»(ibid.)

La sixième édition (1691) offre au lecteur trois autres numéros. Avec le n° 11, La Bruyère introduit dans ce chapitre bien sévère, assaisonné jusqu'ici seulement d'ironie, le savoureux portrait double de Démophile et de Basilide. Le premier des deux «caractères» du Souverain...11 Allusion aux guerres de Louis XIV avec les autres pays d'Europe. Démophile est un «grand» qui, en réalité, ne se soucie guère de son pays, ni de son avenir. S'il redoute la guerre, c'est pour lui-même et ses propres biens: si l'ennemi envahit la France, que deviendra-t-il? «Où conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille? où se réfugiera-t-il? en Suisse ou à Venise?» (SR 11, p. 280). Son égoïsme le rend craintif et il voit la France perdue à l'avance. Implicitement, La Bruyère exprime encore une fois sa conception du bonheur et de l'intérêt, qui est collective, nationale, et non individuelle. Ce qu'il dit à propos de Démophile ne contredit pas pour autant ses réflexions directes sur la guerre. Basilide, lui, est un hâbleur, opposé sur le plan du «caractère» à Démophile. Cet autre «grand» est si sûr de lui et s'exagère tant la force de la France dans ses guerres avec les autres pays, qu'il en devient ridicule. Mais par delà les traits caractériels distinguant les deux personnages, et outre l'intérêt purement comique de ce numéro, il est possible de dégager une leçon de politique donnée par le moraliste au chef/roi des Français: étant réaliste, il ne devrait ni surestimer (Démophile), ni sous-estimer (Basilide), son adversaire. La réflexion n° 20 concerne le «favori» vertueux et la justification de son comportement: dégoûté justement «des bassesses, des petitesses, de la flatterie... de ceux qui le courent, qui le suivent...» (SR 20, p. 287), il a raison de se moquer d'eux. La raillerie, dont La Bruyère use lui-même volontiers comme arme, se justifie parfois. Le dernier paragraphe ajouté à la sixième édition est le n° 21. Là aussi, il s'agit d'une réflexion d'ordre politique. Le conseil donné «aux hommes en place» (p. 287) est parfaitement antimachiavélien. Les mots mis en relief dans ce fragment sont «l'humanité», «la vertu» et le «peuple». Un honnête homme politique, dit La Bruyère, n'a pas peur de parler «à son maître avec force et avec liberté» (ibid.), car ce qui lui importe le plus est le bonheur du peuple. L'objectif d'un bon prince ne peut être autre chose. La réflexion finale sur «l'hérésie», bien que choquante à nos yeux aujourd'hui, provient de la haine du moraliste pour les dissensions politico-religieuses et son désir d'harmonie et d'unité. Le réformiste qu'est La Bruyère ne supporte guère l'esprit plus ou moins révolutionnaire d'un bon nombre de protestants.

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Huit nouveaux fragments (le n° 4et les nos 25 à 31) reprendront, àla septième édition, certaines idées fondamentales du chapitre. Tout a été déjà dit, mais il faut le redire, sous d'autres formes, pour le faire bien comprendre au lecteur, homme politique, prince ou n'importe qui. La maxime n° 4 est une critique virulente du régime despotique (p. 276). Le mot clef est sans doute la «patrie» (c'est-à-dire la communauté, le «pays du père» au sens étymologique),auquel s'oppose l'individu (le prince égoïste ou despote). Cette masse d'hommes que constitue le peuple n'est rien aux yeux d'un tel prince. La vie de ses sujets ne vaut guère plus qu'une vulgaire marchandise, dit l'auteur ironiquement au n° 25 («Les huit ou les dix mille hommes sont au souverain comme une monnaie dont il achète une place ou une victoire...») (p. 290). Au n° 26, le terme «patrie» est remplacé par celui de «l'Etat». La Bruyère donne maintenant explicitement la définition d'un bon régime politique: «les intérêtsde l'Etat avec ceux du prince» y sont confondus (p. 290). Il insiste encore plus sur cette nécessité démocratique dans le numéro suivant (27) en «faisant la définition» du prince idéal: le roi doit être «PERE DU PEUPLE» (p. 290). L'emploi des majuscules met bien l'accent sur l'importance du mot peuple et de la responsabilité du chef de famille. Ensuite, d'une façon parfaitement claire,12 La Bruyère définit les relations qui devraient exister entre le PERE et ses enfants (le PEUPLE). «Il y a un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, et de ceux-ci au souverain» (p. 290). Il faut certes de la part du peuple «du respect, des secours, des services, de l'obéissance, de la dépendance» (ibid.), mais aussi de la part du souverain «les obligations indispensablesde bonté, de justice, de soins, de défense, de protection» (ibid.). Le prince doit être bon, juste, vertueux, sinon il ne mérite ni le respect, ni la soumission du peuple. Le prince, ajoute La Bruyère - en s'opposant vivementà la théorie de l'absolutisme royal -, n'est pas «maître absolu» des biens du peuple (ibid.), car «l'autorité des lois est supérieure à celle du souverain» (Garapon, n. 1, p. 291). Après la métaphore du père, voici celle bien connue du berger et des brebis (SR 29, p. 291). Un bon prince est comme un berger qui aime et chérit son troupeau («il les nourrit, il les défend») (ibid.). La figure qui se présente comme la conclusion à ce passage («le berger habillé d'or...» avec son chien qui «a un collier d'or»), répond indirectement à la question posée: «le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau?» (ibid.). La réponse est évidente: le roi est responsable de la vie et du bonheur de ses sujets. Il devrait mener la vie simple d'un patriarche: «Le faste et le luxe dans un souverain, c'est le berger habillé d'or et de pierreries, la houlette d'or en ses mains» (ibid.). Ne serait-ce pas aussi une allusion sarcastique àla vie que mène Louis XIV?13 La réflexion n° 30 reprend l'idée de la très grande responsabilité du roi envers ses sujets (l'accent est mis sur le nombre de gens qui pourraient souffrir sous un mauvais roi). Le dernier paragraphe ajouté à la septième édition (n° 31) insiste encore sur le mot

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«peuples», et conseille aux rois d'être bons envers ceux-ci. Un autre point
important, déjà tant de fois implicitement mentionné, est ici bien explicite:
les rois sont comme tout le monde, c'est-à-dire des «hommes» (p. 292).

La huitième édition (la dernière) n'apporte que deux fragments nouveaux: les nos Bet 22. Après avoir, dans l'édition précédente, blâmé le roi égoïste qui ne songe qu'à son plaisir personnel auquel il sacrifie le peuple, La Bruyère attaque, à travers le portrait d'Ergaste, les gens d'affaires. Les termes qui reviennent avec toujours un sens hautement positif sont «l'Etat», «le public», «les peuples», auxquels s'ajoute et s'identifie le bon «prince». On doit songer au bien public, non particulier, et enrichir le prince (le bon), revient à enrichir le peuple. Quant au n° 22, c'est une réflexion analogue contre tous ces «grands» qui ne pensent qu'à «s'enrichir» aux dépens de l'intérêt général.

Le chapitre sur le Souverain est, dès la première édition, un chapitre à la fois sur l'individu royal et la politique. Le titre «Du Souverain ou de la République» se justifie dès le début: le souverain doit se confondre avec la République. A ce mot-ci, il faudrait associer «le peuple», «l'Etat», «la patrie»... La république idéale de La Bruyère - car le moraliste se réfère implicitement à cet idéal - est une république faite pour le peuple, non pour un individu (le roi), ou une poignée d'hommes privilégiés (les grands). Dans cette République, tout le monde est peuple, et le roi n'est que son représentant. Le «troupeau» n'est pas fait pour le «berger», mais le contraire. Le roi, s'il veut être digne d'être nommé «grand», ne doit songer qu'à son peuple; il a la responsabilité de le rendre heureux. La pensée de La Bruyère est fort éloignée de celle des théoriciens de l'absolutisme; elle s'éloigne aussi de celle de la bourgeoisie et de la noblesse traditionnelle. Il est vrai que le terme de «peuple» est parfois ambigu dans Les Caractères; il s'oppose parfois aux «grands».14 Mais le peuple dont il s'agit dans le Souverain, «ce sont les grands comme les petits» (G 53, p. 273). Il n'y a pas de place ici pour les catégories sociales privilégiées, nobles ou bourgeois. Le roi idéal, qui n'est point Louis XIV, est un bon patriarche («chef de famille» en grec ecclésiastique) au sens presque religieux du terme. Cet homme a le devoir envers Dieu de rendre sa «famille» (peuple) heureuse.

De l'ensemble du chapitre, il ressort, selon nous, l'idée que La Bruyère critique Louis XIV et que son «éloge» est plus ou moins ironique. M. E. Kòhler, entre autres, n'admet point cela, et avance l'idée que si «Louis XIV avait pu penser une seule minute qu'il avait été critiqué ou que l'on s'était moqué de lui dans Les Caractères», il n'aurait pas approuvé la publication de l'œuvre, ni l'élection de La Bruyère à l'Académie.15 Or toute la force de l'ironie consiste justement dans son ambiguïté.16 Pour que Louis XIV pût saisir l'intention cachée de La Bruyère, il eût fallu qu'il lise avec beaucoup de

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pénétration l'ensemble du chapitre consacré au Souverain, et qu'il eût aussi une connaissance profonde de l'ensemble même des Caractères. Mais nous doutons fort qu'il ait seulement lu ce livre. Et puis, si Louis XIV avait eu la finesse de comprendre l'ironie, et surtout la curiosité intellectuelle de LIRE les grandes œuvres de son temps, même Molière aurait eu du mal à représenterson Amphitryon, et La Fontaine se serait retrouvé en prison... Quant au Discours à l'Académie, il est vrai que l'éloge auquel fait allusion M. E. Kòhler17 n'est pas ironique: c'est un vrai éloge, mais où la sincérité est débordéepar la convention. C'est qu'il s'agit là d'un écrit tout à fait différent des Caractères. Là, l'ironie eût été déplacée. Mais pourquoi l'éloge? Surtout de la part de quelqu'un qui se voulait honnête et sincère? Parce qu'il n'avait pas le choix. Cet «éloge» était indispensable s'il voulait se faire connaître et publier sa pensée en France. Il ne voulait pas avoir le même sort que Descartes, «né Français et mort en Suède» [souligné par l'auteur] (BF 56, p. 196). D'autre part, il pensait sincèrement que le roi n'était pas au fond mauvais, qu'il était surtout entouré de mauvaises gens, et qu'il pouvait donc être corrigé et mis sur le bon chemin. Tout en le critiquant, il l'encourageait aussi (en le flattant),comme s'il s'adressait à un élève.

En conclusion, dans ses pages sur le Souverain, La Bruyère met l'accent sur un gouvernement fait pour le peuple, et par le peuple, à travers le Roi. Il condamne, à cet effet, la tyrannie, la guerre, les privilèges des grands... L'ironie constitue la figure fondamentale de ce chapitre: elle seule permet de saisir la pensée politique de ce moraliste humaniste, située à mi-chemin entre un patriarcat primitif idéalisé et un socialisme utopique moderne.18

Homayoun Mazaheri

Université d'Auburn, Alabama



Notes

1. Voir aussi sur le thème royal, l'interprétation plutôt traditionnelle de Pierre Ronzeaud dans son article «De la politique dans Les Caractères de La Bruyère» (L'lnformation littéraire, mars-avril 1991, n° 2, p. 16-26).

2. Louis van Delft: La Bruyère moraliste. Quatre études sur les 'Caractères '. Droz Genève, 1971, p. 18-19.

3. Id.,ibid.,p. 19.

4. C'est toujours nous qui soulignons.

5. L'édition utilisée est celle de Robert Garapon, Les Caractères..., Garnier, Paris, 1962 (Nous utilisons le sigle SR pour le chapitre sur le Souverain...).

6. C'est aussi l'attitude d'un Molière.

7. Cf. le «Premier sermon sur la Purification de la Vierge» (1674), éd. Demonville, IV, p. 281 (Cité par M. Lange: La Bruyère critique des conditions et des institutions sociales. Hachette, Pans, 1909).

8. Ed. Garapon, n. 2, p. 286.

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Résumé

Une relecture des différents états du chapitre du Souverain... dans les Caractères de la Bruyère révèle l'importance de l'ironie dans les consérations de cet auteur sur le roi et les formes du gouvernement. Le moraliste est d'autant plus ambigu que le sujet est délicat à traiter sous un régime despotique tel que celui de Louis XIV. Néanmoins, si l'ironie est difficile à décoder dans «l'éloge» fait au roi, la critique de la tyrannie, de la guerre, des privilèges des grands, semble plus ou moins évidente. La Bruyère démythifie l'image sacro-sainte du roi en préconisant un gouvernement fait pour le peuple, et indirectement par le peuple, car ce n'est pas le «troupeau» qui est fait pour le «berger», mais bien le contraire. Rn un mot, La Bruyère est un réformiste utopique aux idées démocratiques : il espère en un roi qui soit véritablement père du peuple, et qui en mérite le titre.



9. Voir par exemple R. Garapon, éd. des Caractères, n. 4 (p. 295) ou Van Delft: La Bruyère moraliste... Droz, Genève, 1971 (p. 19).

10. Il doit «ménager ses peuples comme ses enfants» (SR 35, p. 294). La métaphore est reprise au n° 24 (p. 289) et plus tard à la septième édition, au n° 27 (p. 290).

11. Lautre sera celui d'Krgaste, àla VIIIe édition (SR 8, p. 277).

12. R. Garapon reconnaît la hardiesse avec laquelle La Bruyère exprime ici sa pensée politique (cf. l'éd. des Caractères, n. 1, p. 290-91).

13. Cette critique se retrouve aussi chez d'autres auteurs chrétiens du XVIIe siècle. Lironie de La Bruyère au sujet des rois, rappelle, entre autres, celle de Pascal.

14. Voir Des Grands 25, p. 262.

15. M. R Kohler: «Le Personnage royal dans l'œuvre de Jean de La Bruyère», Recherches et travaux. Université de Grenoble. U. E. R de Lettres, bulletin n° 7, mars 1973, p. 24.

16. «Lironie est de tous les tropes celui qui nage le plus volontiers dans les eaux troubles de l'ambiguïté» note avec raison C. Kerbrat-Orecchioni («L'lronie comme trope». Poétique 11, 41, fév. 1980, p. 127).

17. Art. cit., p. 23.

18. Sur la question de l'utopie, comme sur celle de la pédagogie du prince, une certaine affinité avec Fénelon est certes indéniable.