Revue Romane, Bind 29 (1994) 2

La mort - mère du roman. Le travail du négatif dans Les Parents pauvres de Balzac

par C'est une vision, aussi passagère, aussi brève que la vie et la mort; c'est profond comme un précipice, sublime comme un bruissement de la mer; c'est une richesse de couleurs qui éblouit; c'est un groupe digne de Pygmalion, une femme dont la possession tuerait même le cœur de Satan... («Des Artistes»)

Atle Kittang

I

L'œuvre de Balzac est un champ de forces où un sentiment aigu de la duplicité du monde («Tout est double, même la vertu») rencontre un désir dynamique de sens et de totalité. Dans ce jeu de forces s'élabore une forme narrative qui, grâce à une forte tradition critique issue du marxisme lukácsien, s'est trouvée canonisée en tant que moyen privilégié et universel de connaissance.

Aujourd'hui, il n'est plus possible d'ignorer le contexte historique du réalismebalzacien. Derrière sa volonté de synthèse, on voit les influences de l'esthétique organiciste du romantisme, tempérées par la pensée sociologiqueet scientifique de l'époque. Non moins typique est le goût mélodramatiquedes dichotomies et des exagérations - les antithèses hyperbolisées par le

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caractère fantastique des situations qu'elles sous-tendent, les confrontations primitives entre les héros et les vilains, les collisions de systèmes de valeurs fortement contrastés. En outre, des études sur la pensée philosophique de Balzac ont montré comment ses livres reposent sur un conglomérat d'idées rassemblées autour d'une philosophie énergétique puisée dans le matérialismedes Lumières aussi bien que dans le spiritualisme des préromantiques. Ainsi Balzac est-il venu s'offrir à une lecture historique qui ne sera plus obligée de tenir compte des théories normatives du réalisme littéraire.

Toutefois, l'univers balzacien porte aussi des traces d'une obsession plus profonde. Cette obsession devient visible quand l'observation «réaliste» glisse vers une sorte de mythographie hallucinante, de sorte que la question sur les rapports entre «fiction» et «vérité» ne pourra plus se décider par de simples références à «l'histoire». En de tels moments, une distance apparaît, un vide s'ouvre dans le fourmillement épais de La Comédie humaine.

Peter Brooks a dit que l'imagination mélodramatique du XIXe siècle, dont Balzac nous livre une version particulière, vient chercher son désir intense de sens et de totalité dans un sentiment de perte de sens qui est le stigmate de la Révolution dans les générations romantiques. Dans une époque qui a connu l'écroulement de tous les systèmes religieux et mythologiques, le désir d'une totalité intelligible devient d'autant plus fort. En tant que «mode d'excès», l'imagination mélodramatique exprime non seulement le besoin de réinventer un monde plein de sens, mais aussi la conscience de sa disparition irrémédiable .1 Dans une perspective un peu différente, Theodor W. Adorno souligne dans sa «Lecture de Balzac» que la forte présence si caractéristique du monde balzacien ne deviendra intelligible que lorsqu'on la saisira, par une dialectique négative, dans ses relations à la vision aliénée qui la porte. Certes, Balzac incarne «les forces de production de la bourgeoisie à la veille de l'apogée du capitalisme»,2 mais il est en même temps le premier «paysan de Paris» littéraire. Face à face avec une réalité urbaine close et incompréhensible, il «reconstruit le monde à partir de ses soupçons d'outsider».* Si Balzac est un grand réaliste, c'est parce que «ses fantasmes compensateurs d'homme ignorant du monde [parfois] touchent la réalité de ce monde plus exactement que le réaliste qu'on louait en lui ne l'aurait fait».4 Son réalisme, Adorno le soutient, «n'est pas primaire mais dérivé: le réalisme par perte de la réalité».5

Cette tension paradoxale entre le désir du sens et l'expérience du vide se retrouve sous des formes diverses à travers La Comédie humaine: comme paradoxe philosophique, complexité psychologique et ironie historique dans La Peau de chagrin et Le Père Goriot, et comme désillusion esthétique dans «Le chef-d'œuvre inconnu». Du point de vue sociologique, elle s'exprime comme un conflit entre la nostalgie d'un ordre féodal que rien ne pourra plus soutenir, et la fascination d'un dynamisme social chaotique et anarchique où

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toutes les valeurs sont nivelées. Dans les derniers grands romans entrepris par Balzac, les récits des deux «parents pauvres», Lisbeth Fischer et Sylvain Pons, cette tension et ces paradoxes parcourent les différents registres narratifsd'une manière tout à fait exceptionnelle, mettant dans un mouvement inquiétant toutes nos idées convenues du réalisme balzacien. On dit souvent que Les Parents pauvres représentent le pessimisme balzacien dans ce qu'il a de plus noir. Or, on peut facilement convenir que le mot «pessimisme» est trop imprécis pour saisir la vraie complexité de ces deux romans «jumeaux».

La Cousine Bette et Le Cousin Pons, envisagés au départ comme deux nouvelles, furent rédigés parallèlement au cours de l'été et de l'automne de 1846, dans une période extrêmement difficile de la vie de Balzac. Comme on le verra plus loin, il est bien possible de retrouver les traces de ces difficultés dans certains personnages et certaines situations des romans. Toutefois, il est beaucoup moins facile de décider sur quoi porte, en définitive, ce «testament romanesque» de Balzac. La Cousine Bette, publié le premier, est introduit par une dédicace qui se rapporte également au Cousin Pons. Or, cette dédicace nous renseigne assez peu sur ce que pourrait être l'intention de l'auteur. Balzac parle assez énigmatiquement des «deux éternelles faces d'un même fait», et précise qu'il a voulu mettre ses deux récits «en pendant, comme deux jumeaux de sexe différent».6 Dans ses lettres à Mme Hanska, juste avant de commencer le travail, Balzac nous offre quelques précisions supplémentaires en indiquant que les deux parents pauvres représentent une position passive de victime et une force active de vengeance respectivement. Ce qu'ils ont en commun, c'est leur position dégradée à l'intérieur de leurs familles; ce qui les distingue l'un de l'autre, ce sont pour ainsi dire leurs rôles actantiels différents à l'intérieur du dynamisme narratif, où le rôle masculin est doté de la passivité conventionnellement associée aux femmes, tandis que le rôle féminin vient représenter des valeurs éminemment masculines. Cette dichotomisation actantielle se reflète au niveau des valeurs morales, où le pauvre Pons, en tant que victime des machinations cyniques de sa famille, paraît, à première vue, comme le représentant d'un système moral positif mais voué à l'échec, tandis que Bette, d'une volonté infernale de vengeance, incarne tout ce qu'il y a de négatif dans la société parisienne de la Monarchie de Juillet.

Il se peut donc que Balzac se soit proposé de décrire deux versions différentesde l'irrémédiable dépérissement de la Famille dans la société contemporaine.Dans La Cousine Bette, une famille rongée de l'intérieur par la trahison du Père et par la décadence de l'institution patriarcale, est définitivementdétruite grâce aux efforts démoniaques de son membre marginalisé; dans Le Cousin Pons nous avons affaire, par contre, à une famille qui depuis longtemps a cédé aux valeurs égoïstes et inauthentiques, où la position paternellestabilisante est quasiment inexistante et dont, par voie de conséquence, rien ne pourra plus empêcher la déroute totale. A cette situation, «le docteur

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en médecine sociale» que veut être Balzac n'apporte aucun remède, il est vraiment réduit à n'être que «le vétérinaire des maux incurables», comme il le dit dans sa dédicace; de là le pessimisme général qui imprègne les deux romans.

Cependant, une interprétation des Parents pauvres selon ces quelques lignes s'avérera vite insuffisante, et ceci pour plusieurs raisons, qui tiennent toutes à ce qu'on appellerait la force «surdéterminante» de l'écriture romanesque de Balzac. Chez lui, en vérité, «tout est double, même la vertu». Au niveau sociologique et existentiel des personnages, le «double» du pauvre Pons n'est pas Lisbeth Fischer, mais le baron Hulot, ainsi que nous essayerons de le montrer par la suite. En ce qui concerne Bette elle-même, elle a incontestablement sa place parmi les autres femmes infernales ou démoniaques qui jouent un rôle si décisif dans les deux récits. Plus important encore est un autre dédoublement, visible surtout dans Le Cousin Pons, mais suffisamment élaboré pour retenir notre attention dans La Cousine Bette aussi. Le récit de Sylvain Pons, qui, pendant la première moitié, développe les thèmes sociologiques et moraux de la Famille bourgeoise et de l'outsider, change de caractère à partir du chapitre XLIV. C'est comme si le roman renonçait à son projet initial; désormais, c'est la collection d'art de Pons qui deviendra «l'héroïne de cette histoire»,7 et le récit se transforme en une réflexion romanesque sur la condition et l'avenir de l'art dans la société bourgeoise. Dans La Cousine Bette, l'histoire de Wanceslas Steinbock et de sa carrière d'artiste joue un rôle pareil, surtout par les réflexions qu'elle permet de faire sur la nature et les conditions de la création esthétique. Or, si l'on rapproche ce dédoublement thématique du rôle actif ou même décisif des femmes démoniaques d'une part, et, d'autre part, considère le rapport entre la signification profonde de cet univers féminin et l'expérience du vide déjà indiquée comme étant la condition ultime de l'expérience créatrice de Balzac, on verra se former une constellation de thèmes, de figures et d'attitudes ambigus qui nous mènera, bien au-delà d'une socio-critique romanesque, au cœur même d'une paradoxale réflexion méta-romanesque. Dans les pages suivantes, cette réflexion méta-romanesque restera au centre de notre attention. Nous nous proposons d'étudier comment l'écriture romanesque prend conscience d'elle-même et de ses conditions les plus profondes, et dans quelle mesure cette méta-réflexion se fonde sur le symbolisme de la femme démoniaque.

II

En tant que «scènes de la vie parisienne», les deux romans se présentent à une première lecture comme une fresque sociale où sont dépeintes les conditionset les structures dynamiques de la Monarchie de Juillet: la jungle de la société bourgeoise où la loi fondamentale est la lutte entre les intérêts divergentsdes

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gentsdespersonnes, et où l'argent est la mesure de toute valeur. Cet aspect de l'univers romanesque de Balzac est trop évident pour qu'on s'y arrête à nouveau; plus intéressante nous semble la manière dont Balzac s'en sert pour donner à sa «sociographie» une profondeur inquiétante. En fait, le triomphe de la bourgeoisie s'achève sur les ruines d'une autre société, celle de l'époqueimpériale, qui ne cesse pourtant de se faire percevoir comme une sorte d'absence présente dans l'épaisse surface de la turbulence bourgeoise. Bien que le baron Hulot et le musicien Pons occupent des positions différentes dans le scénario social des deux romans, leur trait commun est justement de donner à lire cette présence d'un état social disparu comme un présage de leur propre dépérissement. Suivant sa méthode habituelle, Balzac construit les deux personnages comme des figures typiques, au sens lukácsien, qui prennent leur forme et leur substance dans les rapports qu'ils entretiennent avec un contexte social, et à partir d'une biographie particulière. Mais ce contexte est celui d'un temps mort; et c'est par une imagerie de la mort que Balzac nous le rend perceptible dans le texte de ses romans.

Dans La Cousine Bette, il faut attendre jusqu'au chapitre XII pour découvrir le portrait du baron, qui le présente «dans une tenue parlementaire et napoléonienne», avec cette «démarche pleine d'autorité» où se lit facilement «l'habitude du commandement despotique» des «impériaux» (p. 43). Le narrateur concède que, chez le baron, rien «ne sentait le vieillard», bien que, au temps où l'histoire commence, il ait déjà soixante ans. Mais cette concession est tout de suite relativisée par quelques observations ironiques sur ses «favoris trop noirs, hélas!» et sur «son ventre, contenu par une ceinture», qui expriment nettement le caractère artificiel de cette apparition impériale. Loin d'incarner la continuation réelle d'une époque révolue, le baron, en homme qui refuse de vieillir, n'en porte que le masque et les apparences. Le portrait nous offre en bref une image spectrale transperçant l'imposante présence du «beau de l'Empire». Or cette image, Balzac l'a déjà annoncée dans la description de l'appartement de la famille Hulot, qui forme une sorte d'arrière-fond à la présentation du baron. Evidemment, dans «les rideaux de soie, anciennement rouges, déteints en violet par l'action du soleil» (p. 4), ainsi que dans les meubles dédorés et les tapis décolorés, s'exprime surtout la gêne dans laquelle se trouve la famille à cause de l'erotomanie du «père prodigue». Toutefois, quand ce même salon est présenté, quelques pages plus loin, comme «un cadavre des fêtes impériales» (p. 20), ce n'est plus à la situation économique que le narrateur nous donne à penser. Derrière le délabrement général, apparaît la même vision spectrale qu'on verra resurgir dans le portrait du baron.

Cette vision se dessine avec des traits encore plus nets dans la présentationdu
cousin Pons. Le pauvre vieux musicien est aussi un type social qui
tient sa signification romanesque d'une interaction organique avec une sociétédisparue

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tédisparuequi n'existe plus que eomme une absence ou un «trou» dans la réalité sociale actuelle. Comme le titre du premier chapitre nous l'annonce, Pons n'est qu'«un glorieux débris de l'Empire» (p. 1), une pièce de musée vivante, «un homme-Empire, comme on dit un meuble-Empire» (p. 2). En d'autres mots, ce que Balzac nous décrit dans les premières pages du roman, n'est rien d'autre qu'un spectre, un outsider, irrémédiablement coupé de son contexte social réel parce qu'il signifie ce que ce contexte porte en lui d'absentet de mort.

Du point de vue de l'idéologie balzacienne, ce contraste entre le passé et le présent n'a rien d'extraordinaire. Bien souvent Balzac dresse les représentantsd'époques révolues en correctifs nostalgiques de la vie inauthentique de la bourgeoisie. Toutefois, bien que Pons et Hulot portent tous deux les traces de la grandeur napoléonienne inscrites dans leur existence spectrale (le baronnous rappelle l'héroïsme de l'action, le déploiement d'énergie et de volonté sur les champs de bataille, tandis que Pons a du moins connu ses années de gloire comme compositeur fêté pendant l'Empire), ce n'est nullementen tant que modèles d'une vie plus authentique qu'ils apparaissent. Le fait qu'ils soient les victimes de la société bourgeoise nouvelle, ne saurait nous empêcher de reconnaître en eux surtout les effets d'une perversion de leur énergie vitale même. Sans doute l'intention de Balzac a été de peindre cette perversion comme le résultat du processus historique. La chute de l'Empire, ayant laissé ses représentants dans un vide à la fois social et existentiel,a entraîné une transformation libidinale comparable à celle qui, à l'intérieur de la classe bourgeoise, s'exprime par la chasse aux valeurs superficiellesd'échange (argent, éclat vaniteux, amour vénal). Dans le cas de Hulot,la perversion s'exprime très franchement comme erotomanie, expliquée par le narrateur comme une conséquence directe de la disgrâce et de l'inoccupationoù il est tombé après Waterloo: «Inoccupé de 1818 à 1823, le baron Hulot s'était mis en service actif auprès des femmes. Mme Hulot faisait remonter les premières infidélités de son Hector au grand finale de l'Empire»(p. 24). La raison pour laquelle l'erotomanie du baron tend à prendre la forme de la pédophilie, c'est aux lecteurs de la trouver (et on y reviendra); sur ce point, le narrateur, par ailleurs si généreux en matière de commentaires,se limite à la constatation des faits. Or, ni le narrateur, ni le roman en tant que récit ne passent sous silence les effets désastreux de la dépravation de Hulot. Son désir erotique est une force dangereuse, mortelle même, avant tout parce qu'elle constitue une menace permanente contre la Famille: elle en détruit non seulement les bases économiques, mais aussi l'intégrité harmonieuseen en déplaçant le centre vital, l'instance paternelle, vers l'extérieur.Lorsque Balzac met comme titre à la première partie du roman «Le père prodigue»,8 et intitule ironiquement l'un des derniers chapitres «Le retour du père prodigue», cela montre suffisamment que La Cousine Bette,

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en tant que roman de la destruction d'une famille, possède au moins deux centres de force négative: non seulement Bette et son alliée, Valérie Marneffe,mais aussi Hulot. Que ces deux foyers de négativité coïncident avec les forces narratives mêmes du roman, est un fait paradoxal sur lequel on devra revenir par la suite.

Il y a donc, au niveau idéologique du récit, un conflit très net (on dira même: mélodramatiquement net) entre la passion erotique et l'amour conjugal. Pierre Danger va jusqu'à voir dans ce conflit une structure générale de la Comédie humaine: «[la passion] est toujours du côté de la mort, c'est son agent de destruction, alors que le mariage a pour fonction, au contraire, de perpétuer la vie. Ici apparaît clairement l'opposition fondamentale entre Eros et Thanatos.»"

Toutefois, le rapport entre la passion et le mariage ne se réduit pas à une opposition rassurante entre le Mal et le Bien. Il est plutôt question d'une antithèse radicale qui ne permet pas de choix facile. Car si le mariage seul peut sauvegarder la Famille, l'amour conjugal n'en a pas moins ce caractère particulier qu'il n'admet pas le désir. Certes, on peut rêver d'une femme capable de satisfaire à la fois le besoin de calme, d'ordre et d'harmonie et le désir erotique le plus brûlant. Seulement, une telle femme, un tel «mystérieux androgyne», n'est qu'«un ouvrage en deux volumes», aussi rare que «le grand général, le grand écrivain, le grand artiste, le grand inventeur le sont dans une nation» (p. 269). Dans la vie de Hulot en tout cas, cette femme n'existe pas, comme on le verra en étudiant la vertueuse Adeline.

Si le conflit entre la passion et l'amour conjugal forme une antithèse non-dialectisable, une véritable aporie, il faut ajouter que cette même antithèse vient frapper de sa force destructive un autre désir tout aussi important dans La Cousine Bette, à savoir celui dont dépend la création artistique. L'histoire de la carrière de Wenceslas Steinbock, sur laquelle il faudra revenir plus en détail, nous montre en effet comment les forces créatrices de l'artiste, s'épanouissant sous des conditions précises, viendront se tarir complètement sous l'influence du bonheur conjugal.

De l'autre côté, l'erotomanie par laquelle Hulot cherche non seulement la gratification d'un désir que la belle et vertueuse Adeline n'est plus capable de satisfaire, mais aussi le moyen d'oublier sa peur narcissique du vieillissementet de la mort, peut également être considérée dans une optique esthétique.On sait que Hulot a commencé ses exploits sur le champ de bataille erotique par la conquête de jeunes beautés à l'état de nature (il a «protégé» Jenny Cadine à l'âge de treize ans, dit Crevel à Adeline au début du roman), pour en cultiver non seulement leur grâce, mais aussi leurs talents artistiques. Quand d'abord Jenny puis Josépha le quittent et qu'il se lance ensuite vers la tout aussi belle Mme Marneffe, c'est le même mélange de passion virile et de penchant pour la beauté féminine qui le pousse. Même après la déroute

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finale, lorsque Hulot se cache sous ses divers pseudonymes de Thoul et de Thorec, les jeunes filles avec lesquelles il se lie (Olympe de Bijou, Elodie Chardin, Atala Judici - toutes fournies de noms qui font allusion à l'art ou à la littérature) seront envisagées comme des «trésors», des «diamants», des «chefs-d'œuvre féminins». Dans un petit article intéressant, Robin Williams a souligné ce côté esthétique de l'erotomanie du baron en le comparant avec la manie du collectionneur dans Le Cousin Pons.10 Cette observation, dont Williams se sert pour élaborer les parallèles entre Hulot et l'auteur même du roman - tous deux des admirateurs de beauté, féminine ou autre, que l'un collectionne dans la vie et l'autre dans les pages de son œuvre - fait apparaîtreun rapport de similitude important entre les perversions libidinales des deux «glorieux débris de l'Empire».

Le désir perverti de Pons, qui apparaît sous la double forme d'une manie du collectionneur et d'une «nostalgie gastrique» (p. 57), est à la fois plus raffiné et plus primitif que celui de Hulot. Balzac prend soin, en esquissant l'étiologie de cette double perversion, de souligner qu'elle a sa source non dans un mécanisme de compensation pure et simple, mais dans un manque plus fondamental et d'ordre sexuel. Il est vrai que, dans la vie de Pons, le goût des petits objets d'art - des porcelaines de Sèvres, des tabatières, des miniatures - lui permet à un certain moment de compenser «la faillite de la gloire» (p. 8) qu'il a connue pendant l'Empire. Or, cette faillite était sourtout le résultat d'une certaine paresse, d'un relâchement de son énergie créatrice: «il avait négligé l'étude du contre-point» (ib.). La musique se réduit par la suite à un gagne-pain assez misérable, qui, tout juste, lui permettra de continuer ses expéditions interminables chez les marchands de bric-à-brac et les brocanteurs afin de satisfaire les besoins d'une manie qui a déjà commencé à faire ses ravages lorsque Pons a été envoyé par l'Etat «à Rome, pour devenir un grand musicien» (p. 7). Donc, chez Pons, le compositeur et le collectionneur coexistent comme un conflit entre deux désirs, et quand le moment est venu, c'est le collectionneur qui l'emporte sur le compositeur. De cette façon, les rapports que Pons entretient avec sa collection auront une forte empreinte de fétichisme. La collection remplace chez lui les femmes qu'il n'a jamais connues à cause de sa laideur:

Pons était monstre-né; son père et sa mère l'avaient obtenu dans leur vieillesse, et il portait les stigmates de cette naissance hors de saison sur son teint cadavéreux, qui semblait avoir été contracté dans le bocal d'esprit-de-vin où la science conserve certains fœtus extraordinaires. Cet artiste, doué d'une âme tendre, rêveuse, délicate, forcé d'accepter le caractère que lui imposait sa figure, désespéra d'être jamais aime. (p. 14 sq.)

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Dans le vide laissé par ces femmes que Pons n'a jamais eues et qu'il n'aura jamais, la collection vient donc s'installer comme objet libidinal, c'est-à-dire comme objet d'un plaisir solitaire: «II possédait son musée pour en jouir à toute heure» (p. 10). Retranchée du monde extérieur, protégée avec la même jalousie dont l'avare protège son capital et l'amant sa maîtresse, la collection s'inscrit dans un espace imaginaire, voire masturbatoire, où aucun tiers n'aura

Toutefois, cette manie du collectionneur n'est pas la seule déviation dans la vie libidinale de Pons. La place qu'elle occupe est partagée avec un autre désir aberrant qui exprime encore plus nettement une étiologie sexuelle, à savoir la gourmandise. Comme le bric-à-brac, la bonne chère est «pour lui la monnaie d'une femme»; car, ainsi que nous dit le narrateur dans un commentaire général, la «digestion, en employant les forces humaines, constitue un combat intérieur qui, chez les gastrolâtres, équivaut aux plus hautes jouissances de l'amour» (p. 15). Si on ajoute que cette «nostalgie gastrique» est une force régressive qui s'exprime par un désir oral tout élémentaire, on possède une image assez complète de cette double perversion du pauvre musicien, de ses rapports avec les valeurs balzaciennes primordiales que sont l'Art, l'Amour et l'Energie, et surtout du manque fondamental dont découlent sa force et sa forme particulières.

Tous les malheurs du pauvre Pons relèvent du réseau des conflits intérieurset extérieurs créés par cette double aberration libidinale. Il ne suffit pas de constater que le désir des objets d'art et le désir de bien manger se disputent la place dans la vie de Pons. Le paradoxe tragique de son existence est que la jouissance solitaire de l'art et de la nourriture demande et entraîne la soumission à une contrainte sociale qui l'aliène, l'anéantit et détruit les valeurs mêmes qui sont en jeu. La gourmandise aussi bien que la manie du collectionneur cherchent leur gratification en se retirant de toute interaction sociale: Pons jouit de sa bonne chère et de ses trésors d'art avec le même plaisir solitaire. Or, afin de pouvoir jouir d'un tel isolement imaginaire, il faudra que l'isolement soit rompu. Parce qu'il a gaspillé son héritage pour satisfaire sa manie des objets d'art, et qu'il continue d'investir ses maigres revenus dans l'accumulation de son musée, il ne pourra satisfaire sa gourmandisequ'en acceptant le rôle de parasite aux tables des riches familles bourgeoises. Le prix à payer n'est pas seulement sa dignité humaine; il lui faudra aussi prostituer les valeurs de l'Art et de l'Amour. Lorsqu'il prend la décision fatale d'arranger un mariage avantageux pour Cécile Camusot uniquementpour s'assurer un couvert permanent à la table à dîner de la famille, cela impliquera l'ouverture de sa collection à une voracité tout hostile à l'art. L'une des conséquences du rendez-vous entre Fritz Brunner et Cécile dans le cabinet de Pons est, en effet, la prise de conscience, par le vilain Rémonencq,des valeurs importantes rassemblées dans la collection. A partir de

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cet événement, la lutte pour s'emparer des valeurs est déclenchée, et la destinée tragique de Pons est scellée. Le désir primitif et oral de la bonne nourriture l'a emporté sur le désir fétichiste et raffiné de l'art; or, cette victoire est en même temps l'arrêt de mort de Pons.

En tant qu'outsider social, Pons est donc un représentant assez ambigu d'un système de valeurs positives vouées à l'échec. L'avis de Pierre Barbéris, selon lequel Pons et sa collection expriment une foi récalcitrante en la valeur indestructible de l'art dans une société qui n'y voit que sa valeur commerciale ,11 simplifie non seulement la complexité du thème de l'art dans le roman, mais aussi son personnage principal. Pons est, avant tout, le signe d'une absence et d'une dépravation complexes: absence de l'Empire, absence de l'amour, dépravation de l'art qui, à un certain moment de sa vie, était une idée créatrice, mais qui s'est transformé en fétichisme. Le dessein de son make up psychologique vient ainsi renforcer le vide qu'il signifie en tant que type social: le désir qui aurait dû donner un sens à sa vie, n'est qu'une aberration labyrinthique autour d'un manque fondamental. Si l'action la plus importante du roman a pour centre un personnage principal mourant et mort, ceci s'accorde donc parfaitement avec sa logique thématique profonde. Certes, in extremis Pons paraît s'éveiller à une sorte de clairvoyance qui le libère de son fétichisme passif, l'incitant à lutter contre les forces qui menacent non seulement lui-même, mais aussi sa collection. Or, le fait que Pons «devina le monde sur le point de le quitter» (p. 248), n'est que la confirmation que, chez lui, la vie est profondément solidaire de la mort, tout désir illusoire et tout rapport mondain anéanti. Ceci donne un sens profond à la comparaison avec Don Quijote que l'on trouve dans la description initiale du vieux musicien (cf. p. 3) : le héros de Cervantes est, comme Pons, un homme qui vit sur des illusions qu'il ne dévoilera comme telles qu'au moment de sa mort.

III

L'univers moral des Parents pauvres s'organise asymétriquement autour d'un noyau thématique commun, celui de la dissolution et de la décadence de la Famille. Dans La Cousine Bette, il reste encore des traces ou du moins des souvenirs d'une vie familiale harmonieuse, avec ses liens internes de solidaritéet d'affection, symbolisés par la vertueuse Adeline, mais aussi dans une certaine mesure par les premières années de bonheur conjugal du ménage de Wenceslas Steinbock et d'Hortense. Or, cette famille est sévèrement attaquée,de l'intérieur (par Hulot et Bette) aussi bien que de l'extérieur (par Valérie et Crevel), de sorte que l'action principale du roman se caractériseraitcomme une lente démolition de ces quelques vestiges d'un idéal moral. L'épilogue du roman, qui nous raconte la mort d'Adeline suivie du mariage grotesque de Hulot avec Agathe Piquetard, donne l'exacte mesure de cette

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déroute finale: «La férocité du vice avait vaincu la patience de l'ange...» (p.
419).

Dans Le Cousin Pons, au contraire, c'est la famille même, celle des Camusot de Marville, qui est le foyer principal de la plupart des attaques lancées contre le pauvre Pons et sa collection. Véritable repaire de brigands dans l'enfer parisien, elle est une famille dépourvue de valeurs authentiques, où la solidarité ne se fonde pas sur l'amour et l'affection, mais sur la chasse cynique et égoïste au succès social, sur le désir de dominer, sur la soif d'argent et de richesse, et sur la vanité. Cette famille deviendra au cours du récit une véritable synecdoque de la décadence morale générale: dans la dernière partie du roman, toute vie sociale se présente comme une énorme jungle où les intérêts personnels se croisent et se heurtent, poussés par le désir commun de s'enrichir et d'arriver. Si le jeu infernal des intrigues réussit à créer une sorte de solidarité transindividuelle, c'est uniquement parce que l'intérêt égoïste y fonctionne comme ligament.

La Famille idéale, telle qu'elle se dessine non seulement chez Balzac, mais d'une manière générale dans l'imagination mélodramatique de l'époque, est une organisation sociale et affective dont le pivot est, invariablement, la figure paternelle. Comme le dit Christopher Prendergast dans son livre sur Balzac et le mélodrame, la solution des mystères mélodramatiques est presque toujours une reconnaissance et une réconciliation heureuse avec le Père disparu ou inconnu: «derrière le coin du cinquième acte ou du dernier chapitre d'innombrables mélodrames nous attendent les parents absents et bienfaisants, normalement le père - père pardonnant, père retrouvé, deux des topoi fondamentaux du mélodrame».12 C'est le Père qui représente la force régulatrice et le pouvoir d'intégration; c'est par lui que le monde devient de nouveau intelligible, s'unifie et se réassure.

On reviendra sur le rôle que joue cette figure paternelle dans les réflexions esthétiques de Balzac. Pour l'instant, il faut souligner que si Les Parents pauvres nous offrent deux versions de la crise de la Famille, cette crise est au fond celle de l'instance paternelle. Nous avons déjà indiqué les effets de désintégration de l'erotomanie de Hulot, effets qui se répètent dans le ménage Steinbock lorsque Wencelas s'éprend à son tour de Valérie Marneffe. Dans Le Cousin Pons, la démolition de la figure paternelle s'est déjà achevée; les hommes de ce roman sont tous (exception faite de Fraisier et de l'assassin Rémonencq sur lesquels il faudra revenir) des ombres pâles, des enfants naïfs et passifs, des maris impuissants; ce qu'il y a de virilité et de volonté d'agir se trouve du côté des femmes démoniaques qui sont venues occuper le vide laissé par la figure paternelle.

Un des aspects les plus significatifs des Parents pauvres est la manière dont
Balzac, avec une ironie mordante, démolit non seulement les familles qu'il a
mises au centre de ses récits, mais également l'idéal que, de temps en temps,

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ces familles font entrevoir, et même les signes d'une forme de vie qui aurait
pu y offrir une alternative positive.

L'ironie transparaît nettement dans l'image qu'il nous donne d'Adeline Hulot, la vertueuse épouse patiente, mère affectueuse et dévouée qui ne pense qu'à marier sa fille pour pouvoir ensuite mourir en paix, non seulement la victime suprême du roman, mais encore le symbole du sacrifice en tant que mode existentiel. L'amour indestructible qu'elle éprouve pour son mari et qui ne sera nié qu'au moment de sa mort, est pourtant l'amour pour une idole fantomatique - le jeune officier de l'armée napoléonienne, «une espèce de dieu qui ne pouvait faillir» (p. 23), son créateur même auquel elle doit tout. Elle sera toujours prête à lui pardonner ses infidélités qui ne parviendront jamais à détruire cette image idéale qu'elle s'est faite de lui, car c'est une image tissée des mêmes rêves impossibles que son mari tente d'immortaliser par sa propre apparition du «beau de l'Empire». Cet amour, qu'Adeline s'imagine à un certain moment comme la réplique de l'amour de Joséphine pour son Napoléon (cf. p. 73), a donc le même caractère spectral que la vie de Hulot. C'est peut-être pourquoi le narrateur, à deux reprises, parlera de «fanatisme» à son égard (cf. pp. 23 et 73), en y ajoutant un commentaire qui révèle bien sa distance ironique: «Les sentiments nobles poussés à l'absolu produisent des résultats semblables à ceux des plus grands vices» (p. 73). On voit donc qu'au cœur même de cet idéal de la Famille et de l'Amour conjugal dont Adeline se veut la gardienne intransigeante, il n'y a que la vision tout irréelle et mensongère d'un fantôme d'autrefois.

Dans un article sur l'ambiguïté morale dans La Cousine Bette, Prendergast affirme que «l'échec d'Adeline, et même le collapsus général de l'ordre qui aura lieu dans le roman, est en partie le résultat direct d'une faiblesse qui tient aux efforts de vivre par un code de patience, d'innocence et de charité dans une lutte qui demanderait d'autres qualités toutes différentes».13 Ce qui fait défaut chez Adeline, c'est justement le pouvoir sexuel et l'autorité nécessairepour retenir son mari dans la famille. Prendergast a bien sûr raison, d'autant plus que le roman même, dans une double scène tout à fait admirablepar son ironie, juxtapose l'insuffisance de la vertueuse Adeline et l'habiletéde la vicieuse Valérie. La scène, décrite dans les chapitres LXXXVII à XC, et formant une réplique de la scène initiale entre Crevel et Adeline, nous montre celle-ci forcée, par la nécessité de trouver deux cent mille francs, de jouer la séductrice auprès de son ancien admirateur, entreprise dans laquelle elle échoue complètement, tandis que Crevel sera profondémenttouché par sa détresse authentiquement exprimée. Valérie, qui devine rapidement ce qui est en train d'arriver, se propose de jouer une comédie parfaite de femme vertueuse avec comme seul but de tuer en Crevel la petite lueur de compassion qu'Adeline a réussi à allumer en lui. C'est, comme l'a dit Ramón Fernandez, une «scène magistrale où la courtisane imite triomphalementla

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phalementlasainte femme après que la sainte femme a échoué à imiter la courtisane».14 Or, ce qui rend cette scène si tristement pathétique, n'est pas seulement le fait que la vertueuse Adeline est dépourvue de ce don de la dissimulation si caractéristique des autres femmes du roman. C'est surtout l'absence du fondement réel des émotions et des valeurs qu'elle exprime avec tant de sincérité. Peut-on s'imaginer une ironie plus douloureuse qu'une telle idéalité dénuée de réalité, puisant ses ressources dans le vide affreux des illusions non encore complètement perdues? Quand le baron, pendant sa liaison avec Valérie, a choisi de placer sa femme dans un appartement de la rue Plumet, c'est à un véritable mausolée que Balzac nous fait penser. Adelinea meublé son appartement avec «les reliques de sa splendeur», avec des ornements en bronze qui «ont trouvé le moyen d'être plus froids que les cuivres de Louis XVI»; l'isolement et la solitude se pressentent partout, et la baronne y est comme une morte vivante:

Je suis la baronne Hulot, la belle-sœur d'un maréchal de France, je n'ai pas commis la moindre faute, mes deux enfants sont établis, je puis attendre la mort, enveloppée dans les voiles immaculés de ma pureté d'épouse, dans le crêpe de mon bonheur évanoui, (p. 155)

II est bien significatif que cette «femme abandonnée» s'il en fut, passe sa vie aride sous l'égide de son idole, dûment représentée par son portrait peint en 1810 avec «l'uniforme de commissaire ordinateur de la garde impériale» (p. 156), et il n'est pas moins significatif que son emploi du temps habituel consiste à lire l'lmitation de Jésus-Christ.

Les illusions d'Adeline ne suffisent certes pas à caractériser l'institution familiale telle qu'elle est représentée dans La Cousine Bette. Il y a au moins un couple marié qui résiste à toutes les menaces de dissolution, à savoir celui de Celestine et de Victorin Hulot, et il y a en outre, en accord parfait avec le modèle mélodramatique, une réconciliation finale, celle d'Hortense et de Wenceslas. Mais le mariage de Celestine et de Victorin, fruit d'un contrat entre les deux beaux-pères pendant une nuit de débauche, est un mariage d'argent où la passion amoureuse fait défaut: Victorin, nous dit le narrateur, «résolut d'accepter sa Celestine, qui, certes, ne réalisait pas ses rêves; et jugea sainement la vie en voyant que la loi commune oblige à se contenter en toutes choses d'à peu près» (p. 326). Et si Wenceslas, après la réconciliation avec Hortense, «ne lui faisait aucune infidélité» (p. 416), cette reprise de la vie conjugale n'en marquera pas moins sa faillite définitive comme artiste: «mais il flânait, sans pouvoir se résoudre à entreprendre une œuvre, si petite qu'elle fût» (ib. ). Donc, même les mariages en apparence réussis ne sont que des façades qui couvrent un manque: manque d'amour, manque de désir, manque d'énergie créatrice.

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Dans Le Cousin Pons, roman rare dans l'œuvre balzacienne par le peu d'importance qu'il attache à l'amour et à la passion erotique, l'auteur nous offre, par contraste avec la famille et le mariage, une valeur toute différente, à savoir l'amitié, en l'occurrence celle de Pons et du pianiste allemand Schmucke. Certes, il s'agit d'une amitié qui ne résistera pas à toutes les intrigues et à toutes les forces ravageuses. Toutefois, même si les deux amis périssent, l'idée de l'amitié ne subsiste-t-elle pas obstinément comme une valeur substantielle? En effet, le motif est introduit par la référence à un modèle littéraire qui rend plausible une telle interprétation: «Sans la divine fable de La Fontaine, cette esquisse aurait eu pour titre les Deux Amis» (p. 16). Comme on le sait, la fable de La Fontaine traite de l'amitié idéale et dévouée, reposant sur un accord intuitif entre les âmes. Au départ, c'est bien ainsi que l'amitié de Pons et de Scmucke se présente - un vrai mariage d'âmes jumelles. Ils se trouvent tous deux en dehors du jeu social; ils partagent cette naïveté qui les rend également vulnérables devant les intrigues de la jungle parisienne; et ils se complètent aussi dans l'amour de l'art qui les joint l'un à l'autre avec des liens profonds: «Si Pons était collectionneur, Schmucke était rêveur; celui-ci étudiait les belles choses morales, comme l'autre sauvait les belles choses matérielles» (p. 18). Peut-on s'imaginer une plus belle expression de la volonté de synthèse chez Balzac que ce mariage dans l'art entre l'Allemagne et la France, entre esprit et matière, contemplation et désir? N'est-ce pas à travers une telle amitié et à travers elle seule que les valeurs positives de l'Art et de l'Amour peuvent reprendre leur droit? Car les sollicitudes dont Pons entoure son ami lorsque sa mort approche, sont en même temps des soucis pour l'Art; de même, la fidélité et la douleur de Schmucke auprès du lit de mort de son ami, s'exprimeront par la musique - par ses improvisations sublimes au piano. Le roman nous laisse donc deviner une relation spéculaire entre l'art et l'amitié, où les deux valeurs s'immortalisent mutuellement malgré la mort de ceux qui les représentent. Ainsi la référence à La Fontaine paraît-elle imprégnée d'une double signification: le thème de la valeur indestructible de l'amitié, transmis par la poésie éternelle de l'auteur des fables , se répète chez Balzac d'une façon telle que la description des deux amis confère à l'idée de l'immortalité de l'art et de la poésie un statut privilégié dans le roman: «Cette page, au fronton de laquelle le poète a gravé ces trois mots: LES DEUX AMIS, est une de ces propriétés sacrées, un temple où chaque génération entrera respectueusement et que l'univers visitera, tant que durera la typographie» (p. 16).

Toutefois, Le Cousin Pons n'est aucunement une fable morale, l'amitié n'est une valeur stable qu'en apparence, et l'une des caractéristiques de l'écriture de Balzac dans ce roman est la manière dont il se sert de son modèle littéraire pour démolir le message qu'il a l'air de vouloir communiquer.En fait, le récit de l'amitié de Pons et de Schmucke contient une

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deuxième allusion à La Fontaine. Le chapitre XIV s'intitule «Un vivant exemple de la fable des Deux Pigeons», faisant référence à l'histoire du ménagedes deux pigeons dont l'un est sédentaire et l'autre voyageur, continuellementpoussé par l'amour de l'aventure, tout comme Pons est poussé à satisfaire sa gourmandise dans les familles bourgeoises. La morale sur laquellese termine la fable de La Fontaine (au lieu de chercher l'aventure dangereuse à l'extérieur de la sécurité du nid conjugal, il vaut mieux se contenter de la plénitude tranquille et de l'harmonie de la vie commune), semble bien être la leçon que Pons tire de ses échecs au sein de la famille des Camusot. Après avoir été humilié par la Présidente pour la première fois, Pons accepte l'invitation de Schmucke à dîner régulièrement avec lui à la maison. Ainsi Schmucke réussit-il à conquérir «la dernière province qui n'étaitpas à lui dans ce cœur» (p. 55). Apparemment, les liens d'une amitié idéale sont plus forts que tout désir physique. Cependant, l'idylle se dissout rapidement, car Pons ne peut se passer du «piquant périodique» (p. 56) que représentent pour lui les friandises de la table des Camusot. Lorsque l'occasionse présente, le pigeon voyageur quitte de nouveau son nid, seulement pour y retourner sans espoir, définitivement expulsé par la Présidente et tout à fait détruit. Or, c'est à partir de ce moment que l'idylle de la «tranquille maison de la tranquille rue de Normandie» (p. 19) commence à se transformeren un véritable enfer, révélant la force destructive qui la sous-tend. C'est le personnage de Mme Cibot qui, au fur et à mesure, viendra incarner le principe démoniaque de cet univers. Ainsi la morale de La Fontaine est-elle réfractée dans le prisme inquiétant de l'ironie: au lieu de répéter la victoire de l'amitié sur toutes les forces centrifuges qui la menacent, Balzac nous offre l'image opposée d'une idylle en état de démolition.

Le Cousin Pons nous montre deux autres couples d'amis, Wilhem Schwab et Fritz Brunner, personnages importants dans la partie du roman qui prépare le désastre final du pauvre Pons, et l'avocat Fraisier et le docteur Poulain, des roues essentielles de la machine d'intrigues montée pour écraser et Pons et Schmucke. Par ce dédoublement il se produit un déplacement décisif du motif de l'amitié, qui installera celui-ci, pour ainsi dire, dans un espace thématique «au-delà du bien et du mal» : en parcourant le motif dans ces trois variantes très différentes, Balzac le videra petit à petit de toute valorisation positive et même négative, pour n'en retenir que la fonctionnalité structurale et libidinale au niveau d'une thématique plus profonde.

C'est à l'étude de ce niveau, de ses constellations et des variations multiples de ses figures dans Les Parents pauvres, que nous allons passer maintenant. Anticipons seulement quelque peu sur les faits en disant qu'il s'agit d'un conflit où la masculinité menacée entre dans une lutte fascinée avec la féminité, telle qu'elle se définit selon une certaine vision fantasmatique.

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IV

Parmi les présences féminines de La Cousine Bette, la plus énigmatique est sans aucun doute Lisbeth Fischer elle-même, P«araignée au centre de sa toile» (p. 161), femme démoniaque qui, jusqu'à sa mort, continue son travail de «sape souterraine» (p. 153) sans jamais être soupçonnée par la famille qu'elle s'efforce de détruire. Presque invisible, au point qu'on a pu se demander: «Pourquoi la cousine Bette dans le roman du même nom?»15. Bette n'en est pas moins le Heu d'origine de toutes les intrigues et la cause secrète de tous les malheurs. Comme l'explique le narrateur, ses rapports avec cette autre femme démoniaque qu'est Valérie Marneffe, sont ceux de l'esprit et de l'action, de la main et de l'instrument: «Lisbeth pensait, Mme Marneffe agissait, Mme Marneffe était la hache, Lisbeth était la main qui la manie, et la main qui démolissait à coups pressés cette famille qui, de jour en jour, lui devenait plus odieuse» (p. 153). Pourquoi cette haine terrible?

Certes, Balzac ne manque pas d'en esquisser une étiologie à la fois sociologiqueet psychologique, selon laquelle la jalousie portée par Bette contre sa belle cousine depuis l'enfance et la situation marginale où elle se trouve dans la famille et dans la société parisienne expliqueraient une soif de vengeance qui augmente outre mesure lorsque Hortense lui vole son «amoureux». Toutefois,une telle motivation «réaliste» paraît presque trop conventionnelle à côté de la fascination mythographique qui imprègne les pages où la personnalitéde Bette est décrite. Dès le départ, sa jalousie est inscrite dans une structure de conte de fée renversé, celui d'une Cendrillon qui doit se résigner à voir la sœur aînée s'enfuir avec le prince charmant.16 On dirait peut-être que c'est la réalisation pervertie d'un rêve semblable que cherche Bette, quand elle se propose de devenir l'épouse du maréchal Hulot, après avoir refusé au moins cinq demandes de mariage. Ce qui est certain, c'est qu'en Bette on lira surtout l'image des désirs jamais assouvis d'une femme «passionnéeà vide» (p. 102) et dont l'énergie libidinale s'est, pour ainsi dire, sclérosée sous forme de haine. Or, nous dit le narrateur, «la haine ressemble à la mort, à l'avarice, elle est en quelque sorte une abstraction active, au-dessusdes êtres et des choses» (p. 154). Ce caractère indestructible de l'énergie de Bette sera également le leitmotiv dans les descriptions quasi mythiques que le roman nous offre d'elle sous l'image de la Vierge. Brillant comme un «diamant noir» de quelque «sauvage poésie» (p. 148), Bette, après s'être liée avec Valérie dans un pacte infernal, apparaîtra «comme une Vierge de Cranachet de Van Eyck, comme une Vierge byzantine, sorties de leurs cadres, |elle] gardait la raideur, la correction de ces figures mystérieuses, cousines germaines des Isis et des divinités mises en gaine par les sculpteurs égyptiens. C'était du granit, du basalte, du porphyre qui marchait» (p. 149). A cette volonté de minéral d'une femme qui n'a jamais connu ni amour ni passion erotique et dont l'énergie, à force de se ménager, a pris «une qualité de

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résistance et de durée incalculable» (p. 103), s'ajoutent la perspicacité et la rapidité du Sauvage - de ce Mohican «dont les pièges sont inévitables, dont la dissimulation est impénétrable, dont la décision rapide est fondée sur la perfection inouïe des organes» (ib.).

On verra par la suite la grande importance de ces comparaisons tirées de l'univers de l'art et de la littérature. Pour le moment, il suffit de souligner que la double figure mythique de la Vierge et du Sauvage, par laquelle se précise la présence transréaliste de Bette, exprime non seulement ce qu'elle a d'intransigeant et de maniaque, mais aussi le vide intérieur effrayant. C'est ce vide, fait de manque, de jalousie, et d'un désir de posséder toujours frustré, qui forme le noyau tout négatif du personnage. Lorsqu'elle s'éprend du jeune Livonien qu'elle a sauvé du suicide, sa passion pour lui est celle d'une Mère brutale, possessive et abusive: «C'était enfin la Tempête de Shakespeare renversée, Caliban maître d'Ariel et de Prospero», dit le narrateur, avec l'une des références shakespeariennes si fréquentes dans le roman (p. 68).

Dans le personnage de Valérie, les traits de la Mère mauvaise se doublent de ceux de la Femme castratrice. Courtisane mariée, elle symbolise, certes, ce «nouvel amour» parisien dont Balzac esquisse une critique mêlée de fascination, et sur lequel il faudra revenir pour considérer de plus près ses rapports avec la réflexion méta-romanesque inhérente au texte. Elle se partage entre ses cinq hommes qu'elle trompe à tour de rôle avec une habileté impressionnante; et bien que son amour pour Wenceslas semble avoir un noyau authentique, il n'est pas suffisamment fort pour freiner sa promiscuité sans bornes. Or, c'est à l'occasion du dîner arrangé pour séduire Wenceslas que son rôle symbolique de Femme castratrice s'exprime avec le plus de netteté. Proposant à Steinbock de lui acheter un groupe de bronze qu'il vient de commencer, Valérie explique en même temps l'idée qu'elle se fait de cette œuvre ayant pour sujet Dalila coupant les cheveux de Samson, ainsi que la signification plus générale que ce motif revêt pour elle: «Faites Dalila coupant les cheveux à l'Hercule juif! ... Mais vous qui serez, si vous voulez m'écouter, un grand artiste, j'espère que vous comprendrez le sujet. Il s'agit d'exprimer la puissance de la femme. Samson n'est rien, là. C'est le cadavre de la force. Dalila, c'est la passion qui ruine tout» (p. 215). Pour Valérie donc, la puissance de la Femme gît dans ce pouvoir castrateur qui réduit tout homme à la docilité d'un petit garçon aimable et contrôlable: «Quand une fille a ruiné son homme, elle l'adore. Selon moi, la Juive a eu peur de Samson, terrible, puissant, mais elle a dû aimer Samson devenu petit enfant» (p. 216). On le voit: c'est en quelque sorte l'attitude brutalement maternelle de Bette envers son Wenceslas qui se généralise dans le «féminisme» de Valérie. Et il est bien logique que la séduction désastreuse de Wenceslas, entamée ici, se réalise pleinement lorsque Valérie, posant en Dalila, aura l'occasion de mettre en œuvre sa vision du pouvoir féminin.

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Dans Le Cousin Pons, cette constellation fantasmatique de la Mère mauvaise et de la Femme castratrice s'impose comme l'un des thèmes les plus puissants du roman. On en aura un présage dans l'histoire de Fritz Brunner. En effet, lorsque Fritz se décide à briser les projets de Pons visant un mariage qui crée le bonheur de tous, les raisons de cette décision se trouvent dans les expériences qu'il a eues des forces destructrices de la Femme. Fritz a vécu son enfance et sa jeunesse dans une famille ravagée par les actions d'une marâtre, qui a détruit son père et poussé le jeune garçon à s'enfoncer dans une vie de débauche, d'où il n'est sauvé que grâce à l'amitié nouée avec Wilhem. Dès qu'il saura que Cécile, tout comme sa propre belle-mère, est une enfant seule et gâtée, il devine en elle le germe de la même force destructrice, et il se retire de l'affaire, ce qui entraîne des conséquences catastrophiques pour Pons.

Il y a, dans le roman, d'autres versions de cette figure de la Mère mauvaise, insensible et séductrice. La mère de Cécile, «la présidente», ainsi que La Sauvage, nourrice et ménagère de l'avocat Fraisier, sont toutes deux présentées, bien que de manière différente, comme de telles mères démoniaques. Madeleine Vivet, femme de chambre de la présidente et qui, sans succès, s'est efforcée de se faire épouser par Pons, appartient également à cette galerie. Or, c'est par la description de Mme Cibot et la transformation radicale qu'elle subit au cours du roman que la figure se présente dans ses vraies dimensions fantasmatiques.

L'idylle vécue un bref moment par Pons et Schmucke dans la rue de Normandie, avant que le désir boulimique ne pousse le premier, de nouveau, hors du nid et dans les pièges de la famille bourgeoise, est, en effet, plus qu'une relation entre des âmes jumelles. C'est aussi, en apparence, une idylle de famille parfaite, où les deux vieux enfants sont affectueusement protégés par la dévouée Mme Cibot - une vraie Mère, pas encore contaminée par le dépérissement moral de la bourgeoise, une Femme du Peuple:

Hnlin, en trouvant les deux casse-noisettes doux comme des moutons, faciles à vivre, point défiants, de vrais enfants, elle se mit, par suite de son cœur de femme du peuple, à les protéger, à les adorer, à les servir avec un dévouement si véritable, qu'elle leur lâchait quelques semonces, et les défendait contre toutes les tromperies qui grossissent à Paris les dépenses de ménage. (p.475q.)

Et quand Pons, déjà marqué par la mort, retourne définitivement à la rue de Normandie, les soins de Mme Cibot sont décrits de la même façon: elle se montre «sensible et dévouée», «maternelle même», envers le pauvre musicien(p. 101). Or, ces descriptions ont de quoi nous rendre soupçonneux. Ne rappellent-elles pas les sentiments de la Femme castratrice lorsqu'elle aura réduit ses hommes à l'impuissance, ainsi qu'on l'a déjà noté à propos de

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Bette et de Valérie? Sous l'image de la Bonne Mère se cache en effet, dès le début, une image contraire. Chez cette portière de 48 ans, une certaine beauté s'est conservée, celle de la «belle écaillère» d'autrefois. Mais c'est une beauté qui porte des traits nettement phalliques - «une beauté virile» (p. 45) qui lui a donné l'embonpoint d'un homme et, avec le temps, un deuxième trait masculin distinctif: «Mme Cibot atteignait l'âge où ces sortes de femmes sont obligées de se faire la barbe» (ib.). A mesure que «le désir d'être riche» (p. 139) s'éveille en elle, cette force virile deviendra de plus en plus menaçante.Balzac la met en pleine lumière lorsqu'il raconte l'effort de Mme Cibot de se faire coucher sur le testament de Pons. Elle se sert notamment de son bras, «le plus magnifique bras du monde» (p. 144), comme appât erotique. Or, ce bras n'est pas seulement «un bras potelé, rond, à fossettes», donc merveilleusement féminin; il est aussi comparé à une lame qui sort de sa gaine, éblouissant Pons à tel point qu'il doit s'en détourner comme d'une véritable tête de Méduse.

Le fantasme de la Mère mauvaise qui s'exprime dans les figures de Bètte et de Valérie, sera donc élaboré, ici, jusqu'aux dimensions hallucinantes de la Mère phallique - une force castratrice, une Méduse qui, au fur et à mesure, frappera tout l'univers romanesque de mort et de destruction. Car à la fin du roman, non seulement Pons et Schmucke sont tombés victimes de la puissance destructrice de Mme Cibot, mais aussi le mari de celle-ci, assassiné par Rémonencq avec l'adhésion silencieuse de la portière. Et les dernières lignes du roman nous racontent, dans un style laconique et avec une ironie presque stendhalienne, comment son deuxième mari même, l'assassin Rémonencq, est mis au rancart à la suite d'un acte dans lequel Mme Cibot joue le rôle de la Providence:

En effet, l'Auvergnat, après s'être fait donner par contrat de mariage les biens au dernier vivant, avait mis à la portée de sa femme un petit verre de vitriol, comptant sur une erreur; et sa femme, dans une intention excellente, ayant mis ailleurs le petit verre, Rémonencq l'avala. Cette fin, digne de ce scélérat, prouve en faveur de la Providence, que les peintres des mœurs sont accusés d'oublier, peut-être à cause des dénouements de drames qui en abusent, (p. 328)

II a été soutenu par toute une lignée de balzaciens, de Georg Lukács à Pierre Barbéris, que les derniers romans de Balzac viennent s'ouvrir aux massés populaires en mettant en valeur une certaine intelligence de leur rôle dans les processus historiques qui aboutiront à la révolution de 1848. Les Parents pauvres prouvent qu'une telle interprétation demande à être nuancée. Bette, ainsi que Mme Cibot, est bien une Femme du peuple; Balzac souligne à plusieurs reprises que sa force sauvage est celle d'une paysanne, et qu'il y a une relation entre cette force et le comportement révolutionnaire des masses

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populaires: «La cousine Bette, la sauvage Lorraine, quelque peu traîtresse, appartenait à cette catégorie de caractères, plus communs chez le peuple qu'on ne pense, et qui peut en expliquer la conduite pendant les révolutions» (p. 33). Toutefois, l'image que Balzac nous offre de ces deux Femmes du peuple donne à penser que l'angoisse fascinée qui en ressort, est également une angoisse devant les forces sociales qu'elles représentent. Le fait que Rémonencq aussi appartient aux masses populaires confirmerait que Balzac, dans ses deux derniers romans, ne voit chez aucune classe sociale de l'espoir pour une future existence heureuse. Comme le dit Theodor W. Adorno à propos de La Cousine Bette: chez Balzac, «l'égalité est réalisée dans la mesureoù la fausse totalité englobe toutes les classes dans sa culpabilité».17 En fait, dans Les Parents pauvres, la corruption des mœurs s'étend sur toutes les couches sociales. Mais sous cette «sociographie» désillusionnée travaille une méditation toute différente - une méditation angoissée sur les désirs pervertiset sur leur force destructrice, intimement liée à une expérience fantasmatiquedu Féminin. Car ce sont les femmes diaboliques qui incarnent le plus nettement cette combinaison d'un désir et d'une action qui, pour satisfaire des intérêts personnels et égoïstes, vont jusqu'à démolir tout ce qui les entoure.Autour d'elles, la plupart des personnages masculins ne sont que de pâles ombres; même Rémonencq l'assassin sera finalement, comme on vient de le voir, la victime d'une force plus puissante que lui: la Femme castratrice, la véritable Providence du roman.

On n'évite donc pas le terme de misogynie en parlant des Parents pauvres. Et il est certes tentant d'en donner une explication biographique, voire pathographique. A l'époque où Balzac travaille sur ces romans, sa vie privée est dominée par une tension extrême, causée, comme on le sait, par l'influence plus ou moins néfaste de trois femmes: sa propre mère, Laure de Balzac, Mme Brugnol, sa ménagère et maîtresse, et Mme Hanska, dont la fausse couche vient le priver de l'espoir de devenir le père d'un nouvel Honoré de Balzac. Quoi de plus normal que de donner libre cours à son ambivalence, à son angoisse, à ses besoins d'agression, en créant cette galerie immortelle de femmes démoniaques? Si l'on y ajoute des réminiscences plus ou moins conscientes d'une enfance marquée de tensions pareilles entre un père faible et âgé et une jeune mère énergique et infidèle, et qu'on en tire p. ex. les preuves d'un «complexe d'Œdipe inversé»,18 on aura une double explication psychobiographique de la misogynie des Parents pauvres.

Toutefois, en parlant tout simplement de misogynie à propos des peinturesde Bette et de Valérie, de Mme Cibot et de la présidente Camusot, on simplifie outre mesure tout ce qu'elles apportent à la complexité thématique et aux structures profondément ironiques des deux romans. C'est à travers elles que l'écriture sociographique de Balzac se transforme en écriture mythographique;c'est encore par elles que l'immense force du négatif viendra

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atteindre le thème peut-être le plus important des Parents pauvres, à savoir celui de l'art. Qu'il y ait dans les deux romans une double thématisation de l'art, par le côté éthique aussi bien que par le côté institutionnel ou sociologique,cela est évident. Ce qui est moins évident, c'est que, à travers leurs figures négatives surtout, les romans élaborent une curieuse thématisation de leurs propres conditions esthétiques - un certain niveau méta-romanesque où la «misogynie» resurgira comme l'élément central.

V

L'échange curieux entre valeurs féminines et valeurs esthétiques s'exprime de maintes façons différentes dans Les Parents pauvres. Nous avons déjà noté comment la manie du collectionneur, chez Pons, est présentée en termes de fétichisme compensateur, et avec Robin Williams nous avons fait remarquer les parallélismes entre cette manie et l'erotomanie de Hulot, où la passion erotique coexiste avec un désir de la beauté des jeunes femmes dont la plupart sont en outre des artistes (actrices ou cantatrices). Avec un point de départ semblable, Nicole Mozet arrive à la thèse d'une transformation radicale des idées esthétiques et de la pratique romanesque de Balzac, dont ces deux romans porteraient nettement la trace. Il s'agit d'une part d'une «mutation du Pouvoir du Père au Peuple [qui] s'accompagne donc logiquement d'un changement de sexe»,1Q et, d'autre part, d'une préférence pour les objets d'art «féminins» (l'orfèvrerie, l'ébénisterie), qui fait de la collection de Pons l'image même d'un nouvel idéal esthétique, où s'inscrivent non seulement l'éclatement du chef-d'œuvre poétique visionnaire mais aussi la multiplicité décentrée, voire féminine, de l'écriture romanesque: «On a l'impression que, pour Balzac, la collection est une représentation mimée, si l'on peut dire, de cet acte par excellence irreprésentable et inimaginable qu'est l'acte d'écrire» .20 Par conséquent, la décadence du baron Hulot, dont l'un des modèles serait Victor Hugo, est interprétée comme «la mise en scène d'une irrémédiable décadence de la poésie, détrônée et récupérée à la fois par ce que l'on appelle la prose, le roman, ou l'écriture».21

Il est vrai que Balzac, qui tout au long de son œuvre présente la création esthétique comme recommencement ou imitation de la Création divine et l'artiste comme une sorte de Père tout-puissant,22 laisse paraître, dans Les Parents pauvres, des signes d'une déconstruction de la figure paternelle, dont on a déjà noté quelques conséquences au niveau méta-romanesque: qu'on pense p. ex. à la manière dont le modèle paternel littéraire, La Fontaine, est déconstruit par des effets de contraste ou de juxtaposition ironiques. Il est même probable que Balzac a inscrit sa propre manie de collectionneur dans le personnage de Pons, d'autant plus qu'il va jusqu'à comparer «l'amour propre des collectionneurs» avec «l'amour-propre d'auteur» (p. 32). Les analogies imaginables entre les expéditions du collectionneur chez les brocanteursparisiens

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canteursparisienset les quêtes tout aussi infatigables de Balzac pour rassemblerdes «fragments de réalité» destinés à son oeuvre romanesque, sont suffisammentséduisantes pour servir d'arguments à la thèse de Nicole Mozet. A notre avis, le point faible de cette thèse n'est pas la mise en relief des rapportsentre esthétique et féminité (voire féminité populaire), mais son peu de sensibilité pour les composantes négatives ou démoniaques de ces rapports.23

Avant d'étudier de plus près la fonction méta-romanesque de ces figures de la négativité, il faut pourtant considérer la thématisation plus générale de l'art dans les deux romans. Comme on l'a déjà indiqué, il est question d'une réflexion qui porte simultanément sur l'aspect libidinal, éthique et sociologique de l'art, et qui s'exprime par une ambivalence assez caractéristique de la pensée esthétique de Balzac, où un romantisme exalté se heurte bien souvent à un pessimisme profond.

Cette ambivalence prédomine dans Le Cousin Pons. Certes, Balzac ne manquera pas de faire l'apologie des valeurs esthétiques accumulées dans la collection de Pons. En outre, quand Schmucke fait ses improvisations auprès du lit de mort de son ami, le texte évoque l'image d'un Gesamtkunstwerk idéal, où musique, peinture et poésie s'unissent harmonieusement en une interprétation sublime des correspondances divines. Si on se limite à de tels passages, il est bien possible de considérer le roman, avec Pierre Barbéris, comme l'expression d'une utopie esthétique. Citons Barbéris: «Pons est l'homme de l'œuvre non réifiée, de l'Humanité non aliénée. L'Art, pour lui, est la plus haute, la plus forte expression de ce dont est capable une Humanité libre, allant au bout d'elle-même, s'accomplissant».24 Toutefois, on a déjà vu qu'une telle interprétation ne dévoile qu'un aspect de la signification de l'art dans Le Cousin Pons. Le plaisir qu'éprouve Pons auprès de ses objets d'art implique aussi une sorte de réification de l'art, une perversion de ce désir sublime par lequel le plaisir esthétique devient une saisie des rapports et des vérités universels. Il est vrai que Pons cherche dans l'art une valeur d'usage qui s'oppose à cette valeur d'échange dont la bourgeoisie se fait l'unique mesure d'appropriation et d'expérience esthétiques. Or, du point de vue libidinal, cette valeur d'usage est paradoxale: elle remplace un manque (l'absence de l'amour) par un symbole de ce manque même (l'objet d'art comme fétiche), confirmant ainsi dans l'espace clos des plaisirs masturbatoires le vide de l'art aussi bien que celui de la vie.

La dimension sociale ou institutionnelle de l'art est déterminée par un paradoxe pareil. La collection particulière, fermée à tout contact public, défend les valeurs d'usage esthétiques contre les attaques destructrices d'une société ennemie de l'art. Dans la collection de l'amateur authentique, l'œuvrepeut être savourée dans ce qu'elle a de particulier, et les trésors accumuléspeuvent être gardés dans un espace où le désir de l'œuvre et celui du connaisseur se rencontrent dans une communication parfaite, fermée sur

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elle-même. Cette communication est pourtant tout aussi solitaire que les plaisirs masturbatoires de Pons. Par là, la collection de la rue de Normandie, tout en protégeant l'art contre les ravages du marché capitaliste, dont la fin du roman nous montre les effets désastreux, ne permettra pas cette interactionsociale où l'art réaliserait sa signification profonde. Entre les mains du comte Popinot, les trésors seront enfin ouverts à l'admiration publique, mais en même temps exposés à des menaces de dispersion, qui finiront par rendre de telles «collections impossibles» (p. 326). Ainsi, Le Cousin Pons vient décrire l'inscription du musée privé dans un processus où le terme final anticipe sur une «capitalisation» totale de l'art. L'illusion de Pons (qui représentepour ainsi dire la phase de l'accumulation originale) est de croire que l'on puisse préserver les valeurs dans cet état d'accumulation originale. Or, le processus s'avère irréversible.

Mais le roman n'indique-t-il pas une alternative, à savoir le musée public, qui, en tant que résultat de la politique culturelle de Napoléon, est une réalité à l'époque de Balzac et qui assurera pour la postérité le cadre-modèle d'une présentation démocratique des oeuvres d'art? En effet, sur son lit de mort, lorsqu'il aura enfin gagné suffisamment de clairvoyance pour comprendre les intrigues auxquelles il est exposé, Pons invente un jeu subtil de testaments faux et authentiques pour garder ses trésors à l'abri de la voracité de sa famille. Il fait établir un testament selon lequel la totalité de sa collection fera partie du Musée du Louvre, contre une rente viagère pour son ami Schmucke. Le motif de ce don est exprimé dans les termes d'un vrai idéal démocratique: «J'ai toujours pensé que les pages vraiment immortelles des fameux maîtres devraient être des propriétés nationales, et mises incessamment sous les yeux des peuples, comme la lumière, chef-d'œuvre de Dieu, sert à tous ses enfants» (p. 261). Or, ce testament n'est qu'un leurre fait pour masquer son but véritable, qui est de faire de Schmucke le seul héritier de ses richesses. Le faux testament aurait pu sauver et Schmucke et la collection; le vrai testament, par contre, rend possible la dissolution définitive de la collection et entraîne la mort de Schmucke. Comment faut-il interpréter cette ironie atroce? Le roman parachève-t-il ainsi son analyse critique d'un outsider sans contact véritable avec la réalité qui l'entoure, en montrant comment sa dernière action repose, elle aussi, sur des illusions catastrophiques? Ou bien s'agit-il pour Balzac de manifester sa propre méfiance aristocratique et réactionnaire contre les institutions démocratiques? Ce qui est certain, c'est que Balzac parvient ainsi à présenter l'alternative du musée public de façon à s'en désolidariser tout de suite. Dans Le Cousin Pons, nous cherchons en vain une vision utopique des conditions sociales de l'art.

Comment en est-il dans La Cousine Bette, où c'est avant tout sur une
morale de la création esthétique que portent les réflexions balzaciennes?
L'histoire de la carrière ratée de Wenceslas Steinbock est, certes, la descriptiond'un

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tiond'untalent qui s'évapore au contact avec la réalité sociale, et dont les «succès dans les salons» (p. 417) le détournent du travail et de l'isolement nécessaires à la création. Mais c'est, à un niveau plus significatif encore, l'histoire exemplaire de l'influence des femmes sur les conditions libidinales et morales de la création. En effet, la carrière de Wenceslas est, dans chacunede ses phases principales, profondément déterminée par une présence féminine (dans l'ordre de succession: Bette, Hortense, Valérie et, phase finale, Hortense encore). Dans la première phase, où il est entre les mains de Bette, cette Mère brutale, soumis à sa discipline rigide et privé de tout contact avec le monde extérieur, l'artiste connaît l'expérience de ce «détachementde toutes choses» et de ce «dévouement au travail» (p. 202) qui, selon le narrateur, sont indispensables au grand créateur. Pendant ce temps, Wenceslas produit les trois œuvres qui lui donneront accès au monde public de l'art - le monde des salons, des connaisseurs, des mécènes et des commissionsimportantes. Mais cette productivité dépend paradoxalement d'une vacuité à la fois intérieure et extérieure, car la vie qu'il mène à cette époque de «travail forcé» ne se comparera qu'à un «désert» créé, autour de lui et dans son âme, par sa protectrice terrible (cf. p. 68). L'amour d'Hortense, qui le dispense au début de tout travail, transformant son désert en jardin paradisiaque,entraîne pourtant le tarissement de sa force créatrice. Comme le dit laconiquement le narrateur: «Les caresses d'une femme [... ] font évanouir la muse, et fléchir la féroce, la brutale fermeté du travailleur» (p. 198). Donc, en «deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant. L'enfant était sublime de beauté, la statue fut détestable» (p. 200).

Ce conflit entre l'amour et l'art, qui se complique encore par la commercialisation de l'objet artistique,25 est au fond un conflit entre un désir au service de la vie et de la progéniture, et un désir lié au manque, au vide et à la mort. Or, c'est sur ce point que l'influence de Valérie sur Wenceslas devient importante. Certes, Mechthild Albert a raison de souligner que l'effet principal de cette influence est d'entraîner le sculpteur «dans la vie de dissipation que mènent les artistes bons vivants».26 Mais il ne faudra peut-être pas oublier que c'est la rencontre avec Valérie qui permettra à Wenceslas d'accomplir encore une œuvre, le groupe de Samson et Dalila, qu'il a déjà commencée mais qui ne trouvera sa forme que sous la dictée, si on peut le dire ainsi, de Valérie; or, on sait déjà quelle vision de la femme sous-tend cette inspiration. En d'autres termes, si cet épisode est le seul passage du roman qui nous décrive quelque chose comme une inspiration ou une conception artistique, il faut bien retenir les rapports paradoxaux qui se nouent ici, par l'intermédiaire de la Femme castratrice, entre conception et destruction, inspiration et mort.

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C'est là l'optique dans laquelle il faut lire le chapitre LV du roman, qui, sous le titre de «Ce qui fait les grands artistes», nous offre un véritable essai sur les deux moments de la création artistique, la conception et l'exécution. Or, ce qui frappe au premier abord, c'est que, tout en parlant des «abîmes qui séparent ces deux hémisphères de l'art» (p. 196), Balzac ne fait aucune référence à la volonté masculine de la création. Les deux moments sont, par contre, envisagés à travers les mêmes métaphoriques féminines, où l'on reconnaîtra à tour de rôle les images de Valérie et de Bette! En fait, la conception, présentée comme un vrai plaisir sensuel, se caractérise ainsi: «Penser, rêver, concevoir de belles œuvres est une occupation délicieuse. C'est fumer des cigares enchantés, c'est mener la vie de la courtisane occupée à sa fantaisie» (ib.). Toutefois, cet état d'inspiration implique aussi quelque chose de fugitif et d'insaisissable qui peut se transformer en une force combustible: «[l'inspiration] court, non pas sur un rasoir, elle est dans les airs et s'envole avec la défiance des corbeaux, elle n'a pas d'écharpe par où le poète la puisse prendre, sa chevelure est une flamme...» (p. 197). L'exécution, de l'autre côté, est comparée aux durs labeurs d'une Mère qui accouche de son enfant, puis le nourrit, l'élève laborieusement - «une lutte lassante que redoutent et que chérissent les belles et puissantes organisations, qui souvent s'y brisent» (ib.). Mais à cette métaphorique féminine vient s'en ajouter une autre, non moins importante, celle de l'œuvre comme un abîme ou un vide où il faut s'enfoncer pour le travailler de l'intérieur:

Si l'artiste ne se précipite pas dans son œuvre, comme Curtius dans le gouffre, comme le soldat dans la redoute, sans réfléchir; et si, dans ce cratère, il ne travaille pas comme le mineur enfoui sous un éboulement; s'il contemple, enfin, les difficultés au lieu de les vaincre une à une, à l'exemple de ces amoureux des féeries, qui, pour obtenir leurs princesses, combattaient des enchantements renaissants, l'œuvre reste inachevée, elle périt au fond de l'atelier, où la production devient impossible, et l'artiste assiste au suicide de son talent, (ib.)

Si donc l'histoire de Wenceslas est une allégorie morale de la création, voilà la vision paradoxale qui la sous-tend: la création, ce passage difficile de la conception à l'exécution, est la conjonction du désir et du travail, de la fantaisie d'une Courtisane et des labeurs d'une Mère; or, dans son inspirationaussi bien que dans son exécution, la création implique inévitablement quelque chose de négatif, une force combustible, le néant d'un manque. Car l'œuvre même n'est rien qu'un gouffre ou un cratère où l'artiste est à tout instant menacé par l'anéantissement. Lorsque Wenceslas finit par choisir l'amour d'Hortense et la vie conjugale, on sait qu'il survivra en tant qu'homme, mais on n'en assiste pas moins «au suicide de son talent». Pour l'auteur des Parents pauvres, l'art n'est pas une manière de recréer la Vie;

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tout au contraire, la vraie activité créatrice s'associe à cette Mort qui opère à
l'intérieur de la Vie même.

VI

Ces rapports proprement démoniaques entre l'Art, le Féminin et la Mort, seront maintenant repris à cet autre niveau que nous avons déjà qualifié de «méta-romanesque». A ce niveau, le texte fait de ses figures féminines obsédantes les matériaux d'une curieuse réflexion sur ses propres conditions d'existence. Nous ne pensons certes pas aux fameux commentaires du narrateur balzacien; ceux-ci ressortissent le plus souvent à une idéologie plutôt superficielle. Balzac est, comme le dit si lucidement Christopher Prendergast, «l'un de ces romanciers dont la main droite est souvent inconsciente de ce que fait la main gauche, et dont les évaluations conscientes n'arrivent pas toujours à exprimer dans toute leur étendue les sens contenus par l'œuvre en sa totalité».27 C'est donc vers le texte de sa «main gauche» qu'il faut se tourner pour saisir la réflexion méta-romanesque dans toute son ampleur déroutante.

Comment définir l'esthétique qui sous-tend le roman balzacien? Question énorme, bien sûr, à laquelle on ne répondra ici qu'en soulignant la dépendance de l'écriture balzacienne de ce que Peter Brooks nomme «l'imagination mélodramatique». Fait central dans la sensibilité moderne, le mode mélodramatique détermine une grande partie de l'art littéraire et paralittéraire du XIXe siècle qui s'établit sur «un vide, en postulant des significations et des systèmes symboliques qui n'ont pas de fondement sûr parce qu'ils ne sont pas bâtis sur une théologie ou sur un code social universellement accepté» .28 Le mode mélodramatique est donc, d'un point de vue historique, cette soif effrénée du sens qui est propre à une période post-révolutionnaire; mais ce que l'on en retiendra surtout dans notre contexte, c'est le manque ou le vide, ou plus précisément, la perte de sens, qui le conditionnent.

Les traits formels du mélodrame sont trop bien connus pour qu'on insiste là-dessus ici: l'emploi des antithèses saillantes, des hyperboles et des stéréotypes,la machination savante d'intrigues complexes, et la volonté de les nouer pour en faire toutes sortes de mystères dont la solution forme une espèce de récompense du sens vide qui les sous-tend, un style de présentationexagéré au maximum et, couramment, le dénouement heureux qui signalel'intervention fortuite de la Providence, d'une justice poétique, ou d'un Père plein de bénévolence et retrouvé. On reconnaît vite les effets de cette structure dans les romans balzaciens, et cela malgré leur pessimisme foncier et la manière presque systématique dont ils évitent la «fin heureuse». Les règles de leurs compositions sont souvent celles de la littérature dramatique, à laquelle ils font allusion à chaque articulation importante (les fameux «ici se termine l'exposition de ce drame», etc.), et ils rivalisent habilement avec

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les autres machines à intrigues que sont p. ex. les romans d'Alexandre Dumaset
d'Eugène Sue.

Tout cela est bien connu; et pourtant la critique balzacienne s'est montrée curieusement insensible à la manière dont les ressorts de cet art mélodramatique se redoublent dans ses constellations actantielles mêmes, et, dans Les Parents pauvres, surtout dans les personnages féminins. En effet, toutes les femmes de ces deux romans, à l'exception d'Adeline, sont maîtres dans l'art de l'intrigue et de la dissimulation, et elles possèdent toutes cette force dynamique nécessaire pour faire avancer non seulement leurs propres projets (d'appropriation, de vengeance, de séduction), mais aussi le déroulement du récit même qui les englobe.

Il n'est pas difficile de trouver, dans La Cousine Bette, des passages où le narrateur porte un jugement moral écrasant sur la catégorie de «courtisane mariée» représentée par une Valérie Marneffe. Le chapitre XXXVII, «Réflexions morales sur l'immoralité», qui est mis en tête de la deuxième partie du roman où commence le développement tragique des événements, en donne l'exemple le plus net. Dans un portrait général, qui n'en vise pas moins Valérie, le narrateur parle de ces «Machiavels en jupes [qui] sont les femmes les plus dangereuses» (p. 140), non seulement à cause de leur volonté de fer, mais surtout en conséquence de leur génie de la dissimulation. En fait, Valérie est l'une de ces femmes qui ont inventé un «nouvel art d'aimer» (p. 90), dont le procédé principal est justement de séduire en faisant semblant de résister, de jouer le rôle de la femme vertueuse et de l'ange dévoué par des «manœuvres sentimentales, romanesques et romantiques» (p. 91), pour arriver d'autant plus efficacement à leurs fins. Il s'agit donc d'un véritable art du théâtre, fait de tromperies et d'illusions, mais qui, par là même, se trouve enrichi d'un charme incomparable contre lequel ni Hulot ni le narrateur ne peuvent se défendre. Ainsi, aux propos du narrateur: «Les tromperies de l'amour vénal sont plus charmantes que la réalité» (p. 144), correspond le sentiment de Hulot: «- Le mensonge vaut souvent mieux que la vérité, dit Hulot en se rappelant quelques scènes charmantes évoquées par la pantomime de Crevel qui singeait Valérie. On est forcé de travailler le mensonge, de coudre des paillettes à ses habits de théâtre...» (p. 190). L'amour authentique, surgissant spontanément d'une rencontre entre deux regards fascinés, ressortit pour ainsi dire au domaine de la nature, tandis que l'amour dissimulé et mensonger d'une Valérie est en quelque sorte une œuvre d'art soigneusement travaillée. Ne nous étonnons donc pas de voir ce «nouvel art d'aimer» qu'est la manifestation visible du vice de Valérie, comparé, à plusieurs reprises, avec le génie de l'artiste (cf. p. ex. p. 139).

Toute l'existence de Valérie se résume, en effet, dans cet art du théâtre et
de la dissimulation. Même sur son lit de mort, au milieu des souffrances
terribles causées par la vengeance du baron Montés, elle ne pense qu'à

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mettre en œuvre ses ressources de courtisane, dont l'ultime objet sera le bon Dieu même: «Laissez-moi toute à l'Eglise! je ne puis maintenant plaire qu'à Dieu! je vais tâcher de me réconcilier avec lui, ce sera ma dernière coquetterie!Oui, il faut que je fasse le bon Dieul» (p. 399 sq.)- A un degré plus fort encore, la dissimulation constitue le vrai caractère de Bette, «cette ardente fille, passionnée à vide» (p. 102) dont les tromperies ne sont perçues par personne (sauf par sa complice, par le roman lui-même et donc par ses lecteurs...). Elle est le véritable principe derrière les intrigues qui font avancerle récit; après avoir conclu avec Valérie le pacte diabolique d'où sortiront tous les malheurs subséquents, elle entre «dans l'existence qui lui était propre,y déployait toutes ses facultés; elle régnait à la manière des jésuites, en puissance occulte» (p. 154). Cette «puissance occulte» implique aussi une autre faculté que Bette partage non seulement avec Valérie, mais encore avec le roman même qui les rend à la vie, à savoir le regard froidement observateur, capable de dévoiler les apparences pour faire ressortir la vérité sordide qui se cache derrière. Le commencement de la scène du dîner familial(eh. XLIV) nous montre, en effet, comment le point de vue de Bette vient remplacer celui du narrateur pour nous donner des renseignements essentielssur la situation de la famille Hulot: «Lisbeth, de même qu'une araignée au centre de sa toile, observait toutes les physionomies. Après avoir vu naître Hortense et Victorin, leurs figures étaient pour elles comme des glaces à travers lesquelles elle lisait dans ces jeunes âmes» (p. 161).29 Cette faculté de voir et de lire passe, en quelque sorte, à l'acte chez ce double de Bette qu'est Valérie, tout en renforçant les analogies avec l'activité du romancier. L'exemple le plus net de ce geste de dévoilement se trouve au début du chapitre XXXIX, quand Valérie nous révèle la vérité physique de Hulot en faisant apparaître, sous la façade du «beau de l'Empire», les ravages du temps et du vieillissement: «En prévoyant la dissolution prochaine du beau de l'Empire, Valérie jugea nécessaire de la hâter» (p. 145) - ce qu'elle accomplit par un vrai travail de démaquillage en lui faisant cesser de teindre ses cheveux, ôter son corset et son gilet de peau, afin qu'il se présente tel qu'il est - une ruine humaine et une «passion en rébellion avec la nature» (p. 146). Or, Valérie ne répète-t-elle pas ainsi, au niveau de la fiction, le travail de «démantèlement» opéré par l'écriture romanesque elle-même?

Cette combinaison dynamique de l'art de l'intrigue, de la dissimulation et de l'observation lucide, où nous proposons de lire la symbolisation des ressortsprincipaux de l'écriture romanesque même de Balzac, possède dans La Cousine Bette une sorte de foyer originaire; et elle s'incarne, vers la fin du roman, en un personnage féminin encore plus démoniaque que Bette et Valérie. Le foyer originaire, c'est la rue du Doyenné, où demeurent et se rencontrent Bette et Valérie; la femme qui viendra porter les mécanismes du roman à leur maximum, c'est Mme Nourrisson (alias Mme de Saint-Estève,

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alias Jacqueline Collin), la tante de Vautrin qui, selon Victorin Hulot, «pourraitservir à personnifier Paris, vu du côté criminel» (p. 353). Or, la descriptionque nous offre Balzac de la rue du Doyenné, ainsi que le rôle de Mme Nourrisson dans le déroulement du récit, en disent long sur ces rapports entre négativité et créativité, entre les fictions du roman et sa réflexion métaromanesquequi nous occupent ici.

La rue du Doyenné, où se conclut le pacte de Bette et de Valérie, où naît leur double projet de vengeance et de séduction, et d'où sort cette force démoniaque qui fait vivre et s'avancer le roman, est en effet décrite comme un lieu de la Mort: «Enterrées déjà par l'exhaussement de la place, ces maisons sont enveloppées de l'ombre éternelle que projettent les hautes galeries du Louvre, noircies de ce côté par le souffle du nord. Les ténèbres, le silence, l'air glacial, la profondeur caverneuse du sol concourent à faire de ces maisons des espèces de cryptes, des tombeaux vivants» (p. 48). Cet endroit, que le narrateur imagine peuplé des fantômes d'un passé lointain, n'est pourtant pas que le lieu d'origine de la négativité féminine. Il est aussi-, plus généralement, le lieu où s'épanouit le talent artistique de Wenceslas. Autrement dit, l'art, par les deux faces sous lesquelles il se montre dans La Cousine Bette, a en quelque sorte pour condition de possibilité cette «profondeur caverneuse» et ces «tombeaux vivants», dans lesquels on a déjà vu se refléter l'œuvre d'art même, le «gouffre» ou le «cratère» où l'artiste doit se précipiter s'il veut sauver son talent du «suicide».

Fidèle, à sa façon, aux conventions mélodramatiques qui conditionnent son écriture, l'auteur de La Cousine Bette ne terminera pas son roman avant que les coupables et les vilains soient atrocement punis. La critique n'a pas manqué de faire observer qu'en accomplissant sa punition, le roman se fait pour ainsi dire complice des mêmes forces démoniaques qu'il se propose de briser. Comme le dit Prendergast: les agents de rétribution «appartiennent plus proprement à la demonologie balzacienne qu'à quelque ordre divin des choses».30 Ce qui reste à montrer, c'est la signification méta-romanesque de cette complicité qui, au niveau de la fiction, se joue entre Victorin Hulot d'un côté, et de l'autre Mme Nourisson, le baron Montés, et la belle Cyladise qui fonctionne comme instrument de vengeance.

Dans le portrait de Mme Nourrisson (p. 350) on reconnaît une version grotesque de quelques traits caractéristiques de Bette: les mêmes métaphoriquesanimales («la cupidité sanguinaire des tigres») et infernales («dont les narines agrandies en trous ovales soufflaient le feu de l'enfer»), et le même don de l'intrigue (le «génie de l'intrigue siégeait sur son front bas et cruel»). A tout ceci s'ajoutent les signes d'une virilité qui rappellent non seulement Bette, mais à plus forte raison Mme Cibot dans l'autre roman: «Ses longs poils de barbe, poussés au hasard dans tous les creux de son visage, annonçaientla virilité de ses projets». Son rôle méta-romanesque s'éclaire encore

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par la façon dont elle se présente à Victorin: «Voici quarante ans, monsieur, que nous remplaçons le destin, répondit-elle avec un orgueil formidable, et nous faisons tout ce que nous voulons à Paris» (p. 351). Supérieure aux sorcières de Macbeth, avec lesquelles elle se compare, non seulement elle prophétise mais encore elle réalise le destin de la famille Hulot, par cette force d'action omnipotente et omnisciente qui n'a d'équivalent que celle du romancier lui-même. Ses alliés sont d'une part le baron brésilien, lui aussi un personnage quasi shakespearien, en qui se mêle la sauvagerie haineuse de Bette avec un désir tout aussi monomane que celui de Hulot, et d'autre part Cydalise, belle comme une œuvre d'art (p. 371: «Ses couleurs fines avaient été mises sur les joues comme avec un pinceau»), et qui néanmoins donnera au baron Montés la maladie vénérienne mortelle pour qu'il la transmette à Valérie qui, à son tour, la communiquera à Crevel... On voit bien comment la logique d'une thématique profonde sous-tend cette machine rétributive, dont les mécanismes principaux sont justement la force négative de la Mère phallique,la beauté séduisante de la Courtisane, et le désir monomane d'un homme que «le Paris de la fashion» compare avec Combabus le Castrat (cf. p. 369).

La même thématique profonde, avec une portée méta-romanesque identique,détermine une des parties les plus saugrenues du Cousin Pons. Avant de se lancer à l'attaque des trésors de Pons, Mme Cibot décide d'aller demanderdes conseils à une vieille pythonisse, Mme Fontaine. La description de cette visite s'étend sur trois chapitres (XXXII à XXXIV), et son importance ne se limite certainement pas au désir d'accomplir le portrait «réaliste» de Mme Cibot en faisant ressortir le côté superstitieux de son caractère... En effet, cette visite contribue d'une manière stupéfiante à la motivation, ou plus précisément, à la programmation, des événements qui suivront, en ceci que la partie la plus importante de l'intrigue du roman est anticipée, ici, par les prédictions de Mme Fontaine. On objectera peut-être qu'il ne faut pas prendretrop au sérieux ces pages où Balzac n'a peut-être fait que se plier aux lois du roman-feuilleton, en puisant dans le riche arsenal de la «littérature noire» des accessoires aptes à fasciner ses lecteurs. Toutefois, une telle objection se heurte au fait que le romancier lui-même a nettement souligné cette partie, et cela d'une double façon qui fait ressortir sa signification méta-romanesque profonde. En premier lieu, il commence sa description en nous offrant tout un petit «traité des sciences occultes» (p. 119). La divination est emphatiquementjustifiée comme une faculté cognitive toute réelle, capable de saisir les relation causales entre le présent et le futur, au même titre que la science historique, qui s'occupe de la causalité entre le passé et le présent, ou que les sciences naturelles, qui s'efforcent d'analyser les relations causales dans la nature. Or, cette faculté de cognition est celle de tout visionnaire, fût-il philosophe, poète ou prophète religieux; comparable à un «diamant brut»,

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elle se trouve partout où l'énergie intellectuelle se maintient dans un état concentré: chez «des mendiants ou des mendiantes à l'esprit vierge, des êtres en apparence grossiers, des cailloux roulés dans les torrents de la misère, dans les ornières de la vie, où ils n'ont dépensé que des souffrances physiques»(p. 124). On entend donc à travers cette apologie de la divination une apologie non moins importante, celle du pouvoir cognitif des états visionnaires.

Deuxième point à noter, c'est que le rapport d'analogie entre la divination et la vision poétique se renforce par la ressemblance des noms: «Mme Fontaine» répète curieusement le nom du célèbre écrivain que Balzac a déjà installé comme modèle littéraire (fût-ce pour le déconstruire par la suite). Ce jeu paronymique n'est guère fortuit: il établit dans le roman une opposition entre deux «La Fontaine» dont l'un est masculin et l'autre féminin - une opposition qui reflète, en quelque sorte, la déconstruction qu'opère le roman lui-même de son modèle initial. La Fontaine le poète désigne, en tant qu'intertexte, une littérature édifiante où les valeurs morales positives sont confirmées; or, les intrigues qui s'exécuteront dans Le Cousin Pons, entraînant la mort des vertueux et la victoire des vilains, réalisent, par contre, les prophéties de «La Fontaine» la pythonisse. Dans cette structure de mise en abyme, la figure paternelle littéraire est détrônée, son message moral est déconstruit, et la tireuse de cartes vient le remplacer en tant que symbole méta-narratif - véritable «double» du romancier lui-même. Or, la description que nous donne Balzac de cette sorcière sublime n'a plus rien qui nous étonne. Mme Fontaine se présente comme une «image de la Mort» qui, des profondeurs de sa transe visionnaire, parle à Mme Cibot «d'une voix caverneuse» (p. 127).

Ce rapport proprement démoniaque entre la créativité visionnaire et la Mort s'exprime également dans d'autres passages du roman. On a déjà fait remarquer comment Pons s'éveille in extremis à un moment de clairvoyance et d'activité, ajoutant «comme un joyeux artiste» (p. 248) sa propre contreintrigueau dense tissu d'intrigues fabriqué par les femmes diaboliques. Encoreplus importante est la visite de Mme Cibot chez Fraisier, ce bras prolongéde la Présidente, l'homme aux traits nettement féminins et marqué par la maladie, instrument démoniaque de la mort et de la destruction. Devant lui, Mme Cibot éprouve une terreur encore plus forte que celle qu'elle a ressentielors de sa visite chez Mme Fontaine: «elle trouva le crapaud Astaroth de Mme Fontaine moins dangereux à toucher que ce bocal de poisons couvert d'une perruque rougeâtre et qui parlait comme les portes crient» (p. 188). En plus, Fraisier symbolise la même force négative que le bras séduisant et castrateur de Mme Cibot elle-même: «Dans son cabinet, tel qu'il s'était montré aux yeux de la Cibot, c'était le vulgaire couteau avec lequel un assassina commis un crime; mais, à la porte de la présidente, c'était le poignard élégant qu'une jeune femme met dans son petit dunkerque» (p. 205 sq.).

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Cette appartenance à une sphère féminine, renforcée lors de la rencontre décisive avec la Présidente où le texte prend soin de souligner les similitudes entre les deux personnages (cf. p. 214), s'exprime aussi par le talent en matière d'intrigues de Fraisier, qui, s'alliant à ceux de Mme Cibot et de la Présidente, transformera en action romanesque les prophéties de Mme Fontaine.En d'autres termes, Fraisier est le double de la tireuse de cartes en tant que symbole de la créativité négative du roman où il apparaît. Cette fonction symbolique est d'ailleurs confirmée lorsque Fraisier, dans une conversation avec Mme Cibot, reproduit le récit balzacien de la vie malheureuse et du suicide de Lucien de Rubempré - histoire qui, elle aussi, s'élabore autour d'une succession contestée, et qui donc s'ajoute aux structures de mise en abyme de ce roman si curieusement auto-réflexif.

Mme Camusot, Mme Cibot et Fraisier sont donc ces fabricateurs d'intrigues qui, grâce à une combinaison productive de désir, de force et d'imagination, mettent en scène, au niveau de la fiction, le jeu dont est fait le roman en tant que texte. Mme Fontaine symbolise, à un niveau supérieur, la faculté visionnaire propre à la divination aussi bien qu'à l'art du roman. Ses prophéties programment le roman; en plus, son appartenance symbolique à ce vide absolu qu'est la Mort exprime l'origine de l'imagination visionnaire dans la négativité pure. Toutefois, Mme Cibot n'est pas seulement l'instrument essentiel des jeux d'intrigues. Elle est, en même temps, l'être capable de se soustraire à toutes les forces négatives, lorsque, dans le dernier passage du roman, elle en vient à incarner cette force du Mal qui survit à tout. Immortelle comme la mort, elle échappe aux prophéties de Mme Fontaine en tuant elle-même l'homme qui voulait l'assassiner. Ainsi Mme Cibot, cette Femme du Peuple, devient-elle l'expression symbolique définitive de ce rapport entre la Mort et la Créativité qui s'inscrit dans le roman d'une façon à la fois subtile et insistante. Elle renverse la loi même de la fiction romanesque en s'arrogeant le rôle de la Providence; ainsi, c'est le narrateur qui se trouve détrôné, remplacé par le symbole de sa propre force à la fois créative et négative.

VII

Les romans des Parents pauvres ne sont donc pas tout à fait ce qu'ils font semblant d'être. Certes, en combinant la chronique sociale et l'analyse des personnages «typiques», ils manifestent, d'un certain point de vue, la plupart des traits caractéristiques du fameux «réalisme» balzacien. Mais toute la substance que cette forme narrative devrait rassembler et organiser en une totalité vraisemblable et même véridique, se trouve de manières diverses engloutie dans un vide qui devient l'espace propre des romans. La vie de Pons et de Hulot n'exprime qu'une temporalité fantomatique, des ambitions perdues, un jeu effréné de désirs pervertis dont la fonction n'est que de

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masquer l'absence d'une vie véritable. La chronique sociale, de l'autre côté, se dissout dans un réseau diabolique d'intrigues où la Bourgeoisie et le Peuple, devenus des alliés, perdent leurs traits sociaux spécifiques pour resurgircomme des figures allégoriques d'un désir de destruction général et inextinguible. Les correctifs moraux (l'art, l'amour conjugal, l'amitié) qui, de temps à autre, font leur apparition dans le texte, ou bien sont présentés sans la puissance réelle dont ils auraient besoin pour s'imposer, ou bien seront creusés par une ambivalence qui les déconstruira au moment même de leur introduction. Tout ce dynamisme négatif s'accomplit dans la sombre apothéosed'une féminité destructrice.

En apparence, cet univers en pleine dissolution morale et sociale est fermement contrôlé par le narrateur omniscient qui plane au-dessus, distribuant ses commentaires et ses caractérisations où la critique alterne avec la sympathie selon un schéma de valorisation rassurant. Or, à y regarder de plus près, on se rend compte que cet aspect rassurant n'est qu'un masque. L'ambivalence, l'impuissance, le désillusionnement, voilà les traits qui se lisent sous le masque du narrateur, et qui s'expriment, d'une façon ou d'une autre, dans les derniers mots des deux romans. Dans La Cousine Bette, le narrateur cède la parole à Victorin Hulot pour qu'il fasse un commentaire sur le mariage grotesque de son père avec Agathe Piquetard: «Les ancêtres peuvent s'opposer au mariage de leurs enfants, mais les enfants ne peuvent pas empêcher la folie des ancêtres en enfance, dit maître Hulot à maître Popinot, le second fils de l'ancien ministre du commerce, qui lui parlait de ce mariage» (p. 419). Dans Le Cousin Pons, après avoir été remplacé par Mme Cibot en tant que Providence et Omnipotence romanesques, le narrateur exprime son abdication par une ironie plus serrée et plus laconique encore: «Excusez les fautes du copiste» (p. 328).31

Toutefois, ce qui résiste à tous les ravages et qui survit au travail incessant de la désillusion, ce sont les incarnations de cette double force dont se nourrit l'écriture romanesque même: un désir indestructible «en rébellion contre la nature», et la négativité pure de la Mère castratrice. Ainsi, la fin de ces deux romans composés parallèlement vient curieusement se doubler et se refléter, comme dans un jeu de miroirs inquiétant. Car il est bien possible de voir dans le mariage de Hulot avec Agathe Piquetard, cette «fille, douée d'un embonpoint de nourrice» (p. 418), le retour du désir à son point d'origine, au fantasme de la figure maternelle, d'autant plus que le texte ne manque pas de souligner que le dernier avatar de l'erotomanie de Hulot est celui d'un homme retombé «en enfance».

Pierre Danger a peut-être raison lorsqu'il détecte, dans le pessimisme esthétique de Balzac, les effets d'une «blessure secrète par laquelle il sait que l'univers qu'il crée ne sera jamais qu'un théâtre d'ombres, et son rêve de paternité un fantasme de castrat».32 Et pourtant, qui peut résister àla force

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créatrice extraordinaire dont toute l'œuvre balzacienne porte un témoignage si éblouissant? Cette force nous semble surtout tenir à la fascination et au travail du négatif, qui s'accomplissent dans les descriptions hallucinées des figures féminines des Parents pauvres - symboles de cette réunion inouïe du désir, de la mort et de la créativité qui forme la source même de l'écriture balzacienne. Il est bien possible que Balzac ait mis ses espoirs et ses idéaux dans La Fontaine le poète, mais c'est dans Mme Fontaine la pythonisse et ses parentes qu'il retrouve et reconnaît ses propres pulsions créatrices. Il est également possible que Balzac ait inscrit son angoisse personnelle de l'impuissanceet de la mort dans le fantasme d'une femme phallique qui traduit à la fois la menace de la castration et la réalité d'un manque refoulé. Toutefois, en faisant de ce fantasme l'élément essentiel d'une réflexion méta-romanesque,c'est vers une idée plus générale que nous mènent les derniers romans de Balzac: Ce que l'on appelle l'imagination ne crée qu'à partir du néant de toutes choses; le travail créateur est toujours travail du négatif.

Atle Kittang

Université de Bergen



Notes

1. Voir Peter Brooks, The Melodmmatic Imagination. Balzac, Henry James, Melodrama, and the Mode ofExcess, New Haven et Londres, 1976.

2. Theodor W, Adorno, «Lecture de Balzac», in Notes sur la littérature. Traduit de l'allemand par Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1984, p. 83.

3. Ibid., p. 91.

4. Ibid., p. 84.

5. Ibid.,p.9\.

6. La Cousine Bette, éd. de Maurice Allem, Paris, Classiques Garnier, 1962, p. xlii. (Toutes les références renvoient à cette édition).

7. Le Cousin Pons, éd. de Maurice Allem, Paris, Classiques Garnier, 1962, p. 325. (Toutes les références renvoient à cette édition.)

8. Par la suite, Balzac semble avoir oublié cette organisation formelle du roman, car il n'y aura pas de «deuxième partie». Ainsi, «le père prodigue» vient en quelque sorte former le sous-titre du roman entier, ce qui se conforme assez bien à l'importance idéologique qu'il faut attacher à ce thème de la paternité pervertie.

9. Pierre Danger, L'Eros balzacien. Structures du désir dans la Comédie humaine, Pans, 1990, p. 51.

10. Voir Robin Williams, «'Deux vieux amateurs du beau sexe': Balzac et Hulot», in Nottingham trench Studies, vol. 24 ( 1985), n° 1.

11. Cf. Pierre Barbéns, Mythes balzaciens, Armand Collin, Paris. 1972, p. 258.

12. Christopher Prendergast, Balzac. Fiction and Melodrama, Londres, 1978, p. 177.

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13. Christopher Prendergast, «Antithesis and Moral Ambiguity in La Cousine Bette», dans The Modem Language Review, Aprii, 1973 (vol. 68, n° 2), p. 321.

14. Ramón Fernandez, Balzac ou l'envers de la création romanesque (1943), Paris, 1980, p. 263.

15. Cf. Françoise Gaillard, «La stratégie de l'araignée (notes sur le réalisme balzacien)», Balzac et Les Parents pauvres. Etudes réunies et présentées par Françoise van Rossum-Guyon et Michiel van Brederode, Paris, Société d'édition d'enseignement supérieur, 1981, p. 179.

16. Voir p. ex. Nicole Mozet, «La Cousine Bette, roman du pouvoir féminin», in Balzac et Les Parents pauvres, op. cit.

17. op. cit., p. 85.

18. Telle est la thèse récemment avancée par le pseudonyme André Mauprat (voir son Honoré de Balzac. Un cas, La Manufacture, Lyon, 1990).

19. Nicole Mozet, «Création et/ou Paternité dans La Cousine Bette», in Revue des sciences humaines, n° 175, 1979-3, p. 52 (voir aussi son livre Balzac au pluriel, Paris, PUF, 1990).

20. Ibid., p. 58 sq.

21. Ibid., p. 60.

22. Christopher Prendergast le dit ainsi: «Père-Dieu-Artiste constituent une analogie ou homologie en trois termes qui sous-tend toute la conception de La Comédie humaine» {op. cit., p. 180). - La conséquence formelle de cette esthétique est, bien entendu, le fameux narrateur omniscient de Balzac, préconisé par Lukács comme l'instance primordiale de l'art du roman réaliste.

23. Dans un autre article, «La Cousine Bette, roman du pouvoir féminin», qui fait partie du volume collectif Balzac et Les Parents pauvres (op. cit.), Nicole Mazet se montre beaucoup plus sensible à cet aspect pour nous fondamental, lorsqu'elle conclut que, dans Les Parents pauvres, «les mères réelles et symboliques [...] détruisent plus qu'elles ne construisent» (p. 44), et que c'est en fait le négatif qui forme le noyau de ce symbole d'un «nouveau type de Pouvoir et de Création» (p. 43) qu'est la Mère mauvaise.

24. Pierre Barbéris, op. cit., p. 258 sq.

25. Voir à ce sujet l'article de Mechthild Albert, «Désir, commerce et création ou le dilemme de l'artiste balzacien. A propos de Wenceslas Steinbock», in L'Année balzacienne 1984.

26. Ibid., p. 218.

27. Art. cit., p. 330.

28. Peter Brooks, op. cit., p. 21.

29. Dans un article intéressant Jacques Neefs offre une analyse de ce chapitre qui met en relief sa structure narrative aussi bien que sa signification méta-romanesque (voir J. Neefs, «Les foyers de l'histoire», in Balzac et Les Parents pauvres, op. cit.).

30. Art. cit., p. 318.

31. Cf. la variante: «Excusez les fautes de l'auteur».

32. Pierre Danger, «La castration dans 'La Peau de Chagrin'», in L'Année balzacienne 1982, p. 246.

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Résumé

La présente étude offre une interprétation des Parents pauvres où l'accent est mis sur le travail du négatif dans les deux romans. E analyse du désir des personnages principaux (Bette, Hulot et Pons) et de leurs rapports au contexte moral et social met en question les opinions courantes sur le réalisme balzacien et aboutit à une lecture détaillée du thème de l'Art et de la réflexion méta-romanesque. Cette lecture privilégie les femmes démoniaques, leur fonction dans le déroulement des récits, et surtout leur rôle en tant que symboles méta-narratifs, révélateurs d'une autre esthétique balzacienne accessible dans les profondeurs de ses derniers romans.