Revue Romane, Bind 29 (1994) 2

Les Noces barbares : roman réaliste ou roman symbolique?

par

Barbro Nilsson

Couronné par l'Académie Goncourt en 1985, loué par la critique journalistique et adulé par le grand public autant en France qu'à l'étranger, le second roman de Yann Queffélec ne devrait guère appeler d'explications. Or, malgré leur enthousiasme, les comptes rendus donnent à penser que c'est en attribuant implicitement à l'auteur l'intention d'écrire un roman réaliste qu'on a porté jugement sur Les Noces barbares. C'est ainsi qu'on a voulu considérer comme des défauts les invraisemblances assez nombreuses du roman. Sans doute cette tendance explique-t-elle aussi le fait que les critiques ne font remarquer qu'incidemment l'influence sur Queffélec de la psychanalyse et du conte de fées.

Le présent article se propose d'examiner dans quelle mesure il y a lieu de penser que Queffélec a, au contraire, cherché à inscrire dans Les Noces barbares un niveau de lecture symbolique. Malgré ses références fréquentes à Freud, cette analyse est donc axée sur les intentions de l'auteur et ne sera ainsi pas à confondre avec la psychocritique. Le classement d'oeuvres postfreudiennesest, en fait, problématique, étant donné que leur contenu symboliqueest soit directement inspiré de Freud soit involontaire. Car, dans le premier cas, c'est bien l'auteur qui fait inscrire son œuvre dans le genre symbolique, tandis que, dans le second cas, l'œuvre littéraire peut se voir taxée de symbolique même si, du point de vue de l'auteur, elle est réaliste. Partant, il convient de préciser que dans l'optique du présent article, les intentions de l'auteur constituent le critère principal selon lequel il faut déterminerle genre d'une œuvre post-freudienne. Etant donné que les divers signes d'organisation, de structure, de logique et de cohérence à tous les niveaux des Noces barbares représentent la «conscience du texte», plutôt que son contraire, ce sont, entre autres, de tels indices qui permettent de discuter,bien

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ter,bienque d'une manière hypothétique, les éventuelles intentions de Yann
Queffélec.

I. La découverte du niveau symbolique des Noces barbares

Oui prend Les Noces barbares pour un roman réaliste n'a certes pas tort. Yann Queffélec semble, en effet, avoir fait de son mieux pour nouer avec ses lecteurs un prétendu pacte réaliste. Son roman s'ouvre sur les préparatifs de la jeune fille Nicole avant la nuit fatale qui, pour toujours, jettera son ombre sur elle et sur son fils, Ludo. Dès le début, tout semble pourtant parfaitement vraisemblable et, malgré son caractère exceptionnel, l'événement qui va avoir lieu tend à confirmer cette première impression. Car comment se défendre contre le réalisme de la longue scène détaillée où Nicole devient la victime d'un viol collectif commis par son fiancé Will et deux autres soldats américains? La brutalité même de cette seule scène semble signaler que le roman vise à paraître réaliste, d'autant plus que cette brutalité-là évoque un «code réaliste» auquel nous sommes tous habitués, à savoir celui qui domine le cinéma populaire américain.

Mais, il y a lieu de penser que Queffélec a créé cette scène dans le but de tromper le lecteur quant au caractère de son roman. La technique qu'il emploie pour détruire rétrospectivement l'impression réaliste qu'il vient de créer sera bien illustrée par un certain nombre d'exemples de symbolisme dans Les Noces barbares, dont les premiers sont de caractère freudien.

1. Symboles freudiens.

Citons d'abord une des scènes où Ludo vit enfermé dans le grenier. Le lecteur sait déjà que le petit garçon a entre trois et cinq ans, qu'il est éperdument amoureux de Nicole, sa mère, et qu'elle le hait. Que l'on nomme cette tendance «complexe d'Œdipe» ou non, cela ne change en rien le sens du texte. Néanmoins, la scène suivante, compte tenu de son aspect symbolique et de son sensualisme, tend à faire croire que Queffélec, lui, voudrait évoquer la théorie psychanalytique :

Un soir d'hiver il vit une lueur surgir du plancher. Il gratta la poussière entre les lames avec son peigne, ajusta l'œil, et fut surpris de tomber sur la blonde à l'étage inférieur, les mains jointes au chevet d'un lit grand ouvert. Il battit des paupières en découvrant qu'elle n'avait rien sur elle et puis se remit à l'épier. Ht désormais Ludo surveilla tous les jours sa mère en catimini, furieux quand un angle mort la lui dérobait, contemplant avec mélancolie la douceur du corps nu. ( p. 32)

Rien dans le passage cité ne confirme, bien entendu, le soupçon selon lequel
l'auteur aurait cherché à évoquer Freud. Deux autres scènes, situées quelques
années plus tard, réintroduiront pourtant cette possibilité.

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Après le mariage de Nicole avec Micho, Ludo mène une vie physiquement plus libre aux Buissonnets et il va même à l'école, où, à l'instar de ses camarades, il fabrique un vase pour la fête des Mères. Ayant perdu ce cadeau, Ludo le remplace par un couteau de plongée énorme et luisant dont il croit pouvoir éblouir sa mère. En termes freudiens, Ludo joue alors le rôle d'un petit Œdipe qui voudrait à tout prix séduire sa mère, ce qu'il essaie donc de faire au moyen d'un couteau - symbole phallique par excellence.

Dans une troisième scène, Nicole repousse violemment le couteau (et par là, symboliquement, l'identité masculine de son fils) et accuse Ludo de vol. Mortifié, celui-ci va alors se réfugier dans un trou caché dans le jardin - son niglou. Au sens symbolique, le petit garçon montrerait ainsi son désir de retourner dans le ventre de sa mère.

On peut penser que les freudismes sautent aux yeux dans les trois scènes citées, et même qu'ils sont un peu trop saillants. Néanmoins, à la première lecture il n'y a toujours pas de quoi attribuer une intention symboliste à Yann Queffélec. Cependant, un des traits caractéristiques de son roman est de faire attendre le lecteur. Il faut ainsi parcourir encore une cinquantaine de pages avant de trouver l'argument nécessaire pour soutenir que ce symbolisme freudien était, en effet, censé se faire identifier en tant que tel. Ludo exprime alors, par ses pensées, l'amertume qui commence à se mélanger à son amour pour Nicole :

C'est pas vrai j'ai pas trois pères... (... ) moi je suis pas né tout seul dans son
ventre à e11e... d'ailleurs c'est pas vrai j'y suis pas né... le froid qu'il doit faire
là-dedans... j'aurais pas pu m'y cacher dans son niglou. (p. 145)

En associant le niglou au ventre de sa mère, Ludo fait un rapprochement d'idées tout à fait freudien, ce qui permet d'interpréter rétrospectivement la scène citée plus haut, où le sens symbolique du niglou est implicite. Par là, l'auteur ne révèle pas seulement sa présence dans le texte, il indique aussi que ses intentions n'étaient pas d'écrire un roman entièrement réaliste.

Bien qu'un indice seulement, cette découverte suggère néanmoins que la
scène du grenier, le couteau de plongée et le niglou sont autant de symboles
censés évoquer, sinon la théorie psychanalytique, du moins Freud.

Cela ne crée pas de problèmes, parce qu'à première vue ce symbolisme soutient et renforce l'histoire «réaliste» de Ludo. Il s'agit, d'ailleurs, de symboles faciles à identifier même sans véritables connaissances en matière de psychanalyse. Il suffit d'être instruit par le cinéma américain.

Mais le lecteur se trouve alors dans une situation délicate où il lui faut essayer de comprendre comment la scène du grenier peut à la fois être symbolique et avoir lieu «en réalité». Il se demande peut-être aussi pourquoi l'emploi des symboles cités est tellement saillant? Serait-ce pour mieux le tromper ou bien au contraire pour le rendre plus vigilant?

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2. Symboles provisoires.

Semer des doutes pour remettre à plus tard leur confirmation constitue effectivement un aspect important de la technique narrative employée par Yann Queffélec. Cela ne se reflète pas seulement dans les scènes citées, mais aussi et parallèlement dans la création d'un certain nombre de symboles provisoires, c'est-à-dire dont le sens symbolique n'est pas préfabriqué, mais bien inventé par l'auteur. Vus isolément, moutons, bijoux, Indiens, aviateurs et lapins n'ont pas en eux-mêmes de quoi choquer le lecteur. Au cours de la lecture des Noces barbares on se rend pourtant compte que les phénomènes cités et bien d'autres éléments textuels sont récurrents, ce qui tend à leur conférer un caractère plus ou moins symbolique. Cependant, il va de soi qu'à leur première occurrence, ce n'est pas à titre de symboles que les éléments en question attirent l'attention du lecteur. Leur interprétation symbolique se voit donc forcément suspendue.

Pour concrétiser ce qui vient d'être dit, sans pour autant dépasser le cadre limité de cet article, il convient de présenter une étude approfondie de quelques aspects d'un seul élément récurrent, à savoir le sablier Ludovic. En fait, c'est sa première récurrence qui donne accès à la dimension symbolique véritable des Noces barbares.

2.1 Le sablier Ludovic.

A la première lecture, il n'y a guère de quoi mettre en cause le réalisme de la scène où le sablier Ludovic apparaît pour la première fois. Cela peut, certes, étonner que le grand-père de Ludo aperçoive le nom de ce sablier comme une épigraphe en code et qu'il nomme, de ce fait, son petit-fils d'après le sablier. On se demande peut-être aussi pourquoi Queffélec emploie un mot équivoque comme «sablier», dont l'acception de «ferry-boat» est assez rare. Mais, au premier abord, rien ne permet donc de conclure qu'il y a là des signes de symbolisme.

Les renseignements nécessaires se font attendre jusque vers la fin de la première partie. Dans une lettre à sa cousine, Mademoiselle Rakoff, Micho (le mari de Nicole) raconte alors que, par un hasard étrange, le sablier qui avait écrasé deux de ses doigts et tue Mauricette, sa première épouse, s'est avéré identique à celui qui avait prêté son nom à Ludo. Ensuite, on apprend qu'une nuit, avant son départ pour le Centre Saint-Paul, Ludo accompagne son beau-frère Tatav (le fils de Micho) au port pour le voir défaire les cordages d'un vieux sablier - encore le Ludovic.

Ce même sablier est ainsi censé avoir assisté à trois événements capitaux
sur une période d'une quinzaine d'années : la naissance de Ludo, la mort de
Mauricette et la séparation de Ludo et de Tatav.

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Cela confirme, bien entendu, le caractère symbolique du sablier Ludovic et permet donc de réfléchir, quoique rétrospectivement, sur le sens caché de la scène où le boulanger choisit le nom de son petit-fils. Car, la seule identification de sa récurrence ne fait que signaler que le sablier est investi d'une valeur symbolique. Reste au lecteur à en déceler le sens.

En ce qui concerne son sens symbolique, le sablier Ludovic ne pose pourtant pas en soi de grand problème. Le fait que sa première apparition dans le roman coïncide avec la naissance du protagoniste qui portera son nom, laisse peu de doute quant au lien qui l'unit avec le nouveau-né. Le sablier symbolise, de toute évidence, Ludo, voire la durée de sa vie, ce qui est indiqué à la fois par le choix du mot équivoque de sablier et par l'impression d'«épigraphe en code» que fait le nom du sablier sur le père de Nicole. Cette évidence même devient pourtant une source de mystère, dès qu'on s'en sert comme point de départ pour une analyse de la récurrence du sablier Ludovic. Il s'avère alors qu'il y a, derrière l'idée d'un fort lien entre le sablier et Ludo, de quoi faire basculer tout le réalisme au premier niveau de lecture.

La première récurrence du sablier Ludovic.

Etant donné que le sablier Ludovic symbolise Ludo, sa première récurrence met automatiquement en cause le réalisme des Noces barbares. Car, on a déjà pu le constater, ce même sablier était, selon Micho, responsable de la mort de Mauricette et de sa propre mutilation. Cela revient à dire qu'en termes symboliques, Ludo était en quelque sorte la cause de ce double accident. Seulement, d'après le texte, il n'a jamais rencontré Mauricette et, en voyant Micho pour la première fois, Ludo remarque sa main déjà mutilée.

La première récurrence du sablier remet ainsi en cause la véracité du narrateur, ce qui peut aider le lecteur à s'apercevoir du lien qui existe, malgré tout, entre Mauricette et Ludo. Le peu de renseignements qu'il y a dans le texte à propos de Mauricette proviennent de Micho qui, apparemment, considérait sa première épouse comme le contraire de Nicole. Avant son second mariage, il rêve d'un changement parce que :

... Mauricette elle était trop sèche, un vrai biscuit! Dire qu'elle n'avait même
pas pu donner la goutte à Tatav parce qu'elle n'avait pas de bouts! (p. 52)

Plus loin, Micho ajoute, en parlant de Mauricette qu'elle était chétive et silencieuse. En outre, elle avait toujours froid aux pieds. Somme toute, son portrait laisse à penser que Mauricette n'avait rien de commun avec Nicole, «l'allumeuse». Et pourtant, l'aspect physique de Nicole se révèle trompeur. Six mois après leur mariage, Micho a de fortes raisons de penser que sa seconde femme est aussi sèche que l'était Mauricette :

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(...) elle était docile en amour, mais sans désir, sans plaisir, et d'une passivité
morfondue que rien n'émouvait. «T'as fait?» demandait-elle à son mari d'un
ton froid, (p. 81)

Peut-être pourrait-on même la considérer comme chétive, parce que Nicole
s'inquiète sans cesse de sa santé. Chose plus importante : elle a apparemment
froid aux pieds, car :

Sous les draps, elle dormait avec des chaussettes (...). (p. 80)

Le fait que Mauricette n'a pas pu, faute de «bouts», allaiter Tatav, correspond
finalement au fait que le petit Ludo était privé de tout :

Jamais de pain, même rassis. Nicole avait refusé son lait; le boulanger refusait
son pain. (p. 28)

Si elle n'était que sèche et chétive, Nicole n'en demeurerait pas moins le contraire de Mauricette. Mais, à l'instar de celle-ci, elle a froid aux pieds et s'est révélée incapable d'allaiter son fils, ce qui constitue des dénominateurs communs bien troublants. Mis à part le silence de Mauricette, qui n'est d'ailleurs pas sans évoquer les absences de Nicole, tout porte finalement à croire que ces personnages ne représentent que deux aspects différents d'une seule et même personne. Aussi bien la première récurrence du sablier Ludovic que les analogies citées tendent à corroborer ce soupçon.

Par là et compte tenu du sujet œdipien des Noces barbares, on parvient vite à la conclusion que l'accident de Mauricette n'a jamais eu lieu en réalité. Il symbolise plutôt le moment où le petit Ludo s'est arrêté dans son développement psychologique, en pleine crise œdipienne, pour vivre enfermé dans ce grenier qui, sans doute, représente son état psychique. A ce moment-là, un aspect de sa mère s'est peut-être vu symboliquement écraser à mort par lui, pour être ensuite supplanté par la mère «allumeuse», Nicole. Le fait que Micho aurait perdu deux doigts dans cet accident imaginaire, ne contredit pas cette analyse.

Puisqu'une influence directe de Freud sur Queffélec vient d'être établie, la mutilation de Micho se laisse, en fait, facilement expliquer. Ludo, on le sait, est aux prises avec le complexe d'Œdipe. Ce qui, entre autres, caractérisece stade du développement d'un petit garçon, c'est sa tendance à vouloir garder sa mère pour lui seul. Par conséquent, son père ou bien tel substitut paternel, devient à ses yeux un rival redoutable. Mais faute d'autres moyens pour le combattre et vu sa propre ambivalence, il peut avoir recours à une mutilation inconsciente de ce rival. En termes freudiens, cela symbolise une castration.1 La théorie freudienne permet ainsi de conclure que Micho n'a pas du tout perdu deux doigts à cause d'un sablier nommé le Ludovic. Il

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peut, au contraire, les avoir perdus au sens symbolique seulement, et cela à cause de la jalousie d'un petit garçon. Du coup, le fait que Micho soit capable,même après son accident, de jouer de l'harmonium, paraît moins comme une anomalie que comme un signe de symbolisme. Car, ce détail tend rétrospectivementà renforcer le message qui ressort des analogies entre le roman de Queffélec et la théorie freudienne.

Cependant, les conséquences de ces conclusions sont considérables. S'il y a identité de Mauricette et de Nicole, c'est dire, bien entendu, que Tatav et Ludo sont nés de la même mère. En outre, la possibilité se présente alors que Micho soit le véritable père de Ludo, ce qui remet pourtant en cause le réalisme de la scène du viol collectif. Je me bornerai pour le moment à une petite discussion sur le second aspect pour revenir plus loin à la question de savoir ce que représente Tatav.

Le viol collectif.

Selon Freud, tous les enfants se demandent tôt ou tard d'où ils viennent et beaucoup se représentent une «scène originaire», c'est-à-dire le coït de leurs parents. Le plus souvent, c'est l'aspect sadique qui domine l'interprétation infantile de cette scène plus ou moins imaginaire, en ce sens que l'enfant croit invariablement que son père brutalise sa mère.2 Ajoutons que pour un garçon fort attaché à sa mère, comme Ludo, il doit être extrêmement difficile de s'expliquer sa propre conception. Car comment s'avouer que sa mère ait pu aimer ou consentir à faire l'amour avec un autre que lui? Il lui faut, sans doute, se fabriquer, en guise d'explication, une «scène originaire» où sa mère se voit contrainte, obligée à participer à l'acte sexuel et dont la brutalité est excessive. Un viol collectif représente, sans aucun doute, l'exemple-type d'une telle «scène originaire». C'est ainsi que la découverte de l'influence de Freud sur Queffélec aboutit à la conclusion que la scène la plus réaliste des 'Noces barbares' n'est probablement pas censée avoir eu lieu, sauf dans l'inconscient de Ludo.

Cependant, cette scène se laisse aussi analyser dans une perspective freudiennedifférente de celle que je viens de décrire. Selon Freud, les adolescentstendent à composer des fantasmes sexuels, où ils attribuent à leur mère divers rôles peu flatteurs pour une femme vertueuse. Il est, en outre, intéressantde noter que les amants de la mère, dans ces fantasmes, se caractérisent en général par leur forte ressemblance avec le fils ou avec son image idéaliséede lui-même.3 La scène du viol collectif dans Les Noces barbares peut ainsi représenter un des fantasmes d'un Ludo plus âgé que le petit garçon enfermé dans le grenier. Le fait que Nicole se maquille avant le rendez-vous avec Will et qu'elle consente à l'accompagner à la base militaire signalerait alors le manque de vertu que Ludo lui attribue. Par ailleurs, les yeux verts de Ludo qui, d'après le texte, évoquent le regard de Will, annoncent sans doute

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que ce dernier est fait à l'image de Ludo, au lieu du contraire. Le commentairesuivant,
qui fait partie de la description du viol, sème en outre un tout
petit doute quant au rôle joué par Will dans la conception de Ludo :

II n'arrivait pas à jouir et l'agonissait d'injures en la frappant, (p. 21)

Rien dans le texte ne suggère, certes, que Will serait resté toute la nuit inassouvi. Néanmoins, la question se pose de savoir quel était l'intérêt pour l'auteur de faire cette remarque, si ce n'était justement dans le but de mettre en cause le rôle de Will en tant que père. De nouveau, l'analyse du texte aboutit donc à la conclusion que la technique narrative employée par Queffélec consiste à alterner entre différents modes de représentation pour créer chaque segment de sens symbolique.

Freudismes et symboles provisoires - un petit résumé.

L'analyse de la première récurrence du sablier Ludovic entraîne ainsi un raisonnement d'autant plus compliqué qu'il inclut plusieurs modes de représentation symbolique différents. Toutefois, en considérant séparément la provenance des éléments symboliques et leur interaction dans le contexte, on discerne sans difficulté les divers signes d'organisation logique qui sous-tendent mon raisonnement. On aura, entre autres, pu remarquer qu'à l'égard de leur provenance, la plupart des éléments de symbolisme cités s'inscrivent sur deux registres différents, dont l'organisation interne porte l'empreinte du prémédité. Le sablier Ludovic, symbole provisoire saillant et facile à comprendre, provient, pour ainsi dire, directement du texte, c'est-à-dire de la même source que ces analogies internes qui suggèrent que Mauricette représente une image différente de Nicole. Ces deux modes de représentation différents s'inscrivent, en ce sens, sur un seul et même registre de symbolisme. Or, d'après l'analyse ci-dessus, le symbole saillant remplit une fonction avertisseuse par rapport aux analogies, mode de représentation plus discret. Ce fait donne à penser que le registre symbolique «provisoire» est organisé selon le schéma symbole flagrant / analogie interne. De façon similaire, le registre freudien comprend un certain nombre de symboles flagrants qui indiquent la pertinence de la théorie freudienne en tant que clé à quelques scènes problématiques. Ces symboles accentués proviennent, en d'autres termes, de la même source théorique que les analogies par rapport auxquelles ils remplissent une fonction avertisseuse. Le registre freudien semble ainsi organisé à peu près selon le même schéma symbolique que le registre «provisoire» : symbole flagrant / analogie intertextuelle.

Par ailleurs, en considérant ce même répertoire symbolique par rapport
au contexte symbolique du roman, on est frappé par le degré élevé d'interactionqu'il
y a entre les différents registres de symbolisme aussi bien qu'à

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l'intérieur de ceux-ci. Véhiculé par maints modes de représentation différents,le sens symbolique du roman se voit ainsi formé et consolidé par tout un réseau d'éléments symboliques. Rappelons-nous, sans pour autant répéterun raisonnement assez long, que la chaîne d'arguments qui soutient l'interprétationinitiale du texte, inclut récurrences (que l'on m'excuse de distinguerentre celles-ci et d'autres formes d'analogies dans le texte!), analogies internes, symboles freudiens, analogies intertextuelles, anomalies (le fait que Micho joue de l'harmonium, malgré sa main mutilée) et commentaires en apparence superflus (le fait que Will n'ait pas «joui» au début de la nuit du viol collectif). Il semble bien qu'à chaque fois qu'un de ces modes de représentationamène quelque conclusion, un autre contribue toujours à renforcer celle-ci. Tous ces modes de représentation différents concourent donc à la mise en valeur des contours d'un récit symbolique cohérent, dont un troisièmeregistre symbolique va, d'ailleurs, confirmer l'existence.

3. Eléments de contes de fées.

Il convient maintenant de s'arrêter un instant sur un troisième aspect intéressant des Noces barbares, à savoir les éléments féeriques qui en font partie. A l'instar des symboles discutés plus haut, ils s'inscrivent à plusieurs niveaux de lecture différents. Il y a ainsi un certain nombre de références explicites comme, par exemple, le fait que les sept lapins de Tatav soient nommés d'après les nains de Blanche-Neige et que le Centre Saint-Paul, dans la seconde partie, se situe au milieu d'un bois dormant. Le réalisme du premier niveau de lecture une fois ébranlé, on ne tarde pas à se rendre compte que c'est le roman entier qui est parsemé d'allusions plus ou moins implicites aux contes de fées.

Etant donné les «freudismes» déjà cités, l'impression qu'on en retire est que Queffélec s'est laissé inspirer par la théorie de Bruno Bettelheim, telle qu'il la présente dans Psychanalyse des contes de fées. Bettelheim insiste notamment sur l'aspect œdipien des thèmes centraux dans les contes de fées.4 Cela semble d'autant plus significatif que l'histoire de Ludo n'est pas seulement axée sur l'Œdipe, mais aussi composée de divers éléments empruntés aux contes de fées.

C'est ainsi que Queffélec emprunte un seul élément à Hansel et Gretel pour le transformer à son gré : il laisse comprendre, par l'intermédiaire du narrateur, que quand Ludo était petit, Nicole a essayé de le jeter dans un four. D'une façon similaire, l'existence de Ludo dans le grenier se fait l'écho de Cendrillon, puisqu'il y vit, selon le texte, affublé d'une robe déchirée. De surcroît, sa grand-mère est censée l'avoir obligé à écosser des pois et faire sécher le linge. Rappelons aussi que la boulangère casse un miroir au grenier et que Nicole y apparaît munie d'un balai. Ces détails renforcent l'impression qu'aux yeux de Ludo elles sont des ogresses ou de méchantes sorcières. Il y a

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ainsi, dans Les Noces barbares, une sorte de couleur générale provenant de
l'univers des contes de fées. Elle ne se limite pourtant pas aux éléments cités.

Selon Bettelheim, le conte de fées-type se distingue, entre autres, par la simplicité de son décor, de la description de ses personnages et de leurs noms. Dans la mesure où le conte porte sur des gens ordinaires, leurs occupations sont le plus souvent «classiques» (boulanger, pêcheur, forgeron, etc.) et leurs noms sont ou bien très communs pour souligner qu'ils représentent le cas général, ou bien des surnoms qui soulignent des traits de caractère saillants chez les individus (Simplet, Cendrillon).5 Or, Ludo passe sa première enfance chez les boulangers, qui s'appellent Blanchard, ensuite quelques années chez son père adoptif qui est mécanicien et porte le nom de Bossard et, pour finir, il arrive dans un village nommé Le Forge (sic!). Chemin faisant, il se voit surnommé Lidio.

Même s'il faut aborder avec précaution les «chiffres magiques» au cours d'une analyse littéraire, il est intéressant de noter que, selon Bettelheim, le chiffre trois symbolise soit la quête d'une identité sexuelle soit le ça, le moi et le surmoi.h Car, Les Noces barbares contiennent une longue chaîne d'éléments regroupés par trois : les trois soldats, les trois apparitions du sablier Ludovic, trois bijoux dorés, trois hommes noirs, trois hommes chauves et ainsi de suite. Il est même possible que la formule les trois saloperies, qui fait référence aux trois soldats américains, soit censée évoquer le conte de fées intitulé Les Trois Petits Cochons. C'est ainsi que tout finit par sentir le conte de fées dans Les Noces barbares.

Mais, les allusions au Petit Prince méritent une mention particulière, d'une part parce que Bettelheim cite ce livre en tant qu'exemple d'une histoire récente qui évoque les contes de fées7 et, d'autre part, parce que Queffélec y fait référence plusieurs fois, quoique parfois de façon implicite. Dans une scène ayant lieu au début du roman, Nanette (la cousine de Nicole) rend visite à Ludo dans le grenier et lui fait la lecture du Petit Prince. Cette scène inclut quelques extraits directement tirés du livre de Saint-Exupéry, ce qui étonne d'abord, étant donné qu'il n'y a pas de rapport évident entre ces citations et l'histoire de Ludo. Les extraits en question portent sur la peur du Petit Prince que son mouton ne mange un jour sa rose bien aimée. L'auteurpersonnage lui propose, entre autres, d'attacher la bête à un piquet.

Il est possible qu'il y ait là un message caché à propos de l'âme de Ludo, parce que plus tard on apprend que les moutons de la crèche, au Centre Saint-Paul, symbolisent justement les âmes de leurs propriétaires. Rétrospectivementon comprend ainsi qu'il faudrait, selon Nanette, lier l'âme de Ludo, l'attacher à quelque chose. Mais, faute de «rose» dans le roman, on ne voit pas au juste dans quelle mesure son âme représenterait une menace. Cette identificaton de la rose devient pourtant possible, à condition qu'on se rappelle le texte de Saint-Exupéry. En fait, c'est Tatav qui fait une seconde

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allusion aux solutions que propose l'auteur-personnage au Petit Prince, ce qui semble confirmer l'existence d'un lien symbolique entre le mouton et Ludo. En amenant son cadet auprès de ses amis, Tatav les rassure en leur disant de ne pas avoir peur du «fou» car, lui, Tatav, sera muni non seulement d'une laisse mais aussi d'une muselière. Voilà un objet que Saint-Exupéry considère aussi utile qu'une corde pour protéger la rose contre le mouton!

Le fait que le passage cité porte sur la scène où une jeune femme (Gisèle) va montrer ses seins nus aux deux frères n'est, certes, pas sans importance. Mais, la «rose» véritable dans Les Noces barbares est, sans aucun doute, Nicole. Elle emprunte ainsi à la rose coquette et exigeante du Petit Prince aussi bien son caractère que ses répliques, même si elle ne les cite pas textuellement. Lorsque Ludo lui sert son petit déjeuner, elle l'envoie d'abord chercher sa brosse à cheveux:

«C'est plus fort que moi. Dès queje me réveille, il faut queje me coiffe», (p.
70)

Avant d'être arrosée par le Petit Prince, la rose exprime la même idée :

«Ah! je me réveille à peine... Je vous demande pardon... Je suis encore toute
décoiffée... (Saint-Exupéry, p. 31)

Nicole trouve ensuite l'occasion de se plaindre du vent qu'il fait aux Buissonnets:

«II y a trop de vent ici, c'est fatigant. C'est pour ça que je m'enrhume sans
arrêt.» {Les Noces barbares, p. 68)

La rose du Petit Prince, avant de commencer à tousser, se plaint elle aussi:

«II fait très froid chez vous. C'est mal installé. Là d'où je viens...»

et:

«Je ne crains rien des tigres, mais j'ai horreur des courants d'air.» (Saint-
Exupéry, p. 32)

A l'instar de cette rose, Nicole aime prétendre avoir été habituée à une
existence plus heureuse. Elle toussote donc aux Buissonnets et dit ensuite à
son fils:

«Moi je m'enrhume au premier courant d'air.» (Les Noces barbares, p. 72)

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Nicole revêt donc la même fonction que la rose, Ludo à la fois celle du mouton et celle du Petit Prince. Car, le problème de Ludo est de ne pas pouvoir s'empêcher de désirer sa mère, en termes féeriques, de «la manger». Aussi se dit-il, sans doute, qu'il lui faut la protéger contre une partie de lui-même.

Les passages cités renforcent donc l'impression que Queffélec se serait laissé inspirer par la psychanalyse, quoique par l'intermédiaire d'une théorie proche de celle de Bettelheim. Chose curieuse, d'ailleurs : l'index des noms cités dans Psychanalyse des contes de fées commence par Aigremont, qui est le nom du nain Odilon dans la seconde partie des Noces barbares]

Faits de composition - un résumé.

On aura déjà pu constater que le répertoire de symboles discuté permet une division tripartite selon la provenance des éléments symboliques et que les deux premiers registres discutés sont régis par un seul et même principe d'organisation. A la lumière de ce qui vient d'être dit, cette description peut pourtant se compléter de façon significative.

Car, dans la mesure où on a du mal à accepter les analogies intertextuelles freudiennes en tant que faits de composition, l'organisation interne du registre d'éléments de contes de fées apporte quelque chose de rassurant. Ce troisième registre inclut ainsi, outre des éléments symboliques saillants, des analogies intertextuelles dont la source d'inspiration se voit textuellement citée dans le roman. Cette source est, bien entendu, Le Petit Prince, dont quelques extraits se trouvent intercalés au début des Noces barbares. A l'instar des symboles freudiens flagrants, ces extraits sont donc bien accentués, mais à la différence de ceux-ci, ils ne laissent aucun doute quant au caractère voulu de leur emploi. La mise au jour des analogies qui lient la personnalité de Nicole avec celle de la rose du Petit Prince se fonde ainsi sur la conviction qu'en composant son roman, Queffélec s'est laissé inspirer par le conte de Saint-Exupéry. Ces analogies fermement ancrées dans le roman, bien que toujours intertextuelles, évoquent le fait qu'il y a dans le texte un rapprochement explicite entre le niglou et le ventre maternel, ce qui équivaut à peu près à une citation textuelle de Freud. C'est ainsi que le registre féerique renforce l'impression que les trois registres de symbolisme principaux des Noces barbares sont organisés respectivement selon un seul et même schéma: symbole saillant/analogie interne ou intertextuelle. Cette reconstruction artificielle indique, bien sûr. que Queffélec a tout simplement alterné entre le flagrant et le discret dans le but d'offrir au lecteur plusieurs possibilités d'accéder à la dimension symbolique de son roman. Néanmoins, il y a déjà là de quoi soutenir sa présence dans le texte.

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Pour ce qui est de l'interaction entre les registres de symbolisme différents, les éléments de contes de fées jouent un rôle tout particulier. Au cas où quelques doutes subsisteraient quant à l'interprétation initiale du texte, ceux-ci tendent ainsi à donner le coup de grâce au récit réaliste. Car, à la lumière des soupçons accumulés au cours de l'analyse initiale du texte, il devient pratiquement impossible d'accepter comme réalistes la scène où Nicole tente de jeter Ludo dans un four ou bien son attitude lorsqu'elle fait penser à la rose du Petit Prince. Les allusions aux contes de fées s'alignent donc sur les autres modes de représentation symbolique du roman, dans la mesure où ceux-ci se renforcent et se soutiennent mutuellement. Cette interaction constitue un nouveau signe de logique et d'organisation qui soutient aussi bien l'interprétation initiale du texte que l'hypothèse selon laquelle Queffélec a eu pour intention de composer un roman symbolique. L'analyse de l'action proprement dite du roman permettra de mettre à l'épreuve cette première conclusion.

II. Crime et châtiment : l'action symbolique des Noces barbares

1. Le crime.

Exception faite de quelques commentaires, les sections précédentes renvoient à ce qui constitue, pour ainsi dire, l'exposition du drame symbolique de Ludo. On a ainsi pu conclure que le viol collectif n'a jamais eu lieu, ni la mort de Mauricette, ni la mutilation de Micho, que dans l'inconscient du petit garçon. A la suite de sa chute traumatisante dans un escalier, celui-ci vit d'abord enfermé dans un grenier, symbole d'un arrêt dans son développement psychologique, pour ensuite mener une vie d'apparence plus libre aux Buissonnets, la villa de son (beau-)père.

Outre ces aspects, l'exposition du drame de Ludo comprend pourtant trois anomalies importantes qui illustrent bien la tendance des Noces barbares à faire attendre le lecteur. Bien que ces anomalies (le gigantisme de Ludo, les portraits superposés de Nicole et la personnalité de Tatav) fassent beaucoup pour détruire la vraisemblance de la première partie du roman, elles ne se laissent ainsi interpréter qu'à la lumière de la seconde partie. Au premier abord, elles donnent néanmoins lieu à l'établissement de quelques hypothèses essentielles pour la compréhension de l'action du roman. Le bref résumé suivant, dont le but premier est de préparer la voie pour l'analyse venant plus loin, indique comment cette transition s'opère entre l'exposition et le nœud du drame de Ludo.

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Trois anomalies.

Première anomalie : Dès l'âge de treize ans, Ludo mesure, selon le texte, un mètre quatre-vingts. Il est, en outre, souple et musclé et attire l'attention d'une jeune femme. Cela paraît d'autant plus invraisemblable qu'il est censé avoir passé sa première enfance enfermé, malmené et mal nourri. D'après l'analyse initiale du texte, son histoire représente pourtant une réalité tout à fait subjective, ce qui revient à dire que ce développement physique étonnant est peut-être censé illustrer son état psychique.

Hypothèses : Un enfant habitant le corps d'un homme adulte est l'image même de l'ambivalence de l'adolescence. L'anomalie citée exprime ainsi le fait que Ludo est toujours un enfant lorsqu'il commence à être troublé par les pulsions sexuelles de l'adulte. Il éprouve sans doute aussi le besoin de s'idéaliser, d'où sa légère ressemblance avec les géants des contes de fées. Seconde anomalie : Ces premières hypothèses cadrent avec une autre anomalie, à savoir celle qui ressort de la superposition des portraits de Nicole. La mère de Ludo apparaît effectivement tantôt jeune et belle, tantôt comme une vieille mégère, cruelle et exigeante. Bien que ce second portrait tende à dominer, le premier ne s'efface jamais complètement. Ce premier portrait positif fait, entre autres, concurrence dans l'esprit de Ludo à l'image troublante de Gisèle ôtant son maillot, une scène qui a pourtant lieu après que Nicole a commencé à s'enlaidir. Or, l'image négative de Nicole représente une mère qui n'embrasse jamais son fils, qui se plaint continuellement de son odeur et qui lui permet de tout regarder à la télé, sauf des scènes d'amour. Compte tenu de la froideur de Nicole vis-à-vis de Micho, cette image négative est celle d'une mère sévère et dominatrice qui a horreur de tout contact physique.

Hypothèses : L'image positive de Nicole subsiste apparemment tant que dure l'amour œdipien de Ludo pour sa mère. Il s'agit donc d'une image intériorisée.L'autre image négative de Nicole, également intériorisée, reflète plutôt la conscience ou le surmoi de Ludo, formés tous deux par une mère extrêmementsévère et avec un dégoût prononcé pour la sexualité. Ces deux images maternelles ont chacune de quoi empêcher Ludo de nouer des relations normales avec l'autre sexe. Son drame psychologique est donc celui d'un jeune homme dont la mère pose un double obstacle à son développement, du moment qu'il l'aime et la craint trop pour pouvoir aimer d'autres femmes. Troisième anomalie : le fait qu'à la différence de Ludo, Tatav soit considéré comme normal. Ce personnage grotesque se caractérise par une sorte de «sexualité polymorphe», par sa cruauté, par sa lucidité et, notamment, par son mépris de Nicole. Cependant, les jeux interdits des deux frères, dont l'aîné est le plus souvent l'instigateur, tendent à retomber sur Ludo seul. Tatav emmène ainsi son frère voir les seins nus de Gisèle. Mais, après coup,

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c'est Ludo qui se verra accusé du vol de ce stylo qui a servi de rémunération
au frère de la jeune femme et, de surcroît, c'est lui qui sera tourmenté par
des rêves où l'image de Nicole fait concurrence à celle de Gisèle.
Hypothèses : Si Ludo était aussi lucide que Tatav et qu'il osât, à l'instar de
son frère, se venger de la cruauté de Nicole, son amour œdipien pour elle se
verrait sérieusement menacé. Si, d'autre part, il donnait libre cours à ses
pulsions naturelles, comme le fait Tatav, il lancerait par là un défi à sa propre
conscience, faite à l'image de Nicole. Mais Ludo ne semble pas prêt à imiter
son frère à ces égards. Partant, il y a lieu de penser que Tatav personnifie les
«mauvaises» tendances qui, sans doute, existent en Ludo, mais qu'il s'efforce
de réprimer. Car, on l'a constaté, en leur donnant libre cours, il risquerait de
détruire son image de la mère aimée, ou bien de contrarier cette mère sévère
qui le punit constamment par l'intermédiaire de sa conscience. Bref, Ludo
projette ses «mauvaises» tendances sur Tatav, qui n'est donc pas son frère,
mais une espèce d'alter ego libéré.

Il convient maintenant d'examiner, à partir de ces hypothèses, l'action
proprement dite des Noces barbares.

Le crime commis au bord de la fosse septique.

L'action des Noces barbares tient au crime que commet Ludo aux yeux de sa
mère sévère, lorsqu'il voit Tatav tomber dans la fosse septique.

Rappelons d'une part que Tatav initie Ludo à la sexualité (la scène où Gisèle montre ses seins), d'autre part que Nicole lui a transmis une idée fort négative du contact physique. Aussi la scène de la fosse septique aux Buissonnets se présente-t-elle comme une image symbolique de la lutte intérieure que son «frère» et sa «mère» mènent dans la tête de Ludo. Tatav invite donc de nouveau son cadet à participer à un jeu interdit, dont le but secret est de le faire tomber dans la fosse septique - un trou noir, puant et dangereux - l'image même de la sexualité telle que Nicole l'a transmise à Ludo.

Pourtant, avant d'y aller, Ludo croit que Tatav va l'emmener voir sa mère. Comme pour mieux souligner le caractère symboliquement sexuel de leur expédition nocturne, Queffélec permet donc à ce petit Œdipe de l'associer par avance avec Nicole. Il est important de noter que Tatav se voit ainsi obligé de préciser que leur but est, au contraire, d'aller border Mademoiselle Lafosse. Par là, une opposition nette s'établit entre Nicole-la-mère et MademoiselleLafosse-la-sexualité. Ensuite, Tatav tente de pousser Ludo dans la fosse septique, mais celui-ci se sauve au dernier moment, tandis que l'aîné tombe dans le trou puant. D'après ce qui vient d'être dit, Ludo se voit donc littéralement poussé par ses «mauvaises» tendances vers une initiation sexuelle, mais arrive à réprimer ses pulsions. Symboliquement, il choisit par là de demeurer encore un peu dans l'enfance et voit avec horreur une partie de lui-même (Tatav) franchir le seuil de la vie adulte. Cette scène représente

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ainsi la situation d'un jeune homme assez normal, dont une partie seulement,
personnifiée par Ludo, reste apparemment inhibée.

Cette analyse peut être soutenue par le fait paradoxal que Nicole punit
Ludo seul de ce qui s'est passé, car son châtiment correspond parfaitement à
un certain état psychique.

2. Le châtiment.

Au Centre Saint-Paul.

Nicole se sert donc de l'incident de la fosse septique comme prétexte pour faire interner son fils au Centre Saint-Paul. Or, cet asile, situé au milieu d'un bois dormant, est l'image même de l'état intérieur d'un jeune homme qui se voit, du moins en partie, condamné à une éternelle enfance et dont la mère s'est transformée en méchante sorcière - la directrice, Mademoiselle Rakoff. Il n'y a pas de quoi s'étonner si tous les internes de ce Centre, dont un seul en fait est mineur, sont appelés enfants et traités en tant que tels. Vu les circonstances, cela est parfaitement logique. Il en va de même pour la ségrégation presque totale entre les deux sexes au Centre Saint-Paul. A cet égard, il importe pourtant de rappeler que les apparences se révèlent quelque peu trompeuses. Au cours de ses promenades nocturnes, Ludo découvre que la sexualité imprègne les murs mêmes de sa prison.

L'impérieuse Mademoiselle Rakoff est néanmoins une mère fascinée par son harem intact et pur de tout désir conscient. Elle porte un jugement sur tout ce que font les enfants et signale, au moyen de la crèche du réfectoire, symbole de la «conscience», si elle approuve ou non leur conduite. Un petit mouton placé loin du petit Jésus annonce ainsi que son propriétaire a des reproches à se faire. Avant de connaître Ludo, elle place, certes, ce petit mouton qui symbolise son âme, tout près du petit Jésus dans la crèche. Mais, bientôt, ce mouton commence à reculer pour un jour finir parmi les derniers. Ce fait annonce, sans doute, une nouvelle tendance chez Ludo, à savoir celle qui consiste à adopter le parti pris «libertin» de Tatav. Car, au début de la scène au bord de la fosse septique, l'aîné prétend justement représenter le contraire du petit Jésus, (p. 115). Bien que Tatav disparaisse du roman quelque temps après l'arrivée de Ludo au Centre Saint-Paul, il y reste donc présent en esprit, ce qui revient à dire que Ludo s'est réconcilié avec luimême. Cet adolescent demeure donc dans l'enfance malgré lui et il combat dès le début Mademoiselle Rakoff.

Mais selon mon analyse, celle-ci n'est que la personnification de l'image de plus en plus menaçante de Nicole qui, dans la première partie du roman, finit par l'emporter sur celle de la mère attirante. A la suite de la scène de la fosse, où Ludo s'est symboliquement privé d'une première expérience sexuelle, cette image le domine donc complètement et le retient symboliquement dans l'enfance. Voilà en quoi consiste son châtiment!

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Toujours est-il qu'il s'efforce de préserver ses souvenirs de la mère aimée. Cela se traduit par le fait qu'il ne cesse pas d'attendre une visite de Nicole. Cependant, elle ne vient jamais lui rendre visite et il finit par comprendre qu'elle l'a, en fait, abandonné. On peut donc dire que Ludo gagne en lucidité pendant son séjour au Centre Saint-Paul et il arrive même à exprimer sa haine de l'image négative de sa mère. Mais, il ne rattrapera pas tout de suite son «frère aîné».

Le lapsus de Ludo.

La mise en scène de la deuxième partie cadre ainsi parfaitement avec l'idée que tout dans ce roman symbolise l'état intérieur de Ludo. Cependant, ayant découvert l'influence freudienne sur Queffélec, on se trouve suffisamment sur ses gardes pour également relever dans le texte un argument de force concernant le rapport entre la fosse septique, Nicole et Mademoiselle Rakoff. Juste après son arrivée au Centre Saint-Paul, Ludo se trompe sur le nom de la directrice :

- Oui, mademoiselle Roff...
- Ra-koff, si ça ne te l'ait rien. Mademoiselle Rakoff. (p. 157)

Etant donné l'influence de Freud sur le roman, ce lapsus devrait, bien entendu, être révélateur. Il l'est. Puisque «roff» n'est pas un mot français, l'origine russe du nom de Rakoff, affirmée par le texte, suggère au lecteur curieux et sans connaissance de cette langue, de consulter un dictionnaire. C'est ainsi qu'il va apprendre que le mot «pob» ou «roff», si on le transcrit selon les mêmes principes que Rakoff, signifie «fosse» ou «la fosse». Le lapsus de Ludo révèle donc le fait qu'il s'adresse à Mademoiselle Rakoff par le nom de «Mademoiselle Lafosse».

Mais, il ne faut pas oublier que la directrice le corrige aussitôt. Queffélec évoque ainsi de nouveau la scène de la fosse où Ludo s'était trompé sur les intentions de Tatav. Dans un certain sens, cette première erreur a consisté à prendre Nicole pour Mademoiselle Lafosse. De même que Tatav lui a fait comprendre qu'il y avait une opposition absolue entre sa mère et la fosse septique, de même il apprend donc que Mademoiselle Rakoff n'est pas à confondre avec «Mademoiselle Lafosse».

Il va de soi que le mode de représentation fort recherché qui révèle ces analogies constitue un nouvel indice important qui atteste la présence de l'auteur dans le texte et l'idée selon laquelle la théorie de Freud serait sciemment exploitée par Queffélec.

En tout état de cause, le lapsus de Ludo a pour conséquence qu'un lien
symbolique important s'établit entre Nicole et la directrice du Centre, ainsi
qu'une forte opposition entre la fosse septique et ces deux personnages.

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Cette découverte une fois faite, la seconde partie des Noces barbares apporte
d'autres arguments en faveur de cette hypothèse, à savoir que Nicole et
Mademoiselle Rakoff représentent une seule et même personne.

Nicole et Mademoiselle Rakoff.

Mis à part leur âge, Nicole et Mademoiselle Rakoff ont pratiquement tout en commun. Selon Micho, sa cousine Mademoiselle Rakoff était, dans sa jeunesse, surnommée Poupette et on n'aurait jamais cru, selon lui, qu'elle serait un jour pudique, voire pieuse. Déjà, ces premiers faits évoquent Nicole. Le texte confirme ensuite qu'à l'instar de Nicole, Mademoiselle Rakoff a été déçue et humiliée par son premier amour, un homme marié. Tout comme Nicole, elle vit donc marquée par l'amertume et hantée par ses souvenirs. Dans les deux cas, ceci se manifeste par de l'insomnie et par un moralisme excessif. Cependant, elles conservent toutes deux un reste de coquetterie féminine.

Il est, toutefois, important de noter que Nicole se fait couper ses longs cheveux que Ludo, en particulier, admire. Par là, elle sacrifie en quelque sorte sa féminité et se rapproche déjà de Mademoiselle Rakoff. Car celle-ci a les cheveux coupés courts, à l'aviateur, comme pour mieux souligner son aspect masculin. Cette transformation paraît d'autant plus significative que le père de Ludo est censé avoir été aviateur. Ayant perdu sa fonction de mère séduisante, Nicole se transforme ainsi en Mademoiselle Rakoff et assume par là la double fonction de mère dominatrice et de substitut d'un père absent, d'où son aspect masculin. Avant d'analyser la scène de la cave où elle affronte finalement Ludo, il convient d'examiner de plus près les fonctions symboliques de deux des enfants au Centre Saint-Paul.

Les enfants.

Deux des enfants sont particulièrement intéressants, parce qu'ils ajoutent des
nuances non sans importance à l'histoire de Ludo. Il s'agit là du nain Odilon
et de Maxence.

Odilon, marquis d'Aigremont, remplit la fonction d'espion au service de Mademoiselle Rakoff et veille à ce que Ludo observe les règles établies par elle. Ce nain se caractérise, en outre, par sa peur extrême des jeunes filles, ce qui fait de lui un gardien idéal de la clé du Centre Saint-Paul. Etant donné que Mademoiselle Rakoff joue le rôle du parent représentant l'autorité, la fonction d'Odilon correspond à celle du surmoi. Il n'est donc guère étonnant que Tatav ignore sa main tendue, lors de son unique visite au Centre Saint- Paul.

Dans une autre scène significative, Ludo se glisse dans la chambre du nain
et lui retire la clé de la main. Odilon ouvre les yeux, mais continue à dormir.
Pendant le sommeil, le surmoi perd ainsi le pouvoir qu'il exerce toute la

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journée et le moi se voit donc, comme Ludo, libre de se promener à sa guise. Odilon est pourtant orgueilleux et n'aime pas que Ludo prenne des libertés. Lorsque celui-ci émet le vœu de chasser les enfants de sa chambre pour goûter un peu de solitude, la réponse du nain révèle d'une part quelle fonctionil confère à Ludo et d'autre part qu'il se considère supérieur:

Eh bien puisque c'est ainsi, puisque vous êtes, je dirai, le cerveau de l'affaire,
c'est ça, nous n'avons plus qu'à prendre congé.... (p. 179)

Le gigantisme de Ludo et le nanisme d'Odilon forment pourtant un contraste servant à suggérer un avantage pour ce cerveau de l'affaire, le moi. Il est vrai d'ailleurs que Ludo gagnera la lutte contre Odilon, mais, en réalité on ne peut évidemment pas se passer du surmoi. Aussi ce contraste semble-t-il plutôt illustrer le fait que le protagoniste, à cause de ses complexes, n'est pas une personne bien équilibrée. Comme Ludo exprime son désir de tuer Odilon, il paraît ainsi au seuil d'une vie normale.

Maxence, au contraire d'Odilon, devient l'ami de Ludo, peut-être grâce à
l'éloquence de ses dessins:

Les feuilles qu'il retournait avec amour étaient vierges ou sauvagement barbouillées et griffées de coups de crayons furieux. Au bas de chacune apparaissait la même légende avec la même faute : Saint Michel terrassant la [sic!] dragon. (...). (p. 174; souligné dans le texte)

Puisque, selon la légende, c'est saint Georges qui a tué le dragon, Maxence commet, bien entendu, deux erreurs, compte tenu du fait que dragon est un mot masculin. L'important est, sans doute, que ces erreurs rendent le messagede Maxence significatif du point de vue de Ludo. Car c'est le nom de Micho que cet enfant met à la place de saint Georges et le dragon qui, pour lui, est un nom féminin, fait évidemment penser à Nicole. Les dessins de Maxence suggèrent ainsi que le problème de Ludo aurait pu se résoudre, si seulement «saint» Micho avait eu le courage de combattre Nicole, «la dragon».Comme ce rêve ne s'est pas réalisé et que Ludo devra donc se fier à lui-même, Maxence apparaît comme le souvenir d'un Ludo plus jeune, plus frustré et plus passif. Son intervention laisse pourtant à penser que le malheurde Ludo n'est pas dû uniquement à sa relation avec sa mère. Si Nicole l'a toujours tourmenté et dominé, Ludo souffre apparemment autant du fait que Micho, son père, se soit avéré trop faible pour le soutenir. Vu dans cette perspective, le fait que Micho passe son temps à jouer de l'harmonium quand il ne répare pas des objets plus ou moins irréparables, symbolise, sans doute, sa tendance à vouloir maintenir la paix familiale. Il est également possible qu'il faille considérer dans une telle perspective la brutalité de Will, le père imaginaire de Ludo. Le viol collectif serait ainsi comme un fantasme où la

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méchanceté du père compense la gentillesse excessive de son père réel. La phrase que son alter ego, Tatav, ne cesse de répéter à propos de Micho se lit aussi, rétrospectivement, comme la réplique de Ludo à lui-même face à la faiblesse de son père: C'EST PAS ton PAPA!

Psychose?

A la suite d'une série de rendez-vous clandestins avec Lise dans la cave du Centre Saint-Paul, Ludo est dénoncé par Odilon et une confrontation avec Mademoiselle Rakoff devient inévitable. Comme elle l'attend dans la cave, la situation rappelle de nouveau le cinéma américain, notamment le film Psychose d'Alfred Hitchcock. Ludo, je l'ai suggéré, n'est probablement pas victime d'une psychose. Cependant, à l'instar de Norman Bates, le protagoniste de ce film, il a commencé par aimer jalousement sa mère et semble finir par projeter ces sentiments sur l'image intériorisée qu'il a d'elle. Dès son arrivée au Centre Saint-Paul, c'est donc lui qui se voit constamment épié par sa mère jalouse, en la personne de Mademoiselle Rakoff. Une telle inversion se reflète dans le passage suivant, où la directrice cherche à l'empêcher de voir Lise, une des enfants:

« (...)... Encore une chose... il paraît que tu t'intéresses à... Lise...»
Les mains jointes, elle veloutait sa voix.
« ... Méfie-toi d'elle... Et d'ailleurs méfie-toi des filles en général.»

et, elle ajoute:

« Tu la trouves donc si belle... cette Lise? ... Tu n'as pas remarqué que sa
bouche est tordue? ... (...)» (p. 183)

De même que Ludo avait mutilé mentalement Micho, de même sa mère,
transformée en Mademoiselle Rakoff, attribue, par jalousie, un bec-de-lièvre
à sa rivale.

Le caractère imaginaire de ce développement est souligné par le fait que, plus tard, lorsque Odilon a mis Mademoiselle Rakoff au courant des rendezvous clandestins dans la cave, elle ne semble pas soupçonner Lise d'être l'amie secrète de Ludo :

«Odilon m'a tout raconté, figure-toi! ... (...) Il t'a vu tout nu dans la cave,
avec une fille!... Et tu vas me dire qui c'est, ta femelle! » (p. 241)

Le caractère onirique de la mise en scène de cette confrontation tient, en
outre, à son rapport avec le cauchemar que Ludo a fait au grenier quelque
sept ans auparavant:

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La fièvre abattit l'enfant toute une semaine et lui donna des cauchemars où
la capote de soldat sortait en grommelant de l'armoire, et venait sur lui bras
grands ouverts, (p. 31)

Ce cauchemar se réalise effectivement, bien qu'en plus détaillé, quand Ludo
rencontre Mademoiselle Rakoff dans la cave :

Dans le faux jour tombant du soupirail un homme se tenait debout, le dos tourné. Il portait l'uniforme, il avait des bottes et un képi, un sabre à la main, et il pivotait lentement vers lui. Le regard était masqué par la visière, un sourire immobile étirait les traits figés. Ôtant son képi d'un geste cérémonieux, le personnage leva les bras sur le côté. (p. 240)

Le trajet psychologique parcouru depuis le grenier jusqu'à la cave, en passant par la fosse septique, se reflète dans ce que cette dernière scène ajoute au cauchemar assez vague du petit Ludo. La peur est toujours là, mais elle n'est plus informe. Elle est inspirée par une mère dominatrice qui, sous l'aspect d'un homme, vient à l'encontre du fils dans ce domaine secret et intime où il aurait voulu être libre : celui de son identité sexuelle. Comme Ludo se révolte, en refusant de dénoncer Lise, le geste furieux de cette mère phallique n'est donc autre chose qu'une menace de castration:

Arrivé au pied des marches il entendit éclater de rire, et se retourna pour
voir Mademoiselle Rakoff dégainer le sabre et le lui lancer à toute volée
comme un javelot, (p. 243)

Ayant pris la place du père comme le parent représentant l'autorité, cette mère oblige finalement Ludo à choisir entre l'internement dans un «vrai» hôpital psychiatrique et la révolte. Il opte pour la liberté et s'évade. A la fin de la seconde partie, Ludo semble ainsi avoir «terrassé» la mère sévère, mais il lui reste alors à s'apprêter pour une lutte contre la mère aimée.

3. La mort de Nicole.

Menacé de l'hôpital psychiatrique, Ludo s'évade donc du Centre Saint-Paul et erre à pied jusqu'au petit village du Forge, où on le retrouve au début de la troisième partie. Seulement, à la suite d'une analyse symbolique, on croit savoir que c'est lui-même qu'il fuit et que ce village, tout comme l'asile, est situé dans sa tête. Le nom du village, nom féminin précédé d'un article masculin, évoque d'ailleurs déjà «la dragon» sur les dessins de Maxence.

La vie que Ludo mènera, dans la troisième partie, suggère pourtant que notre héros, dans le but d'éviter l'hôpital psychiatrique, choisit une autre forme de traitement thérapeutique. Ce fait est d'abord signalé par le nom de l'épave qui devient sa demeure, étant donné que le Sanaga fait penser à des

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mots comme santé et sanatorium. Ensuite, on se rend compte que cette
épave est un nouveau symbole de Ludo lui-même, ce qui est tout de suite
indiqué par Queffélec:

A l'intérieur du bateau, c'était partout le même abandon profus qui faisait
penser au grenier, (p. 259)

et:

Un mimétisme opérait d'ailleurs une alliance étrange entre le navire et lui.
(p. 266)

En apprenant que le naufrage du Sanaga a eu lieu le 6 juin 1960, on voit, d'ailleurs, ce mimétisme se transformer en identification. Bien que les lettres du roman ne soient en général pas datées, il y a une exception importante à cette règle, à savoir la lettre où Nicole, Micho et Tatav tuent ensemble l'espoir qu'a Ludo de les rejoindre (Queffélec, p. 216). Cette lettre est, on l'a deviné, datée du 6 juin, comme pour mieux souligner que le naufrage de Ludo coïncide avec celui du Sanaga.

Comme Ludo se met à remettre l'épave en bon état, il y a donc lieu de penser que cela symbolise son adoption d'une attitude d'autodéfense, ce qui, au stade initial d'une cure, est typique de qui se fait volontairement psychanalyser. On objectera, sans doute, qu'un adolescent plus ou moins illettré ne subirait guère de son plein gré une tel traitement.

Cependant, dans le dernier chapitre du roman, ce n'est pas seulement sa taille qui suggère que Ludo est un homme adulte. Lors de sa première rencontre avec Couélan, il prétend avoir seize ans, mais son miroir le contredit

.. il regardait les premiers cheveux blancs faufiler jusqu'à sa barbe, et se
trouvait l'air vieux. (...) Il était amaigri, osseux, le visage fendillé de fines
rides, les yeux cernés de plomb, (p. 266)

Mise à part sa taille imposante, son menton barbu, ses cheveux blancs et ses rides indiquent tous que Ludo est, en fait, un homme adulte. Partant, il semble logique de proposer qu'il se fait volontairement psychanalyser dans le but de se défaire des tendances infantiles qui le tourmentent.

Rappelons, en outre, que cette épigraphe en code, que le boulanger croit voir dans le nom du sablier Ludovic, se compose aussi bien de chiffres que de lettres : LUDOVIC: BDX 4377. Etant donné que cette épigraphe en code porte sur la durée de l'histoire du protagoniste, plutôt que sur la durée de sa vie, le message qu'elle renferme serait que cette histoire, c'est-à-dire celle que racontentLes Noces barbares, s'étend depuis 1943 jusqu'en 1977. Le protagonisteaurait ainsi, vers la fin du roman, au moins 34 ans. La comparaison

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entre l'histoire de Couélan et celle de Ludo tend à renforcer cette impression.

Il est, en fait, tentant de considérer Couélan comme un nouvel aspect personnifié du protagoniste, parce que, malgré les apparences, le passé étrange de ce personnage se fait l'écho de l'histoire de Ludo. Couélan explique ainsi sa calvitie par un événement traumatisant survenu dans son enfance, à savoir sa chute dans une piscine à homards, (p. 272). Ceci constitue peut-être une allusion à la chute dans l'escalier qui, d'après le texte, est la cause des premiers troubles psychiques de Ludo! En outre, Couélan est censé avoir passé vingt ans en prison, donc enfermé comme Ludo. Evidemment, c'était en raison d'un viol brutal. La victime de Couélan n'était pourtant pas une jeune fille, mais la centenaire d'un village un soir de kermesse; la vieille en était morte, (p. 272). Ce crime, dans la mesure où il fait allusion à l'histoire de Ludo, affirme qu'il y a identité entre celui-ci et Couélan. Mais, il souligne aussi que la durée de l'histoire que racontent Les Noces barbares est fort incertaine de même que l'âge des personnages.

En tant que personnification, Couélan semble symboliser la force et le courage dont Ludo a besoin pour se défaire de ses inhibitions. C'est ainsi que, vivant tout près d'un cirque, il a eu l'occasion de fracturer l'épaule à un vieux lion, à coups de balai. Etant donné qu'il aide Ludo et que son nom fait penser à la méthode d'autosuggestion de Coué, la fonction de Couélan semble pourtant être thérapeutique au sens concret. Le plus frappant, c'est que ce personnage offre à Ludo des cadeaux et des conseils significatifs. Il lui fait don, entre autres, d'un outil de travail spécialement fabriqué qui, sans doute, symbolise l'identité masculine de Ludo, étant donné qu'il s'agit d'un couteau non sans ressemblance avec celui que Nicole avait refusé d'accepter. Cette fois-ci, le symbolisme phallique du couteau est d'ailleurs mis en relief par l'auteur:

II avait sculpté spécialement pour lui un couteau de travail, un gros Opinel à
lanière de cuir, avec un manche de bois figurant une sirène arquée tel un
phallus, (p. 278)

Chose plus importante, Couélan lui recommande une visite à la décharge, où Ludo trouvera, dit-il, de quoi meubler son épave. On devine, bien sûr, que cette décharge représente les souvenirs refoulés de Ludo, d'autant plus que le mot même de décharge fait partie du jargon psychanalytique. Aussi ne s'étonne-t-on pas de voir que Ludo s'attend à y trouver de pures abstractions:

II s'attendait à exhumer l'impossible, une église, un sous-marin, ses années
d'enfance à Peilhac. Il se demandait même si le Centre Saint-Paul et tous les
innocents ne reposaient pas là quelque part sous les gadoues, (p. 275)

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Notons pour finir que Couélan vit sur la plage avec un mouton qu'il prétend avoir sauvé de la noyade lors du naufrage du Sanaga. Le mouton est un élément récurrent qui, on l'a vu, représente l'âme de Ludo. Puisqu'il semble également y avoir un lien symbolique entre le protagoniste et l'épave, le sens des faits cités est évident. Couélan promet tout simplement de sauver l'âme de Ludo, à la suite de son naufrage personnel. C'est ainsi qu'il apprend à son ami la brasse indienne (p. 279). Ce détail renforce, bien sûr, le lien qu'il y a entre le personnage de Couélan et le passé de Ludo, parce que cette référence aux Indiens vient s'ajouter à une liste d'éléments récurrents qui inclut déjà moutons, couteaux et viols.

Malgré les apparences, il semble bien que Couélan soit instruit et que Ludo subisse à travers lui un traitement psychanalytique particulier. Comme ses pensées portent le plus souvent sur Nicole pendant ses longues heures de solitude, ce traitement est, sans aucun doute, axé sur les rapports entre le patient et sa mère. Malgré sa peur, il se rapproche de plus en plus de la cause de son mal, ce qui, entre autres, est illustré par la promenade qui le mène un jour jusqu'aux Buissonnets.

Ce retour n'indique évidemment pas qu'une forme particulière de psychanalyse
est favorisée dans Les Noces barbares. Mais il en va autrement pour
l'événement qui termine le traitement de Ludo et du même coup le roman.

Nicole vient finalement à la rencontre de son fils, mais dans le but de le décevoir, car elle voudrait de nouveau le faire interner. Cela traduit, sans doute, la peur de Ludo lorsqu'il se trouve enfin face à face avec son image de la mère aimée. Or, à la suite de son traitement, il trouve la force de voir pour la première fois sa mère telle qu'elle est en réalité. Cette découverte une fois faite, il se comporte comme s'il connaissait la thérapie primale lancée par Arthur Janov. Avant de se jeter dans la mer, symbole freudien d'une renaissance, il tue donc symboliquement sa mère tout en poussant un cri libérateur : « Maman ! Maman ! Maman !» (p. 308).

III. Conclusion

Mis à part leur sens premier, Les Noces barbares récapitulent donc, en termes symboliques, le drame d'un homme d'au moins 34 ans qui se sent inhibé à cause de sa relation avec sa mère, mais qui se libère finalement à l'aide d'une cure (d'autosuggestion) psychanalytique.

A la différence des comptes rendus du même roman, l'analyse textuelle qui soutient cette interprétation a l'avantage de rendre compte de nombre de détails troublants qui tendent à faire tache dans un récit réaliste. On objectera, sans doute, qu'une telle analyse textuelle est gratuite, parce que tout ce qui paraît invraisemblable dans un récit réaliste devient plausible du moment qu'on le qualifie de symbolisme ou de réalité psychique.

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Toutefois, en étayant l'interprétation symbolique du roman de Queffélec sur une étude des éventuelles intentions de l'auteur, le présent article a cherché à faire la part de l'arbitraire. Partant, le nouveau sens conféré plus haut aux Noces barbares est soutenu par un raisonnement axé sur l'aspect voulu du répertoire symbolique du roman, en tant qu'il se reflète dans les signes d'organisation, de structure, de logique et de cohérence qu'il y a dans le texte. Examiné d'abord par rapport à la provenance des éléments qu'il comprend, le répertoire symbolique des Noces barbares permet, en fait, de discerner la distribution nette de ses composantes sur trois registres de symbolisme différents, dont chacun est régi par le même principe d'organisation. Freudismes. symboles provisoires et éléments de contes de fées sont, respectivement, répartis selon le schéma : symbole saillant / analogie interne ou intertextuelle. Cette organisation sans doute préméditée, se manifeste simplement dans le texte littéraire comme un jeu continuel entre le flagrant et le discret. Considéré ensuite en fonction du contexte symbolique du roman, ce même répertoire de symboles fournit d'autres signes d'organisation. Chaque segment du sens symbolique global des Noces barbares s'avère ainsi simultanément véhiculé par plusieurs modes de représentation différents. Leur interaction dans le texte donne ainsi à penser que les éléments de symbolisme cités sont sciemment employés de façon à se soutenir mutuellement.

Déjà l'étude de ces deux aspects indique que le symbolisme des Noces
barbares est, de toute probabilité, voulu. Rappelons encore que trois indices
en particulier renforcent considérablement cette impression.

Premièrement, l'interprétation symbolique de la scène où Ludo se réfugie dans son niglou est fermement ancrée dans le roman même, puisque, dans une autre scène, le petit garçon fait un rapprochement explicite entre le niglou et le ventre de sa mère. Comme ce fait est incontestable, la question qui se pose est celle de savoir si ces scènes-sœurs ont été sciemment composées à partir de la théorie freudienne ou bien si elles sont les fruits de l'inconscient du texte et, par là, déchiffrables à l'aide de la théorie en question. Que l'on m'excuse de faire appel au bon sens en disant que la première conclusion est plus plausible que la seconde.

Deuxièmement, pour ce qui est de la scène où Ludo se trompe sur le nom de Mademoiselle Rakoff, c'est la théorie freudienne relative aux actes manques qui en signale l'importance. Mais, pour l'interpréter, le lecteur a moins besoin du savoir-faire du psychologue que de celui du cruciverbiste. Car, le sens de ce lapsus est transmis par un mode de représentation qui, quoique fort élaboré, se laisse facilement déchiffrer, étant donné que tous les renseignements nécessaires sont à notre portée dans le texte. Ce mode de représentation semble donc recherché au sens propre du mot, c'est-à-dire comme le produit d'un effort conscient de la part de l'auteur.

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Troisièmement, il va sans dire que les citations textuelles de Saint-Exupéry au début du roman n'y sont pas entrées à l'insu de Queffélec. Celui-ci connaît, sans aucun doute, Le Petit Prince et l'a, de toute évidence, exploité pour créer son roman.

Ensemble, ces trois indices et les divers autres signes d'organisation passés en revue constituent un argument de force pour l'opinion selon laquelle Queffélec a sciemment puisé aussi bien dans la théorie freudiennne que dans l'œuvre de Saint-Exupéry, dans le but de créer un texte à plusieurs niveaux. Même si les intentions de l'auteur restent insaisissables, cette conclusion permet de soutenir que le roman de Queffélec appartient au genre symbolique.

Néanmoins, il est hors de doute que Les Noces barbares fonctionnent bien en tant que récit réaliste. Tout ce qui vient d'être dit souligne d'ailleurs que ce roman est né sous le double signe du réalisme et du symbolisme. A cet égard, il reste seulement à rappeler que le réalisme littéraire, bien qu'il admette une certaine mesure de symbolisme, perd vite son caractère du moment qu'il force la dose. En revanche, le symbolisme qui cherche à communiquer se nourrit de son contraire. Car, faute d'un point de repère réaliste, ce mode de représentation court constamment le risque de tomber dans l'hermétisme. J'aimerais ainsi conclure que Les Noces barbares sont un roman symbolique visant à se faire comprendre en tant que tel.

Barbro Nilsson

Université d'Umeâ



Notes

1. Ces faits sont à portée de tous, puisqu'ils s'attachent à une des notions centrales de la théorie freudienne et se laissent donc vérifier par n'importe quel manuel qui traite du complexe d'Œdipe. Citons, néanmoins, à titre d'exemples, l'lnterprétation des rêves, chapitre IV' 2, où Freud parle du complexe d'Œdipe par rapport au rêve de la mort de personnes chères, et l'Homme-aux-loups, chapitre VII, où il est question, entre autres, d'un doigt coupé, symbole de castration.

2. Cf. Freud, S., On Sexuality, p. 198 ss.

3. Ibid. p. 237 ss.

4. Bettelheim, 11, pp. 175 ss.: 289 ss.

5. Ibid. p. 90-91.

6. Ibid. p. 92-93.

7. Ibid. p. 95.

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Résumé

Contrairement à ce que suggèrent les comptes rendus des Noces barbares, ce roman n'appartient pas au genre réaliste traditionnel. Or, tout en démontrant que le texte contient un niveau de lecture symbolique qui se constitue, entre autres, de freudismes et d'allusions à la théorie psychanalytique, le présent article prend le contre-pied de la psychocritique. Il se propose ainsi d'établir dans quelle mesure il y a lieu de penser que le symbolisme des Noces barbares est voulu, c'est-à-dire créé par un auteur qui a sciemment puisé dans la théorie freudienne et dans les contes de fées pour composer un roman plein de symptômes névrotiques truqués. Cela aboutit à une analyse textuelle selon laquelle Queffélec raconte à la fois l'histoire d'un garçon qui finit par se donner la mort et celle d'un homme, d'au moins 34 ans, qui apprend à vivre.

Bibliographie

Bettclheim, Bruno: Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, Paris. Coll. Pluriel.

Freud, Anna: Le moi et les mécanismes de défense, PUF, Paris, 1978.

-L'Homme aux loups, Quadrige/PUF, Paris, 1990.

-L'lnterprétation des rêves, Paris, PUF, 1967.

-Introduction à la psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981.

- On Sexuality, three essays on the theory ofsexuality and other works, the Pélican
Freud library, voi. 7, 1977.

Queffélec, Yann : Les Noces barbares, Gallimard, Paris, 1985.