Revue Romane, Bind 29 (1994) 2

Remarques sur l'emploi des prépositions à et avec pour marquer la caractéristique

par

Olof Eriksson

1. Introduction

La structure interne d'un complément adnominal composé de deux membres fonctionnels (complément binaire) est soit endocentrique, soit exocentrique. Dans ce dernier cas, où il règne entre ces deux membres une relation predicative, nous parlerons de subordonné nexuel, par opposition au subordonné nominal, où la relation en question est de nature subordinative, donc endocentrique.

Deux cas se présentent à propos du subordonné nexuel.

2. Le type identifiant

Dans la première construction, le subordonné nexuel se rapporte à son subordonnant par l'intermédiaire de la préposition de et il sert, sémantiquement, à identifier la notion que désigne ce subordonnant. Le plus souvent, il s'agit d'une perception appartenant au domaine de l'ouïe ou à celui de la vue. Ainsi, dans (la), le caractère dynamique du groupe la porte ouverte est dû à la prédication qui s'y actualise entre nom et participe; le procès qui en résulte permet d'identifier la notion assez générale de 'bruit': c'est de l'action d'ouvrir la porte - de son ouverture - qu'émane le bruit, non, par exemple, d'une personne se tenant près de la porte. Dans ce cas-là, il aurait fallu, d'ailleurs, recourir à l'expansion de la préposition separative par une relative ou un participe (lb). La prédicativité du groupe ressort encore de l'impossibilité de faire précéder le participe d'une épithète «statique» comme grand ou tout (le):

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(la) Au bruit de la porte ouverte, l'homme se retourna tout en maintenant la
femme par la nuque (Lacretelle)

(lb) 'Au bruit qui venait/venant de la porte, l'homme se retourna...'

(le) *'Au bruit de la porte grande ouverte, l'homme se retourna...'

3. Le type caractérisant

Dans l'autre construction, qui nous occupera spécialement dans cet article, le subordonné nexuel a pour tâche primaire, non d'identifier le subordonnant, mais de le caractériser. Cette caractérisation peut concerner des qualités permanentes du subordonnant, mais il arrive aussi que le subordonné caractérise la personne ou la chose en question dans une situation spécifique et plus ou moins passagère.

3.1. Construction sans préposition.

Il est plutôt rare de voir le subordonné nexuel, comme dans (2-6), se rattacher directement au subordonnant. D'autre part, il est tout à fait normal qu'un subordonné nexuel apparaisse après un ou plusieurs subordonnés nominaux - binaires ou «unitaires» (7-9). Ainsi, tandis qu'une phrase comme ':'C'est une personne les manières bourgeoises (cf. 7) semble d'une grammaticalité douteuse, elle devient nettement grammaticale pour peu qu'on introduise entre subordonnant et subordonné nexuel des subordonnés à statut non nexuel (7: un peu large, bien en chair). Le subordonné nexuel et le subordonné nominal peuvent aussi se coordonner l'un à l'autre (10-12):

(2) Des gosses le derrière nu jouaient sur le trottoir (Remy)

(3) Eanimation toute relative du quai, quelques voyageurs, quelques militaires
l'arme à l'épaule (Id.)

(4) Au titre, un petit bois représentant un nain les deux bras étendus, qui paraît se
lamenter (Montaiglon; cit. Togeby 1983, p. 41, d'après Damourette-Pichon §
1221)

(5) J'ai le temps de voir une petite fille comme une pomme, une femme les
mains aux hanches (Giono)

(6) Xavier remarqua celui-là qui riait en regardant les voyageurs et ce vieillard les
mains appuyées sur le manche de la pioche (Mauriac)

(7) Aujourd'hui, c'est une personne un peu large, bien en chair, les manières
bourgeoises (Duhamel)

(8) II fut, aussi, déconcerté par la présence, au premier rang, d'un prêtre en
soutane, long, maigre, le visage triste (Id.)

(9) C'était une belle mule noire, mouchetée de rouge, le pied sûr, la croupe large
et pleine (Daudet)

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(10) C'était un admirable paysan de vingt ans, sage comme une fille, solide et le
visage ouvert (Daudet)

( 11) II se trouvait assis auprès de trois types en train de dire des grivoiseries à une
jeune mère fort jolie et l'air décent (Montherlant)

(12) II était redevenu le sérieux homme de près des neiges, mais deux fleurs aux
yeux (Giono)

3.2. Construction prépositionnelle.

En dehors de cette construction dépourvue de préposition, le français
connaît deux prépositions à l'aide desquelles un subordonné peut se rattacher
à un subordonnant pour en indiquer la caractéristique: à et avec.

3.2.1. Subordonné défini ou inarticulé.

Selon Spang-Hanssen (1963, p. 123-4) et Togeby (1984, p. 51), qui s'appuie sur Spang-Hanssen, le choix entre ces prépositions serait assez libre quand le subordonnant est défini ou inarticulé, la seule différence étant de nature cohésionnelle: «Avec s'emploie aussi dans le même sens (se. pour marquer la caractéristique) devant le nom indéterminé ou précédé de l'article défini, accusant, toutefois, le plus souvent, une cohésion plus faible (se. que celle de à): mise en relief du complément, séparation du complément d'avec le nom déterminé, ou bien régime composé de deux noms coordonnés» (p. 124).

Il n'y a aucune raison de mettre en question le bien-fondé de ce rapprochement dans le cas de l'article défini (13). D'autre part, on est loin, semblet-il, de pouvoir choisir librement entre à et avec dans les cas de l'article zéro (14):

(13) l'enveloppe avec les / aux photos

(14a) une chambre avec I *à salle de bains

(14b) une armoire à I *avec glace

Cependant, ce qui nous semble plus grave, c'est que le rapprochement entre à et avec fait par les deux grammairiens danois ne tient pas compte de la structure interne du subordonné, de son statut de constituant syntaxique «unitaire» ou binaire, et, dans ce dernier cas, de la nature - subordinative ou predicative - de la relation syntaxique qui existe entre les deux membres du subordonné.

Dans un article consacré à l'emploi ou le non-emploi de l'article dans les constructions avec à, Gettrup (1988) fait la première de ces distinctions (entre constituant «unitaire» et constituant binaire), mais non la seconde (entre membre subordinatif et membre prédicatif). Il distingue (p. 50) deux catégories principales pour le cas où le subordonné comporte l'article défini: il y a un emploi «sémantiquement conditionné», à valeur «descriptive», qui

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est caractérisé syntaxiquement par la présence obligatoire d'une «épithète», le plus souvent, mais pas nécessairement, de forme adjectivale (15). L'autre emploi est «syntaxiquement conditionné» par la présence obligatoire devant le subordonnant de l'article défini (16):

( 15) l'homme à la peau rouge

( 16a) l'homme à la valise rouge

(16b) *un homme à la valise rouge

Sémantiquement, au lieu d'être descriptif, comme dans (15), le subordonné introduit par à dans (16a) est identifiant. De plus, le subordonné de (16) est aliénable ('homme' - 'valise'), tandis que dans le type l'homme à la peau rouge, il est inaliénable ('homme' - 'peau'). Dans ce dernier type, la valeur informative est presque entièrement du côté de l'adjectif rouge, tandis que combiné avec le nom valise, le même adjectif ne sert qu'à fournir un détail de la caractérisation de la valise. Aussi est-il syntaxiquement possible de supprimer

( 17a) l'homme à la valise

(17b) *Phomme à la peau

Tout ceci reflète une différence fonctionnelle fondamentale entre les deux types: par rapport au nom peau, l'adjectif rouge a la fonction d'un prédicat, alors que par rapport au nom valise, sa fonction est subordinative. Cette différence structurale, on peut aussi la démontrer à l'aide de certains tests formels, dont la phrase clivée (18) et la phrase disloquée (19):

(18a) 'C'est la peau qu'il a rouge'

(18b) *C'est la valise qu'il a rouge'

(19a) 'II l'a rouge, la peau'

(19b)'II l'a, la valise rouge'

On a donc tort, comme le fait Gettrup, de mettre les deux types sur le même plan fonctionnel et de qualifier d'«épithète» l'adjectif rouge non seulement dans le syntagme l'homme à la valise rouge, mais aussi dans le syntagme l'homme à la peau rouge.

Dans un article récent, Spang-Hanssen (1993) parle lui aussi de «la nécessité de l'emploi d'une épithète» (p. 15) dans les constructions du type un homme au torse nu, alors que Cadiot (1991), dans un article consacré à la concurrence à/avec et centré sur la notion de référence, emploie, semble-t-il, le mot d'épithète (p. 16) dans son sens non linguistique pour désigner les mots velus et usés dans des groupes comme une main aux doigts velus et une table aux pieds usés (p. 15), respectivement.

Là où le subordonné est nexuel et introduit par l'article défini, il y a donc
concurrence entre trois constructions:

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(20a) des femmes sans importance, avec le teint clair (Aragon; cit. Spang-Hanssen,
p. 124)

(20b) 'des femmes sans importance, au teint clair'

(20c) 'des femmes sans importance, 0 le teint clair'

Or, cette concurrence est loin d'être libre. La construction sans préposition
semble exclue après un subordonnant défini, à moins de conférer au groupe
nexuel la fonction d'un attribut indirect:

(2) Des gosses le derrière nu jouaient sur le trottoir (Remy)

(21a) 'Les gosses le derrière nu jouaient sur le trottoir'

(21b) ='Le derrière nu, les gosses jouaient sur le trottoir'

De plus, pour ce qui est de la concurrence entre les deux constructions prépositionnelles, il semble indéniable que à sert principalement à marquer des états permanents, tandis que avec introduit surtout des subordonnés nexuels où le rapport entre sujet et prédicat est d'un caractère passager et occasionnel. Ainsi, dans (22a), on conçoit difficilement le remplacement du syntagme avec la bouche pleine de mon lait par le syntagme (22b). De même, le syntagme une tête de chien avec la gueule ouverte de l'exemple (23a) ne saurait avoir entre subordonnant et subordonné la préposition à (23b). Or, cette restriction semble se trouver neutralisée si la valeur du subordonné est identifiante au lieu de caractérisante, c'est-à-dire si, formellement, le syntagme nominal est introduit par l'article défini (22c-23c):

(22a) C'est ce que je t'ai appris en premier, quand tu étais sur mes genoux, un petit
avec la bouche pleine de mon lait (Giono)

(22b) ?'... un petit à la bouche pleine de mon lait'

(22c) 'le petit à la bouche pleine de mon lait'

(23a) Je me représentais la mort comme une tête de chien avec la gueule ouverte
(V Moberg, Din stundpâjorden; trad. fr. Raymond Albeck)

(23b)?'... une tête de chien àla gueule ouverte'

(23c) la tête de chien à la gueule ouverte'

Inversement, la préposition à n'est pas seule à entrer en ligne de compte pour la caractérisation de personnes et de choses par des traits d'une certaine permanence. Or, des exemples comme celui d'Aragon, cité ci-dessus (20a), sont plutôt exceptionnels (des femmes sans importance, avec le teint clair). En règle générale, c'est à la préposition à qu'on fait appel. Le prédicat de ces subordonnés a le plus souvent la forme d'un adjectif (24-25) ou d'un participe (25) - ce qui est normal puisque ce sont ces deux formes-là qui servent avant tout à exprimer des états permanents, des qualités - , mais il lui arrive aussi de prendre la forme d'une proposition relative (26):

(24) II avait un feutre mou à la calotte ronde et aux ailes larges (Camus)

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(25) Le patron était un Auvergnat aux moustaches bleues, aux cheveux plantés
bas sur le front (Simenon)

(26) (...) une très jeune fille aux lèvres qui ressemblaient à une cerise (Remy)

On peut aussi trouver la préposition à devant un prédicat en forme de syntagme prépositionnel et désignant la localisation spatiale, mais ce qui assure la grammaticalité de ces phrases, c'est la valeur d'une identification que confère au subordonné l'article défini du subordonnant. Dans les exemples (27-28), c'est à ce facteur plutôt qu'à celui du degré de permanence du rapport sémantique entre les deux membres du subordonné ('cicatrice' - 'tempe'; 'tresse' - 'chapeau') qu'il faut attribuer l'emploi de à. On notera aussi que dans ces deux exemples, le subordonné nexuel se trouve précédé, en coordination, d'un autre subordonné - à structure nominale celui-là (au manteau noir et au col de girafe, respectivement), facteur syntaxique qui a pu avoir lui aussi une certaine influence sur le choix de la préposition à mais qui reste, en dernière analyse, secondaire par rapport à celui, sémantique, de la valeur identifiante du subordonné. Ainsi, il est évident que la grammaticalité d'un syntagme comme le jeune homme aux mains sur le dos s'explique essentiellement par le fait qu'il est possible d'identifier une personne non seulement à partir de traits caractéristiques et permanents, mais aussi à partir de traits liés à un contexte situationnel donné. Par contre, un syntagme comme *un jeune homme aux mains sur le dos est impossible parce que la valeur identifiante lui fait défaut:

(27) II avait retrouvé cette femme qui, avec le seigneur au manteau noir et à la
cicatrice près de la tempe, était sa préoccupation éternelle (Dumas)

(28) Ayant ditees mots, le jeune homme au col de girafe et à la tresse autour du
chapeau s'alla vite asseoir (Queneau)

3.2.2. Subordonné indéfini.

Avec tout autre article que l'article défini et l'article zéro, l'emploi de la préposition avec s'impose (le cas de l'adjectif numéral mis à part: une chambre à deux lits; cf. Spang-Hanssen, p. 124). Dans (29a), le changement de préposition devant le troisième syntagme (à -* avec) est donc la conséquence de ce facteur formel. Mais, on notera que la détermination du syntagme entier par l'article défini amène presque automatiquement l'emploi de l'article défini devant le subordonné aussi (29b); d'où, à son tour, la possibilité d'employer la préposition à (29c):

(29a) - Par un homme de quarante à quarante-cinq ans, aux cheveux noirs, au teint
basané, avec une cicatrice à la tempe gauche (Dumas)

(29b) ?7'homme avec une cicatrice à la tempe gauche'

(29c) '/'hommeavec làia cicatrice à la tempe gauche'

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On notera aussi que l'emploi de l'article indéfini dans la phrase citée découle du rapport distinctif qui existe entre 'homme' et 'cicatrice' (cf.: 'homme' - 'cheveux'; 'homme' - 'teint'). Ce facteur joue un rôle dans les subordonnés inarticulés, où l'emploi de à semble présupposer un rapport non distinctif (on peut regarder la barbe presque comme une partie du corps; d'où la possibilité d'un syntagme comme un homme à la barbe blanche). C'est pourquoi, dans (30a), ?à?à goutte au nez serait difficilement acceptable, tandis que à paupières vertes n'aurait rien d'anormal (les subordonnés non nexuels ne sont pourtant pas soumis à cette restriction sémantique; cf. par exemple le rapport distinctif entre 'personnage' et 'binocle'). L'introduction dans ces deux subordonnés d'un article montre à souhait la différence qui existe entre eux (30b):

(30a) Personnage à barbe, à binocle, goutte au nez, paupières vertes, l'invité (...)
renversa la salière et répara minutieusement le dommage (Duhamel)

(30b) 'Personnage à barbe, à binocle, avec une goutte au nez, aux paupières vertes,
l'invité...'

La préposition du subordonné nexuel indéfini est donc typiquement avec et la forme de son prédicat est typiquement le syntagme prépositionnel à sens localisant. C'est en particulier l'article indéfini au pluriel que l'on rencontre dans ces syntagmes. En fonction de sujet, la préposition remplace pour ainsi dire une pause marquée par la virgule et qui conférerait à l'ensemble du subordonné la fonction d'un attribut indirect (31b), mais le plus souvent, le subordonné se rattache à un nom en fonction d'attribut direct (32a-33a). Ici, le remplacement par une virgule ne semble plus s'appliquer (32b-33b):

(31a) Déjeunes pères avec des bébés sur l'épaule fredonnaient (Mallet-Joris)

(31b) ='De jeunes pères, des bébés sur l'épaule, fredonnaient'

(32a) C'était une jeune personne rousse, avec des taches de son sur la figure
(Mauriac)

(32b) ''C'était une jeune personne rousse, des taches de son sur la figure'

(33a) La serveuse qui s'occupait de lui (...) est une grande jument brune avec des
poils au menton (Simenon)

(33b) ?'La serveuse qui s'occupait de lui est une grande jument brune, des poils au
menton'

II semble qu'après la combinaison avec + article indéfini, la forme et le sens du second membre du subordonné jouent un rôle décisif pour la structure de celui-ci: tandis que le syntagme prépositionnel à sens localisant semble presqueprésupposer entre les deux membres du subordonné un rapport prédicatif,les syntagmes autrement constitués semblent exclure ce rapport. Ainsi, par exemple, dans (34a), il est clair que les deux subordonnés des ailerons dans le dos et des boucles angéliques n'ont pas la même structure. Dans le premier cas, le clivage sépare les deux membres du subordonné (34b-c), tandis que dans le second cas, cette opération a pour effet de garder intact le

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subordonné (34d-f). Il s'agit donc ici, non d'un subordonné nexuel, mais d'un
subordonné nominal, où l'adjectif angéliques se rapporte à des boucles en s'y
subordonnant, constituant ainsi un syntagme nominal:

(34a) (...) j'aperçois un jeune homme. Oh! non pas un chérubin avec des ailerons
dans le dos et des boucles angéliques (Duhamel)

(34b) 'C'est dans le dos que le chérubin a des ailerons'

(34c) 'Ce sont des ailerons que le chérubin a dans le dos'

(34d) 'Ce sont des boucles angéliques qu'a le chérubin'

(34e) *'Ce sont des boucles que le chérubin a angéliques

(34f) *'C'est angéliques que le chérubin a des boucles'

La principale conclusion à tirer de ces paraphrases mettant à contribution le verbe avoir, c'est qu'il y a de ce verbe deux espèces foncièrement différentes: il y a un avoir verbe transitif et un avoir verbe attributif ou verbe copule. Cette distinction n'est pas faite par les grammairiens, qui voient généralement en avoir «le type des verbes transitifs» (Togeby 1983, p. 266) et qui n'attribuent pas à la structure de l'objet direct - nexuelle ou nominale - une influence sur le statut du verbe avoir, subordonnant de cet objet direct. Or, il nous semble qu'il y a une équivalence à établir entre le verbe copule être et le verbe avoir employé dans une phrase comme // a les yeux fatigués, qui correspond en effet à la phrase Ses yeux sont fatigués. Ainsi, on peut regarder ce verbe avoir comme la copule de la construction à attribut de l'objet, exactement comme on le fait pour le verbe être dans la construction à attribut du sujet. Ce rapprochement a été fait par Nilsson-Ehle (1953, pp. 119-20): «Ajoutons que dans ce cas, avoir est vide de sens à l'égal de la copule être et qu'à ce point de vue la construction (se. Il a les yeux bleus) est l'équivalent de ses yeux sont bleus. On peut dire que le verbe avoir sert ici à constater, de la manière la plus générale qui soit, l'attribution d'une qualité.» En faveur de cette analyse parle la possibilité d'une juxtaposition du type représenté par (35), qu'on comparera à (36) et à la coordination faite dans (37). Rappelons aussi la construction de l'exemple (38), qui se rencontre même, exceptionnellement, avec l'article défini (39):

(35) II est affreux, les yeux ouverts (France)

(36a) Elle était pâle et avait les yeux fatigués (Dumas)

(36b) 'Elle était pâle, les yeux fatigués'

(37) II était, à son ordinaire, fort pâle et les traits crispés (Duhamel)

(38) Tétais maintenant mains aux poches (Hougron)'

(39) Quand on a frappé à la porte, elle était les bras le long du corps (Gallo)

II faut avouer, cependant, que dans l'esprit de celui qui parle ou écrit, cette
distinction fonctionnnelle - pourtant fondamentale - n'est pas assez claire
pour qu'il n'y ait pas de confusion et que ne se produisent pas des coordinalionscomme

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lionscommecelles de (40-41), où seul le dernier membre de la coordination (la barbe faite et les mains longues, respectivement) est de nature nexuelle. Ceci vaut aussi pour les subordonnés nominaux. Ainsi, dans (42a), le syntagme(42b) peut être transformé en (42c), où le subordonnant nominal un très long cou est coordonné au subordonné nexuel une tresse autour de son chapeau. Une autre preuve de la prédicativité du syntagme prépositionnel dans une telle construction, c'est la possibilité de recourir, après avec, à l'inversion de ce syntagme (42d) (cf. à ce sujet Hanon 1989 et Eriksson 1979). La phrase (43) présente un exemple littéraire de cette construction. Il va de soi que dans cette construction, la préposition à est exclue (44):

(40) II avait sa blouse des dimanches, une chemise fraîche et la barbe faite (Maupassant)

(41) II avait des bras longs, de petits poignets et les mains longues (Giono)

(42a) - Qu'y remarquâtes-vous de particulier?
- Un particulier qui avait un très long cou et une tresse autour de son
chapeau (Queneau)

(42b) 'un particulier qui avait un très long cou et une tresse autour de son chapeau'

(42c) 'un particulier avec un très long cou et une tresse autour de son chapeau'

(42d) 'un particulier avec, autour de son chapeau, une tresse'

(43) Je me rappelle un veston d'étoffe anglaise avec, aux revers, une petite plaque
émaillée portant ce conseil: 'Hâve a heart' (Duhamel)

(44) Un petit garçon aux jambes limpides, mais avec sur ses avant-bras des poils si
longs qu'il eût pu en faire des nattes (Montherlant)

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Résumé

La concurrence entre les prépositions à et avec dans un subordonné adnominal indiquant la caractéristique n'est pas seulement, comme cela semble être l'avis de Spang- Hanssen et de logeby, liée à l'emploi de déterminants devant subordonnant et subordonné, mais aussi, dans une large mesure, à la structure interne du subordonné: S'agit-il d'un subordonné à un seul membre fonctionnel ou d'un subordonné à deux membres fonctionnels (subordonné binaire) et, dans ce dernier cas, la relation entre les deux membres du subordonné est-elle subordinative ou predicative? Limportance du premier facteur a été notée par Gettrup (1988), alors que le second facteur - d'une importance encore plus grande - ne semble pas avoir retenu l'attention des linguistes.

En dehors de la syntaxe, la distinction sémantique entre valeur caractérisante et valeur identifiante et celle entre état permanent et état passager/occasionnel constituent aussi deux facteurs qui, en interaction avec les facteurs syntaxiques «détermination» et «structure interne», sont d'une importance capitale pour la concurrence entre les deux prépositions.

Constatons aussi qu'aux deux structures possibles du subordonné binaire (nominale
- nexuelle) correspondent deux acceptions foncièrement différentes du verbe
avoir : une acception transitive et une acception copulative.

Bibliographie

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située et donation du réfèrent», Langue Française, septembre 1991, p. 7-23.

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Gettrup, H. (1988): «A marquant la caractéristique. Le problème de l'article». Traditions
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l'lnformation grammaticale 18, Ed. Peeters, Louvain-Paris.

Nilsson-Ehle, H. (1953): «Cattribut de l'objet en français. Esquisse d'une étude»,
Studia Neophilologica, 25:3, p. 105-140 (publié aussi dans Nilsson-Ehle 1991).

Nilsson-Ehle, H. (1991); Varia Romanica. Editores Lars Lindvall et Olof Eriksson,
Acta Universitatis Gothoburgensis, Romanica Gothoburgensia XL, Gôteborg.

Spang-Hanssen, E. (1963): Les prépositions incolores du français moderne. Gad, Copenhague.

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