Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

Antonio Tebaldeo, Rime, (Istituto di Studi Rinascimentali di Ferrara, collana Testi) Modena, Edizioni Panini, 5 vol. : I, Introduzione, a cura di Tania Basile e Jean-Jacques Marchand, 1989, 238 p.; 11, Rime della vulgata, a c. di T. Basile (III: Testi; II 2: Commento), mars 1992, 564 p. + 414 p.; III, Rime estravaganti, a c. di J.-J. Marchand (III 1: Ultima silloge per Isabella d'Esté; III 2: Altre rime estravaganti. Stanze. Abbozzi autografi. Rime dubbie), juillet 1992, 1226 p. [Index des noms à la fin des vol. I, II 2, III 2; Index des incipit àla fin des vol. II 1 et III 2]

Paul Larivaille

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Né en 1463, Antonio Tebaldeo commence au service de la famille d'Esté une carrière qui fera de lui un des maîtres les plus admirés de la poésie dont la mode envahit les cours italiennes à la charnière des XVe et XVIe siècles. De Ferrare à Mantoue, où il suit en 1490 Isabelle d'Esté, puis à nouveau à Ferrare de 1500 à 1513, date de son départ pour Rome où il restera jusqu'à sa mort, en 1537, Tebaldeo est en effet - avec Serafino dell'Aquila, Gaspare Visconti, Cariteo... - un des trois ou quatre représentants les plus notoires d'une poésie «courtisane» souvent facile, appelée à céder graduellement le pas devant l'orthodoxie pétrarquiste restaurée par Bembo et ses disciples, mais dont les succès éditoriaux se prolongeront au delà du milieu du XVIe siècle, bien après la «réforme» de Bembo.

De ce poète fécond et célèbre en son temps, en dehors du seul livre édité - contre son gré - de son vivant, en 1498, on ne connaissait guère jusqu'ici qu'une foule de poésies éparses, insérées principalement dans des recueils collectifs du XVIe siècle ou signalées et/ou publiées plus tard en plus ou moins grand nombre par des érudits. Outre que l'attribution de ces textes était loin d'être toujours indubitable, les va-

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riantes de l'un à l'autre étaient légion sans que, faute d'un recensement exhaustif et d'une confrontation minutieuse des versions existantes, il fût possible d'établir, sinon toujours avec certitude, du moins avec une plausibilité convenable le degré d'authenticité de chacune et, le cas échéant, la chronologie des corrections ou autres modifications apportées par l'auteur.

C'est cette lacune béante que, avec l'aide de l'lstituto di Studi Rinascimentali de Ferrare, deux chercheurs ont enfin pu combler en mettant en commun l'expérience et les résultats de longues années de recherches conduites séparément: Tania Basile, de l'université de Messine, qui, après une étude de la fortune de Tebaldeo auprès de ses contemporains (Antonio Tebaldeo nel giudizio dei contemporanei, in AA. W, Umanità e storia, Messina 1971), avait établi et publié un premier recensement des éditions et des manuscrits connus (Per il testo critico delle Rime del Tebaldeo, Messina 1983); et Jean-Jacques Marchand, de l'université de Lausanne, qui, en alternance avec ses travaux bien connus sur Machiavel, s'était lui aussi intéressé de longue date à la poésie en langue vulgaire de la fin du XVe et du début du XVIe siècle.

L'existence d'une édition princeps (Modena 1498), faite contre le gré de l'auteur mais jamais reniée ni même retouchée par lui ensuite, a conduit les deux co-éditeurs à une division logique des quelque 793 pièces insérées dans le recueil en trois groupes: la vulgata versio (constituée des 309 pièces de la princeps), les poésies «extravagantes» (409 pièces non insérées dans la princeps, restées inédites ou publiées au fil des siècles dans des revues ou ouvrages difficilement accessibles) et les poésies d'attribution douteuse, au nombre de 75.

Dans la répartition des tâches inspirée de cette division, l'édition de la «vulgate» (II 1: Le Rime della vulgata) est échue à T. Basile, qui a procédé à une confrontation minutieuse des textes de la princeps avec tous les témoins existants (imprimés ou manuscrits, antérieurs ou postérieurs à la publication du recueil) et très précisément enregistré au bas de chaque poésie, dans un apparat critique à plusieurs étages, la totalité des variantes recensées. Eédition proprement dite est précédée d'une très riche introduction où sont successivement analysées: les étapes de «la formation du recueil canonique» édité en 1498, la tradition manuscrite (en particulier les 6 manuscrits témoins d'un premier recueil organique de 185 poésies passées ensuite, à l'exception de 6 sonnets, dans Xa princeps: Ad spectatam et integerrimam matronam dominant Augustinam senensem), et enfin la tradition imprimée, de la quarantaine d'éditions complètes reprenant (certaines dans un ordre légèrement modifié) celle de 1498, aux nombreuses éditions partielles qui se sont succédé au cours du XVIe siècle. Eintroduction s'achève par un exposé circonstancié des critères d'édition et une brève présentation du commentaire qui occupe tout le vol. II 2, une très précieuse «illustrazione storico-culturale» où, en se défendant de prétendre à Pexhaustivité, T. Basile accumule les informations sur la chronologie et les circonstances de composition des poésies, leurs destinataires, les personnages et les événements qui y sont évoqués, mais aussi sur les sources (pétrarquistes en particulier) de Tebaldeo, sans oublier tous les échos, les liens qui l'unissent de manière plus ou moins évidente aux autres poètes, courtisans ou non, de son temps.

J.-J. Marchand, pour sa part, s'est chargé de l'édition des 484 pièces restantes (dont 75 d'attribution douteuse), après élimination de 70 poésies apocryphes: 64 (LXIV et non LIV, comme il est écrit par erreur, vol. 111, p. 120) en raison d'attributions arbitraires et 6 pour des «ragioni interne». Examinant, au début de son à la fois

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copieuse et dense note de présentation, la tradition des «rime estravaganti», J.-J. Marchand souligne d'emblée l'importance de ces 409 pièces dont la composition s'échelonne sur près d'un demi siècle, de 1477 à une date postérieure à 1525. Le groupe des poésies composées avant 1498 mais non publiées dans la princeps non seulement atteste, au cours des vingt dernières années du XVe siècle, une activité poétique plus vaste que ne donnerait à penser la vulgate, mais, par les corrections tardives apportées à certains de ces textes, confirme la persévérance avec laquelle Tebaldeo n'a cessé sa vie durant de corriger et de perfectionner ses poèmes. Quant aux nombreuses pièces postérieures à 1498, composées à Ferrare puis à Rome (à partir de 1513), elles traduisent et illustrent une claire volonté du poète «di adeguare la propria poetica al nuovo corso che stava prendendo la poesia in volgare per impulso del Bembo e dei suoi seguaci nei primi decenni del Cinquecento» ( 111 1, p. 12). Rapprochant ces observations des conclusions de son analyse de Yusus corrigendi (I, p. 145-183), d'où il ressortait que par le labor limae appliqué a posteriori aux textes de la vulgate, «pur senza compiere una svolta decisiva che lo portasse su una linea bembiana, giunse ad un notevole aggiornamento a confronto delle posizioni ancora nettamente cortigiane della vulgata», J.-J. Marchand ne craint pas d'affirmer que l'on découvre là une dimension nouvelle, encore largement ignorée, du poète ferrarais: «un 'secondo' Tebaldeo, finora pressoché ignoto alla critica».

Sans pour autant constituer «un insieme eterogeneo di rime sparse», ces 409 textes (dont 375 autographes) restaient toutefois extrêmement difficiles à ordonner pour diverses raisons convergentes: l'impossibilité de les dater tous, même approximativement; l'impossibilité d'apprécier toujours l'ordre exact des réélaborations et celle de respecter la volonté d'un auteur qui, dans les quelques recueils élaborés par ses soins, ne s'est pas fait faute de prendre lui-même des libertés avec la chronologie, au profit d'agencements thématiques auxquels il n'a par ailleurs que sporadiquement recouru. Devant cette triple impossibilité, J.-J. Marchand a estimé devoir renoncer aux critères tant chronologiques que thématiques et choisi d'ordonner les recueils en fonction du nombre de poésies contenues dans chacun d'eux: un pis-aller qui a au moins l'avantage de respecter les conditions de transmission et, sinon toujours la volonté de l'auteur, du moins dans certains cas, comme celui des 159 pièces réunies sous le titre de Ultima silloge per Isabella d'Esté, qui occupent à elles seules toute la seconde partie du vol. 1111.

Les 4 volumes évoqués jusqu'ici (111, 2; 111 1,2), publiés en 1992, ont été précédés en 1989 par un vol. introductif précieux où les deux co-éditeurs avaient réuni «i materiali documentari, strumenti di servizio comuni ad entrambe le sezioni di testi», et en particulier «(con l'incisivo apporto di precisazioni ed aggiunte di J.-J. Marchand) il censimento preparatorio dei manoscritti e delle stampe curato da T. Basile», ainsi que deux très utiles analyses: de i'usus corrigendi de Tebaldeo, par J.-J. Marchand, et de son usus scribendi (graphie et morpho-phonologie) par T. Basile.

Au total, la quantité et la qualité du travail fourni par les deux co-éditeurs sont à la mesure de l'ampleur et de la complexité de la masse de matériaux qu'ils ont réunie. Aussi n'est-ce pas sans scrupules que l'on se hasardera à regretter que le fruit d'un tel labeur ne soit pas toujours aisément abordable pour des lecteurs forcément beaucoup moins rompus qu'ils ne le sont eux-mêmes après de longues années de recherches assidues aux arcanes des milliers de textes qu'ils ont confrontés et exploités. Si, compte tenu des caractéristiques différentes des deux corpus, il était inévitable et

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légitime que chacun des deux éditeurs élabore un apparat critique différent, adapté à son propre corpus (voir II 1, p. 120-122 et 111 1, p. 42-43), dès lors que toutes les strates {le fasce) ne sont pas nécessairement présentes au bas de tous les textes et que leur succession peut être lacunaire sans que l'absence de telle ou telle strate intermédiaire soit matérialisée par un espace vide, peut-être n'aurait-il pas été inutile d'aider le lecteur à s'y retrouver sans trop de peine, ne fût-ce qu'en affectant chacune des strates «canoniques» d'un numéro ou de quelque autre signe distinctif?

Certaines des difficultés auxquelles on se heurte s'expliquent aussi parfois par des
lacunes dans la bibliographie, comme le montrent les deux exemples suivants, relevés
dans l'essai de J.-J. Marchand sur Vusus corrigendi (I, p. 145 et suiv.):

- La note 1 (comme ensuite les notes 7, 11) fait une référence à «Pasquazi, Rinascimento ferrarese...» dont on ne trouve précédemment trace ni dans la liste des «Sigle dei testimoni» (où ne figure, p. 17, que «S. Pasquazi, Poeti estensi del Rinascimento, Firenze 1966»), ni parmi les «Abbreviazioni bibliografiche» (p. 28, «Pasquazi, Poeti estensi...»). Il faut que le lecteur ait la patience de recourir à l'index des noms en fin de volume et de se reporter successivement aux diverses pages indiquées avant de découvrir dans une parenthèse de la p. 138, dans la liste chronologique des éditions, que Rinascimento ferrarese... (de 1957, mais non enregistré à sa place chronologique) contenait 3 pièces de Tebaldeo republiées dans «S. Pasquazi, Poeti estensi del Rinascimento, Firenze 1966».

- Les notes 12, 13, 22 (p. 149, 156) font référence à «Basile, Antonio Tebaldeo...», un travail signalé nulle part ailleurs dans le vol. I. Il faut arriver à la note 6, p. 14, du vol. II 1, publié trois ans plus tard, pour découvrir in extenso: «T. Basile, Antonio Tebaldeo nel giudizio dei contemporanei, in AA. W, Umanità e storia, Scritti in onore di A. Attisani, 11, Messina 1971».

Ce sont là toutefois des fautes vénielles, à peu près inévitables compte tenu de Pénormité et de la complexité de la tâche accomplie par les deux co-éditeurs. L'ouvrage n'en reste pas moins à la fois monumental et à bien des égards exemplaire: non seulement par la masse des matériaux réunis pour la première fois et par la vue d'ensemble qu'il offre d'une carrière poétique jusqu'ici mal connue et sous-estimée, mais par la rigueur qui sous-tend ces 5 volumes et en fait, sinon un modèle intangible, à tout le moins un tremplin méthodologique des plus probants pour de futures éditions d'autres poètes aussi féconds que mal étudiés de cette époque charnière de la Renaissance italienne que sont les dernières décennies du XVe et les premières décennies du XVIe siècle.

Université Paris X-Nanterre