Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

Gérard de Nerval: Œuvres complètes, t. I-III. Edition publiée sous la direction de Jean Guillaume et de Claude Pichois, avec la collaboration de Christine Bomboir, Jacques Bony, Michel Brix, Jean Céard, Lieven D'hulst, Max Milner, Vincenette Pichois, Jean-Luc Steinmetz et Jean Ziegler. Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris. T. I, 2073 p., 1989; t II, 1851 p., 1984; t III, 1692 p., 1993.

Hans Peter Lund

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Cette édition représente un événement dans l'histoire des recherches nervaliennes.
Les textes qu'il fallait, jusqu'à présent, chercher dans l'ancienne édition de la Pléiade,
édition incomplète et peu satisfaisante, dans les Œuvres complémentaires éditées par

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Jean Richer, dans des éditions spéciales comme celle de Pandora par Jean Guillaume (1968, 1972 2e2e tirage), ou encore dans des reproductions photographiques, sont enfin rassemblés... mais pas tous. En effet, le premier principe qui a guidé les éditeurs, c'est de publier «tout Nerval, seulement Nerval», c'est-à-dire «tous les textes que Nerval a explicitement ou implicitement reconnus comme siens» (t. I, p. XIV), à l'exclusion donc de textes comme L'lmagier de Harlem, Piquillo, ou Les Monténégrins, écrits en collaboration. En revanche, Léo Burckart, écrit d'abord avec Dumas, est reproduit dans la version établie par le seul Nerval (cf. t. 111, p. 1018) et intégrée par lui à Lorely. Les adaptations du Faust de Goethe et les traductions des poésies de Heine, suivant ce même principe, n'ont pu trouver place dans cette nouvelle édition, ce qu'on peut regretter, car ce sont des œuvres, sinon originales, du moins très marquées par l'écriturenervalienne et pouvant, de ce fait, donner lieu à des études sur la langue de l'écrivain ou sur «des procédés de traduction», comme l'admettent les éditeurs (t. I, p. XIX).

Autre principe essentiel, et qui fait que cette édition sera particulièrement appréciée par les nervaliens: la reproduction intégrale des textes que Nerval a repris ou refaits. On sait combien il peut être difficile de s'y retrouver, dans les remakes de cet écrivain. Aussi les éditeurs ont-ils tranché en incluant, par exemple, à leur place chronologique, et intégralement, Le Roman tragique et sa reprise dans «A Alexandre Dumas», «Les Poètes du XVIe siècle» et le remaniement de ce texte dans La Bohême galante, toutes les réapparitions des «Vieilles Ballades françaises», et enfin toute La Bohême galante à côté des Petits châteaux de Bohême.

Troisième principe important: imprimer les textes dans l'ordre chronologique de leur publication ou, pour ceux qui ont paru après la mort de Nerval, dans celui de leur composition. C'est un excellent principe, s'agissant d'une œuvre qui ne se prête pas facilement à une publication par genres, et, d'ailleurs, un principe auquel invite une œuvre où le Temps joue le rôle déterminant qu'on sait, l'auteur s'y mouvant comme dans un espace fictif privilégié tout en reprenant et en remodelant d'anciens textes comme autant de souvenirs.

Les textes sont introduits par des notices savantes, et accompagnés de notes et d'un relevé des variantes. Signalons, à l'intention de ceux qui écrivent l'histoire littéraire de l'époque de Nerval, les éclaircissements de la correspondance de l'auteur et de ses très nombreux articles de journaux. Eédition donne toute sa place et son importance à ce dernier volet important de l'œuvre de Nerval, chaque volume se terminant par les lettres de la période couverte (respectivement 1826-1850, 1850-1852, et les deux premiers volumes regroupant la masse considérable des articles.

Aux notices et à l'appareil critique ajoutons les trois introductions, écrites par les éditeurs. Jean Guillaume, dans l'introduction au 1.1, aborde la vie de Nerval, comme il se doit dans une édition qui se veut chronologique et qui colle, par cela même, à l'existence de l'auteur. Spécialiste de longue date en ce domaine, Jean Guillaume sait tenir la balance égale entre la vie et l'œuvre, et par exemple réduire l'importance de Jenny Colon à l'avantage de Marie Pleyel et encore plus - cela se confirme dans sa présentation à'Aurélia (t. 111, p. 132655) - à celui de Mme Houssaye. Il est juste de revenir ainsi sur l'influence de ces figures féminines, et les remarques de Jean Guillaumetouchent, en fait, au problème de l'élément autobiographique dans l'œuvre nervalienne. Dans sa notice sur Sylvie, Jacques Bony, lui, rejette définitivement l'hypothèseselon

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pothèseselonlaquelle le personnage d'Adrienne aurait été inspiré par Sophie Dawes, et conclut, en ce qui concerne Aurélie elle-même, que loin de s'identifier à Jenny, elle n'est que «l'incarnation fugitive» de l'Actrice idéale (t. 111, p. 1213-1214). Enfin MichelBrix, dans une notice générale bien documentée et pleine de justesse introduisant Les Filles du feu, va dans le même sens par cette belle remarque: «Face à l'ensemble foisonnant des personnages nervaliens, tous porteurs d'une part - mais laquelle? - de la vérité de l'auteur, la critique ne recueille, dans Les Filles du feu, que les éléments d'une autobiographie éclatée, où se mêlent inextricablement réalité et fiction» (t. 111, p. 1175).

On sait que c'est dans ce mélange que se réalise la quête nervalienne; on sait aussi le rôle de sa vie passée et de ses anciens textes dans cette quête. Sur ce point, le t. 111 tient en réserve une surprise des plus importantes, deux lettres de Nerval datées de 1841, découvertes au moment où le tome était déjà sous presse, et dont la seconde (p. 1486-1490) suit immédiatement la première maladie de l'auteur. On se rappelle que Nerval, dans une lettre à Mme Dumas du mois de novembre 1841, avoue avoir été en proie à une «affection» de «Théomanie» ou de «Démonomanie». Mais il n'en dit pas plus. Or, dans cette seconde lettre - accompagnée de deux sections du «Christ aux Oliviers», du sonnet «Antéros», et du sonnet intitulé «à Made Sand» dans le manuscrit Dumesnil de Gramont - Nerval dit: «J'avais été fou, cela est certain (...)», ajoutant toutefois qu'il s'agissait d'une sorte de «transfiguration de [s]es pensées habituelles». La découverte de cette lettre est donc doublement intéressante: elle nous révèle un Nerval parlant ouvertement de sa maladie, et permet de dater définitivement les six sonnets du manuscrit Dumesnil de Gramont et le sonnet «Antéros»... que J.-L. Steinmetz, dans son introduction aux Chimères (t. 111, p. 1271), avait déjà, rien qu'à considérer le contenu, rattaché aux autres sonnets de l'année 1841!

Que reste-t-il, finalement, comme écrits véritablement autobiographiques? Il faut sans doute chercher du côté des récits de voyage, ainsi que le suggère Lieven D'hulst dans sa notice sur Lorely (t. 111, p. 935), notice qui contient d'excellentes précisions sur le récit de voyage en tant que tel. Jointes aux réflexions de Claude Pichois sur le Voyage en Orient (t. 11, p. 1369-1387), Les Nuits d'octobre (t. 111, p. 1092-1096), et les Promenades et souvenirs (ibid., p. 1309-1310), ces précisions nous guident vers le champ des souvenirs, espace formé de couches historiques (et 'auto-historiques') où le 'je' dérouté de sa voie actuelle doit chercher un autre chemin, plus vrai celui-là. Le Carnet du Caire annoté par Claude Pichois à la suite de Pierre Martino, parle aussi de ce retour, dans une note comme «Souvenir d'y avoir vécu», et dans le lien entrevu entre «Italie - Allemagne - Flandre - Vaisseau d'Orient», pays qui constituent toute la géographie de la quête nervalienne. Puisque l'Orient est la région où culmine cette quête, transposée dans YHistoire de la Reine du matin et de Soliman, prince des Génies, et que l'Orient, Balkis et Salomón sont si présents dans La Fée aux miettes de Nodier, c'est sans aucun doute celui-ci qui est désigné par l'abréviation «Nod.» Carnet, 853). Ce prédécesseur de Nerval est également cité dans un article de 1839 (t. I, p. 475); nous pouvons préciser, à ce propos, que la référence est La Neuvaine de la Chandeleur, conte publié en 1838 dans La Revue de Paris.

En somme, voici Nerval enfin rendu à lui-même, c'est-à-dire à ses textes et à son écriture. Il n'aura pas fallu, pour présenter cette œuvre au lecteur moderne, des interprétations ou des réductions du fait littéraire à tel modèle ou à telle explication; par exemple, Jean Guillaume et J.-L. Steinmetz évitent délibérément, dans leurs

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notices sur les Chimères, de rouvrir le débat des interprétations, se contentant de retracer la genèse de ce recueil de sonnets et de réfléchir sur «la plus littérale lecture» des textes - ce qui est déjà beaucoup dans le cas de Nerval! La présentation extrêmementfine de toutes les œuvres de Nerval dont nous disposons désormais est là pour étayer cette littérature, et il faut savoir gré à ceux qui ont présidé à cette publication, et à ceux qui les ont secondés dans ce travail long et dur, comme on peut le deviner, mais nécessaire.

Université de Copenhague