Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

Anders Melkersson: «L'Itération lexicale. Etude sur l'usage d'une figure stylistique dans onze romans français des XIIe et XIIIe siècles.» Romanica Gothoburgensia XLI. Acta Universitatis Gothoburgensis, Gôteborg, 1992. 285 p.

Jonna Kjær

Side 150

Cette étude est l'objet d'une thèse de doctorat soutenue en 1985. Un avant-propos nous apprend que le titre en a été changé en vue de la publication. Je ne sais quel était le titre original, mais le nouveau me semble trop peu informatif. Nous avons sous les yeux une oeuvre de synthèse et des approches nouvelles d'analyse stylistique, et le terme de «itération lexicale» a été inventé par AM lui-même pour remédier à la confusion régnant dans ce domaine. Chez ses prédécesseurs on trouve, par exemple, les termes de «iterazione sinonimica» (Pellegrini, 1953), «Synonymenhâufung» (Diekamp, 1972), «Synonymendoppelung» (Schon, 1960), «binômes synonymiques» (Dembrowski, 1976), «couples lexicaux» (Zumthor, 1970), et «recurrencia léxica» (Aragón Fernández, 1976).

L'étude de AM se divise en trois parties. La première (p. 1 - 111) discute les recherches antérieures en même temps qu'elle présente la nouvelle méthode. La deuxième (p. 112 - 231) introduit des réflexions d'ordre sémantique en vue d'un classement des matériaux et trois catégories grammaticales sont analysées, à savoir les itérations adjectivales, substantívales et verbales. A l'intérieur de ces grandes catégories,l'analyse procède par champs sémantiques et pour ceux-ci, les résultats trouvés sont toujours présentés dans l'ordre suivant: les termes constitutifs, la fréquence des itérations dans chaque texte et les principales associations d'éléments . Finalement (p. 231 - 255), l'auteur compare tous les textes du corpus successivement entre eux pour relever les «associations exclusives», c'est-à-dire les combinaisons qui apparaissent dans un texte et un seul autre texte. Ce test devra pouvoir servir à résoudre des problèmes d'attribution s'il y en a (c'est le cas pour Guillaume d'Angleterre et La

Side 151

Vengeance de Raguidel). Le livre se termine par une conclusion, des appendices et une
bibliographie.

Les textes dépouillés de façon intégrale par AM - ce n'est pas là son moindre mérite - sont les cinq romans de Chrétien de Troyes et Guillaume d'Angleterre, qui peut aussi lui être attribué selon les résultats de AM, ensuite la deuxième et la quatrième Continuation de Perceval, le Roman de la Violette et deux romans probablement composés par Raoul de Houdenc, Méraugis de Portleguez et La Vengeance de Raguidel. Pour le dernier, les analyses de AM ne permettent pas d'affirmer que «Raoul de Houdenc n'est pas l'auteur» de ce roman (p. 255).

Il est sûr que l'itération lexicale est un trait stylistique fondamental qui mérite un examen aussi exhaustif, systématique et méthodologiquement solide que celui que nous offre AM. A mon avis, son ouvrage est un «classique» dès sa naissance et sera indispensable aux recherches futures. En plus, on ne peut assez louer la documentation présentée dans de nombreux tableaux au cours de la démonstration et dans les appendices. Lemploi constant que fait AM du «test de Pearson» (un calcul des probabilités) ne peut qu'impressionner. Lespace qui m'est accordé ne me permet pas de relever toutes les informations intéressantes et nouvelles du livre. Je me bornerai donc à citer quelques définitions essentielles des concepts-clé et à formuler une réflexion critique d'ordre général.

AM fait bien de rejeter le terme trop limité de synonyme, et il souligne qu'il examine non seulement les binômes mais aussi les polynômes. Le terme choisi d'itération définit un groupe de mots, coordonnés les uns aux autres, qui se réalise sous la forme d'une tautologie ou bien en tant que diérèse. La tautologie implique une redondance en ce sens que l'un des deux termes, n'importe lequel, pourrait être omis sans que le contenu de l'énoncé soit modifié pour autant (p. 27). La diérèse coordonne deux éléments qui, ensemble, forment ou expriment une totalité. Contrairement à ce qui est le cas pour la tautologie, les éléments coordonnés de la diérèse sont en principe tous nécessaires pour former la totalité (p. 45). La diérèse est problématique en cela qu'elle se démarque parfois mal de la non-itération. D'autre part, AM explique que si les éléments du groupe sont individualisés (par exemple par une distribution d'épithètes qui les différencie), il n'y a pas itération.

Deux concepts sont introduits qui, s'ils sont nécessaires, ne sont peut-être pas
parmi les plus fructueux pour l'examen qui va suivre. Il s'agit de «l'influence neutralisante
du contexte» et d'une «catégorie intermédiaire» entre la tautologie et la diérèse.

Le livre de AM m'inspire enfin un doute méthodologique qui concerne l'utilité de l'itération dans une perspective plus vaste que celle de l'analyse stylistique, car je me suis heurtée à une prise de position signalée plusieurs fois au cours du livre. AM dit, par exemple, qu'il est «indispensable de tenir compte de certaines conceptions esthétiques qui prévalaient au Moyen Age telles que le rapport entre le Beau et le Bien» (p. 38). Et cette idée est reprise dans la conclusion: «(...), il faut également prendre en considération le macrotexte, c'est-à-dire la civilisation de l'Occident médiéval avec ses structures sociales et politiques, ses idées religieuses, philosophiques et esthétiques. Limportance de ces éléments extra-linguistiques semble avoir échappé à la plupart de ceux qui, jusqu'à présent, se sont intéressés à l'itération lexicale» (p. 256-257).

Je serai peut-être injuste envers son travail, cependant je tiens à faire l'éloge de
AM en disant que ce sont des analyses comme les siennes qui pourront nous éclaircir
sur «le macrotexte» et «les éléments extra-linguistiques» et nous donner une meilleurecompréhension

Side 152

leurecompréhensionde la civilisation et de la mentalité médiévales. Dans cette perspective,il me semble que AM ne devrait pas se laisser diriger («tenir compte de» et «prendre en considération») par ses connaissances préconçues concernant la société médiévale. C'est au contraire une analyse des manifestations d'abord textuelles qui pourra nous apporter des connaissances nouvelles d'ordre extra-linguistique. A cette fin, ce sont surtout les aperçus des principales associations qui sont prometteurs ainsi qu'un travail ultérieur sur la diérèse que j'aimerais bien voir entreprendre par Anders Melkersson lui-même.

Université de Copenhague