Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

Karl Johan Danell: La linguistique. Pratique et théorie. Lund (Studentlitteratur) 1993. 157 p.

Povl Skårup

Karl Johan Danell, qui est professeur de français à l'université d'Umeâ, a écrit ce livre afin de donner aux étudiants suédois et autres une première introduction à la linguistique. C'est un supplément à la grammaire française utilisée par ses étudiants, qui est celle de John Pedersen, Ebbe Spang-Hanssen et Cari Vikner, rédigée en danois et traduite en suédois.

A cette fin, KJD discute de trois problèmes concrets que pose le français moderne: le choix entre an et année, la construction faire (et d'autres verbes) + infinitif, le choix entre pas de vin et pas du vin. Il avait déjà étudié ces problèmes ailleurs, et il les reprend ici dans le but pédagogique de montrer comment différentes méthodes linguistiques peuvent contribuer à les résoudre.

KJD a réussi son projet. C'est un livre rédigé avec une excellente connaissance de la linguistique moderne et avec une tout aussi excellente capacité d'expliquer des faits compliqués. On voit que c'est un professeur qui a beaucoup d'expérience pédagogique.

En parlant de faire, laisser, voir, etc. + infinitif, KJD explique les deux constructionsqui diffèrent selon la cohésion de l'infinitif avec le verbe régissant. Après cette explication, il cite 30 phrases, tirées d'un corpus informatisé, contenant laisser + infinitif, en invitant le lecteur à les répartir sur les deux constructions. J'ai évidemment suivi cette invitation, mais pour constater que la répartition que j'ai faite est très différente de celle que propose KJD. Nos désaccords s'expliquent par les trois faits suivants: (1) KJD méconnaît la règle disant que là où le sujet logique de l'infinitif n'est pas exprimé, on a toujours la construction à cohésion forte, quel que soit le verbe régissant (cette règle manque dans la grammaire citée). Ainsi, dans la phrase «histoire de laisser croire et écrire que la situation politique est désespérée», KJD ne se décide pas entre les deux constructions, alors que j'y vois la construction à cohésion forte. (2) KJD pense que dans la construction à cohésion faible, le sujet logique nominal de l'infinitif précède toujours celui-ci, de sorte qu'une proposition où il suit l'infinitif représenterait la construction à cohésion forte (telle est la règle de la grammaire citée). Il vaut mieux penser que le sujet logique nominal précède ou suit l'infinitif dans la construction à cohésion faible, à peu près comme un sujet nominal précède ou suit le verbe fini d'une principale enunciative introduite par un membre adverbial quelconqueou d'une subordonnée, alors que dans la construction à cohésion forte, le sujet logique nominal suit toujours l'infinitif, de sorte qu'une proposition où il suit l'infinitif peut représenter l'une ou l'autre construction. Ainsi, dans la phrase «BernardAlane

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nardAlanelaisse tomber ce côté un peu emprunté», KJD voit la construction à cohésion forte, alors que je pense qu'on ne peut pas se décider entre les deux constructions. (3) KJD suppose que dans la construction à cohésion forte, rien, sujet logique de l'infinitif, suit toujours l'infinitif, de sorte qu'une proposition où rien précèdel'infinitif représente toujours la construction à cohésion faible (la grammaire citée n'est pas explicite sur ce point, ses implications semblent se contredire). Mais même dans la construction à cohésion forte, rien précède l'infinitif à moins d'être emphatique. Ainsi, dans la phrase «Heinrich 8011 était un observateur lucide qui ne laissait rien passer», KJD voit la construction à cohésion faible, alors que je pense qu'on ne peut pas se décider entre les deux constructions. KJD cite d'ailleurs dans sa bibliographie un travail où j'avais exprimé les avis que je viens de reprendre. La répartition adoptée par KJD l'amène à conclure que la grammaire citée a tort de dire que la construction à cohésion faible est beaucoup plus fréquente que la construction à cohésion forte si le verbe régissant est laisser. En effet, cette remarque n'est justifiée que pour les cas où le sujet logique de l'infinitif est exprimé. KJD ajoute que le résultat de sa petite enquête «nous apprend à nous méfier des autorités». On ne saurait qu'approuver cette leçon, en regrettant que KJD ne se soit pas mieux méfié de la même autorité.

C'est également en se méfiant trop peu de cette autorité que KJD dit que dans «Je n'ai pas de vin», de est l'article partitif réduit, bien que cette idée ait été contestée par David Gaatone, que KJD cite dans sa bibliographie, et d'autres, avec des conclusions différentes, que je ne reprends pas ici. KJD ne dit pas qu'il ne considère que des substantifs qui sont soit du singulier non-nombrable soit du pluriel, en négligeant ceux qui sont du singulier nombrable. Il y en a quelques-uns parmi les exemples ûepas de qu'il a extraits d'un corpus informatisé: «actuellement il n'a pas de position précise». Eexposé de KJD implique et présuppose que sans la négation, même ces exemples-là auraient l'article partitif, ce qui n'est pas exact.

On voit par ce qui précède qu'une des vertus du livre de KJD est d'inviter à la
discussion et à la contestation. Y a-t-il une meilleure preuve des qualités pédagogiques
d'un livre?

Université d'Ârhus