Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

Eva Honnigfort: Der segmentierte Satz. Syntaktische und pragmatische Untersuchungen zum gesprochenen Franzôsisch der Gegenwart. Münstersche Beitràge zur Romanischen Philologie 8. Nodus Publikationen, Münster, 1993. 335 p.

Maj-Britt Mosegaard Hansen

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Cet ouvrage s'inscrit dans le cadre des recherches sur la segmentation (ce qu'on appelle aussi «projection des actants», «détachement», «dislocation», ou bien «extraposition») en français parlé. Il comporte cinq parties principales : /. Einfuhrung, où est définie la notion de segmentation, et où l'on trouve un aperçu des principales études antérieures; //. Materialbasis der Untersuchung, où sont décrits les corpus utilisés, ainsi que leurs conventions de transcription; ///. Projektion, un examen des diverses formes que peut prendre la projection (pré- et postprojection, projection multiple); IV. Substitution, où l'auteur (EH) établit une taxinomie des éléments qui peuvent être disloqués, ainsi que de ceux qui servent à représenter un élément disloqué à l'intérieur de la phrase noyau; et enfin V. Pragmatische Funktion der Segmentierung où elle examine les diverses fonctions communicatives de ces constructions. L'ouvrage comporte en outre 11 p. de bibliographie et une annexe où sont reproduits des extraits des corpus.

Il faut souligner dès le départ qu'il s'agit d'un travail méticuleux, reposant sur une base empirique qui nous semble solide, et dont la richesse d'exemples sera d'une très grande utilité pour d'autres chercheurs. En revanche, sa thèse principale, bien que pleine de bon sens, n'est guère très originale: la dislocation servirait surtout à articuler le thème et le rhème d'un énoncé, à mettre en valeur l'un des deux par rapport à l'autre, et à créer des liens cohésifs entre les énoncés d'un texte.

Malgré les qualités certaines de la présentation du problème et des données, l'ouvragesoulève néanmoins quelques questions et problèmes à cet égard. Lors de sa définition initiale de la segmentation, l'auteur affirme, dans une note de bas de page, qu'il convient de faire une distinction nette entre ces constructions et le phénomène de la «conjugaison subjective» (et, peut-on supposer, de la «conjugaison objective» aussi). Etant donné que Lambrecht (1981) a consacré un travail important (qu'on s'étonne d'ailleurs de voir passé sous silence dans l'aperçu des recherches antérieures, bien qu'il soit cité une trentaine de fois dans le reste de l'ouvrage) à l'analyse de la segmentation sous cet angle justement, suggérant qu'un changement typologique serait en cours dans la langue parlée, il nous semble qu'une discussion un peu plus

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approfondie de cette problématique aurait pu être intéressante. D'autant plus que l'auteur du présent ouvrage mentionne par la suite que les pronoms clitiques sont à considérer comme des «morphèmes verbaux», ce qui semble être un point de vue très proche de celui de Lambrecht et de Harris ( 1978).

EH distingue en outre entre les formes de segmentation où l'élément disloqué est (ou peut être) représenté par une forme pronominale à l'intérieur de la phrase noyau, et celles où il est ou bien repris par un syntagme nominal («La chasse à l'étudiant, je pense que la police a toujours considéré cette activité comme un sport très agréable»), ou bien impossible à reprendre, parce que indépendant de la construction verbale - constructions appelées «topicalisées» («Ces choses, c'est vraiment marrant d'avoir des cours comme ça»). Seules les premières sont prises en compte ici. Bien qu'il y ait une différence formelle évidente entre ces trois types de construction, il n'est, à notre avis, pas clair qu'elles remplissent des fonctions différentes dans le discours, et l'auteur aurait peut-être dû justifier davantage sa décision d'exclure les deux derniers de son travail. Par contre, il n'est pas fait de distinction entre les constructions segmentées et les phrases à complément d'objet antéposé («Ce film j'ai jamais vu»), où il s'agirait, nous dit-on, d'une simple ellipse, dans la mesure où un clitique peut toujours être inséré dans la phrase noyau («Ce film je /'ai jamais vu»). Vu l'existence des constructions dites «topicalisées», il n'y aurait cependant aucune nécessité a priori de recourir à l'insertion (mentale) d'un pronom afin de pouvoir interpréter les phrases à complément d'objet antéposé, et nous comprenons mal alors pourquoi ces dernières seulement sont à classer parmi les phénomènes de segmentation.

Un peu dans le même ordre d'idées, il est affirmé plusieurs fois que la reprise pronominale est facultative lorsqu'un complément d'objet direct ou indirect est postprojeté, mais que, à défaut d'une pause avant l'élément post-projeté et de l'intonation dite caractéristique de la postprojection (montante sur la phrase noyau et descendante sur le syntagme disloqué),1 il n'y aura pas de différence en «surface» entre de telles constructions et des phrases liées «ordinaires». Une chose analogue vaudrait pour la préprojection d'un syntagme nominal sujet. Cette argumentation semble spécieuse. D'abord, il paraît superflu de distinguer entre phrases segmentées sans reprise pronominale et phrases ordinaires, là où aucune différence perceptible n'existerait entre les deux : dans ce cas, on n'aurait, à notre avis, affaire qu'à de simples phrases liées. Deuxièmement, dire que la reprise pronominale est facultative présuppose en quelque sorte que la segmentation soit plus fondamentale que la «soudure» (c'est-àdire la phrase canonique à sujet-prédicat), alors qu'on a eu plutôt tendance jusque-là à voir dans la segmentation une transformation de la phrase canonique. Si c'est bien là ce que veut dire EH, il n'est en fait pas impossible qu'elle ait raison, car il paraît, par exemple, que les constructions à «topic-comment» apparaissent chez l'enfant avant celles à sujet-prédicat (cf. Ochs 1979), mais la question demande une discussion qui ici fait défaut.

Pour ce qui est de la discussion des travaux antérieurs, à part la remarque déjà faite à propos des écrits de Lambrecht (dont EH semble ignorer tout à fait l'article de 1987), elle résume de manière admirablement claire les résultats de la plupart des ouvrages les plus importants, mais se soucie peu de problématiser leurs analyses. Il n'est pas démontré en quoi le présent travail apporterait de nouvelles connaissances significatives par rapport aux autres. Il est vrai, comme le note EH à la p. 48, qu'il

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s'agit ici d'un travail effectué sur corpus, mais cela est aussi le cas de certaines autres
études.

Les corpus décrits dans le chapitre II semblent tout à fait adéquats pour la tâche. EH essaie, par la suite, de corréler statistiquement le nombre de phrases segmentées dans chacun de ces corpus avec dix critères d'oralité conceptuelle formulés par Koch & Oesterreicher (1990). Malheureusement, sa tentative échoue pour la très simple raison que, malgré le fait que ses corpus sont loin d'être de la même longueur, les plus courts étant de 7 minutes chacun, et le plus long de 90 minutes, les chiffres utilisés représentent le nombre absolu, et non pas relativisé, de phrases segmentées dans chaque corpus. Il aurait donc été surprenant qu'il y ait une quelconque corrélation observable entre le degré de formalité ou d'informalité des discours et l'importance du phénomène étudié, corrélation qui aurait fort bien pu se manifester si les chiffres avaient été relativisés.

Les chapitres 111 et IV présentent de nouvelles statistiques, cette fois plus réussies. Celles du chapitre 111 nous montrent que la très grande majorité des projections d'actants concernent le sujet de la phrase. Un petit reproche : il aurait été utile qu'on nous indique la relation proportionnelle entre phrases transitives et intransitives, ainsi que le rôle sémantique de ces sujets disloqués (agent, «experiencer», etc.), car on aurait pu ainsi vérifier l'exactitude de l'assertion de Lambrecht (1987), selon laquelle la plupart des sujets non disloqués se trouveraient dans des phrases intransitives et seraient de nature non agentive, tandis que les sujets agents de phrases transitives seraient le plus souvent disloqués, un fait que Lambrecht interprète comme trace d'une certaine ergativité en français parlé.

Etant donné les résultats des statistiques mentionnées ci-dessus, il est surprenant que EH, qui ne semble pourtant pas se rallier aux argumentations typologiques de Lambrecht et de Harris, affirme que la segmentation serait surtout un procédé permettant de «jouer» avec l'ordre des mots : si 81,5% (table 2, p. 72) des exemples sont des exemples de préprojection, et que ce soit, dans 85, 9% de ceux-ci (table 4, p. 75), le sujet qui est préprojeté (construction que l'auteur représente comme suit : S-s-V- O), il nous semble que l'ordre SVO canonique n'est que relativement peu souvent rompu, et qu'il faudrait peut-être chercher ailleurs l'explication du phénomène de segmentation. En tout cas, la thèse incriminée, bien qu'elle puisse expliquer le petit tiers d'exemples qui reste, n'explique pas la préprojection du sujet.

Dernière remarque sur ces deux chapitres : certains exemples sont sans doute mal analysés. Ainsi (entre autres) p. 231: É: «Et vous jouiez en français» - J: «Ah les autres pas moi /'étais trop petit en ce temps-là», cité comme exemple d'un pronom personnel préprojeté, alors qu'il s'agit manifestement d'un énoncé exprimant un contraste entre «les autres» et «moi» suivi d'une explication. - Ou bien p. 110 : «le village où j'étais réfugié pendant la guerre, c'était le village de ma grand-mère maternelle», où la reprise pronominale avec il est impossible parce que, nous dit-on, la référence du ce est non spécifique. Nous pensons, au contraire, que sa référence est spécifique, et que la phrase suivante serait tout à fait grammaticale : «le village où j'étais réfugié pendant la guerre, il était juste à côté du village de ma grand-mère maternelle». Si la première phrase citée est agrammaticale avec il, c'est plutôt parce qu'il s'agit là d'un emploi «identificationnel» et non pas «prédicationnel» de être (cf. Barnes 1985).

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Quant à certains autres exemples, dont l'analyse semble dépendre du contexte, on ne les retrouve malheureusement pas dans les extraits de corpus reproduits en annexe. Ainsi p. 167 : «mais c'est vrai c'est comme si on veut aller voir Yes ou quoi à Forest National bon y a aucun car qui s'organise mais quand c'est Michel S. ou vraiment les les têtes d'affiche là euh y a toujours moyen de trouver mais quand on a envie vraiment euh c'est difficile oui.» L'auteur affirme que nous avons affaire ici à une ellipse pronominale, c'est-à-dire que ce qui est projeté, c'est le syntagme les têtes d'affiche là, et qu'on pourrait ainsi insérer un les devant le verbe trouver. A notre avis, il serait plus naturel d'analyser le syntagme les têtes d'affiche là comme faisant partie de la subordonnée temporelle, et de penser que ce qui a été omis, ce serait quelque chose comme un car. Ceci nous donnerait la structure sous-jacente si on veut aller voir Yes ou quoi à Forest National, y a aucun car qui s'organise, mais quand c'est Michel S. ou vraiment les têtes d'affiche là, y a toujours moyen de trouver un car, - où il n'y a pas de projection des actants.

Le dernier chapitre traite de manière assez traditionnelle de la fonction pragmatique de la segmentation, en termes d'articulation du thème et du rhème de l'énoncé. Il aurait peut-être été plus innovateur de suivre la piste indiquée par Duranti & Ochs (1979) ou par De Fornel (1988), qui étudient la segmentation dans le cadre de l'analyse conversationnelle. Néanmoins, ce chapitre contient quelques observations très utiles sur la fonction que peuvent remplir ces constructions dans la constitution des «textes» oraux.

Eauteur se sert ici d'une méthode de classification des thèmes, établie par Wehr (1984), sous forme de traits [± nouveau] et [± donné]. Sur les quatre combinaisons logiquement possibles, une est inexistante : [-nouveau] [-donné], et une autre est incompatible avec la segmentation : [-donné] [+nouveau]. C'est aussi la conclusion tirée par Lambrecht et Barnes (op. cit.), qui se servent, quant à eux, de la célèbre taxinomie de Prince (1981), à notre avis plus fine. Celle de Wehr, par contre, pose, entre autres, ce problème : on ne sait pas très bien dans quelle catégorie il faut placer les phénomènes dits de «bridging» (cf. Haviland & Clark, 1974). En effet, EH est ici amenée à classer des exemples qui pourraient être considérés comme relevant du «bridging», tantôt dans une catégorie, tantôt dans l'autre.

Il ne faut pas conclure de ce qui précède qu'il s'agit ici d'un ouvrage de peu de valeur. Au contraire, comme nous l'avons déjà laissé entendre, son auteur a fait un travail ample et solide. Simplement, comme il ne comporte que peu d'observations et d'hypothèses vraiment nouvelles, le rôle qui lui sera dévolu sera plutôt celui d'un «livre outil», et il nous a donc semblé utile de signaler les quelques défauts que nous croyons lui avoir trouvés.

Université de Copenhague



1. Il n'est en fait pas évident que cette prosodie soit vraiment caractéristique de la post-projection : plusieurs auteurs signalent que la pause fait très souvent défaut, et selon Landschultz & Stage (1975), l'intonation est souvent monotone plutôt que descendante sur le syntagme post-projeté.

Note

Ouvrages cités

B. Barnes (1985): The Pragmatics of Left-Detachment in Spoken Standard French,
John Benjamins.

A. Duranti & E. Ochs (1979): «Left-Dislocation in Italian Conversation», in Syntax
and Semantics, vol. 12, p. 377-416, éd. T. Givón, Académie Press.

M. de Fornel (1988): «Constructions disloquées, mouvement thématique et organisation
préférentielle dans la conversation», in Langue française, no. 78, p. 101-123.

M. Harris (1978): The Evolution of French Syntax, Longman.

S. E. Haviland & H. H. Clark (1974): «What's New? Acquiring New Information as a
Process in Compréhension», in Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior,
vol. 13, p. 512-521.

P. Koch & W. Oesterreicher (1990): Gesprochene Sprache in der Romania, Niemeyer.

K. Lambrecht (1981): Topic, Antitopic and Verb Agreement in Non-Standard French,
John Benjamins.

K. Lambrecht (1987): «On the Status of SVO-sentences in French Discourse», in
Cohérence and Grounding in Discourse, p. 217-261, éd. R. S. Tomlin, John Benjamins.

K. Landschultz & L. Stage (1975): Ekstraposition i moderne fransk, RIDS no. 38,
Institut d'Etudes Romanes, Université de Copenhague.

E. Ochs (1979): «Planned and Unplanned Discourse», in Syntax and Semantics, vol.
12, p. 51-80, éd. T Givón, Académie Press.

E. F. Prince (1981): «Toward a Taxonomy of Given-New Information», in Radical
Pragmatics, p. 223-255, éd. P. Cole, Académie Press.

B. Wehr (1984): Diskurs-Strategien im Romanischen, Tubingen.