Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

Sven Storelv: Péguylßernanos. Choix d'articles réunis à l'occasion du soixante-dixième anniversaire de l'auteur le 23 janvier 1993, rédigé par Reidar Veland. Solum Forlag A/S, 1993.185 p.

Anne Loddegaard

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Ce recueil, présentant les principaux travaux de Sven Storelv sur les œuvres de Péguy et de Bernanos, vient retracer dans ses grandes lignes une recherche littéraire et culturelle qui s'étale sur une trentaine d'années. Certes, la recherche de Storelv comprend bien d'autres sujets, ainsi qu'en témoigne la bibliographie introduisant le recueil, mais les douze essais sélectionnés ici, parus originellement entre 1963 et 1990, incarnent sans nul doute son domaine de prédilection.

Voici donc douze études qui, traitant aussi bien des écrits philosophiques et polémiques que des œuvres romanesques et poétiques des deux écrivains, parviennent à éclairer la pensée de l'un par celle de l'autre, en les situant dans de nouvelles perspectives comparatives et synthétisantes. Il ressort nettement de l'ensemble que Péguy et Bernanos partagent bien des points de vue, malgré une divergence marquée quant au fondement de leur vision chrétienne. Il est frappant que les réflexions de ces deux auteurs chrétiens sur l'histoire, sur le nationalisme vs le patriotisme, et sur le progressisme optimiste, se présentent comme des contributions pertinentes au débat actuel sur la réalité européenne chaotique - pertinence soulignée aussi par Alain Finkielkraut, d'ailleurs, dans son livre Le Mécontemporain, sur Péguy.

L'expression poétique de la réalité chrétienne dans les œuvres péguyiste et bernanosiennemérite un intérêt particulier, et les recherches de Storelv dans ce domaine sont fort intéressantes. Il se penche dans plusieurs articles sur le symbolisme religieux des œuvres. En général, son procédé analytique consiste à isoler et à examiner sous toutes ses faces un des multiples aspects de la symbolique religieuse, pour montrer ensuite ses liens avec d'autres aspects, afin d'arriver à démontrer la signification symboliquedans sa totalité. Un point cardinal pour Storelv est de démontrer que leur symbolisme religieux est essentiellement métonymique, et non pas métaphorique. Incarnationet symbolisme religieux chez Péguy est consacré à l'exploration de cet aspect, traité aussi dans Maladies et images du corps, sur la symbolique bernanosienne. Storelvdémontre à quel point leur message chrétien influe sur la nature et la fonction de leur langage poétique: un but essentiel étant d'exprimer l'incarnation du sacré dans le monde réel, le langage figuratif doit s'ancrer solidement dans la réalité concrète tout en donnant un transfert de sens symbolique. D'où la prédilection chez les deux auteurspour la métonymie et la synecdoque, et la méfiance prononcée de Péguy à l'égard de la métaphore. Péguy considère la métaphore comme un procédé de désincarnation,parce qu'elle substitue un sens transposé au sens littéral, produisant ainsi

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une fuite hors du réel vers un état purement imaginaire (p. 66). La métonymie et la synecdoque, par contre, expriment par excellence le sacré incarné, parce que ces deux tropes gardent leur sens littéral tout en opérant un transfert de sens de la même manière que la métaphore (pp. 67 et 141). Paradoxe apparent: malgré sa mise en garde contre les métaphores, Péguy s'en sert abondamment; mais en les superposant à une assise métonymique, il sauvegarde l'effet réaliste des images. Les deux articles soulignent comment la symbolique des écrivains forme un réseau tissé par de multiplesfils, se basant fondamentalement sur la métonymie et la synecdoque, sur lesquellesse superposent un grand nombre de rapports analogiques ou métaphoriques.

La vocation de la France chez Péguy et Bernanos étudie la pensée historique et chrétienne qui est à la base de leur conception de la vocation de la France, et dégage les convergences aussi bien que les divergences : ils ont la même foi ardente et la même conviction que la France est élue, destinée à jouer un rôle historique pour maintenir l'espérance en luttant pour l'instauration globale des principes universels de chrétienté et de civilisation dans un monde moderne sans valeurs authentiques. Leur patriotisme est étroitement lié à l'idée s'il importe de défendre et de préconiser la France, ce n'est aucunement pour promouvoir le pays, mais pour maintenir et répandre les valeurs universelles, incarnées mystiquement dans la nation française. Storelv montre que cette idée, exprimée par l'un et l'autre écrivain, s'inscrit dans une longue tradition historique, où on peut distinguer deux phases. Dans la phase sacrée, médiévale, l'idée de la prééminence de la France est liée à l'universalité de l'Eglise catholique: la France est l'élue de Dieu dans la défense de la chrétienté globale. La Révolution française marque l'apogée de la phase profane, avec sa notion mystique d'une France républicaine qui a la charge de répandre les idées universelles de liberté, d'égalité et de fraternité. Pour Péguy et Bernanos, la vocation de la France est à la fois sacrée et profane; pourtant, ils arrivent à la vocation double malgré des points de départ opposés. Péguy, socialiste, se fait initialement le partisan de l'universalité de la mystique républicaine; mais après une crise religieuse en 1908-09, il découvre l'ancienne France sacrée et monarchiste sous la couche des idées de la Révolution. Lidée de départ de Bernanos, fidèle à la France ancienne, est celle de la mystique chrétienne, à laquelle s'ajouteront plus tard, probablement sous l'influence de Péguy, les vertus de la mystique républicaine, trahies, selon Bernanos, par la bourgeoisie de la révolution industrielle. A la conception de la France comme patrie appartenant à l'ordre de la charité chrétienne universelle, maison ouverte à tous, Bernanos oppose la notion de nation du monde moderne, dont le nationalisme politique et économique a pour but final de s'approprier la toute-puissance. - Les deux hommes prennent le contre-pied du progressisme optimiste du début du siècle: anti-progressistes, ils sont unanimes à dénoncer l'état de péché mortel et de dépérissement du monde moderne. Leur différence, pas moins capitale, réside surtout dans le degré d'espérance qu'on peut accorder au processus historique dans le travail salutaire: le pessimisme historique de Péguy est relatif; malgré son angoisse causée par l'indifférence religieuse de l'homme moderne, il se fait le chantre de l'espérance en une révolution temporelle, guidée par la France, qui restaurera le règne de Dieu dans le monde. Par contre, le pessimisme historique de Bernanos est quasi total: son espérance est, dans son essence, transhistorique, ayant «une résonance eschatologique de catastrophisme [qui] s'annonce aux trompettes de l'Apocalypse» (p. 30).

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II est significatif que plusieurs autres études de ce recueil - que leur objet soit d'ordre symbolique ou rhétorique sur le plan textuel ou qu'elles traitent du contenu philosophique ou mythique des oeuvres - fassent aussi ressortir cette spécificité de la vision chrétienne chez l'un et l'autre écrivain: l'espérance temporelle de Péguy, et l'espérance transhistorique de Bernanos. Cette différence s'explique sans doute, en partie, par le contexte historique dans lequel se placent les auteurs: Péguy, mort au champ d'honneur le 5 septembre 1914, n'aura jamais connu la désillusion fondamentale, et il aura donc pu garder son espérance, malgré son pessimisme relatif; tandis que Bernanos, ayant vécu les deux guerres mondiales et la guerre civile d'Espagne, est mené à une vision tragique du monde. Il semble ainsi que Péguy et Bernanos, si semblables quant à leurs préoccupations essentielles, représentent, en fin de compte, deux courants chrétiens qui se croisent et s'opposent au début du siècle.

Après la lecture de ces études, dont j'espère avoir montré la richesse en matériau et la profondeur analytique, on accueillerait avec joie une analyse comparative dans laquelle Storelv approfondirait la différence basale dans la «vision du monde» des deux auteurs. - Une différence qui ressort, précisément, de la vue d'ensemble que nous assure ce recueil, récapitulation, certes, mais également ouverture.

Université de Copenhague