Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

Morten Nojgaard: Plaisir et vérité. Le paradoxe de l'évaluation littéraire. Gottfried Egert Verlag, Heidelberg, 1993.186 p.

Björn Larsson

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Dans Theory and Cultural Value, Steve Conner met en évidence une contradiction dans les théories d'interprétation qui, ces dernières décennies, ont occupé le devant de la scène culturelle. D'une part, les tenants de ces théories dénoncent et rejettent radicalement les valeurs régnantes, de l'autre ils évacuent le problème même de l'évaluation de leurs théories. Steve Conner constate : «There is no paucity of évaluations and evaluative positions and commitments in such theory, but there continues to be a failure to open out the question of value to theory on its own terms, or to address the question of value other than implicitly or indirectly» (1992: 14).

Si on se borne à considérer la critique spécifiquement littéraire, on ne peut qu'être d'accord avec Conner. Malgré le fait qu'elle fait partie intégrante de toute activité littéraire, l'évaluation littéraire a été depuis longtemps l'enfant pauvre des études littéraires.

Dans son dernier livre, Plaisir et vérité. Le paradoxe de l'évaluation littéraire, MortenNojgaard s'attaque donc à un problème négligé mais essentiel, tout en donnant une réplique prompte et bien argumentée aux propos de Steve Conner. En effet, MN dit avoir voulu «déblayer le terrain» en vue de l'élaboration d'une théorie de l'évaluationde la littérature. Il s'agit par conséquent, en premier lieu, d'une réflexion sur les questions et les problèmes qu'aura à affronter toute théorie de l'évaluation littéraire

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digne de ce nom. Disons-le tout de suite cependant : MN fait mieux que «seulement»
déblayer le terrain; il pose un revêtement robuste sur le chemin qui reste à parcourir.

MN discute tout d'abord quelques aspects fondamentaux de l'évaluation littéraire, parmi lesquels la nécessité (ou plutôt la présence incontournable) de l'évaluation, la distinction entre les valeurs représentées dans l'œuvre et les jugements de valeur portés sur celle-ci, le statut intersubjectif de l'acte évaluatif, le rôle de l'émotion esthétique et la manière dont les valeurs dépendent des fonctions attribuées à la littérature. Pour ma part, je trouve particulièrement pertinentes les remarques sur le caractère intersubjectif et fonctionnel de l'évaluation. MN a certainement raison d'insister sur le fait que l'évaluation a lieu dans le domaine public, qu'elle a pour but de «fixer des normes intersubjectives» et que, par conséquent, elle «doit s'analyser comme une argumentation destinée à modifier des attitudes ou des comportements» (p. 34). C'est justement cela qui peut expliquer pourquoi l'évaluation des œuvres d'art prend souvent une telle importance et s'exprime avec une telle virulence sur la scène culturelle. C'est également la raison pour laquelle il est faux de prétendre, comme le font beaucoup de gens aujourd'hui, que «l'évaluation est toujours subjective». Ainsi que le souligne MN, l'évaluation, sur l'arène publique, est í/ífórsubjective.

MN a également le mérite d'élucider le rapport entre la fonction attribuée à la littérature et les critères spécifiques d'évaluation. Comme il le demande de façon légitimement rhétorique : «Quelle pourrait bien être la valeur de la littérature si elle ne servait à rien?». Eanalyse de MN nous montre ainsi de manière convaincante comment différentes normes fonctionnelles correspondent à différents types de valeurs, mais également que nos connaissances dans le domaine des fonctions de la littérature font largement défaut. A ce propos, MN examine les modèles théoriques proposés par Peirce, Johansen, Jakobsen et d'autres pour décrire la fonction communicative du texte littéraire. Cet examen révèle, entre autres, les risques que l'on court quand on essaie de fonder les critères d'évaluation sur quelque acte communicatif privilégié.

En revanche, les remarques de MN sur l'émotion esthétique me semblent un peu péremptoires, surtout si on pense aux débats intenses parmi les philosophes sur la notion d'«expérience esthétique» (voir p. ex. Hermerén, 1988). MN déclare, entre autres, que «personne ne songerait à nier la réalité de l'émotion esthétique» (p. 19). Malheureusement, tous ceux qui ont discuté cette question n'ont pas le même rapport passionnel à la littérature que MN lui-même.

D'ailleurs, c'est peut-être ce rapport passionnel de MN qui explique, du moins en partie, le rôle important qu'il accorde à la jouissance comme l'un des critères fondamentaux dans l'évaluation de la littérature. En effet, l'un des plaisirs qu'on a à lire son texte réside justement dans le sentiment d'être en face d'un lecteur passionné qui prend la littérature à cœur, chose plutôt rare aujourd'hui parmi les théoriciens.

Malgré cela, on peut se demander si vraiment, comme le soutient MN, «toutes les propositions critiques se ramènent à deux types de jugement» - à savoir «A. si les propositions de l'œuvre sont vraies ou fausses» et «B. si celles-ci suscitent le plaisir ou le déplaisir». Certes, MN émet tout de suite la réserve qu'il s'agit «peut-être d'une simplification excessive de la critique pratique» (p. 25), mais il est également clair que MN, tout au long de son ouvrage, reste convaincu de la validité de ces deux principes (voir p. ex. p. 126). C'est ainsi que la beauté, entre autres, est ramenée au principe de plaisir : «Est beau ce qui provoque la jouissance» (p. 26). Par un raisonnement

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analogue, la fonction émancipatrice de l'art est réduite au critère de vérité par le biais
de la puissance utopique de l'art (p. 47).

D'une part, cependant, on a parfois l'impression que certains critères d'évaluation discutés par MN, tels la complexité ou la notion d'oeuvre classique, n'ont pas droit de cité dans sa théorie parce que, justement, elles ne semblent pas réductibles à ses deux valeurs fondamentales (même si MN, en même temps, a tout à fait raison de remettre en cause leur utilité comme critères d'évaluation).

D'autre part, on peut se demander si ces deux critères correspondent aux données empiriques. Eobjectif de MN, nous l'avons vu, est de proposer un modèle théorique, à la fois cohérent et opératoire, de l'évaluation de la littérature. Cependant, il aurait été intéressant de voir ce modèle confronté, entre autres, aux résultats des études empiriques sur la réception de la littérature. On peut donc regretter que MN, d'après ce qu'il écrit lui-même (p. 161), semble ignorer l'existence d'études comme celle de Jurt sur la réception de Bernanos ou celle, plus limitée, que j'ai faite sur la réception d'un roman de Simone de Beauvoir. Une telle confrontation de son modèle théorique avec les données empiriques aurait pourtant confirmé en grande partie l'importance attribuée par MN au critère de vérité dans l'évaluation pratique.

En revanche, la valeur descriptive et, en partie, la valeur explicative du critère du plaisir auraient sans doute semblé plus douteuses. Même si MN a raison d'expliquer par un «tabou social» la transformation du «discours du désir en une analyse de la beauté», ceci ne me semble pas épuiser l'énorme variation des critères d'évaluation employés par les critiques, en particulier pour parler de la «forme» de la littérature. Dans ce contexte, il aurait peut-être été utile de distinguer entre d'une part ce que l'on pourrait appeler «les jugements de valeur interprétatifs», c'est-à-dire les jugements du lecteur pour fixer le sens du texte, et d'autre part les jugements de valeur proprement dits, qui constituent l'évaluation du sens ainsi établi. Certes, il n'y a pas de cloisons étanches entre ces deux catégories de jugements de valeur, mais il reste que la «réduction» opérée par MN me semble plus légitime en ce qui concerne la dernière de ces deux catégories.

Ces quelques remarques n'enlèvent cependant rien à la qualité et à l'intérêt de l'ouvrage de MN. En particulier, j'aimerais recommander au lecteur le chapitre sur les préjugés qui pèsent sur la littérature populaire et - encore plus - le chapitre intitulé «Pour une critique personnelle et responsable» qui termine le livre. Même si ce dernier apologue est nettement normatif de caractère, il devrait, à mon avis, être obligatoire pour tout futur ou déjà actif critique journalistique. S'il manque quelque chose à l'ouvrage de MN pour le rendre encore plus utile comme introduction générale au domaine de l'évaluation de la littérature, ce serait une bibliographie commentée plus complète, renvoyant, entre autres, aux discussions de philosophes comme Beardsley, Hermerén et Sibley sur l'esthétique et aux études empiriques sur l'évaluation de la littérature. Tel quel, cependant, je considère Plaisir et Vérité comme une lecture indispensable à tous ceux qui sont engagés dans le processus de la promotion de la littérature, non seulement aux enseignants et aux chercheurs, mais également - et surtout - aux critiques journalistiques.

Finalement, je me permets d'opposer MN à lui-même sur un point de principe. Tout au long de son livre, il insiste, avec raison, sur le caractère intersubjectif de toute communication, y compris la communication littéraire et son évaluation. Pourquoi alors se laisse-t-il aller à faire sien un autre cliché, démenti de plus par la clarté et la

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perspicacité de son propre exposé, à savoir que «Stricto sensu, deux êtres uniques au monde ne peuvent pas communiquer» (p. 109). Non seulement ceci reste à prouver, mais c'est également jouer le jeu du relativisme facile dans lequel MN ne tombe jamais par ailleurs. Comme il le dit lui-même: «Si l'attitude relativiste est peut-être inattaquable en epistemologie, elle est en tout cas inutilisable en esthétique» (p. 147).

Université de Lund

Références

Conner, Steve, 1992: Theory and Cultural Value. Blackwell Publishers, Cambridge,
Mass.

Hermerén, GOran, 1988: The Nature of Msthetic Qualifies. Lund University Press,
Lund.

Jurt, Joseph, 1980: La Réception de la littérature par la critique journalistique. Lectures
de Bernanos 1926-36. Jean-Michel Place, Paris.

Larsson, Bjôrn, 1988: La Réception des Mandarins. Le Roman de Simone de Beauvoir

face à la critique littéraire en France. Lund University Press, Lund.