Revue Romane, Bind 29 (1994) 1Réactions diverses au problème de l'origine des langues romanesWitold Manczak Side 123
Au sujet de
l'origine des langues romanes, deux thèses s'affrontent,
qui peuvent être Sur le schéma B,
la ligne continue désigne la période historique, tandis
que la ligne La thèse A a été émise en 1435 à Florence. Quelques humanistes, que personne n'oserait considérer comme des linguistes, ont discuté la question de savoir d'où provenait l'italien. N'oublions pas que cela se passait bien avant le XIXe siècle, qui a eu le grand mérite d'introduire la notion d'évolution dans différentes disciplines, y compris la linguistique. Avant le XIXe siècle, on avait une vision du monde sensiblement statique, s'imaginant, par exemple, que toutes les espèces végétales et animales existaient depuis le début du monde. Or, nos humanistes se rendaient parfaitement compte d'une différence entre l'italien et le latin, l'un étant, comme on dirait aujourd'hui, une langue analytique et l'autre, une langue synthétique. De même qu'ils étaient incapables de s'imaginer que les plantes et les animaux sont le résultat d'une évolution, de même il leur paraissait inconcevable qu'une langue synthétique puisse se transformer en une langue analytique, et sachant que chez des auteurs romains il y avait quelques vagues allusions à un vulgaris sermo, ils sont arrivés à la conclusion que, dans l'ancienne Rome, il y aurait eu deux langues: le latin classique, langue synthétique, et le latin vulgaire, langue analytique et source de l'italien. Les arguments que nos humanistes alléguaient à l'appui de leur thèse étaient extrêmement naïfs, par exemple, une femme du peuple n'aurait pas été capable d'apprendre à décliner un substantif comme suppellex, gén. suppellectilis, mais l'opinion formulée en 1435 a été répétée par d'innombrables autorités et est devenue un dogme de la linguistique romane. Il n'y a que quelques différences terminologiques: certains parmi les romanistes à qui la désignation «latin vulgaire» ne plaît pas la remplacent par d'autres dénominations, telles que «latin parlé», «latin populaire», «Peregrinenlatein», «roman commun», «protoroman», etc. Side 124
Tandis que la thèse A est partagée jusqu'à nos jours par la presque totalité des romanistes, il n'y a eu, dans toute l'histoire de la linguistique romane, que trois hommes qui ont souscrit à la thèse B: Eyssenhardt (1880), Henri Muller (1932, p. IV) et l'auteur de ces lignes (1974). La différence entre ces deux thèses consiste en ce que, selon la thèse A, le latin vulgaire est une langue sœur du latin classique, alors que, d'après la thèse B, le latin vulgaire est une langue fille du latin classique. La vérification de ces thèses est facile. Tout le monde sait que le français moderne est une langue fille de l'ancien français. Mais si quelqu'un exigeait des preuves à l'appui de ces deux constatations, on n'aurait pas de difficulté à citer des exemples comme les suivants: IoIo le fr. bon ne provient pas de l'it. buono ni buono ne provient de bon; dix ne provient pas de dieci ni dieci ne provient de dix; plein ne provient pas de pieno ni pieno ne provient de plein, et ainsi de suite; 2° le fr. mod. chef provient de l'a. fr. chief; charger provient de chargier; sûr provient de sëur, et ainsi de suite. Les formes entre lesquelles on peut mettre le signe < ou > (fr. mod. chef < a. fr. chief; a. fr. sëur > fr. mod. sûr) prouvent qu'une langue est une langue fille de l'autre, tandis que les formes étymologiquement apparentées entre lesquelles il est impossible de mettre le signe < ou > prouvent qu'on a affaire à des langues sœurs. Maintenant
considérons quelques formes du latin vulgaire. Dans les
14 premières Les rapports entre les formes vulgaires et les formes classiques sont-ils comparables à ceux qui existent entre les formes du français moderne et celles de l'ancien français ou bien à ceux que l'on trouve entre le français et l'italien? Est-il possible de mettre le signe < entre les formes vulgaires et les formes classiques ou non? Évidemment, *frigïdus < fngïdus, *tonítrus < tónitrus, *colúbra < cólubra, *pariétem < paríetem, et ainsi de suite, c'est-à-dire que les relations entre les formes vulgaires et les formes classiques rappellent celles qu'on observe entre le français moderne et l'ancien français, et non celles qui existent entre le français et l'italien. Autrement dit, les humanistes qui, en 1435, sont arrivés à la conclusion que, dans l'ancienne Rome, l'élite parlait le latin classique et que le peuple se servait du latin vulgaire, ont commis une grave erreur. En réalité, le latin vulgaire est un état de langue postérieur au latin classique, et non contemporain au latin classique. Prétendre que, dans l'ancienne Rome, l'élite parlait le latin classique, et que le peuple se servait du latin vulgaire, équivaut à affirmer qu'au XIIe siècle en France l'élite parlait l'ancien français et que le peuple se servait déjà du moyen français ou du français moderne. Side 125
La parution de
notre monographie (1977) et de nos articles concernant
l'origine Première réaction:LOfstedt (1984, p. 267) a écrit: «W. Mariczak... versucht noch einmal zu zeigen - wie mehrfach friiher, aber ebenso erfolglos -, daß die romanischen Sprachen aus dem klassischen, nicht aus dem vulgâren Latein entstanden seien; er scheint immer noch nient einzusehen, daß Vulgârlatein schon von archaischer Zeit an vorhanden war, und zwar als eine sien veràndernde und entwickelnde Sprache, wàhrend das klassische Latein zum großen Teil ein Kunstprodukt der Literaten war.» Il est vrai que le latin classique mène jusqu'à nos jours une vie artificielle (même au XXe siècle, certains philologues classiques parlent et écrivent dans cette langue), mais ce qui est essentiel pour le problème de l'origine des langues romanes, c'est le fait que, dans l'Antiquité (les inscriptions de Pompéi en sont, entre autres, une preuve), le latin classique a évolué comme les autres langues: il s'est transformé en latin vulgaire comme le latin vulgaire s'est transformé, à son tour, en langues romanes. D'ailleurs, LOfstedt le sait, comme en témoigne le fait que, quelques lignes plus bas, il critique Nandri§ de la façon suivante: «er fragt sich am Anfang «pourquoi le latin a-t-il évolué, étant donné qu'il était un parfait instrument de communication et un important véhicule de civilisation?» (als ob es lebende Sprachen gàbe, die sich nicht entwickeln)». Lopinion de LOfstedt d'après laquelle «Vulgárlatein schon von archaischer Zeit an vorhanden war» signifie qu'il adhère à la thèse A, selon laquelle le latin vulgaire était une langue sœur du latin classique. LOfstedt a pris part à un colloque où nous avons demandé aux participants de citer des formes prouvant que le latin vulgaire était une langue sœur du latin classique, mais LOfstedt, pas plus que les autres, n'a cité une seule forme à l'appui de la thèse A (voir Maricsak 1987, p. 187). La thèse A a été aussi défendue par Baldinger (1977), Bakos (1978), Maria Iliescu (1978), Pisani (1978), Klare (1979) et Wittoch (1984), mais personne d'entre eux n'a allégué une forme prouvant que le latin vulgaire soit une langue sœur du latin classique. Ajoutons que, dans le monde, il y a au moins 3000 langues, dont la grande majorité sont des langues sœurs (des langues isolées comme le basque étant très rares) et que rien n'est plus facile que de trouver des formes témoignant qu'une langue donnée est la sœur d'une autre. Par exemple, le français est une langue sœur de plusieurs dizaines de langues indo-européennes et dans chacune de ces langues il existe des centaines (sinon des milliers) de formes prouvant que le français en est une langue sœur: le fr. parole ne provient pas de l'esp. palabra ni palabra ne provient de parole; le fr. manger ne provient pas du roum. mînea ni mînea ne provient de manger, le fr. quatre ne provient pas de l'angl. four, m four ne provient de quatre; le ïr.père ne provient pas de l'ail. Voter ni Vater ne provient de père; le fr. nuit ne provient pas du tchèque noe ni noe ne provient de nuit; le fr. pont ne provient pas du russe put' ni put' ne provient de pont; le fr. cent ne provient pas du lit. simias ni simtas ne provient de cent, et ainsi de suite (pour plus d'exemples, voir Mañczak 1987 a). Dans plusieurs réunions de romanistes, nous avons demandé aux participants de fournir des preuves à l'appui de la thèse A, c'est-à-dire d'alléguer des formes témoignant que le latin vulgaire était une langue sœur du latin classique, mais le résultat a toujours été nul. Side 126
Deuxième réaction:Vaananen (1977) a
commencé par défendre la thèse A. Afin de prouver que le
latin Quisquís amat,
valeat, pereat qui nescit amare! Ce texte
classique a été «rendu par un Pompéien brouillé avec la
grammaire» de la Quisquis ama,
valia, peria qui nosci amare! Quand nous avons, en 1980, attiré l'attention de Vaananen sur le fait que les langues romanes, qui présentent des formes comme fr. plaît-il, sarde kantat, it. ed, od, it. dial. portati ou roum. este, sînt, ne proviennent pas du latin vulgaire de Pompéi, qui a perdu le t final (cf. ci-dessus ama, valia, peria, nosci, vota) le romaniste de Helsinki a changé d'avis en déclarant, en 1981, ce qui suit: «Le moyen de liquider la «querelle du latin vulgaire»? Il en est un, préconisé déjà par Meyer-Liibke: de stipuler qu'on envisagera, comme point de départ des langues romanes, le latin tout court, sans l'une ou l'autre épithète - sinon le débat classique risque de tourner en vulgaire logomachie.» Cette opinion
appelle le commentaire suivant: 1° II n'est pas vrai que Meyer-Liibke estimait que les langues romanes provenaient d'un latin sans adjectif. En réalité, Meyer-Lùbke a toujours défendu la thèse A. Par exemple, dans la traduction d'une grammaire (1926 ou après, p. 12), nous lisons: «Comme tutti gl'idiomi romanzi, l'italiano continua il latino, e più precisamente non il latino scritto ma il latino parlato (latino volgare).» 2° II suffit de feuilleter une grammaire de latin classique et le manuel de latin vulgaire de Vaânânen pour se convaincre qu'il existe de nombreuses différences entre l'un et l'autre. Le latin vulgaire n'étant pas identique au latin classique, on est en droit de se poser la question de savoir si les langues romanes sont issues de l'un ou de l'autre. Troisième réaction:Raimund Pfister
(1988, p. 111) a écrit: W. Mariczak... greift seine frühere Thèse, fur die er von der Kritik wie ein Enfant terrible behandelt wurde, wieder auf, daß das Vulgârlatein eine Tochtersprache und nicht eine Schwestersprache des klassischen Lateins sei. Mit diesen Termini einer frühen Indogermanistik kann man den komplexen Tatbestânden nicht gerecht werden. Aber die auch in diesem Band, vor allem in simplifizierenden Schemazeichnungen auftauchende Vorstellung, die einst Fr. Skutsch unter das Bild des unter der Eisdecke der klassischen Zeit vom Side 127
Altlatein zum
Spâtlatein fließenden Vulgârlateins gebracht hatte,
bedarf einer Voici notre
commentaire: IoIo Pfister suggère que la distinction entre langues sœurs et langues filles est vieillie, ce qui n'est pas vrai. D'une part, nous pourrions citer des centaines de linguistes qui utilisent cette distinction de nos jours, et d'autre part, nous ne savons pas qu'un seul linguiste ait jamais contesté cette distinction, dont le bien-fondé est des plus évidents. 2° Pfister parle
de «komplexe Tatbestânde», mais il ne dit pas en quoi
ils 3° Pfister a
raison de dire que l'opinion de Skutsch «bedarf einer
Überprüfung», 4° Pfister ignore que, si l'on fait abstraction de l'opinion récente de Vaananen (= les langues romanes sont issues d'un latin sans adjectif), il n'y a, en ce qui concerne l'origine des langues romanes, que deux thèses: A et B. Tertium non datur. Une position
indécise a été prise aussi par Budagov (1977) et Flobert
(1978). Quatrième réaction:En 1987 a paru le premier tome de la plus grande grammaire historique de l'espagnol jamais écrite. Il s'agit de la grammaire de Lloyd, dont le premier tome comprend 400 pages de grand format, tandis que la bibliographie compte plus de 600 ouvrages cités. Il est surprenant que dans une œuvre d'une telle envergure, où le problème mineur de la diphtongaison de e et de o est présenté sur une quinzaine de pages, il soit impossible de trouver un seul mot sur l'origine de l'espagnol. En outre, le romaniste américain commet un abus terminologique en qualifiant des formes à astérisques de «Late Latin». Il parle, par exemple, de «Late Latin *volere» (64), de «*perescere... in Late Latin» (p. 162), de «Late Latin... *fu-» (p. 308) ou bien de «Late Latin *tragere» (p. 309). Or, personne n'a le droit d'appliquer le même terme «Late Latin» à la fois aux formes du latin tardif, qui sont attestées et sûres, et aux formes à astérisques, qui sont hypothétiques. Les germanistes distinguent entre formes gotiques, allemandes, anglaises, etc., qui sont attestées, et formes protogermaniques, qui sont pourvues d'astérisques, mais jamais un germaniste ne s'est permis de qualifier les formes protogermaniques de «gotiques» par exemple. Les romanistes désignent des formes à astérisques de différentes façons: formes du latin vulgaire, du latin populaire, du latin parlé, du roman commun, du protoroman, etc., mais ils ne les confondent jamais avec les formes attestées du latin tardif. Évidemment, il faut condamner l'abus terminologique commis par Lloyd, mais en même temps une remarque s'impose: si le romaniste américain emploie le terme «Late Latin» pour désigner aussi bien les formes du latin tardif que celles du latin vulgaire, cela ne signifie-t-il pas que Lloyd se rend compte du fait que non seulement le latin tardif, mais aussi le latin vulgaire est postérieur au latin classique? Side 128
II faut mentionner que Lloyd n'est pas seul à passer le problème de l'origine des langues romanes sous silence. En 1988 a paru un livre intitulé The Romance Languages, ouvrage collectif de huit romanistes anglais: Harris, Vincent, Green, Parkinson, Wheeler, Jones, Haiman et Mallinson, mais aucun d'entre eux ne dit de quel latin les langues romanes sont issues. Voici les
conclusions du présent article: IoIo Les formes
prouvant que le latin vulgaire représente un état de
langue 2° Aucun
romaniste n'a réussi à trouver une seule forme
témoignant que le 3° Personne n'a
eu le courage d'approuver la thèse B (= les langues
romanes 4° Pour restreint
qu'il soit, le nombre de ceux qui s'abstiennent de
souscrire Voilà comment se
présente le problème de l'origine des langues romanes
une vingtaine Witold
Mañczak Cracovie
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c. r. de Mañczak 1911, ALH (abréviations d'après la
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(1978): c. r. de Mañczak 1977, BSL, 73, p. 192-194.
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Vincent (éditeurs) (1988): The Romance Languages,
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(1987): From Latin to Spanish, I, Historical Phonology
and Morphology Lofstedt, B.
(1984): c. r. de Festschrift fur Hubschmid, VR, 43, p.
267-269. Mañczak, W.
(1974): La langue romane commune: latin vulgaire ou
latin classique?, - (1977): Le
latin classique, langue romane commune, Wrociaw.
- (1980): Les
langues romanes proviennent-elles du latin de Pompéi?,
LPosn, 23, p. - (1987): Origine
des langues romanes: dogme et faits, Actes du lerIer
Colloque international - (1987a): Où en
est la discussion concernant l'origine des langues
romanes?, KNf, 34, Meyer-Lübke, W.
(1926 ou après): Grammatica storica della lingua
italiana e dei Muller, H. E, et
P. Taylor (1932): A Chrestomathy of Vulgar Latin,
Boston. Pfister, R.
(1988): e. r. des Actes du lerIer Colloque international
sur le latin vulgaire et Pisani, V (1978):
c. r. de Mariczak 1977, Paideia, 33, p. 113-114.
Rheinfelder, H.
(1953): Altfranzôsische Grammatik, I, Lautlehre, 2e éd.,
Miinchen. Vaananen, V.
(1977): De quel latin proviennent les langues romanes?,
NphM, 78, p. - (1981): Note
finale sur la provenance des langues romanes, NphM, 82,
p. 60-61. |