Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

La main coupée.» ou la forme d'un récit bref chez Nerval, Maupassant et Schwob.1

par

Sabine Madeleine Hillen

Procédé d'écriture ou type de récit, la fantasmagorie de la main a hanté tout le XIXe siècle. En 1832 déjà, le thème préoccupe Gérard de Nerval dans la nouvelle intitulée «La main de gloire, histoire macaronique». Vingt ans plus tard, il reprend le sujet, en modifie le titre et le fait paraître dans Contes et Facéties comme «La main enchantée». Maupassant a fait ses débuts avec «La main d'écorché» (1875) qu'il publie comme un de ses premiers récits dans un Almanach lorrain de Pont-à-Mousson sous le pseudonyme de Joseph Prunier. A l'instar de Nerval, il s'inspire de ce premier projet pour publier en 1883 «La main», où il modifie quelque peu la conception de l'histoire, mais où le sujet principal reste le même. Plus tard il reviendra à Marcel Schwob de remanier à fond l'intrigue de «La main de gloire» et d'y ajouter son ton fin de siècle. Encore se résoudra-t-on ici à passer sous silence, pour ne pas étendre démesurément le propos, «L'étude de mains» de Théophile Gautier, «La main du Major Muller» dans les œuvres posthumes de Paul Verlaine ou la propagation semblable qui, à la même époque, se fit sentir dans la littérature anglo-saxonne avec Edgar Alian Poe ou Conan Doyle. Les effets intertextuels sont nombreux. Tout le monde le sait. Les analyser tous nous mènerait trop loin.

Mais sans doute faut-il chercher les raisons d'un tel engouement dans la facilité avec laquelle la main se prête à un nombre de caractéristiques qui se rapportent au texte bref. Notre intention est de juxtaposer la première éditiondes textes sur la main chez Nerval, Maupassant et Schwob et de les lire l'un après l'autre. Au cours de cette étude nous essayerons de voir, pour le XIXe siècle, quelle relation le texte sur la main, comme hypotexte et/ou comme hypertexte, entretient avec d'autres textes traitant le même sujet; ensuite de rechercher s'il existe pour cette série de textes un ou des principes

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caractéristiques de Parchitexte, à savoir le genre du récit bref. La littérature du XIXe siècle montre une main autonome et active qui génère une représentationparticulière. Aux confins de la vie et de la mort, la main fait irruptiondans le monde des vivants où elle engendre la terreur, étant témoin de l'absence du corps auquel elle appartient.

Nerval raconte comment lors du règne d'Henri IV, un drapier-chaussetier, nommé Eustache, rencontre un escamoteur, maître Gonin. Moyennant la cartomancie et la chiromancie, celui-ci voit dans la main d'Eustache un avenir nouveau et à première vue prometteur: «Ah mon jeune coquardeau, vous romprez votre coque; vous irez haut, très haut... vous mourrez plus grand que vous ne l'êtes!» (Œuvres, 486). Cependant le langage de la main et le langage de l'escamoteur demandent aussitôt une interprétation opposée aux apparences: «aller haut» signifie «monter au gibet», tout comme «aller loin» veut dire «être condamné aux galères». Eustache se détrompe des illusions de gloire et de fortune, étant instruit d'entrée de jeu sur sa mort au gibet. En retard près des Halles où sa future épouse, Javotte, l'attend, il se heurte à un obstacle nouveau: un bel arquebusier sûr de ses charmes se révèle comme le neveu de sa fiancée. L'inconnu s'incruste solidement dans la demeure familiale au grand dépit d'Eustache. Quand un soir l'arquebusier trouve porte close, un duel à mort est décidé près du Pré-aux-Clercs. Pour faire face à ce danger, Eustache fait appel à l'escamoteur qui lui offre la gloire en échange de cent écus remplacés temporairement par sa main. Après avoir tué «glorieusement», Eustache est mis au Châtelet où la mort l'attend. Lors de sa dernière visite, l'escamoteur explique comment il se servira de la main d'Eustache qui continuera à vivre. Elle permettra de faire tomber les barres et d'ouvrir les serrures «par tous les lieux où l'on va» (Œuvres I, 507).

Le prologue de Nerval offre au lecteur une entrée en matière double. La longue description du lieutenant civil, Godinot Chevassut, ce «petit homme replet, qui commençait à grisonner et y prenait grand plaisir» (Œuvres I, 478), ne semble pas indispensable au démarrage du récit, sinon en ce qu'elle nous fait connaître un double du narrateur. Mais sitôt Godinot disparu, Eustache, qui a eu droit à une description plus modeste, met fin au prologue et entame l'intrigue. Godinot intervient plus tard une seule fois: lors du chapitre XI intitulé «Obsession», où il cause l'emprisonnement d'Eustache. En dépit de ce retour tardif et justifiable, le récit n'en acquiert pas moins le caractère d'une mosaïque à pièces démontables qui introduit dans cette nouvelle l'importance de la fragmentation, reprise à différents niveaux.

Dans Paris, le parcours d'Eustache se trace par divers itinéraires entrecoupésde haltes qui laissent aux événements le temps de survenir: la place Dauphine pour la rencontre Godinot-Eustache, le Pont-Neuf pour le dialogueavec l'escamoteur et enfin les Halles qui devraient être un point d'arrivée.Mais

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vée.Maisl'accumulation des lieux continue: le Château-Gaillard (499), le Pré-aux-Clercs (501) et le Châtelet (506) sont des espaces qui comme les cases du jeu de l'oie sectionnent le récit: néanmoins les mains d'Eustache se révèlent malhabiles à ce jeu. Pourtant Godinot, peut-être le double du narrateur,ne prise aucune qualité «au-dessus de l'esprit et de l'adresse» {Œuvres I, 480). Le texte et le narrateur insistent: l'adresse au jeu et dans le maniementdes balles, bref «la grâce dans les choses» (Œuvres I, 512) qu'on fait, sont indispensables dans la vie en général, ne serait-ce que dans le tissage, l'arrangement et l'orchestration des mots. Les «dés» dans les poches du neveu (Œuvres I, 502) ou le «jeu de boules» montrent que «faire agir la main» implique connaître le jeu, comme écrire implique connaître les tours de la facétie. Eustache, cherchant la certitude et non le hasard, ne maîtrise pas l'opération à laquelle on le soumet; il est comme «un enfant qui tient un grand oiseau par une corde attachée à sa patte» (Œuvres I, 506). Eustache est donc voué à être soumis à la diablerie de l'escamoteur.

La prophétie de l'oracle s'accomplira. Une fois détachée du corps, la main acquiert l'anonymat et l'adresse du jongleur. Les «bonds» (Œuvres I, 512) qu'elle entreprend dans la foule rappellent à l'esprit les pirouettes, les gambades et les acrobaties mises en spectacle au XVIe siècle.2

Structurellement, le lecteur se trouve dans un monde à l'envers. Un premier reversement consiste à montrer comment Eustache connaît l'avenir grâce à Pacolet, un singe qui, comme le narrateur, voit l'unité des fragments qu'il manie. En plus, Eustache voit comment Pacolet se livre à un langage sans paroles qui se limite à remuer les «lèvres très vite» (Œuvres I, 486). Omniscience incomprise. L'écriture en labyrinthe cultive les culs-de-sac et les fausses passes du personnage.

Nerval explique l'inversion. Daniel Sangsue attire notre attention sur «Les faux saulniers» dans lesquels on lit: «Le tyran fut frappé d'une idée. Ce fut d'écrire dans sa main gauche le mot NIKH (victoire) avec une substance grasse et noire. Il l'écrivit mais à Venvers.» (Œuvres I, 451). La main qui écrit à l'envers ne permet la lecture qu'après un déchiffrement. En même temps, ce mode d'écriture renvoie au miroir: le récit du XIXe modelé comme au XVIIe à la manière de Bergerac, Bruscambille, Furetière ou comme au XIXe, suivant l'écriture de Hugo (Notre Dame de Paris), de Mérimée (La chronique de Charles IX) ou de Paul Lacroix (Le Roi des Ribauds). Le récit de Nerval renvoie une image autre non seulement par sa distance temporelle mais aussi par sa position. Non plus scripteur mais lecteur, la main de Nerval s'analyse dans l'autre ou s'analyse lui-même dans un processus d'autoscopie: celle qui a écrit n'est plus celle qu'il écrit.3

L'enchevêtrement des catégories de vie et de mort est extrêmement dense.
Pour tuer, Eustache devra se tuer: d'abord en offrant sa main, ensuite en
mourant au gibet, de sorte que l'ordre des séquences se problématise. Quelle

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mort (réelle, c'est-à-dire celle de l'arquebusier, ou prédite) fut responsable du sort d'Eustache? La prédiction cautionne-elle la fin du récit? Le savoir de la mort provoque la mort: réminiscence de la tragédie classique, mais le paradigme du péché originel, lui aussi, ne semble pas bien loin.

A la fin du siècle, Schwob qualifiait ses contes comme des «aventures singulières» qui présentent «parfois l'apparence de fragments». Son écriture se place d'autre part sous l'invocation de la symétrie, principe «d'une composition spéciale, où l'exposition tient la plus grande place souvent, où la solution de l'équilibre est brusque et finale».4 Jusqu'à quel point le concept de symétrie est-il valable pour les récits de la première moitié du XIXe siècle, en l'occurrence celui de Nerval?

Si le narrateur interrompt son récit et avoue trouver les derniers détails de l'aventure dans Le recueil des histoires tragiques de Belleforest, le récit y gagne un aspect fragmentaire. Mais où faut-il chercher cet «équilibre» final dans le texte de Nerval? En limitant le domaine de recherche à la constellation des actants, on constate qu'effectivement celle-ci connaît diverses phases d'équilibre et de déséquilibre. Au début, le déséquilibre entre Eustache, le sujet, Javotte, sa fiancée, l'objet, l'escamoteur comme adjuvant, et le neveu comme opposant. L'équilibre serait à nouveau instauré à la mort de ce dernier si l'adjuvant ne se transformait après le duel en opposant, réclamant la main. L'exécution d'Eustache apporte une harmonie nouvelle mais la vie future d'une partie de son corps fait problème. La fin asymétrique de l'histoire incite à la continuation.

Il est sûr que par sa tendance au commentaire, à la description et à la succession événementielle, le conte de Nerval est encore tributaire du roman. Par ailleurs, structurellement, P«oracle sibyllin» (Œuvres I, 487) et la prédiction qui s'ensuit s'inspirent du mythe. Mais, contrairement au roman, le texte recherche et crée son unité par des techniques différentes. L'incipit contient déjà les germes d'une première prédiction quand Godinot offrant «six écus» (Œuvres I, 482) à Eustache pour son nouvel habit explique que «tout marchand, en somme, est criminel». Les deux prédictions accompagnent deux combats entre Eustache et l'arquebusier (496 et 501) et deux visites à Godinot Chevassut (481 et 504). Symétrie récurrente non seulement dans les diptyques mais aussi dans l'appellation des chapitres: le chapitre II intitulé «D'une idée fixe», trouve un écho dans le chapitre XI «Obsession», «Croix et misères» du chapitre VI est inversé au chapitre VII en «Misères et croix».

En outre, les intertextes5 et les références historiques aussi ont une valeur rétrospective et transformative, ajoutant à l'écrit une valeur ironique: le «preux Roger» (Œuvres /, 496), le «célèbre Brusquet» (498) et l'«écrivain Flamel» (507) sont les sosies des personnages ou du narrateur. Lors de sa seconde visite, Eustache trouve Godinot Chevassut lisant «l'histoire des

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moutons dont Cingar débarasse la nef en jetant à la mer celui qu'il a payé»
{Œuvres I, 504). Coïncidence avec le marchandage initial d'Eustache ou
heureux hasard?

Les textes en marge sont nombreux. Ils sont l'expression du texte fragmentaire qui cherche à se placer dans un ensemble connu. Fragment de vie ou texte bref, revendiquant son indépendance et ne respectant plus seulement les «unités du roman même» (491), l'écriture se modèle à la façon des comédies ou «pièces comiques de l'époque» (493). Est-ce un hasard si en 1850 «La main enchantée» donnerait lieu au plan d'un opéra du même nom édité par M. Richer en 1949.6

Le recueil La main gauche de Maupassant (1889 chez OUendorf) s'insère sans doute dans un contexte différent de celui de Nerval. Contrairement aux recueils qui reprennent le titre du premier texte, celui-ci regroupe des contes ayant pour «thème commun des unions illégitimes»,7 hypothèse confirmée par un premier projet de titre: Les maîtresses. On est bien loin de Nerval. Cependant«La main d'écorché» s'inspire de lui. L'histoire prend place à une fête de buveurs de punch. Pierre entre et exhibe fièrement la main d'un célèbre criminel de 1736. Il raconte à l'auditoire comment il désire en faire un bouton de sonnette pour éloigner les créanciers. Sitôt accrochée près de la porte, la main provoque un fait étrange: vers minuit le carillon sonne et réveille Pierre, qui croit à l'intervention d'un imbécile quelconque. Le propriétaire de la demeure remarquant le lendemain sur son passage le hideux objet, exige qu'il soit enlevée. Cette nuit-là une agression a lieu. Le corps de Pierre porte les traces de «cinq doigts profondément enfoncés dans la chair» et la main, encore présente la veille, a disparu. Pierre sombre dans la folie et mourra quelques mois plus tard. Les fossoyeurs qui préparent son inhumation trouvent à l'emplacement qui lui est destiné un squelette «démesurément long» (GF 86) au poignet coupé. Mais à ses côtés, ayant retrouvé la voie vers son maître, repose la main d'écorché.8

Le récit, nettement plus bref que celui de Nerval, a des filons biographiques connus. A Etretat, Maupassant aurait coopéré au sauvetage d'Algernon Charles Swinburne.9 La rencontre de Swinburne est décisive dans le sens où l'écriture maupassantienne se nourrit d'un érotisme scabreux similaire à celui du poète anglais. Les «Notes sur Algernon Charles Swinburne» rendent compte d'une fascination particulière: «Ne voilà-t-il pas de la poésie bizarre, haute, infinie dans la demi-obscurité de la pensée qui disparaît parfois sous l'abondance des images».10

Entre le récit de Nerval et celui de Maupassant les différences sont notoires:les personnages ne se ressemblent pas, l'espace n'est plus le même et si le texte nervalien se rapproche encore, notamment par sa longueur, du roman, celui de Maupassant n'embrasse que six pages (en GF). Pourtant des indices portent à croire que les rapports à Nerval ne sont pas imaginaires.

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L'isotopie de la farce, encore publique et sociale chez Nerval, limitée à un cercle restreint chez Maupassant, est présente chez les deux auteurs. Les deux récits fantastiques s'organisent par le biais de signes prémonitoires (Nerval pp. 487, 499, 508; Maupassant, p. 82-83).

Deux articles nous informent sur les liens entre Nerval et Maupassant. Ferdinand Stoll suggère en 1987 qu'il existe un succession temporelle: «La nouvelle de Nerval se situe au XVIIe siècle (...). La main d'écorché dont parle Maupassant était celle d'un célèbre criminel supplicié en 1736». Il indique que les récits se déroulent l'un à la suite de l'autre. Dès que la main d'Eustache est tranchée, l'aventure «d'outre-tombe» peut démarrer. Pour lui, l'impression reste que «Maupassant a utilisé le texte nervalien comme un canevas, une base de départ, un tremplin».11 Un an plus tard, Daniel Sangsue confirme ce que Stoll pressentait: «la scène du carillon qui sonne sans qu'on en ait tiré le cordon fait écho à une scène qu'on rencontre dans Les Faux Saulniers de Nerval (...)». Hantée par l'hypotexte nervalien, «La main d'écorché» reprend «La main enchantée, histoire macaronique» là où Nerval «l'abandonne» .12 Il lance en même temps l'idée intéressante de la dégradation de la main, fait qui aurait, pour lui, partie liée à la parodie. Si, chez Nerval, la main est encore un outil qui supplée au pouvoir en ne dévoilant pas l'identité de celui qui agit, Maupassant montre déjà comment elle rate son but: le propriétaire, créancier «impertinent» (Horla, 83) par excellence, sonne et parvient à éliminer la charogne pendue près de la sonnette. On verra que chez Schwob, la fille de cuisine, Nancy, par la simulation de son sommeil parviendra à éliminer la main de gloire. Cette dégradation parodique succède pourtant à une immense attraction exercée par la main, car celle-ci sauve l'ordre conçu par le masquage de l'auteur du crime: si les barres tombent ou si Pierre est en quelque sorte écorché, est-ce l'œuvre d'Eustache ou l'œuvre de l'escamoteur? Il est sûr qu'à cet égard plusieurs facteurs historiques et sociaux apporteraient un éclairage significatif.

Encore faut-il faire mention d'un troisième hypotexte pouvant avoir eu ses influences sur Maupassant: «La peau qui tue». Ce texte fait problème quant à la détermination de l'auteur. Signé «Punch» et paru dans L'événement le 30 novembre 1875, le texte pourrait, selon une première hypothèse, être écrit par un journaliste nommé Gaston Vassy. D'autres sources avancent qu'il s'agirait d'une «ébauche de Nerval laissée chez un ami quelques jours avant son suicide».13

Dans «La peau qui tue», J. S. -T. Holmer se débarrasse de sa main «bien tristement détériorée» {Œuvres I, 1359). Pour contenter sa bien-aimée, il se fait appliquer une peau nouvelle qui est celle de Tom Cheap, un criminel sur le point d'être pendu après avoir assassiné sa femme dans un accès de colère. Maupassant reprend l'idée de la peau écorchée dans le titre de son conte; et pour la fable, l'élément de l'époux tuant sa femme: son célèbre criminel est

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mis à mort «pour avoir jeté, la tête la première dans un puits, sa femme légitime» {Horla 82). La pendaison est présente deux fois; mais reviennent aussi l'aventure parue dans la presse {Œuvres I, 1360/Horla, 84), le motif de la folie (Œuvres I, 1360/Horla, 85) et celui de la peau. Celle-ci à l'instar d'un parchemin qui se soumet à l'écriture, exige une écriture qui porte sur elle. Objet et sujet de texte, la peau figure dans presque toutes les descriptions de Maupassant qui traitent de la main coupée:

Je remarquai surtout une affreuse main d'écorché qui gardait sa peau séchée,
ses muscles noirs mis à nu, et sur l'os, blanc comme de la neige, des
traces de sang ancien.14

(...) cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles d'une force extraordinaire étaient retenus à l'intérieur et à l'extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts; tout cela sentait le scélérat d'une lieue. (Horla, 81).

Les doigts démesurément longs, étaient attachés par des tendons énormes
qui retenaient des lanières de peau par places.15

Au niveau de la structure, la question se pose de savoir si les trouvailles de
Maupassant pour la forme du récit bref s'inspirent de l'hypertexte nervalien.

On n'apprend rien en remarquant que le chiffre deux est pour Maupassant, encore plus que pour Nerval, un nombre capital, notamment dans ses romans comme Pierre et Jean : le lecteur a affaire à un «double exploit» (Horla, 82), à «deux docteurs» (Horla, 83), à «deux agents» (Horla, 84) etc. La perception n'est plus celle d'un narrateur omniscient comme chez Nerval mais, comme souvent vers la fin du XIXe, elle adopte la vision restrictive d'un personnage qui en perçoit un autre, ce qui incorpore tout de suite un clivage dans le texte. Ce narrateur, ami et double de Pierre, affronte, la nuit de l'attentat, non la main, mais la vision d'«un homme» (Horla, p. 83). L'écriture de Maupassant réduit davantage que celle de Nerval le nombre d'événements vécus. Les indices comme le carillon, le sommeil agité du narrateur... préparent la tension. Le narrateur absent lors du crime fera appel à un document véridique, le reportage de journal, pour décrire rétrospectivement les faits.

La duplicité entre le narrateur et le personnage, l'alternance entre leurs absences et présences, entre la restriction de vue et le mimétisme de l'objectivité,et, en outre, la répétition de motifs présentés antérieurement... démontrentune symétrie. L'ensemble se structure aussi par le tissage adroit des catégories de vie ou de mort appliquées au couple héros-main: la vie de Pierre contraste avec la main sèche; quand Pierre sombre dans la folie, les premières preuves de la vie de la main sont claires et enfin, à la mort de Pierre, la main trouve, elle aussi, le repos. Le corps du propriétaire de la

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main est d'abord énoncé, puis rêvé et finalement visualisé dans le cercueil.
L'enterrement de la fin est en antithèse avec la fête initiale. Spatialement le
trajet Normandie-Paris se double du retour Paris-Normandie.

Chez Marcel Schwob, non seulement Nerval, mais aussi la lignée anglaise de Meredith, Stevenson, Quincey, Defoe et Poe semblent avoir apporté leurs influences. Ne dépassant pas la longueur d'une page, son récit, «La main de gloire», raconte comment vers dix heures du soir, les habitants de l'Hôtellerie du Vieil-Hôpital se préparent à la nuit, sauf la servante Nancy. Soudain des pas et un coup frappé à la porte perturbent le silence. Nancy ouvre et fait entrer une femme qui a «les mains blanches de froid». Cette créature ne tarde pas à montrer sa fausseté: des pantalons dépassent du bas de sa robe. Décidée à faire bonne garde, Nancy feint de dormir près du feu. Rassurée, la «femme» sort de son sac une main «sèche et flétrie» qu'elle allume. Pour chaque dormeur dans l'hôtellerie un doigt s'allume, sauf le pouce qui refuse de brûler. Profitant d'une absence momentanée de l'intruse, Nancy barre l'accès à la maison et elle tente d'éteindre la main avec un pot de bière; mais seul le lait, gelé dans les seaux, pourra éviter l'incendie et chasser l'étrange personnage.

Nancy raconte les événements qui lui sont advenus. Par la transcription de sa déposition, l'activité de la main est présente dès les premières lignes. Durant tout le texte, Schwob joue sur les pouvoirs de la main: la main de Nancy tricote seule, près du feu: «Déjà une main chaude, en attendant la main qui brûle.»16 Ensuite la main refroidit. Ainsi la «femme grelottante» entre «les mains blanches de froid», refroidissement qui gagne ausssitôt les mains de Nancy, «si gourdes» qu'elles renversent la bière.

La trace de l'hypotexte nervalien est de l'ordre de la «figure ponctuelle» bien plus que de l'œuvre «considérée dans sa structure d'ensemble».17 En dehors du titre, témoignant d'une influence immédiate, les allusions thématiques à «La main enchantée» de Nerval apparaissent sporadiquement sans que l'on puisse parler de récupérations directes comme la citation ou le plagiat. L'effet de parenté entre les deux textes est pourtant évident: la forme du récit bref est un point commun pour les deux écritures.

Schwob connaissait et admirait Nerval. Tout jeune il conçoit une «Ballade pour Gérard de Nerval pendu à la fenêtre d'un bouge». «(...) entre Marcel Schwob et Nerval, quelque chose fonctionne, qui est partout perceptible.»18, lit-on dans la préface d'Hubert Juin aux œuvres principales de Schwob.

En revanche, l'hypotexte maupassantien est sans doute inexistant pour lui. Il est probable que les deux auteurs se connaissaient sans avoir des contacts réguliers. «La main de gloire» fut publié dans «L'écho de Paris» (en 1893) auquel Maupassant avait collaboré. Quelque temps avant la mort de Maupassant,Schwob écrit: «J'en suis venu à me demander où est la question du réalisme. Maupassant avait nettement divisé les romans en subjectifs et objectifsdans

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tifsdansla préface de Pierre et Jean. Ceci déplace le problème sans le résoudre. »19 Une voie nouvelle sera explorée par Schwob au nom d'un «vrai réalisme»sans «prétentions scientifiques» où les liens entre les «causes efficientes»ne forment plus un objectif majeur. Il serait pourtant inexact de trop simplifier l'opposition naturalisme/symbolisme, sachant que Maupassant ne croyait «pas plus au naturalisme et au réalisme qu'au romantisme» et que ces mots à son sens «(ne signifiaient) absolument rien».20

Outre les allusions ponctuelles à la main et l'architextualité identique, les textes de Maupassant et de Schwob s'identifient comme des continuations au récit de Nerval, vu que l'histoire «était restée à un certain point qui ne la terminait pas». Pour définir la continuation, Genette prend l'exemple de divers textes du moyen-âge qui allaient jusqu'à reprendre «la disposition des lieux, l'enchaînement chronologique, la cohérence des caractères».21 Bien qu'il soit inexact de parler d'une «continuation» dans l'acception médiévale, cela n'empêche pas à la cohérence intertextuelle de fonctionner puisque la diégèse même de Nerval prévoit pour la main un dépassement spatial et temporel: le pouvoir de la main est de dépasser les frontières et de faire tomber les barres éternellement.22

«La main de gloire» se déroule dans un laps de temps limité de trente minutes. La technique de la conscience subjective est utilisée par Schwob sans concessions. Le récit en forme de reportage permettait à Maupassant de prendre de la distance par rapport à l'individualité, le témoignage de Nancy par contre n'autorise aucune omniscience. Le narrateur qui transcrit les propos de Nancy en arrive à effacer sa propre identité.

La description du rituel du soir instaure un premier équilibre, qui s'interrompt lors de l'apparition de l'intrus. Ce déséquilibre s'achève lors de l'expulsion de la fausse femme et fait place à un retour symétrique vers la situation de départ. Toute symétrie étant aussi une progression, Schwob administre les signes (les larmes, le sang, les traces...) dénotant qu'un incident a eu lieu dans ce retour au repos. La structure se compose d'un déplacement en deux temps (équilibre/déséquilibre) pour se résorber à la fin dans un processus de condensation. Cette fin laisse derrière elle de nombreuses questions. Le XIXe siècle déjà semble privilégier l'autonomie des signifiants au sens: «Sachez que tout en ce monde n'est que signes et signes de signes.»23 écrit Schwob dans sa préface.

Dans les trois contes, l'histoire est celle d'une intrusion: l'étranger souhaiteintroduire une force qu'on désire éliminer (celle du rival, celle de la folie, celle du crime)... Dans les trois cas, la machine de la symétrie fonctionnepour aboutir, sinon à l'équilibre originel, du moins à un équilibre nouveau. Chez Nerval, la culpabilité initiale d'Eustache ne s'efface pas, allant jusqu'à lui faire refuser le repos et la mort. Le personnage de Maupassant sera englouti par une terre-mère hostile qui renferme aussi les aventures

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passées. Schwob montre le narrateur lecteur d'une longue série de traces dont il ne parvient pas à capter l'origine. Mais à chaque reprise, aussi différentque l'imaginaire créateur puisse être, le texte se construit en partant de diptyques valorisant un jeu de ressemblances et de différences. Ceux-ci indiquentune continuité dans un texte, traversant des séquences de symétrie et d'asymétrie qui se condensent en une fin brusque et soudaine. Les textes sur la main apportent au long du XIXe siècle aussi bien une diffusion d'allusions thématiques qu'une transmission de lois génériques relatives au récit bref.

Sabine Madeleine Hillen

Université d'Anvers.



Notes

1. Pour «La main enchantée» nous avons fait appel à l'édition établie par Albert Béguin et Jean Richer, Œuvres /, Gallimard (Pléiade), Paris, 1974. «La main d'écorché» figure dans le recueil soigné par Antonia Fonyi, Le Horla, Paris, GF Flammarion, 1984; «La main de gloire» dans Les œuvres complètes (vol. IX Chroniques), éditées par Pierre Champion, Paris, Bernouard, 1927-1930.

2. Robert Bossuat, Dictionnaire des lettres françaises, Arthème Fayard, Paris, 1963, p. 705.

3. Nerval pourvoit l'histoire d'Eustache d'une suite: un canevas d'opéra paru en 1850, peu connu du public mais réédité par M. Richer dans Le Mercure de France, le 1 déc. 1949, p. 679. Voir aussi Pierre Castex, Le conte fantastique en France, Librairie José Corti, Paris, 1971, p. 303.

4. Marcel Schwob, «Préface», Œuvres complètes, Cœur double, éd. Pierre Champion, François Bernouard, Paris, 1927-1930, p. XIV.

5. Lacception de J. Kristeva s'impose: «coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d'un texte dans un autre». Cité par G. Genette, Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982, p. 8. Voir aussi J. Kristeva, Sèméiôtikè, Seuil, 1969.

6. Voir Pierre-Georges Castex, Le conte fantastique en France de Nodier à Maupassant, Librairie José Corti, Paris, 1971, p. 303.

7. Roger Bismut, «Introduction», La main gauche, GF, Paris, 1978, p. 23.

8. «LAnglais d'Etretat» dans: Chroniques H, Paris, 10/18 série «Fins-de-siècles» par Hubert Juin, 1980, p. 134-137 et «Notes sur Algernon Swinburne» dans: Chroniques 117, 10/18, Paris, 1980, p. 432-441.

9. En compagnie de Powel (devenu «Rowell» dans «La main» de 1883) et de son singe, Swinburne aurait habité la chaumière Dolmancé, décorée d'esquisses d'aliénés, d'ossements soigneusement rangés et d'une main d'écorché. Maupassant achète ou reçoit ce dernier fétiche des deux Anglais et lui donne une place sur son bureau. 2 rue Moncey. Même si le sauvetage d'Etretat a déjà suscité l'intérêt de la critique , l'incertitude chronologique demeure: 1864 pour Roger Bismut, 1863-1867 pour Pierre Cogny, l'été de 1868 pour H. Troyat; et Maupassant lui-même hésite entre 1867 ou 1868. Voir aussi R. Bismut, «Chronologie», Contes du jour et de la nuit, GF, Paris, 1977, p. 5 et P. Cogny, «Chronologie», Le Horla, GF, Paris, 1984, p. 225 et H. Troyat, Op. cit., p. 22.

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Résumé

Durant le XIXe siècle, l'image de la main coupée stimula la production de plusieurs récits brefs fantastiques. Ainsi «La main enchantée» de Nerval servit de support aux continuations de Guy de Maupassant («La main d'écorché») et de Marcel Schwob («La main de gloire»). Ces deux derniers se montrèrent redevables au récit de Nerval non seulement de la reprise de certains éléments diégétiques, mais aussi de 1' agencement générique: progressivement un nombre de traits fixes comme la symétrie, l'indice prémonitoire et le pivot se révéleraient tributaires au genre du récit bref.



9. En compagnie de Powel (devenu «Rowell» dans «La main» de 1883) et de son singe, Swinburne aurait habité la chaumière Dolmancé, décorée d'esquisses d'aliénés, d'ossements soigneusement rangés et d'une main d'écorché. Maupassant achète ou reçoit ce dernier fétiche des deux Anglais et lui donne une place sur son bureau. 2 rue Moncey. Même si le sauvetage d'Etretat a déjà suscité l'intérêt de la critique , l'incertitude chronologique demeure: 1864 pour Roger Bismut, 1863-1867 pour Pierre Cogny, l'été de 1868 pour H. Troyat; et Maupassant lui-même hésite entre 1867 ou 1868. Voir aussi R. Bismut, «Chronologie», Contes du jour et de la nuit, GF, Paris, 1977, p. 5 et P. Cogny, «Chronologie», Le Horla, GF, Paris, 1984, p. 225 et H. Troyat, Op. cit., p. 22.

10. Chroniques 111, 10/18, Paris, 1980, p. 439.

11. F. Stoll, «Maupassant et Nerval: images communes d'une double folie», Cahiers Gérard de Nerval, N° 10, 1987, p. 79-81.

12. Daniel Sangsue, «De seconde main: rire et parodie chez Maupassant», Maupassant, miroir de la nouvelle, Presses universitaires de Vincennes, Vincennes, 1988, p. 179-180.

13. Notes établies pour la Pléiade par Albert Béguin et Jean Richer; Gérard de Nerval, Œuvres I, Gallimard, Paris, 1974, p. 1358-1361.

14. Chroniques 11, 10/18, Paris, 1980, p. 136.

15. Contes du jour et de la nuit, GF, Paris, 1977, p. 155.

16. C. Berg, syllabus interne, p. 4.

17. Gérard Genette, Op. cit., p. 9.

18. Hubert Juin cité par Christian Berg. Voir: Œuvres principales de M. Schwob: Le roi au masque d'or, Vies imaginaires, La croisade des enfants, Le livre Monelle, Spicilège, L'étoile de bois, II libro della mia memoria, Cœur double, Mimes, UGE coll. 10/18, Nos 1298-1299-1300, Paris, 1979. La citation d'Hubert Juin se trouve dans le N° 1300, p. 10.

19. Le phare de la Loire, 15 avril 1889, p. 49-50.

20. Lettre sans doute adressée à P. Alexis, citée par Raymond Pouillart, Le romantisme 111, 1869-1896, Arthaud, Paris, 1968, p. 111. Généralement, Pintertextualité schwobienne est masquée dans le sens où elle ne se livre qu'à qui sait lire. Cet «homme de la seconde main» a réuni les influences les plus diverses transformant l'écriture en un «locus textorum», galimatias de littératures diverses. Le sentiment «fin de siècle» y domine: «sentiment d'être le dernier, d'avoir lu tous les livres, d'arriver, en quelque sorte, trop tard.» Voir Christian Berg, Syllabus interne, p. 7-8-18.

21. G. Genette, Op. cit., p. 182-183.

22. Le tombeau de Schwob évoque cet éternel retour. Deux mains sont posées à plat, dont l'annulaire et le médius sont écartés. Ce blason est, pour Pierre Champion, destiné à conjurer le malheur, mais il ajoute: «Ce blason des Cahun, destiné à conjurer le malheur, m'apparaît comme le signe de la destruction des autres, destruction de tout, destruction du temps: signe de l'éternelle errance, indication du 'marche plus loin, toujours'.» Voir Pierre Champion, Marcel Schwob et son temps, Grasset, Paris, 1927, cité par Christian Berg, p. 10.

23. Œuvres complètes, Le Roi au masque d'or, «Préface», p. V.