Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

De la séduction dans Les Egarements du cœur et de Vesprit de Crébillon fils

par

Michèle Bokobza Kahan

La préface du roman Les égarements du cœur et de l'esprit semble répondre, a priori, à toutes les normes usuelles qui justifient généralement une préface, à savoir la présentation de la position de l'auteur par rapport à son œuvre, l'établissement d'un contact de complicité et de compréhension entre l'écrivain et le lecteur, les définitions des idéaux romanesques et sociaux qui déterminent ladite œuvre et un bref résumé de l'histoire qui va suivre.

L'œuvre romanesque est une œuvre de fiction qui ne se réfère pas à la réalité concrète mais au genre humain en général. Toute tentative d'identification d'un des héros fictifs avec une personne authentique est pernicieuse et inutile. Le but du roman est d'instruire en divertissant. En peignant les mœurs dépravées de la société, Crébillon dénonce les vices et les égarements, et en les dévoilant, il avertit et prévient le lecteur. Il justifie donc son choix et se présente comme un écrivain qui respecte les normes et qui défend la vertu et la moralité.

Crébillon tend, tout le long de la préface, à placer son œuvre dans le cadre de la norme et de la tradition. Il veut rassurer. Il réussit d'ailleurs à convaincre, et on a généralement tendance à prendre au pied de la lettre ses affirmations, comme par exemple Ernest Sturm qui, dans une étude Crébillon fils et le libertinage au XVIIP siècle, écrit

Dans Les Egarements du cœur et de l'esprit qui pourraient porter en sous-titre: «de l'éducation d'un libertin», Crébillon peint les épreuves parfois obscures que traverse un adolescent afin d'être admis sur un pied d'égalité dans les salons privés de l'élite aristocratique (...) Les égarements traitent l'inévi-

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table conflit entre l'individu et un monde fortement hiérarchisé et replié sur
lui-même.

Crébillon annonce qu'il va raconter l'histoire d'un jeune noble, Meilcour, qui entre dans le monde, innocent et naïf, et qui, au fil du temps, apprendra, à ses dépens, à connaître et à comprendre les fonctionnements de la société et les motivations de conduites des êtres humains:

On verra dans ces Mémoires un homme tel qu'ils sont presque tous dans une extrême jeunesse, simple d'abord et sans art, et ne connaissant pas encore le monde où il est obligé de vivre. La première et la seconde partie roulent sur cette ignorance et sur ses premiers amours. C'est dans les suivantes, un homme plein de fausses idées, et pétri de ridicules, et qui est moins entraîné encore par lui-même, que par des personnes intéressées à lui corrompre le cœur, et l'esprit. On le verra enfin dans les dernières, rendu à lui-même, devoir toutes ses vertus à une femme estimable; voilà quel est l'objet des Egarements de l'esprit et du cœur (Crébillon, Les Egarements, col. la Pléiade, Les romanciers du XVIIP siècle, 11, p. 11).

Le roman est doublement éducatif puisque, en racontant l'acheminement de Meilcour de l'ignorance vers la connaissance et le savoir, clés de la vertu et de la moralité, il permet au lecteur de s'instruire et de comprendre également le monde, la vie, et la psychologie humaine. La leçon de vie que Meilcour reçoit est aussi une leçon de vie qui éclairera et instruira le lecteur.

Jusqu'ici, j'ai présenté le côté extérieur, évident, connu et reconnu de la préface. Crébillon essaie de convaincre le lecteur d'adopter cette optique avec force redondances. Pourtant, si l'on examine le texte un peu plus attentivement, on remarque une récusation des affirmations à l'instant même de leur énonciation, et une perversion du jeu par celui qui en a donné les règles. Le pacte que Crébillon a établi avec le lecteur, ce contrat de lecture, cette préface, où l'auteur annonce à ce dernier ce qu'il va lire, comment le lire et quelle sorte de leçon il en tirera, ce pacte est un leurre, et dès le début, Crébillon trompe, ment et se conduit avec le lecteur en maître de séduction.

Le mensonge se trouve dans le texte même puisque Crébilllon y a intervertil'ordre du titre: «(...) voilà quel est l'objet des Egarements de l'esprit et du cœur.» Il est douteux qu'un écrivain puisse faire inconsciemment et sans intention une telle erreur. Quel livre présente-t-il? Quel livre allons-nous lire réellement? N'est-ce pas là de sa part une manière élégante et discrète de se désister du serment à l'instant qu'il le prononce? Ce pacte est aussi un leurre car le roman va se terminer sur un rendez-vous pris pour le lendemain par les protagonistes qui ont ouvert ce livre, Meilcour et Mme de Lursay. Il ne sera jamais question d'un Meilcour assagi ou vertueux. Le développement habitueld'un roman d'initiation est inexistant ici. Sans aucune conclusion, le livre reste ouvert à la répétition. Il n'y a ni premières amours, ni dernières amours,

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ni découverte d'une vérité salvatrice, ni réel conflit entre un individu et la société. Meilcour reste identique à lui-même, à savoir un jeune noble comblé, oisif, qui se complaît dans un ennui blasé. Ce pacte est enfin un leurre puisque Crébillon y fait une promesse explicite:

On ne fait point ici de promesse d'être exact dans la distribution de ce livre, on a tant de fois trompé le Public là-dessus qu'il serait convenable qu'il n'en crût pas sur sa parole ou l'Auteur, ou l'Editeur, on peut cependant l'assurer que si cette première partie lui plaît, il aura promptement,'et de suite, toutes les autres.» (Crébillon, Les Egarements, p. 11)

Cette promesse d'écrire une suite, Crébillon ne l'a jamais tenue et le livre
que le lecteur tient entre ses mains se termine ainsi:

Grâce aux bienséances que Mme de Lursay observait sévèrement, elle me renvoya enfin et je la quittai en lui promettant, malgré mes remords, de la voir le lendemain de bonne heure, très déterminé, de plus, à lui tenir parole. (Crébillon, Les Egarements, p. 188)

A la place de la promesse non tenue de Crébillon, le roman s'achève sur une
promesse que le héros fait à sa maîtresse et à lui-même, et qui sera, ou ne
sera pas, tenue.

On sait que la promesse joue un rôle primordial dans le discours de la séduction. Don Juan qui personnifie le mythe de la séduction, agit par et avec la parole. Il se sert de la promesse pour séduire, une promesse qu'il ne respecte jamais, qu'il ne peut pas respecter car c'est son manque qui permet son renouvellement. Une promesse tenue aboutit à une fidélité, chose inconcevable pour la séduction qui se veut toujours incertaine, toujours ininterrompue. Dans Le scandale du corps parlant, Shoshana Felman écrit: «Don Juan est donc bel et bien une pièce sur la promesse.» (p. 32)

La promesse est une mise en acte de la parole, c'est-à-dire que Pénonciationdes mots ne décrit pas un événement mais le crée. Parler est égal à faire. Le langage est dans ce cas-là un langage performatif selon la conception du philosophe anglais Austin que Shoshana Felman présente dans son livre cité plus haut. Généralement, on accorde au langage une valeur cognitive, une valeur constative, le langage est considéré comme étant essentiellement un instrument d'information, de transmission de savoir, de connaissance. Les enjeux sont différents. Celui qui parle un langage constatif est préoccupé par le sens et par la relation qui s'établit entre le signifié et le signifiant, et leur réfèrent, «Est-ce que ce que je dis est vrai ou faux?». Celui qui parle un langage performatif n'est pas intéressé par la vérité, mais par les événements. Au lieu de connaître, il veut agir, modifier, influencer. Ce qui lui importe c'est de réussir. L'enjeu du langage est, ici, d'être réussite ou échec: «Séduire,c'est

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duire,c'estproduire un langage heureux.» (Felman, Le scandale du corps
parlant, p. 35)

Les promesses non tenues de Crébillon permettent d'envisager la préface des Egarements, d'une part, comme une tentative de séduction de l'écrivain et, d'autre part, comme un subterfuge qui, sous la couverture de la vertu et des normes, permettrait de placer tout son livre sous l'égide de la séduction. Si tentative de séduction de la part de l'auteur il y a, cela veut dire que celui-ci s'autodéfinit comme maître de séduction, adoptant le langage de la séduction et toutes les implications que cela comporte. On verra, en effet, que loin de décrire un personnage séducteur, c'est Crébillon qui se fera le représentant du discours de la séduction, à travers les pages de son roman. S'il est question de séduction, il va de soi que le premier rôle est donné à la parole, une parole performative, une parole conçue avant tout comme un champ d'action. Ce choix devient d'autant plus significatif quand il est éclairé par les théories de Jean Baudrillard qui, dans son livre De la séduction, développe l'idée d'opposition entre le discours de la productivité, essentiellement exprimé par le langage constatif, langage de la vérité et de la connaissance, et le discours de la séduction qui, au contraire, est fait d'artifices, fuit la certitude et la finalité, joue avec les signes et les détourne de leur voie.

Puissance immanente de la séduction de tout ôter à sa vérité et de le faire
rentrer dans le jeu pur des apparences et là de déjouer en un tournemain
tous les systèmes de sens et de pouvoir. (Baudrillard, De la séduction, p. 20)

L'opposition de ces deux discours reflète, selon Baudrillard, tout un système
culturel qui régit notre société contemporaine.

La séduction est partout et toujours ce qui s'oppose à la production. La séduction retire quelque chose de l'ordre du visible, la production érige tout en évidence, que ce soit celle d'un objet, d'un chiffre ou d'un concept. Que tout soit produit, que tout se lise, que tout advienne au réel, au visible et au chiffre de l'efficacité, que tout se transcrive en rapports de force, en systèmes de concepts ou en énergie comptable, que tout soit dit, accumulé, répertorié, recensé: tel est le sexe dans le porno, mais elle est plus généralement l'entreprise de toute notre culture, dont l'obscénité est la condition naturelle; culture de la monstration, de la démonstration, de la monstruosité productive. (Baudrillard, De la séduction, p. 56)

Le discours de la séduction contient donc des valeurs philosophiques et idéologiques concernant à la fois le langage et la société. Sa présence souterraine mais cependant omniprésente dans les Egarements donne à cette œuvre une envergure et une dimension combien plus riches et intéressantes.

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Au début du roman, le narrateur décrit les mœurs de la société, lieu de l'intrigue. Il fait une peinture acre et sévère d'une société corrompue et vicieuse où il n'est question que de prostitution sexuelle. On entre immédiatement dans le monde de la production: «Ce qu'alors les deux sexes nommaient amour, était une sorte de commerce où l'on s'engageait (...) la première vue décidait une affaire, mais, en même temps, il était rare que le lendemain la vît subsister...» (Crébillon, Les Egarements, p. 15)

Dans cette société que le narrateur critique avec autant de virulence, la séduction n'existe pas, les choses sont réglées promptement: «II arrivait même quelquefois qu'un homme n'avait pas besoin de parler...» On retrouve une critique évidente du monde de la productivité, un monde où il n'est question que de jouissance immédiate et de production sexuelle banale, pour employer les termes de Baudrillard. Ce que l'on pressent surtout dans cette dénonciation, c'est le regret de l'absence de la séduction. Et ce que le narrateur présente c'est un monde où la séduction n'existe plus. A la fin du passage, on remarque que le narrateur transpose le temps de l'écriture à une période indéfinie et volontairement floue: «Les mœurs ont depuis ce tempslà si prodigieusement changé...» Il épure ainsi la société dépravée, décrite plus haut, de toute validité historique. Crébillon utilise ici un procédé similaire à celui que l'on a pu découvrir dans la préface, à savoir qu'il adopte le point de vue normatif que la vertu et la moralité portent sur le monde de la noblesse et, tout de suite après, il récuse ses dires en transférant ce discours de productivité dans une sphère fabuleuse: «Je ne serais pas surpris qu'on traitât de fable aujourd'hui ce que je viens de dire sur cet article.» Au langage constatif de la vertu, il répond par un langage constatif de sexe et de jouissance, mais l'un vaut l'autre, et ce qui l'intéresse avant tout, c'est ce dont il fait implicitement l'apologie dans sa critique de la société, il s'agit de la séduction et du langage de la séduction.

Baudrillard dit: «La séduction représente la maîtrise de l'univers symbolique, alors que le pouvoir ne représente que la maîtrise de l'univers réel.» {De la séduction, p. 19). Ne pourrait-on pas voir, dans cette perspective, le lien indéniable qui se tisse entre séduction et littérature? Et ne pourrait-on pas admettre que Crébillon en était profondément conscient? On ne peut évidemment pas comparer les Egarements à Don Juan. Ce n'est pas dans ce sens-là que le roman est un roman de séduction. Les libertins ne sont pas des séducteurs quand les femmes n'ont plus besoin d'être séduites pour accepter les avances amoureuses. Cependant, dans les scènes-clés du roman, la présence du discours de la séduction est indéniable. Que ce soit, comme on l'a vu dans la préface, pour mystifier le lecteur, tout en lui disant de quoi il s'agit réellement, ou bien dans la présentation de la société, où en dénonçant la dégradation des mœurs, certainement réelle d'ailleurs, il dénonce surtout la disparition de la séduction, dans le même sens que Baudrillard.

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Dans la première partie du roman, on trouve une scène dont l'étude permettrait, à mon avis, de renforcer l'hypothèse émise plus haut. Cette scène décrit les débuts de l'entreprise de séduction de Meilcour menée par Mme de Lursay. Il s'agit bien ici de séduction puisque Meilcour, ne comprenant rien aux codes du langage mondain, devient une proie bien difficile à attraper. Bien que les deux personnages soient présents à toutes les pages, ce qui occupe réellement le devant de la scène, c'est le discours en lui-même, c'est ce «dites-moi», répété inlassablement, qui mène l'intrigue et motive l'action. Le langage devient un instrument opérationnel. On parle pour modifier la situation, pour faire basculer les rapports de force. Mme de Lursay peut déjà facilement deviner les sentiments que Meilcour éprouve pour elle, mais elle a besoin de son aveu. Si Meilcour avoue, il est à sa merci et c'est, bien sûr, cela qui lui importe. Mme de Lursay conçoit donc le langage comme étant essentiellement performatif et elle se range ici aux côtés de la séduction. Meilcour, par contre, cherche à tout ériger en évidence. Il apparaît comme la puissance masculine dans le sens que Baudrillard lui donne, c'est-à-dire obtenir un résultat concret et jouir immédiatement. Mme de Lursay se dérobe et jouit dans la parole et dans l'incertitude des sous-entendus. Elle aime ce jeu de cache-cache incessant et c'est là où son pouvoir est évident:

Une joie éclatait dans ses yeux; (...) Cair sombre avec lequel je lui répondais, et le soin que je prenais d'éviter ses yeux, furent pour elle une assurance de plus que je ne l'avais pas trompée; mais quelque chose qu'elle en pût croire, elle voulait établir son empire, et tourmenter mon cœur avant de le rendre heureux. (Crébillon, Les Egarements, p. 27)

Au début de cette scène, Meilcour se tient coi, effrayé à l'idée de prononcer un mot: «Cette espèce de tête-à-tête me fit frissonner.» Bien entendu, c'est Mme de Lursay qui va faire cesser ce silence grâce à un prétexte doublement significatif, elle va parler d'une pièce de théâtre et disserter sur la scène de la déclaration d'amour. Le théâtre est le lieu privilégié de la parole performative. L'écriture dramaturgique est conçue pour être mise en acte. Si l'on pense, par exemple, à la conception théâtrale de Stanislavsky, on se souvient que l'acteur doit avant tout couper son texte en séquences et nommer chacune d'elles par une action. Trouver le verbe qui correspond à la parole devient l'acte qui permet à l'acteur (acte-acteur) d'adhérer à son texte et de le faire sien. Il est également significatif que les protagonistes, à partir d'une déclaration d'amour fictive, extraite d'une pièce de théâtre, dialoguent sur ce qui motive leur présent tête-à-tête, à savoir une déclaration d'amour les concernant.

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La déclaration d'amour est, comme on l'a noté auparavant, un acte performatif d'engagement et de promesse, et elle est pour cela primordiale dans le discours de la séduction. Voyons la place qu'elle occupe dans ladite scène. Mme de Lursay cherche à persuader Meilcour de lui déclarer son amour, Meilcour essaie d'expliquer pourquoi la chose est si difficile. Tous deux, quand ils discutent sur l'acte de dire que l'on aime, donnent à cette déclaration diverses valeurs. Si l'on répertorie ces différentes valeurs, on se trouve face à un phénomène intéressant. Le philosophe anglais Austin propose cinq catégories principales constituant l'ensemble du langage performatif: 1. la catégorie des verdicts, 2. la catégorie des ordres, 3. la catégorie des engagements, 4. la catégorie des comportements, 5. la catégorie des expositions1.

Mme de Lursay dit avoir été impressionnée par la scène de la déclaration d'amour. Meilcour renchérit et avoue en avoir été également frappé d'autant plus que cette situation lui semble bien dangereuse. Mme de Lursay, étonnée de ses propos, lui répond: «Dire qu'on aime est une chose qu'on fait tous les jours...» (p. 21). Ici, Mme de Lursay conçoit la déclaration d'amour comme étant un acte de discours lié à une attitude sociale et faisant, pour cette raison, partie de la catégorie des performatifs de comportements et de rituels sociaux.

A cette facon désinvolte d'envisager la déclaration d'amour, Meilcour répond: «Je ne crois pas qu'il soit facile de dire qu'on aime» (p. 21). Il considère la déclaration comme un aveu qui coûte et c'est dans ce sens-là que Mme de Lursay le comprend: «Je suis persuadée, dit-elle, que cet aveu coûte à une femme» (p. 21). La déclaration d'amour est donc comprise ici comme un performatif d'exposition et d'argumentation.

Les deux locuteurs continuant à se lancer la balle, Meilcour, toujours en désaccord avec Mme de Lursay, dit: «Je ne trouve rien de plus humiliant pour un homme que de dire qu'il aime» (p. 21). On voit comme l'acte de dire que l'on aime prend ici une valeur de condamnation ou d'estimation et se range, pour cette raison, dans le groupe des performatifs de verdicts ou d'exercices de jugement.

La scène continue ainsi sur plus de deux pages, Meilcour s'obstinant à se taire, Mme de Lursay essayant de lui faire déclarer son amour. A bout d'arguments, Mme de Lursay s'exclame: «En un mot, Meilcour, je le veux; mon amitié pour vous m'oblige de prendre ce ton: dites-moi qui vous aimez?» (p. 24). Le performatif d'ordre est clair et net.

Dans cette scène qui tourne continuellement autour d'une mise en acte de la parole, c'est-à-dire la déclaration d'amour, on a pu vérifier la présence de quatre des cinq catégories de performatifs proposées par Austin. La seule catégorie qui manque est celle de l'engagement. Ce dernier groupe ne peut pas apparaître puisque dire «je vous aime» signifierait dans ce cas-là «Je vous promets, je m'engage», et que Meilcour, prenant la promesse au sérieux,a

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rieux,abien trop peur de se prononcer. On voit donc comment cette scène de séduction traite de la séduction sur plusieurs plans. A la surface, Mme de Lursay est la séductrice de Meilcour. Ensuite, Meilcour, représentant du discours constatif, se heurte aux faux-fuyants de Mme de Lursay. Puis, autour de la déclaration d'amour, pivot de toute scène de séduction, Crébillon traite de toutes les potentialités, non pas de sens qu'un mot peut avoir, mais d'actionsque le discours porte en soi.

Dans la deuxième partie du roman, lors d'un dîner, la plupart des personnages se retrouvent autour d'une table pour, a priori, manger ensemble. Il y a là Meilcour, Mme de Lursay, Hortense de Théville et sa mère, Mme de Senanges, Prazi et Versac. Curieusement, ces personnages ne mangent pas et le narrateur ne cherche aucunement à créer une ambiance quelconque référentielle à un dîner. Autour d'une table inexistante, on ne fait qu'une chose: parler ou se taire. La parole, loin d'être innocente, devient ici une arme et l'espace un champ de bataille. Se mettre à table c'est avant tout essayer d'occuper une position stratégique avantageuse. Certains réussissent leur manœuvre, d'autres pas:

Nous nous mîmes à table. Je fis vainement ce que je pus pour être auprès de Mlle de Théville, ou pour éviter du moins Mme de Senanges; rien de cela ne fut possible. Mme de Senanges, dont la résolution était prise, me mit d'autorité entre elle et Versac, qui de son côté ne put parvenir à s'approcher de Melle de Théville, que sa mère et Mme de Lursay gardaient soigneusement contre lui. (p. 95)

Si Versac avait pu s'asseoir près d'Hortense, on aurait pu assister à une scène de séduction classique où Versac, face à la jeune fille vertueuse et morale, serait devenu un Don Juan obstiné. Mais Versac ne peut s'approcher de la jeune fille et, faute de pouvoir déployer son discours de séduction, il se rejette sur celui de la médisance. C'est dans ce sens que la scène nous concerne car si l'on regarde attentivement ce discours de la médisance qui vient remplacer celui de la séduction, on remarque une similitude de traits les caractérisant tous deux:

1. Le sujet dont il est question reste toujours l'amour et les affaires
d'amour.

2. Le langage est chiffré et renvoie à un signifié différent du réfèrent. Par exemple dans cette question de Versac: «Avez-vous ouï parler, demanda-t-il, de la conduite de Mme de *** et en concevez-vous une plus singulière? Avoir pris à son âge, après avoir été dévote deux fois, le petit de ***!» (p. 97). Les mots ont un double réfèrent, l'un, explicite, qui est en réalité fictif et l'autre, implicite, qui est, en fait, le seul valable.

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3. Le langage est indirect. Les mots ne sont pas dits à l'intention de la personne à qui l'on s'adresse mais visent un tiers, présent, qui écoute. L'exemple cité ci-dessus illustre également ce trait. Versac parle à tous, c'est Senanges qui répond, mais pourtant il vise Mme de Lursay et Meilcour qui se taisent.

Pendant ce dîner, le langage de la médisance est devenu l'envers du langage de séduction et ces deux discours d'artifices ne diffèrent l'un de l'autre que dans la mesure où la séduction tend à détourner de la vérité alors que la médisance a toujours un fond de vérité. Oxymore liant artifice et vérité, son paradoxe se résout car la vérité, révélée par le langage de la médisance, est tributaire de celui-ci. Le langage est malléable et se prête à toutes les définitions possibles. Versac, maître d'orchestre de cette scène, remplit ou évacue à volonté les mots de leurs sens: «Vous conviendrez, reprit-il, que votre définition n'est pas juste puisqu'en me servant du même terme, je puis rendre l'idée contraire» (p. 98). Si cette scène donne véritablement froid au dos, c'est justement parce que l'on est témoin de la réversibilité du langage, puissance et impuissance, à force de pouvoir tout dire il se vide de sens; arbitraire, la parole peut tout faire et tout défaire. Pendant ce dîner, les masques ont été déchirés, pourtant, paradoxalement, ils sont tout de même restés intacts et on se lève de table, après un dîner sans substance, en laissant derrière soi un vide total. Imaginons, un instant, ce que cette scène aurait pu être si Versac s'était assis près d'Hortense! En arrière-plan se dessine donc une possibilité de discours qui aurait pu donner une tout autre dimension à ce dîner mais cette alternative n'est évidemment pas réalisable à l'intérieur du contenu et ne peut que se profiler comme opposition à l'objet de dénonciation de l'auteur. Dans cet acte de dénonciation, le rôle de l'écrivain se réduit d'ailleurs à bien peu, il ne peut que décrire ce non-être, cette absence, ce vide du langage, sans aucun espoir de pouvoir changer cela. Remarquons que nous sommes loin ici de la foi en l'instruction et en l'enseignement.

Pourquoi donc, Madame? répliqua Versac. Les femmes font ce qu'il leur plaît, l'auteur en écrit ce qu'il veut: il en dit du mal, elles en disent de son livre. Elles ne se corrigent pas, ni lui non plus peut-être: jusqu'ici, je les trouve quitte à quitte, (p. 100)

La leçon que le roman est chargé de donner est mise en doute plus d'une fois. La citation ci-dessus réduit le rôle de l'écrivain à une simple transcriptionde l'absence de vérité et Meilcour, au début du roman, déclare au nom de toute la jeunesse: «Les leçons et les exemples sont peu de chose pour un jeune homme; et ce n'est jamais qu'à ses dépens qu'il s'instruit» (p. 16). Le long du livre, Meilcour ne change pas et il préfère suivre ses instincts, ses sentiments flous et incertains, ses décisions irréfléchies et spontanées, ses

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incohérences plutôt que de vraiment écouter les autres personnages qui tous, d'une manière ou d'une autre, cherchent à lui enseigner quelque chose. La leçon la plus édifiante se trouve dans la troisième partie du roman. Là, Versac se transforme en maître philosophe et Meilcour devient son disciple. On peut concevoir la leçon de Versac comme une mise en abyme de la leçon totale des Egarements. Dans cette perspective, on devine que cette leçon sera, elle aussi, récusée. C'est en effet ce qui se passe. Bien qu'à la première page du roman Meilcour ait dit: «L'idée du plaisir fut, à mon entrée dans le monde, la seule qui m'occupât» (p. 13), et bien que ce que Versac lui proposesoit une réponse à ce désir, nommément, un système à caractère scientifique,organisé et cohérent, proposant un programme précis et prêt à être mis en pratique immédiatement pour justement obtenir le plaisir dont il semble être question au cours des pages du roman, la leçon échoue et n'influenceaucunement Meilcour. Il ne tient pourtant qu'à lui d'adopter ce programme, de résoudre ainsi ses problèmes et d'acquérir ce qui lui importe le plus, le plaisir. Curieusement, Meilcour est peu enthousiaste, presque indifférent. Il regarde Versac avec étonnement, il l'écoute avec scepticisme et ce traité de morale fait si peu d'effet sur lui qu'il l'oublie aussitôt rentré chez lui:

Je ne fus pas plutôt rentré, que, sans faire beaucoup de réflexions à tout ce que Versac m'avait dit, je repris mon emploi ordinaire. Rêver à Hortense, s'affliger de son départ, et soupirer après son retour, étaient alors les seules choses dont je pusse m'occuper. (p. 165)

Cette scène offre des parallèles avec l'ensemble du roman. On retrouve, comme on l'a déjà mentionné, une volonté d'instruire: «Comme je n'ai d'autre but que celui de vous instruire,» dit Versac (p. 150). Connaître le monde et le comprendre est une chose primordiale dans ce siècle des Lumières: «II y a des choses qu'on ne peut ignorer longtemps sans une sorte de honte, parce qu'elles renferment la science du monde, et que, sans elle, les avantages que nous avons reçus de la nature, loin de nous tirer de l'obscurité, tournent souvent contre nous» (p. 150). L'enseignement doit être utilitaire et ne pas se réduire à de simples théories, sa mise en pratique est essentielle: «L'on peut réduire l'art de plaire, aujourd'hui, à quelques préceptes assez peu étendus, et dont la pratique ne souffre aucune difficulté» (p. 153). Les propos de Versac, comparés à ceux du narrateur, sont pratiquement similaires, quoique la perspective de l'un soit plus générale et englobe celle de l'autre:

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Le Roman (...) serait peut-être celui de tous les genres qu'on pourrait rendre le plus utile, s'il était bien manié, si, (...) on le rendait comme la Comédie, le tableau de la vie humaine (...) on l'éblouirait [le lecteur] moins, mais on davantage, (p. 9)2

La scène de la leçon réduite, comme on l'a vu, à une simple anecdote, éclabousse de ce fait tout le roman, une fois la similitude des objectifs prise en compte. Répétant les mêmes idées exprimées lors du dîner, il n'est question ici que de décrire une absence, une impuissance, une incapacité d'instruire. La tirade de Versac est susceptible de diverses sortes d'approches et contient plusieurs possibilités d'interprétation. On découvre également une approche du discours de la séduction vue sous un angle différent. Versac, en fait, présente dans un système cohérent et définitif l'acte de la séduction, chose essentiellement inconcevable. La séduction ne se laisse pas captiver par un langage de productivité, autrement, elle disparaît. Il est impossible de rendre certain de l'incertain, de rendre palpable de l'éphémère, de rendre vrai du leurre. Dès que Versac essaie de réduire la séduction et son discours à quelques préceptes pratiques, il perd sa force et son pouvoir. Versac le libertin roué et philosophe de surcroît, semble, à la fin de son discours, bien inoffensif et presque désuet. Voilà pourquoi cette leçon échoue sans même provoquer chez Meilcour un intérêt quelconque. La séduction se situe toujours dans l'implicite, le souterrain, les non-dits, les apparences.

A travers les passages présentés, on constate que Crébillon traite de la séduction, des valeurs philosophiques qu'elle véhicule et des conséquences de son absence dans un espace et un temps donnés. On a remarqué également que l'écrivain se conduit, sur plusieurs points, en séducteur envers ses lecteurs. Les propos que Crébillon émet à ce sujet présentent une similitude de pensées étonnante avec ceux exprimés par Baudrillard. On peut donc, dans ce contexte, jeter un nouveau pont entre le XVIIIe et le XXe siècle et envisager, à la lumière de cette perspective, Les Egarements comme une œuvre perspicace en ce qui concerne d'une part, la décadence d'une société perdant ses valeurs essentiellement symboliques et, d'autre part, les dangers d'une révolution dont seule l'image fascine et les limites d'un monde bourgeois sonnant le glas de la séduction.

Michèle Bokobza Kahan

Université d'Oslo



1. Cette division est présentée par S. Felman dans son livre Le scandale du corps parlant p. 22. Elle-même se réfère à l'ouvrage d'Austin Quand lire c'est faire éd. Seuil, Paris, 1970.

Notes

2. C'est nous qui soulignons.

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Résumé

Le discours de la séduction contient des valeurs philosophiques et idéologiques concernant à la fois le langage et la société. Dans Les Egarements du cœur et de l'esprit de Crébillon fils, la voix de ce discours reste latente, parfois inaudible. Se mettre à l'écoute de la séduction et de son expression permet de donner à cette œuvre une envergure et une dimension nouvelles et intéressantes. On découvre également une similitude de pensées étonnante entre les propos de Crébillon fils et ceux de Baudrillard sur la séduction, parallèle permettant d'envisager Les Egarements comme une œuvre perspicace et, pourquoi pas, prophétique.

Bibliographie

Baudrillard, Jean, De la séduction, Denoèl, col. Folio, Paris, 1988.

Stewart, Philip, Le masque et la parole - le langage de l'amour au XVIIF siècle, Corti,
Paris, 1973.

Sturm, Ernest, Crébillon fils et le libertinage au XVIW siècle, Nizet, Paris, 1970.