Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

Temps verbal, actes de langage et textes juridiques: à propos des versions française et espagnole de l'Acte Unique Européen*.

par

Edurne Zunzunegui

1. Introduction

L'Acte Unique Européen (AUE) est un texte appartenant au système juridique du droit communautaire européen. Le Titre II de ce texte reprend des dispositions portant modification des traités CECA, CEE et CEEA (Traités instituant les communautés européennes). Les articles (2-27) contenus dans ce Titre II ont donc la forme suivante: énoncé qui introduit la modification dans un traité, suivi du signe de ponctuation «deux points» (: ), suivi du nouveau texte du traité entre guillemets. Par exemple, voici le texte de l'article 5 de I'AUE:

Earticle 45 du traité CECA est complété par l'alinéa suivant:

«Le Conseil, statuant à l'unanimité sur demande de la Cour de justice et
après consultation de la Commission et du Parlement européen, peut modifier
les dispositions du titre 111 du statut.»

On perçoit tout de suite les différences entre la première et la deuxième partie de cet article: différences graphiques, mais surtout textuelles et pragmatiques. En effet, les guillemets qui entourent le deuxième énoncé servent à montrer qu'il s'agit d'un autre texte, et cela dû au fait que le premier énoncé décrit le contenu propositionnel d'un acte de langage déclaratif, c'est-à-dire d'un acte de langage qui crée ce qu'il dit (dans l'exemple donné, le fait de compléter l'article 45 du traité CECA avec un nouvel alinéa).

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Si l'on regarde les versions française et espagnole de I'AUE, on voit que le temps verbal employé dans ces énoncés déclaratifs du titre II (de même que dans tous les autres types d'énoncés) est différent pour chaque texte: le texte français emploie le présent de l'indicatif, tandis que l'espagnol emploie le futur de l'indicatif.

J'ai voulu analyser ce phénomène pour trois raisons:

- premièrement, parce qu'une abondante littérature consacrée à l'emploi du temps et du mode verbal dans les textes juridiques attribue à l'emploi de ces traits grammaticaux des significations juridiques diverses: pour Villey, 1974, par exemple, l'indicatif sert à dire le juste, tandis que pour Von Wright, 1970 ou Cornu, 1990 le présent ou le futur de l'indicatif servent à formuler des normes, des prescriptions;1

- deuxièmement, parce qu'il s'agit ici d'un type très particulier d'acte
de langage, le déclaratif, qui a été souvent exclu des analyses du
langage juridique;

- et troisièmement, parce qu'il s'agit de deux versions d'un même texte
juridique dans deux langues romanes.

A mon avis, il y a trois interprétations possibles de la divergence temporelle
que j'essaie d'expliquer:

1. On pourrait interpréter ces différences dans l'emploi des temps verbaux en termes linguistiques: différences de signification ou d'usage des temps verbaux dans les deux langues (interprétation semantico-pragmatique (linguistique));

2. Si l'on ne peut adopter une explication linguistique, on pourrait essayer de trouver une explication à l'intérieur du monde juridique: les différents emplois des temps verbaux proviendraient de différences dans l'interprétation d'un ou plusieurs éléments de ce monde (interprétation pragmatique (légale));

3. Enfin, si l'interprétation pragmatique échoue, on pourrait dire qu'il s'agit d'une simple différence dans la manière dont, traditionnellement, les textes légaux sont rédigés de l'un et l'autre côté des Pyrénées (interprétation socio-linguistique).

En fait, cette troisième interprétation ne fait que décrire un état de choses réel; en ce sens, c'est la seule interprétation qu'il ne faut pas justifier puisqu'il est vrai que les traditions sont différentes. Tout au plus pourrait-on essayer, alors, de trouver la cause de cette disparité, ce qui exigerait une étude historico-comparative que je ne peux pas mener ici.

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Dans la suite de l'article je me bornerai donc à présenter les deux premières hypothèses afin d'essayer de comprendre la diversité qui se manifeste dans l'emploi des temps verbaux. Autrement dit, je tenterai de déterminer si l'une ou l'autre de ces hypothèses peut rendre compte de l'état de choses résultant de la tradition. Cette démarche globale présuppose que le fondement des actes de langage déclaratifs soit décrit explicitement, dans le cadre d'un modèle pragmatique.

2. Actes de langage : le déclaratif

Depuis 1962, date de la publication de How to do Things with Words de Austin, et jusqu'à nos jours, la théorie des actes de langage a donné lieu à une vaste bibliographie. On peut distinguer, en gros, les approches sémantiques (Austin, 1962, Searle, 1969, Ducrot, 1972, ...), syntaxiques (l'hypothèse performative de Ross, 1970), historiques (Fauconnier, 1979) et pragmatiques (Gazdar, 1981).

Pour les raisons alléguées par Levinson, 1983: chapitre 5 - problèmes syntaxiques, sémantiques, et surtout, problèmes liés à l'existence des actes de langage indirects - je crois que seules les explications pragmatiques peuvent rendre compte du fonctionnement des actes de langage, c'est-à-dire nous faire comprendre ce que cela signifie de faire quelque chose en parlant.

Une très bonne explication pragmatique des actes de langage est celle que nous offre Gazdar, 1981: un acte de langage est une fonction (dans le sens mathématique du terme) de contextes à contextes, c'est-à-dire un changement contextuel. Je ne vais pas donner ici une explication détaillée de cette théorie, qui possède l'énorme avantage de s'intégrer aisément à une théorie plus générale de l'action.2 Je me bornerai ici à présenter les résultats auxquels je suis arrivée dans la classification des actes de langage de I'AUE à l'aide de cet outil théorique.

Si, pour la description du changement contextuel, l'on tient compte de deux contextes, l'un antérieur au moment de l'entrée en vigueur du texte, et l'autre postérieur à ce moment, on peut déceler quatre types différents d'actes de langage dans I'AUE:

- assertion: on passe d'un contexte dans lequel une réalité juridique
déterminée existe à un autre contexte dans lequel cette réalité existe
assertée, c'est-à-dire, exprimée en paroles;

- déclaration: on passe d'un contexte dans lequel une réalité juridique
déterminée n'existe pas à un autre dans lequel cette réalité existe;

- prescription: on passe d'un contexte dans lequel un devoir déterminé
n'existe pas à un autre contexte dans lequel ce devoir existe;

- promesse: on passe d'un contexte dans lequel un devoir réflexif déterminé
n'existe pas à un autre dans lequel ce devoir réflexif existe.

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On peut donc distinguer trois degrés dans le changement contextuel opéré:

- faible: on ne crée que des réalités linguistiques (ASSERTION);

- moyen: on crée des réalités (non linguistiques) modales (PRESCRIPTIONS
et promesses);

- fort: on crée des réalités (non linguistiques) extensionnelles (DECLARATIONS).

Les verbes qui nous occupent ici sont contenus dans des énoncés de type déclaratif. Au sein du Titre 11, le premier énoncé de chaque article crée de nouvelles réalités juridiques en complétant ou en remplaçant des phrases ou des paragraphes dans les textes des Traités instituant les Communautés Europénnes.

3. L'hypothèse sémantico-pragmatique (linguistique)

3. 1. La signification du présent et du futur en français et en espagnol.

A. Français.

A. 1. Présent.

Martin, 1971, qui suit Guillaume, distingue l'expression linguistique du présent et le présent réel. A son avis, le présent réel «échappe forcément à l'expression linguistique» (p. 85), puisque les mots, à peine sortis de nos bouches, appartiennent déjà au passé. «Le présent linguistique doit donc obligatoirement [...] interpoler en soi, pour exister, une parcelle aussi petite que l'on voudra de passé, et une autre, équivalente ou non, de futur» (p. 85). Ces parcelles sont les «chronotypes»: Q celui du passé, et a celui du futur.

Dès lors, le schème du PR3 se prête à trois types de variations:

- variations de largeur. Q et a peuvent occuper tout l'espace temporel
ou un espace minimal;

- variations d'équilibre entre Qeta. Les deux chronotypes peuvent se
présenter dissymétriquement dans la conception temporelle du présent;

- variations du point d'origine (fictivement déplacé par rapport au
présent réel). Ces variations donnent lieu au PR «désynchronisé»
(prophétique et historique).

Le deuxième type de variation peut donner lieu à un «présent a» dans lequel
le chronotype de futur joue un rôle prépondérant.

Fx «Je pars demain» (= «je partirai demain»)

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Dans ce cas-ci, «le PR alterne avec le FUT, mais à la différence de ce tiroir grammatical, il saisit l'avenir non pas en tant que tel, mais à travers le moment vécu où se trouvent déjà réalisées toutes les conditions qui, par la suite, déclencheront le procès exprimé par le verbe» (p. 89).

Dubois, 1967, selon un critère purement structuraliste, affirme que le futur et le présent s'opposent, par le trait de «postériorité», comme les termes respectivement marqué et non marqué d'une opposition privative; en conséquence, le cas non marqué (présent) peut parfois exprimer la signification du cas marqué (futur). Ainsi:

«II vient demain» / «II viendra demain»

Sten, 1952, parle aussi de ce type de présent (présent-futur) dont il nous offre
un exemple fort intéressant. Dans le métro, un voyageur peut demanderà un
autre, lorsque le train ne s'est pas encore arrêté à la station:

«Vous descendez, monsieur?»

Ce «descendez» est un présent-futur. En effet, comme le dit Sten, le moment de descendre du train peut se dilater. «On commence à descendre quand le train a quitté la station avant celle où on a l'intention de «descendre» au sens strict. On replie son journal, on se lève [...] et on cherche à gagner la sortie» (p. 27). La réponse de l'autre voyageur pourrait être:

«Non, je ne descends pas, mais je descendrai»
(«descendrai», au futur, parce que l'action de descendre pour dégager la
sortie n'exige aucune préparation psychologique)

Imbs, 1968, signale, lui aussi, l'existence de ce «présent-futur psychologique», «un présent prolongé jusqu'au proche avenir; l'action future est présentée comme décidée dès à présent, et le présent l'emporte tout naturellement sur le futur dans la phrase» (p. 34). Et il nous donne le même exemple que Sten.

Vet, 1980, traite également du présent employé comme futur:

«(Tu viens?) -Oui, j'arrive»
«Tu pars?»

Selon Vet, l'emploi de ce type de présent se limite à des phrases qui se réfèrent à des situations transitionnelles. Cela expliquerait que dans une phrase comme «(II vient?). - Non, il dort», qui se réfère à une situation non transitionnelle, on ne puisse pas comprendre «il dort» comme «il va dormir», mais comme «il est endormi».

Dans l'explication qu'offre Vet, les phrases du type «j'arrive» ont du sens «par le fait que les situations auxquelles ces phrases se réfèrent ne coïncident pas avec le moment de la parole» (p. 125-6). Avec ce type de phrases, le locuteur exprime qu'il se trouve dans la phase préparatoire du procès indiqué par le verbe.

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A. 2. Futur.

Imbs distingue l'emploi temporel et l'emploi modal du futur. En ce qui concerne sa fonction temporelle, il n'y a aucun problème: le futur situe le processus verbal dans l'avenir. Mais Imbs parle aussi des relations du futur avec les autres temps verbaux. Je voudrais présenter ici les relations entre présent et futur, qui nous intéressent tout particulièrement dans le cadre de cette étude.

Imbs décrit quatre types de relations entre ces deux temps en français:

1. Le plus souvent, la référence du futur au présent se fait dans le
contexte:

Ex. : «Tu crois qu'il marchera?»

2. Un adverbe ou complément circonstanciel peut aussi établir la
référence:

Ex. : «Les inscriptions auront lieu à partir de jeudi»

3. L'adverbe employé peut exprimer le présent pur, sans perspective
sur l'avenir (présent large):

Ex. : «Ce matin, nous commencerons par faire la besogne»

4. Avec certaines expressions circonstancielles, on peut rencontrer le
présent-futur:

Ex. : «Je m'embarque ou je m'embarquerai dans une semaine»

Imbs, comme les autres auteurs, dit que dans ce cas «le présent suggère que l'action future est déclenchée dès maintenant [...] le futur indique au contraire que l'action future est envisagée en elle-même et pour elle même, sans considération d'un quelconque commencement d'exécution dans le présent» (p. 45).

En ce qui concerne les emplois modaux du futur, Imbs distingue:

- le futur volitif;

- le futur concessif et de protestation;

- le futur d'atténuation (polie, prudente ou de probabilité).

Le futur volitif exprimerait toutes les nuances de la volonté: ordre, invitation,
suggestion, ... Un des cas particuliers de ce futur volitif est celui des «ordres
anonymes adressés à une collectivité, dans des actes publics» (p. 51).

Exemple: «Les actes de l'état civil énonceront l'année, le jour et l'heure où ils
seront reçus» (Code Civil).
Vet, 1983, distingue aussi l'emploi modal et l'emploi temporel du futur. Pour
expliquer la signification des temps verbaux, il recourt à des exemples contextualisésdans
une situation so caractérisée par un moment mo et un lieu 10.lo.

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II situe dans so deux sujets, ai (Solange) et a2 (Georges), qui conversent, et
un autre, a3 (Pierre), qui ne participe pas à la conversation.

A propos du futur, Vet dit que, dans so (où Pierre est endormi), ai peut
dire (1) à a2 mais pas (2):

(1) «Regarde! Pierre va s'éveiller»

(2) * «Regarde! Pierre s'éveillera»

A son avis, la différence d'acceptabilité entre (1) et (2) ne peut pas se formuler en termes de valeurs de vérité: les deux phrases seraient vraies si «se réveiller (Pierre)» était vrai dans un intervalle postérieur à mo. Donc, Pinacceptabilité de (2) doit avoir une cause pragmatique; il apparaît que la meilleure explication viendrait du fait que le temps futur ne se réfère pas au point mo (simultané au moment de la parole). En d'autres mots, si on s'exprime au futur, il n'est pas sûr que Pierre s'éveille dans la situation Sq. Vet représente cela à l'aide du schème suivant:


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EP = point d'évaluation («évaluation point») : nio < mn

B. Espagnol.

B. 1. Présent.

Bull, 1963, qui décrit les relations temporelles comme des relations d'orientation vectorielle ( -V, oV, 4-V: antérieur, simultané ou postérieur) par rapport à un point de l'axe temporel (PP: point primaire; RP: point rétrospectif; AP: point anticipé; RAP: point anticipé rétrospectif), dit que la fonction primordiale du présent espagnol est de signaler l'inachèvement (aspectuel) d'un événement dans le PP. Il y aurait trois critères pour établir cet inachèvement:

a. le sujet parlant et l'auditeur peuvent voir un événement dans le PP;

b. le sujet parlant peut relater un événement qu'il voit, mais que
l'auditeur ne voit pas;

c. le sujet parlant peut supposer que l'événement préalablement observé,
ou relaté, est d'une nature telle qu'il se développe encore dans
PP.

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Parmi les autres fonctions systémiques du présent espagnol, je vais signaler
ici celle qui me semble avoir le plus d'intérêt pour mon étude.

Le présent peut signifier qu'une phase préliminaire d'un événement est inachevée dans PP. Bien que la décision d'accomplir l'événement soit antérieure à PP, elle est encore operative (et inaccomplie) en PP. Ce type de fait peut s'exprimer en espagnol ou bien au présent ou bien avec une périphrase («ir a + infinitif», «haber de + infinitif»,...). Le fait sémantiquement important est que cette phase de l'événement, la phase de préparation, reste inachevée dans PP. Selon Bull, aucun autre temps verbal ne peut exprimer ce fait; et on ne peut pas considérer, dans ce cas, que le futur puisse se substituer au présent.

Ex. : «Mamâ, ime caso!»
«Hoy viene Juan»

Cartagena, 1978, établit une double division au sein du système temporel
espagnol, selon les deux critères suivants:

1. la localisation dans le plan temporel (PT):

- actuelle

- non actuelle

2. la direction vers la perspective primaire (PP):

- P. parallèle (pa)

- P. rétrospective (re)

- p. prospective (pr)

A l'aide de ces traits, il organise les temps de l'indicatif dans le tableau
suivant:


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Le présent est le temps non marqué par rapport au passé et au futur (temps
marqués), ce qui explique l'existence de neutralisations:

Présent historique (présent pour passé)
Présent-futur (présent pour futur)

Rojo, 1973 et 1974, parle aussi du présent et du futur comme reliés par une opposition privative sur base du trait «postériorité»; le présent est le terme non marqué, et, comme dans toute opposition privative, le terme non marqué peut apparaître au lieu du terme marqué dans certaines conditions (par

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exemple, dans le cas où le contexte spécifie la postériorité de l'action en
question).

Ex. : «Mañana me voy de viaje»

B. 2. Futur.

Selon Bull, les fonctions systémiques du futur espagnol sont les suivantes:

I. l'événement et toutes ses phases préliminaires sont anticipés en PP, mais ils ne sont pas orientés vers AP. L'affirmation peut être une prédiction, une annonce ou une affirmation de la détermination à agir.

Ex. : «Hablaré de la obra en el capítulo siguiente»
«El abogado no tardará en llegar»

11. L'événement est anticipé en PP, mais il n'est pas orienté vers AP.
L'affirmation sert comme un mandat ou exprime une règle, loi, etc.
promulguée en PP.

Ex. : «Pondrás esta moza en el más alto peñasco que hallares, y déjala allí»
«El prefijo se colocará antes de la primera palabra del texto»

Rojo signale que les formes verbales peuvent s'orienter directement par rapport à un point d'origine ou par rapport à une référence. Lorsque la référence est O +V (postérieure à l'origine) les distinctions ne sont pas marquées:

(O + V)R-V (antérieur à une référence postérieure à l'origine)
«Cuando llegues, habremos salido»

(O + V)RoV (simultané à une référence postérieure à l'origine)
«Cuando llegues, saldremos (inmediatamente)»

(O + V)R +V (postérieur à une référence postérieure à l'origine)
«Cuando llegues, saldremos (después de un tiempo)».

Selon Hernández, 1973, «no nos puede extrañar [...] que haya mayores posibilidades
de precisar la situación temporal en el pasado que en el futuro,
tiempo de lo virtual, y, por tanto, siempre hipotético» (p. 144).

3. 2. Comparaison de l'emploi du présent et du futur en français et en espagnol.

A la lumière des études que je viens de résumer, il apparaît qu'en espagnol et
en français, il convient de distinguer, relativement au futur, deux catégories
de présent:

1. Le présent a (Martin), et le présent conçu comme terme non
marqué de l'opposition Présent-Futur (Dubois, Cartagena, Rojo)

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Ex. : «II vient demain»
«Je pars demain»
«Mañana me voy de viaje»

Ce type de présent, qui se réfère à des événements qui auront lieu dans
l'avenir (comme le signale l'adverbe temporel), peut être remplacé par le
futur (avec, peut être, un léger changement sémantique):

Ex. : «II viendra demain»
«Je partirai demain»
«Mañana me iré de viaje»

2. Le Présent-Futur psychologique (Sten, Imbs, Vet) et le présent qui signale l'inachèvement d'une phase préliminaire de l'événement dans PP (Bull). Ces présents ne peuvent pas être remplacés par le futur, mais par des périphrases de type «ir a + infinitif» ou «aller + infinitif»:

Ex. : «Vous descendez?» ... «Vous allez descendre?»
«J'arrive»
«Hoy viene Juan» ... «Hoy va a venir Juan»

En ce qui concerne le futur, on peut distinguer, en français comme en espagnol, l'emploi temporel de l'emploi modal. Dans l'emploi temporel, le futur exprime la postériorité par rapport au moment présent. Il s'agit donc du temps que l'on emploie pour parler des événements qui auront lieu dans l'avenir; bien que, dans les deux langues, le futur puisse apparaître avec des compléments qui expriment le présent pur:

«Ce matin, nous commencerons par faire la besogne»
«Esta mañana, empezaremos por hacer el trabajo»

A première vue, il semble donc qu'il n'y ait pas de différences importantes dans la signification ou l'emploi du présent et du futur en français et en espagnol. Les similitudes que les deux langues manifestent pour ce qui touche à la relation présent-futur-périphrase se laissent schématiser à l'aide du schéma de Vet:


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Comme on le voit, il y a, à mon avis, trois types de connexion entre les temps
représentés dans le schéma:

(1) Présent / futur. Le point d'évaluation (EP) se situe en mn. Les
événements auront lieu dans un moment postérieur au moment de la
parole ou mo.

Esp. : «Mañana sale /saldrá mi tren»
Fr. : «Mon train part /partira demain»

(2) Présent / périphrase. Le point d'évaluation (EP) se situe en mo.
Les événements auront lieu dans un moment simultané à mo.

Esp. : «iSales?» (en este momento)
«6Vas a salir ya?» /«6Vas a salir o no?»
(*) ! «cSaldrâs?»
4
Fr. : «Tu sors?» (en ce moment)
«Tu vas sortir?» / «Tu vas sortir ou non?»
(*) ! «Tu sortiras?»

(3) Futur / périphrase. Le point d'évaluation (EP) est le point m
dans lequel on sent mn comme simultané à mo.

Esp. : «Hoy saldré / voy a salir a las 10»
Fr. : «Aujourd'hui je sortirai / vais sortir à 10 h.»

D'autre part, ce que Bull signale comme la deuxième fonction systémique du futur espagnol (affirmations qui servent de mandat ou qui expriment une règle, une loi, etc.) n'est pas différent du futur volitif que Imbs signale pour le français:

«Vous quitterez cette femme!» / «jDejarâs a esa mujer!»
«Le préfixe sera placé...» / «El prefijo se colocarâ...»

Enfin, en ce qui concerne les autres emplois du présent et du futur (qui me
semblent moins importants pour le propos de cet article), il n'y a pas non
plus de différences entre l'espagnol et le français. Exemples:

Présent habituel:

«Il vient chaque jour»
«Viene todos los dias»

Futur de probabilité:

«Pourquoi donc a-t-on sonné la cloche des morts? Ah! mon Dieu ce sera
pour Mme Rousseau» (Proust)
«<i,Por que ha sonado entonces la campana de los muertos? Dios mfo,
sera por la Sra. Rousseau»

II apparaît donc que la thèse ou explication linguistique ne peut pas être
soutenue.

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4. L'hypothèse pragmatique (légale)

Avant de développer cette hypothèse, je voudrais préciser quelques points à propos de la création des textes légaux. Dans cette perspective, je considère opportun d'introduire quelques notions de la logique du changement de Von Wright, 1970.

Von Wright distingue trois types de faits:

- états de choses

- événements

- processus

Les états de choses sont les faits correspondant à des propositions du type:
«Mon ordinateur est sur la table» et qui les rendent vraies.

Les événements et les processus sont des faits qui ont lieu. La différence étant que les processus ont une continuité que les événements n'ont pas. Ainsi, la pluie, qui tombe de façon continue, pendant un certain temps, est un processus, tandis que le fait correspondant à la proposition «Brutus tua César» est un événement. L'événement, en lui-même, est un changement ou transition d'un état de choses antérieur (à une localisation spatio-temporelle donnée) vers un autre état de choses postérieur; tandis que le processus est une succession d'événements qui ne peuvent pas être distingués les uns des autres.

A mon avis, on peut très bien décrire la création d'une loi ou d'un texte juridique à l'aide des concepts d'événement et d'état de choses dans le sens de Von Wright. En particulier, pour que I'AUE puisse avoir les effets juridiques souhaités, il a fallu que les phases suivantes se déroulent:

1. rédaction du texte lors de la Conférence Intergouvernementale
(février 1986);

2. approbation du texte, moyennant la signature de chaque plénipotentiaire
(février 1986);

3. ratification du texte (rédigé et approuvé) par les Parlements des
Etats Membres de la Communauté (juin 1986 -juin 1987);

4. entrée en vigueur (le premier juillet 1987).

Dans la terminologie de Von Wright, ces quatre phases seraient autant d'événements, dans lesquels on est passé d'un état de choses à un autre; et ils feraient partie de l'événement général que constitue la création de I'AUE comme texte juridique. Soit, graphiquement:

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SI, S2, S3, S4 = événements 1, 2, 3, 4 ECI, EC2, EC3, EC4, ECS = états de choses 1, 2, 3,4, 5 S = événement général

A chaque événement correspond une localisation temporelle bien définie:

SI: ml (février 1986)

S2: m2 (février 1986)

S3: m3 (juin 1986-juin 1987)

S4: m4 (premier juillet 1987)

S: T= (ml +m2+m3+ m4)

II est important de souligner que I'AUE a des effets juridiques dans la mesure où il a été institué comme texte juridique en m4 (premier juillet 1987): ses énoncés ne sont des «performances juridiques»5 qu'en m4. Plus concrètement encore, la performance juridique effectuée par les énoncés déclaratifs commence et finit en m4.

En tenant compte de tout cela, on peut imaginer une divergence de perspective
temporelle ou de point de vue qui expliquerait les différences observés
dans l'emploi des temps verbaux.

Dans la rédaction du texte espagnol, le législateur aurait tenu compte (et l'aurait souligné) du fait que ml (moment de la rédaction) est différent, relativement à l'ensemble de la création du texte, de m4 (moment de l'entrée en vigueur). Pour cette raison et peut-être en prévision du fait qu'en m3 (moment de la ratification), quelque chose qui fasse échouer le projet de

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création du texte légal peut toujours arriver (la non-ratification, par exemple),on emploierait le futur (lequel, outre qu'il se réfère à des faits qui auront lieu dans un moment postérieur à ml, est par excellence le temps de l'hypothétique). Il y aurait donc une espèce de «précaution légale» implicite dans l'emploi des temps. L'emploi du futur dans la rédaction finale du texte espagnol laisserait apparaître la «trace» d'une rédaction plus ancienne (peut-être pas de la plus ancienne, où l'on aurait pu employer le conditionnel).Il s'agirait là d'une «trace» du rédacteur, et non pas de l'émetteur.6

A l'inverse, le texte français ne soulignerait pas (même si on la connaît et si on en tient compte) la différence entre ml et m4. L'emploi du présent indiquerait que la création du texte est conçue comme un événement unitaire qui ne peut avoir les conséquences juridiques souhaitées que si on arrive à m4. Le point de vue adopté dans la version française de I'AUE situerait l'origine temporelle au moment où le texte a un effet juridique. C'est pour cela qu'on emploierait le présent, qui signifierait la simultanéité avec le moment de l'entrée en vigueur (m4).

En français, cette hypothèse donne des résultats linguistiques qui concordent bien avec l'analyse des actes de langage pour le déclaratif, mais qui sont beaucoup moins satisfaisants pour le prescriptif. Le prescriptif a un effet juridique (créer de nouveaux devoirs) à partir de m4; donc, aussi bien le présent que le futur pourraient être employés. Pour les énoncés dans lesquels il y a un complément circonstanciel avec une indication temporelle précise, le futur paraît parfois plus adéquat, mais les textes français (au moins celui de I'AUE) ne font pas de différence. En fait, l'on peut trouver dans I'AUE français (texte qui, je le rappelle, est entré en vigueur le premier juillet 1987) des phrases linguistiquement et pragmatiquement aussi «bizarres» que celle-ci: «Au cours de l'année 1992, la Commission procède avec chaque Etat membre à un recensement...» (art. 19).

En espagnol, la situation est exactement l'inverse: les résultats linguistiques concordent bien avec l'analyse des actes de langage pour le prescriptif, mais pas pour le déclaratif relativement auquel, la «précaution légale» est tout à fait superflue. En effet, on sait bien que jusqu'au moment de l'entrée en vigueur, les énoncés déclaratifs ne peuvent rien modifier; il est donc inutile de les exprimer au futur; un énoncé comme «El Tratado C. E. E. es completado con ...» ne saurait avoir aucun effet juridique en ml.7

5. Conclusion

J'ai voulu analyser dans cet article la raison pour laquelle l'emploi du temps
verbal est différent dans deux versions, rédigées en deux langues romanes
(espagnol et français), d'un même texte juridique.

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Pour cela, j'ai envisagé trois hypothèses explicatives, par ordre croissant
de généralité: de la plus concrète, l'hypothèse linguistique, à la plus générale,
l'hypothèse socio-linguistique.

Une fois l'interprétation linguistique écartée, l'interprétation socio-linguistique s'avérait la plus plausible; en effet, les textes juridiques français ont une «préférence» pour le présent de l'indicatif, tandis que les textes espagnols en ont une pour le futur, et cela, comme me l'ont dit quelques juristes, par tradition.

La logique du changement de Von Wright m'a cependant permis d'analyser la création des textes juridiques comme un événement composé de plusieurs (sous-)événements, lesquels ont une localisation temporelle précise; et à partir de là, j'ai construit une interprétation compatible avec la tradition, ou plutôt avec les différentes traditions, pour ce qui concerne l'emploi du temps verbal dans les textes juridiques des pays francophones et hispanophones.

J'espère que le développement de ces hypothèses a laissé voir ou entrevoir:

1. Que le temps verbal n'a aucune signification non linguistique. Le sens d'obligation, ou n'importe quel autre sens juridique, n'est pas contenu dans les mots ou la grammaire mais dans les règles du jeu juridique;

2. Que l'on emploie et le présent et le futur de l'indicatif non seulement
pour exprimer des obligations, mais aussi pour créer de nouvelles
réalités, ou pour faire des promesses;

3. Que, malgré ce que je viens de dire au point 1, un emploi des temps verbaux qui se trouverait en concordance avec le fonctionnement des actes de langage dans les textes juridiques ne pourrait être que profitable pour les destinataires de la loi.

Edurne Zunzunegui

Université Libre de Bruxelles



Notes

* Je tiens à remercier le professeur Marc Dominicy pour ses commentaires sur le fond et sur la forme de cet article.

1. Les auteurs cités recourent parfois à des argumentations assez discutables en faveur de l'emploi de l'un ou l'autre temps. Cornu, par exemple, après avoir dit que le présent de l'indicatif, mais aussi le futur, marquent l'obligation dans les textes légaux, affirme sa préférence pour le présent sous le prétexte que «Psychologiquement, l'indicatif présent offre [...] des avantages. Il occulte celui qui donne l'ordre et ne brandit pas le pouvoir d'ordonner. C'est une façon plus discrète, plus douce et plus diplomatique de commander. La référence à ce qui est pourrait même faire imaginer que la règle énoncée n'est pas arbitrairement imposée, mais naturellement fondée, que le droit est proche de la nature des choses» (p. 271).

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1. Les auteurs cités recourent parfois à des argumentations assez discutables en faveur de l'emploi de l'un ou l'autre temps. Cornu, par exemple, après avoir dit que le présent de l'indicatif, mais aussi le futur, marquent l'obligation dans les textes légaux, affirme sa préférence pour le présent sous le prétexte que «Psychologiquement, l'indicatif présent offre [...] des avantages. Il occulte celui qui donne l'ordre et ne brandit pas le pouvoir d'ordonner. C'est une façon plus discrète, plus douce et plus diplomatique de commander. La référence à ce qui est pourrait même faire imaginer que la règle énoncée n'est pas arbitrairement imposée, mais naturellement fondée, que le droit est proche de la nature des choses» (p. 271).

2. Sur ce point, je renverrai à Zunzunegui, 1992.

3. Martin symbolise le présent linguistique comme PR et le futur linguistique comme

4. Comme le dit Klum, 1961, «II faut constater que tandis que le futur en combinaison avec «maintenant» («aujourd'hui», «cette semaine», etc.) peut conserver intégralement, sans difficulté, sa valeur relationnelle, la locution «en ce moment» amène automatiquement et sans exception une modalisation du futur» (p. 176).

5. Comme le dit Searle, 1991, «Hvery utterance is a performance in the sensé that every utterance is a speech act» (p. 95). J'ajoute ici l'adjectif «juridique» pour souligner le fait que les actes de langage contenus dans un texte juridique doivent être juridiques (après l'entrée en vigueur du texte) pour être des performances.

6. Lémetteur (ou les émetteurs) de I'AUE sont les Ministres qui ont participé à la Conférence Intergouvernementale et qui ont approuvé (avec leurs signatures) le texte en m2. Le rédacteur ne participe qu'en ml. L'émission d'un texte comme I'AUE a ceci de particulier que, pour qu'il ait des effets juridiques, les Etats que représentent les émetteurs doivent ratifier leurs paroles (en m3).

7. Les résultats d'un petit test que j'ai fait auprès de dix étudiants espagnols en Droit communautaire européen à l'lnstitut d'Etudes Européennes de I'ULB le confirment. En effet, huit de ces dix personnes auraient préféré le présent pour ces énoncés déclaratifs de I'AUE.

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Résumé

Dans cet article, on analyse et on essaie de trouver une interprétation au fait que dans deux versions, rédigées en deux langues romanes (espagnol et français) d'un même texte juridique, I'AUE, l'emploi du temps verbal, pour les mêmes énoncés déclaratifs, est différent (futur en espagnol et présent en français).

Trois hypothèses explicatives du phénomène (hypothèses linguistique, juridique et socio-linguistique) sont envisagées, desquelles la troisième (socio-linguistique) n'est pas développée, puisqu'elle ne fait que décrire une réalité : les différentes traditions dans la rédaction des textes légaux en France et en Espagne. Après le développement des deux autres hypothèses, on arrive à la conclusion qu'il n'y a pas de différences linguistiques entre les systèmes verbaux espagnol et français, et que la seule interprétation du phénomène qui soit compatible aved la tradition est l'interprétation pragmatico-juridique, à savoir celle qui proclame une divergence de perspective temporelle ou de point de vue chez les rédacteurs des deux versions.

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