Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

La conception du temps chez Romain Gary

par

Jørn Boisen

I. La double référence temporelle

Dans les pages qui suivent, nous avons choisi d'étudier comment un auteur moderne comme Romain Gary (1914-1980), qui, à première vue, semble uniquement préoccupé par la contemporanéité historique, prend position par rapport au dilemme fondamental du temps, et dans quelle mesure ses idées restent tributaires des représentations archaïques du temps.

L'action des romans de Gary est toujours strictement contemporaine de l'époque où ils ont été écrits. Ils se réfèrent donc directement à l'histoire contemporaine. Gary tente, en général, de situer ses récits dans des cadres qui concentrent de manière exemplaire les problèmes posés par l'Histoire à l'homme moderne. Non seulement la circonstance historique crée une situation existentielle nouvelle pour le personnage, mais l'Histoire en elle-même est comprise et analysée comme situation existentielle.

Cependant les différentes situations historiques semblent en même temps être utilisées pour explorer les possibilités constantes de l'homme. L'Histoire, toujours nouvelle, toujours changeante, dévoile les possibilités constantes de l'homme et nous permet de les dénommer. Bien qu'historique, la situation des personnages révèle un comportement qui dépasse de beaucoup les comportements historiques de l'être humain, pour le placer simultanément sur une autre échelle temporelle. S'il est vrai que l'homme se trouve toujours «en situation», cette situation n'est donc pas pour autant uniquement conditionnée par le moment historique contemporain. Regardons par exemple la scène dans Education européenne (1945), où les partisans écoutent du Chopin

La jeune femme plaça un disque sur le phono.
- La polonaise de Chopin, dit-elle.
Pendant plus d'une heure, les partisans, dont certains avaient marché plus de

Side 52

dix kilomètres pour venir, écoutèrent la voix, ce qu'il y a de meilleur dans l'homme, comme pour se rassurer - pendant plus d'une heure, des hommes fatigués, blessés, affamés, traqués, célébrèrent ainsi leur foi, confiants dans une dignité qu'aucune laideur, aucun crime, ne pouvaient entamer. Janek ne devait jamais oublier ce moment : les visages durs et virils, le phonographe minuscule dans un trou de terre nue, les mitraillettes et les fusils sur leurs genoux, la jeune femme qui avait fermé les yeux, l'étudiant à la casquette blanche et au regard fiévreux qui tenait sa main; l'étrangeté, l'espoir, la musique, l'infini.1

Cet exemple nous montre que, pour Gary, l'homme connaît d'autres situations en plus de sa condition historique : il connaît, par exemple, l'état de rêve, ou de rêve éveillé, ou de mélancolie, ou de béatitude esthétique - et tous ces états ne sont pas historiques, bien qu'ils soient aussi importants pour l'existence humaine que sa situation historique. Il lui suffit d'écouter de la bonne musique, de lire ou de tomber amoureux, pour sortir du présent historique et de réintégrer un autre temps : l'éternel présent de l'art et de l'amour. La rencontre avec l'amour ou avec l'art arrache l'homme de son temps à lui, de son temps individuel, chronologique, historique, et le projette, au moins symboliquement, dans un autre monde, dans un univers qui n'est plus son pauvre petit univers quotidien. L'art notamment, sorte de mémoire collective de l'espèce, appartient à un rythme temporel plus ample, qui fonctionne presque indépendamment de la contemporanéité historique. Ces expériences empêchent les héros de Gary de s'identifier complètement et continuellement avec leur propre situation particulière. D'une part, ils ont conscience de leur propre historicité, mais, en même temps, cette conscience dépasse l'historicité pour retrouver d'autres rythmes temporels qui les situent dans un temps transhistorique, le temps de la permanence humaine. L'intemporel est en eux, et ils trouvent en lui une conscience moins fausse, plus réelle d'eux-mêmes et du monde.

Les partisans d'Education européenne qui écoutent la musique de Chopin sont précisément mis en contact avec cet intemporel. L'art fonctionne donc comme un témoignage de la pérennité et de la continuité d'une certaine identité humaine, un rappel de certaines valeurs essentielles. En tant que tel, l'art chez Gary n'est pas sans présenter d'évidentes analogies fonctionnelles avec la récitation de mythes dans les sociétés traditionnelles. D'après Mircea Eliade, ces mythes ont, eux aussi, pour fonction principale de projeter l'auditoire dans un temps surhistorique plus vrai que le temps historique :

En récitant ou en écoutant un mythe, on reprend le contact avec le sacré et avec la réalité, et ce faisant on dépasse la condition profane, la «situation historique». On dépasse, en d'autres termes, la condition temporelle et la suffisance obtuse qui est le lot de tout être humain par le simple fait que tout être humain est «ignorant», c'est-à-dire qu'il s'identifie, lui, et identifie le

Side 53

réel, avec sa propre situation particulière. [...] Le mythe réactualise continuellement le Grand Temps et ce faisant projette l'auditoire sur un plan surhumain et surhistorique, qui, entre autres choses, permet à cet auditoire d'approcher une Réalité impossible à atteindre sur le plan de l'existence individuelle profane.2

Substituons le terme «art» ou «amour» au terme «mythe» et cette analyse pourrait s'appliquer mot pour mot à l'œuvre de Gary. C'est précisément ainsi que Dobranski considère le livre qu'il est en train d'écrire : il veut que son livre soit un abri où les hommes puissent retrouver leur bien intact. En situant les aventures des partisans - qui, bien qu'héroïques, sont sans importance réelle - dans le grand drame humain, il leur fait dépasser leur situation particulière et réussit à les guérir de leur désespoir.

L'idée d'une permanence de l'homme, d'un éternel présent de l'humain, (le Grand Temps mentionné par Eliade) est souvent reprise et toujours présentée comme une évidence par Gary. Dans Les Trésors de la Mer Rouge (1971), un récit de voyage publié dans France-Soir, il décrit par exemple sa rencontre avec une jeune fille arabe ainsi:

Le visage ne serait qu'adorable s'il n'y avait ces yeux comme un puits sans fond où vit je ne sais quelle extraordinaire connaissance, quelque chose qui est à la fois sans âge et millénaire, quelque chose d'immémorial. Ce regard venait à moi de la plus haute antiquité et il ne venait pas seul. J'ai vu toute l'Histoire de l'Arabie dans les yeux d'une petite fille, tout ce qui demeure vivant et invincible, là où la mort et le temps croient avoir fait leur œuvre d'oubli. [...] C'est dans le regard d'une petite fille que j'ai rencontré ce qui reste des millénaires, des royaumes et des empires lorsqu'ils disparaissent au fond des siècles : l'indéfinissable survie d'un éphémère qui venait vers moi des temps les plus anciens, comme si courait à travers les âges le fil d'or d'une souveraineté humaine plus fabuleuse que tous les royaumes et plus forte que tous les néants.3

En faisant de l'homme un «homme-d'un-temps-particulier», l'Histoire fait de lui un objet soumis à la chronologie. Mais pour Gary, il existe, en marge de notre vie biographique, une conscience de nous-mêmes indifférente à la chronologie et c'est pourquoi il ne peut accepter une vision uniquement historique de l'homme.

L'univers indéniablement historique de Gary nous indique qu'il considère l'homme comme un être qui se reconnaît et se veut historique. Dans cette vision, l'Histoire est habituellement une ligne (plus ou moins) droite qui trace la marche de l'humanité depuis le commencement jusqu'à la fin dernière.Par conséquent, le destin de l'humanité tout entière de même que la destinée particulière de chacun d'entre nous se jouent en une seule fois, une

Side 54

fois pour toutes, dans un temps concret et irremplaçable qui est celui de
l'Histoire et de la vie.

Mais, en même temps, nous avons décelé chez Gary les traces d'une autre vision du temps, d'une vision parallèle que l'on pourrait qualifier d'archétypale et d'anhistorique et qui pourrait se réduire à une affirmation de la pérennité de la nature humaine. Dans cette conception, le temps est cyclique, les faits tendent à se répéter, les personnages sont transformés en héros exemplaires et les événements en catégories mythiques.

Les exemples que nous avons analysés nous ont conduit au constat que les récits de Gary, bien que précisément datés, se réfèrent en môme temps à un autre temps, un temps mythique dont le rythme est si lent qu'il ressemble à un éternel présent. C'est en prenant notre point de départ dans cette constatation initiale d'une double appartenance temporelle, que nous allons étudier la conception du temps chez Gary. Il est évident qu'une telle conception hybride du temps, qui superpose l'écoulement de l'Histoire à l'éternel présent de l'humain, va modifier de fond en comble l'idée du passé et du futur et éloigner Romain Gary de la vision moderne du temps, une vision qui affirme l'irréversibilité et la nouveauté de l'Histoire. Mais, de l'autre côté, on ne peut pas dire que Gary adopte pleinement une conception traditionnelle du temps cyclique, qui assure à toute chose une éternelle répétition, puisqu'un de ses thèmes essentiels est le progrès de l'homme. Quelle est, alors, la position de Gary par rapport aux différentes conceptions du temps?

Pour mieux mettre en évidence la spécificité du temps garyen, nous allons étudier un aspect fondamental des trois conceptions temporelles, à savoir comment elles proposent de délivrer l'homme de la terreur que lui inspire l'Histoire. Précisons bien qu'il ne s'agit pas du problème du mal qui demeure un problème philosophique et religieux; il s'agit de celui de l'Histoire en tant que telle, du mal qui est lié non pas à la condition de l'homme, mais à son comportement à l'égard des autres. La tentative de justifier l'Histoire est un élément essentiel dans toutes les visions du temps et elle est particulièrement pertinente dans le cas de Romain Gary.

II. Gary et la conception mythique du temps

La dévalorisation mythique de l'Histoire.

L'homme archaïque avait à l'égard de l'Histoire une attitude négative. Il
tentait de vivre au-dessus d'elle :

Soit qu'il l'abolît périodiquement, soit qu'il la dévalorisât en lui trouvant toujours des modèles et des archétypes transhistoriques, soit enfin qu'il lui attribuât un sens métahistorique (théorie cyclique, significations eschatologiques, etc.), l'homme des civilisations traditionnelles n'accordait pas à l'événe-

Side 55

ment historique de valeur en soi, il ne le regardait pas, en d'autres termes,
comme une catégorie spécifique de son propre mode d'existence.4

L'homme archaïque se défend contre l'Histoire en lui accordant une signification métahistorique. Que cette signification soit répétition des archétypes, régénération éternelle du temps abolissant l'Histoire, ou espoir eschatologique, elle est toujours en mesure de justifier la pression de l'Histoire en l'intégrant dans un système bien articulé où le Cosmos et l'existence de l'homme ont chacun leur raison d'être. Pour rendre cette idée plus claire, on peut prendre l'exemple de l'assimilation du temps au rythme lunaire, une assimilation surtout significative par ses conséquences optimistes : «car, tout comme la disparition de la lune n'est jamais définitive, puisqu'elle est nécessairement suivie d'une nouvelle lune, la disparition de l'homme ne l'est pas davantage.»5 L'optimisme de l'homme archaïque est fondé sur la conscience que la catastrophe n'est jamais définitive et que la mort de l'homme et celle de l'humanité sont nécessaires à la régénération. Pour l'homme archaïque, les soucis grands et temporels se transforment ainsi en soucis petits et éternels.

La répétition des archétypes chez Gary.

Sans avoir à chercher longtemps, on trouve dans l'univers romanesque de Romain Gary des conceptions temporelles dérivées de ces conceptions archaïques. Dans les derniers chapitres d'Education européenne, nous voyons Dobranski, le guide spirituel de Janek, succomber sous les balles allemandes, mais non sans lui avoir d'abord transmis son savoir et son idéalisme; à peu près au même moment va naître le fils de Janek; dans Le Grand vestiaire (1948), Luc Martin cherche, à partir de quelques indices laissés, à continuer l'action idéaliste de son père, mort dans la Résistance; Jacques Rainier, héros des Couleurs du jour (1952) et dernier survivant d'un groupe d'aviateurs de la France libre, va continuer leur action idéaliste en se battant contre le communisme en Corée, où il va sauter sur une mine; peu après, cependant, va naître son fils qui lui ressemble beaucoup. La récurrence de cette situation, qui se retrouve dans pratiquement tout roman de Gary, d'Education européenne à L'Angoisse du roi Salomón (1979), nous indique son importance thématique.

La première signification de la situation, comme celle de ses éléments constitutifs est assez claire : lors de cette coupure du temps qu'est la mort, nous assistons à la cessation effective d'un certain intervalle temporel et au début d'un autre, et dans cette rupture certains éléments essentiels sont transmis. «Rien d'important ne meurt,»6 comme le répète souvent Dobranski.La mort du père ou du guide spirituel est, d'une part, la métaphore de la disparition de l'autorité, d'une vision stable et rassurante du monde. Mais, en

Side 56

même temps, on a l'impression que des personnages comme Dobranski, Martin, Jacques Rainier et même la propre mère de Gary dans La Promesse de l'aube (1960), conscients qu'ils sont en train de bâtir l'Histoire, ont enregistréleurs propres actes à l'usage de leurs successeurs, Janek, Luc Martin, Gary, etc. Ils se posent donc, consciemment ou inconsciemment, comme des "modèles exemplaires, des archétypes que la génération suivante, les fils spiri-

vont imiter. De cette manière, le personnage est peu à peu assimilé à un
lu. e mythique, de même que les événements de sa vie s'intègrent dans la
catégorie des actions mythiques (luttes épiques, grandes créations, etc.).

Le caractère anhistorique de cette conception est souligne par le fait que les particularités «historiques» des personnages sont annulées au fur et à mesure que leur vie se transforme en mythe : «de l'histoire le temps enterre peu à peu sous ses couches successives la réalité et l'atroce, pour n'en laisser qu'une sorte de beauté visuelle, formelle, au goût d'épopée et de légende»7 dit Gary significativement dans Les Trésors de la mer Rouge. Dans le mythe, chaque jour davantage détaché de ses propres acteurs, les détails personnels disparaissent pour laisser la place à une sorte de survivance impersonnelle. Il n'est pas facile de préciser ce que signifie exactement cette survivance impersonnelle, mais Gary nous donne quelques indications. Par l'expérience de l'art ou de l'amour, par exemple, les personnages sortent de leur univers quotidien pour entrer dans l'univers transhistorique du mythe. Qu'y a-t-il de personnel et d'historique dans l'émotion que ressentent les partisans en écoutant Chopin ou que ressent Janek en tombant amoureux? C'est cette mémoire collective, ce fonds commun de l'humanité, que vont intégrer les héros transformés en mythes.

Mais assez paradoxalement, c'est aussi grâce à la répétition des gestes instaurés par les héros de légende que Gary réussit à dépasser le temps cyclique. Si Dobranski peut affirmer avec conviction que «rien d'important ne meurt», c'est parce qu'il pense à la répétition des gestes archétypaux. Pour lui, cette répétition est une continuité avec le passé qui aide l'homme à ne pas perdre la notion de lui-même et à ne pas oublier les valeurs essentielles. Elle est le grêle filin du souvenir au-dessus de l'océan de l'oubli.

Or cette pérennité de la mémoire donne justement aux hommes la possibilitéde réparer des actes, des erreurs, des péchés, des torts et, par conséquent,de progresser moralement. C'est ce que souligne Gary, finalement, dans Education européenne avec la métaphore des fourmis qui traînent avec obstination leurs brindilles ridicules le long de «la Voie que des millions d'autres fourmis avaient suivie avant elles, que des millions d'autres fourmis encore avaient tracée».8 La seule chose qui compte pour la fourmi humaine est de «porter toujours plus loin une brindille absurde, un fétu de paille, toujours plus loin, à la sueur de son front et aux prix de ses larmes de sang, toujours plus loin! sans jamais s'arrêter pour souffler ou pour demander

Side 57

pourquoi...».g Ainsi, avec cette métaphore finale est confirmée l'idée d'une
Histoire continue, mais qui progresse, pour ainsi dire, en spirale, qui est
reprise sans être tout à fait répétée.

Régénération et sacrifice chez Gary.

L'autre élément mythique dont on retrouve les traces chez Gary est l'idée de la régénération du temps. A la différence de l'homme archaïque, l'homme moderne n'est pas libre d'annuler sa propre histoire par la régénération du temps. L'Histoire est non seulement irréversible, mais constitutive de l'existence humaine. Gary, face aux horreurs de l'Histoire, éprouve cependant la nostalgie de cette régénération impossible qui rendrait à l'homme son innocence perdue. Le désir d'une régénération du temps s'exprime avec le plus d'acuité dans le thème du sacrifice.

Si l'on regarde l'ensemble de la production romanesque de Gary, on est frappé par le nombre de guides spirituels qui meurent. Aux exemples que nous avons déjà énumérés, il faut ajouter l'exécution du vieux Vanderputte dans Le Grand vestiaire. A la fin de ce livre, le jeune Luc Martin tue Vanderputte, un être déchu et taré à l'image de cette humanité à bout de souffle que Luc assimile à un grand vestiaire. Il le tue moitié par pitié, moitié pour pouvoir réintégrer l'humanité. C'est un rite de passage nécessaire qui l'aide à accepter les hommes, voire les aimer, bien qu'ils soient des traîtres et des assassins. Le meurtre est une demande d'admission dans leurs rangs, bien qu'il ait jusque-là toujours refusé d'être compté comme l'un des leurs.10

Vu le caractère dégradé et la culpabilité du personnage, il est relativement facile d'accepter que Vanderputte soit sacrifié pour qu'une nouvelle humanitépuisse naître. Mais dans tous les autres romans, la disparition inéluctable du guide spirituel n'a-t-elle pas quelque chose de sinistre? Pourquoi faut-il, au fait, que le mentor meure? Ces morts ont, nous semble-t-il, deux significations.La première découle logiquement de l'idée des modèles archétypiques que nous venons de développer. La mort (ou la disparition du personnage : c'est le cas de Morel, héros des Racines du ciel de 1956) est nécessaire pour qu'il puisse accéder au statut de modèle mythique. De plus, comme les héros tentent de fonder la notion de dignité humaine en eux-mêmes, la mort pour une juste cause est sinon la preuve, du moins l'exemple de l'existence de cette dignité. Quant au résultat du sacrifice, il varie avec une belle régularité, qui n'est pas loin de rappeler le temps circulaire : les sacrifices de Dobranski {Education européenne, 1945) et de Jacques Rainier {Les Couleurs du jour, 1952) ne sont pas inutiles, puisque leur action va être poursuivie par leurs successeurs; celui de Tulipe {Tulipe, 1946) est inutile, voire nocif, tandis que celui de Morel {Les Racines du ciel, 1956) réussit à provoquer une prise de conscience globale; dans La Tête coupable (1968), Gary se montre de nouveausceptique,

Side 58

veausceptique,ce dont témoignent clairement ces considérations désabuséesde
Jésus-Christ :

Son plus grand regret était de s'être laissé crucifier une première fois, dans un moment de faiblesse. Non point parce qu'il avait souffert, mais en raison de l'habitude que cela leur avait donnée, du goût qu'ils y avaient pris. La Crucifixion fut pour les chiens un os inoubliable, et depuis, ils n'avaient qu 'une idée : recommencer. ' '

Si le sacrifice du personnage peut être justifié, à la rigueur, par la mythification ultérieure ou par des motivations d'ordre idéaliste, on y trouve aussi une autre signification qui transparaît avec évidence dans la mort de Vanderputte, c'est-à-dire le sacrifice d'un bouc émissaire censé racheter l'humanité. Expliquons-nous. Face aux horreurs de l'Histoire, les personnages de Gary éprouvent souvent le besoin de retourner en arrière, c'est-à-dire d'abolir le temps écoulé, retrouver l'innocence perdue et en finir avec leur culpabilité écrasante. La nostalgie d'un monde d'avant l'Histoire, d'avant l'homme, s'exprime de plusieurs manières : symboliquement par les voyages qu'ils effectuent à des lieux primitifs, (c'est-à-dire non-historiques), possibles incarnations du paradis originel : Afrique, îles du Pacifique; directement par les propos que tiennent les personnages, notamment les deux vers de Yeats qui parcourent l'œuvre comme un leitmotiv : «Je cherche celui que j'étais/ Avant le commencement du monde.»12

Ne pouvons-nous pas voir dans la disparition du mentor un rite de régénération, une autre expression de l'abolition du temps écoulé? En effet, si les disciples ont besoin de reprendre les mêmes mythes primordiaux, et de faire les mêmes gestes que leurs prédécesseurs, ils semblent également avoir besoin de se libérer du souvenir de la «faute», habituellement incarnée par le nazisme, coupable justement d'avoir éloigné l'homme des valeurs primordiales, de l'«important».

Les mentors, malgré toutes leurs qualités, appartiennent comme Vanderputte à une humanité affaiblie et usée. Car les idéalistes s'usent. A force de vouloir changer le monde, ils seront eux-mêmes changés. Qui voulait pétrir se voit pétri. C'est ainsi que Gary conçoit l'existence de l'idéaliste, y compris la sienne propre :

Le goût du chef-d'œuvre, de la maîtrise, de la beauté me poussait à me jeter les mains impatientes contre une pâte informe qu'aucune puissance humaine ne peut modeler, mais qui, elle, possède au contraire le pouvoir insidieux de vous pétrir à sa guise, imperceptiblement; à chaque tentative que vous faites de lui imprimer votre marque, elle vous impose un peu plus une forme tragique, grotesque, insignifiante ou saugrenue.13

Side 59

L'idée de la dégradation de l'idéaliste par l'action du temps qui passe se trouve illustrée dans une scène significative du Grand vestiaire. L'innocence et l'intégrité de Luc Martin, déjà bien entamées à force de côtoyer Vanderputte et de se livrer au marché noir, reçoit le coup de grâce, lorsqu'un de ses amis est tué lors d'un hold-up. Rentré, seul dans l'appartement, il se rend compte qu'il commence à ressembler à Vanderputte :

Je me regarde dans la glace : je vois une tête livide, aux yeux rouges, gonflés, il ne manque que des poches lourdes sous les yeux, deux plis profonds, du nez à la bouche, un petit ventre rond et Gestard-Feluche... Ça viendra, me dis-je, c'est une question de temps, il suffit de rester bien seul, il suffit de continuer. [...] Mais non, ce n'est pas possible, je suis encore jeune, je n'ai que dix-sept ans, je peux encore marcher dans une autre direction, rien n'est encore perdu... je reviens devant la glace et je me regarde avec horreur : j'ai une moustache triste pendante, un gilet aux oreilles retroussées, un plaid écossais sur les épaules.14

Le temps qui ronge inexorablement le caractère des hommes, transforme peu à peu leurs nobles aspirations en démission et déchéance. A supposer que cette dégradation soit inévitable, la régénération, y compris à travers la mort du personnage, se pose, en effet, comme la seule solution possible. «La disparition de l'homme et celle de l'humanité est indispensable à leur régénération», écrit justement Eliade.15 C'est ainsi que nous voyons, dans l'univers de Gary, la fin d'une étape, la mort d'une humanité épuisée et la naissance d'une nouvelle humanité régénérée à partir d'un disciple plus jeune, mais fidèle aux valeurs idéalistes.

Les métaphores qu'utilise Gary pour décrire l'évolution humaine confirment cette interprétation. Parmi ces métaphores, celle de la mue nous semble particulièrement significative : «Personne ne peut extrapoler l'homme, pas plus que le résoudre; jusqu'à présent, il a toujours surmonté aussi bien ce qu'il a trouvé que ce qu'il a créé, ne laissant au passage que sa peau de couleuvre individuelle.»16 Une autre métaphore, dans La Promesse de l'aube, représente l'homme comme un coureur de relais qui porte un peu plus loin le témoin, mais qui doit le passer à un autre avant l'arrivée : «Je refuse de donner à ma chute une signification universelle, et si le flambeau m'a été arraché des mains, je souris d'espoir et d'anticipation, en pensant à toutes les mains qui sont prêtes à le saisir, et à toutes nos forces cachées, latentes, naissantes, futures, qui n'ont pas encore donné.»17 Ces métaphores lient la mort individuelle à la continuation de l'espèce. Surtout la métaphore de la mue est significative, puisqu'elle semble impliquer que le personnage, la «peau de couleuvre individuelle», doit périr pour que l'humanité puisse évoluer.

Side 60

L'idée de régénération, telle que nous l'avons développée ici, semble se modifier dans la dernière partie de l'œuvre, notamment dans des livres comme La Vie devant soi (1975) et L'Angoisse du roi Salomón (1979). Jusqu'à l'époque où les romans d'Emile Ajar commencent à paraître, la pérennité de l'espèce humaine, assurée par l'idée de la régénération, justifie la mort du personnage. Dans les romans d'Ajar, la mort perd cette justification transcendante. Elle est désormais une partie constituante de cet ensemble de servitudes psychologiques et physiologiques qu'Ajar appelle les «lois de la nature» et qui se signalent par leur caractère arbitraire et cruel. La dépréciation devient manifeste avec la mort de Mme Rosa qui est dépourvue de sens et qui constitue une véritable tragédie pour la conscience centrale du livre.

III. L'idee du progres

Le temps linéaire.

Malgré les points de ressemblance, répétition des archétypes et régénération du temps, que nous avons repérés, l'espoir eschatologique de Romain Gary s'avère, après tout, d'une autre nature que l'optimisme de l'éternel retour. Le statut des événements historiques dans les deux conceptions est, en fin de compte, assez différent. Si les événements historiques comme les désastres militaires, les injustices sociales, les malheurs personnels sont supportés dans le temps cyclique, ce n'est pas qu'ils soient jugés inévitables, mais parce qu'on est conscient de la normalité de la catastrophe cyclique et certain qu'elle a un sens et qu'elle n'est pas définitive. La souffrance infligée à l'homme par l'Histoire n'est donc ni gratuite ni arbitraire, mais répond à un ordre dont la valeur n'est pas contestée. Elle a un sens et une cause. Elle est sacrée.

Gary se lève violemment contre cette conception de l'Histoire, qu'il appelle «le culte de la douleur». Il considère la fuite devant la douleur et la recherche du plaisir comme le seul but sensé que puisse se proposer l'homme. Chaque injustice, chaque souffrance, chaque douleur, radicalement dénuée de sens, ne saurait être source de rien, sinon de son propre remède. De cette manière, l'événement historique aura un sens totalement opposé à celui qu'il a dans une conception du temps cyclique. Dans celui-ci, la souffrance de l'Histoire est supportée parce qu'elle confirme l'ordre ou le rythme cosmique. Chez Gary, par contre, c'est la fuite devant la souffrance, le désir hédoniste, qui force l'homme en avant et impose une direction linéaire au temps.

Tous les thèmes, chez Gary, convergent vers l'idée d'une humanité qui évolue. L'homme n'a pas trouvé sa forme définitive, mais en revanche, il semble être doté de propriétés qui le forcent à se perfectionner. Gary nous rappelle que l'Histoire dépend de l'homme et non l'homme de l'Histoire. Il est convaincu que tous les hommes partagent la même aspiration vers la

Side 61

perfection et que le sentiment d'inaccompli qu'ils éprouvent face à la réalité est le reflet de la frustration éternelle qui a toujours été à l'origine de tout progrès humain. L'âme de l'Histoire, sous l'uniforme de de Gaulle comme sous la robe de Gandhi, c'est cette aspiration. Depuis le premier reptile qui a traîné son ventre hors de l'eau et qui a fini par faire des hommes, c'est la même frustration qui est à l'œuvre. C'est ainsi que l'homme, engagé dans un processus linéaire sans fin prévisible, devient l'éternel pionnier de lui-même. L'homme a surmonté les difficultés physiques des phases antérieures de son évolution et maintenant il est aux prises avec les défaillances de sa propre conscience. Cette idée, qui est un motif constant de l'œuvre, se trouve, par exemple, exprimée dans l'épigraphe que Gary donne à Gloire à nos illustres pionniers:

Ehomme - mais bien sûr, mais comment donc, nous sommes parfaitement d'accord : un jour il se fera! Un peu de patience, un peu de persévérance : on n'en est plus à dix mille ans près. Il faut savoir attendre, mes bons amis, et surtout voir grand, apprendre à compter en âges géologiques, avoir de l'imagination : alors là, l'homme ça devient tout à fait possible, probable même : il suffira d'être encore là quand il se présentera. Pour l'instant, il n'y a que des traces, des rêves, des pressentiments... Pour l'instant, l'homme n'est qu'un pionnier de lui-même. Gloire à nos illustres pionniers.18

Ces pionniers s'appellent, Dobranski, Janek, Tulipe, Jacques Rainier, Morel, Marc Mathieu, etc., tous ces personnages qui cherchent délibérément à précipiter l'évolution de l'humanité. Cette vision historiciste donne naissance à l'espoir utopique et messianique qui est un des traits de l'originalité de l'œuvre. Comme d'habitude, Gary n'omet pas de se moquer de son espoir. Dans la nouvelle «Gloire à nos illustres pionniers», par exemple, il conçoit l'évolution humaine d'une manière très concrète sous la forme d'une mutation biologique assez désastreuse.

Mais, en général, les métaphores qu'utilise Gary pour désigner l'homme ou l'humanité montrent combien est puissante l'idée du progrès : les fourmis qui traînent plus loin leur brindille absurde, la patrouille perdue, le reptile qui traîne son ventre hors de l'eau, le coureur de relais, le serpent qui mue, le picaro qui s'avance sur les routes de l'univers, partout ce sont les deux idées solidaires de continuité et d'évolution qui nourrissent l'optimisme de Gary. Il est vrai que l'existence de l'individu est vouée à la mort et que ses aspirations vers l'absolu sont vouées à l'échec, mais l'homme n'est pas un être isolé qui cherche en vain le sens de son aventure personnelle. L'individu trouve le sens et la valeur de son expérience personnelle dans le progrès de l'humanité dans son ensemble. Aucune vie n'est close sur elle-même. Ainsi, tout en conservantla notion d'un éternel présent, d'un fonds humain immuable, Romain

Side 62

Gary valorise l'Histoire. Projeté hors du temps cyclique, il se place résolumentet
dès le début dans un temps à sens unique.

La vision historiciste.

Si l'homme archaïque se défend contre l'Histoire, l'homme moderne se reconnaît et se veut historique. Il a monté avec plaisir le cheval de l'Histoire, ensorcelé par la belle illusion qu'il vit dans une époque où l'homme (chacun des hommes) n'est plus en dehors de l'Histoire, ni sous le talon de l'Histoire, mais la conduit et la façonne. Pour lui, la vie loin de l'Histoire de l'homme archaïque n'est pas vie mais demi-mort, ennui, exil. Cette conception du temps et de l'Histoire n'est pas nouvelle, mais correspond à un des plus anciens désirs de l'homme, le désir de changement. L'évolution d'une conception du temps cyclique vers une conception du temps linéaire commence déjà avec le judaïsme et le christianisme. Celui-ci conçoit le temps comme réel parce qu'il a un sens. Le déroulement de l'Histoire est orienté par une seule volonté, celle de Dieu, et constitué par une suite de faits uniques et radicalement singuliers, depuis la Chute initiale jusqu'à la Rédemption finale. Dans les romans de Gary, c'est presque toujours cette perspective historiciste qui réussit à justifier les défaites individuelles et les souffrances du personnage.

La fin de la vision historiciste.

A une époque où l'Histoire cheminait encore lentement, ses événements peu nombreux se laissaient facilement intégrer dans la grande marche rationnelle de l'Histoire. Aujourd'hui, le temps avance à grands pas. Non seulement les événements sont vite oubliés, certains d'entre eux semblent être conçus par erreur. Et ces choses conçues par erreur sont aussi réelles, hélas, que celles conçues par raison et nécessité. Les «erreurs» de l'Histoire sont même devenues si courantes et si communes qu'elles ne représentent pas des exceptions ou des fautes dans l'ordre des choses, mais commencent au contraire à constituer cet ordre. Si l'Histoire possède vraiment sa propre raison, cette raison, en définitive, se soucie peu de la compréhension des hommes. Ce sont les raisons pour lesquelles le mirage d'un âge d'or à venir et la croyance en le progrès se sont dissipés en même temps que beaucoup d'autres certitudes. Avec les lendemains qui chantent faux, la dernière intention transhistorique de l'historicisme a disparu. Et, à partir de là, la valorisation historiciste de l'événement historique en tant que tel a perdu sa force.

Cette pauvreté justificatrice de l'historicisme a conduit à d'autres explicationshistoricistes, depuis le «destin» de Nietzsche jusqu'au choix existentiel de Sartre, sans vraiment résoudre le problème. L'existentialisme sartrien, basé sur l'idée de la liberté de l'être humain, est la dernière en date de ces tentatives. Il est vrai qu'en comparaison avec l'homme archaïque, prisonnier

Side 63

de l'horizon mythique des archétypes et de la répétition, l'homme moderne est libre de faire l'Histoire en se faisant lui-même. Si cette liberté est indéniableen principe, elle est plus contestable en pratique. Plus nous avançons dans l'Histoire, plus faible est l'emprise que l'individu exerce sur l'Histoire. Celle-ci tend de plus en plus à se faire toute seule grâce aux germes déposés dans le passé ou grâce à la volonté d'un nombre très restreint d'hommes. La liberté de faire l'Histoire dont se targue l'homme moderne est illusoire pour la quasi-totalité du genre humain. Elle se réduit en réalité à deux possibilités: soit s'opposer à l'Histoire, soit tenter de s'évader de l'Histoire, deux possibilitéségalement désagréables et utopiques. L'Histoire s'est refermée comme un piège sur l'homme.

L'existentialisme, et pas uniquement la version sartrienne, n'a donc pas réussi à libérer l'homme de sa terreur devant l'Histoire. Comme le remarque Eliade, «ce n'est pas du tout l'effet d'une coïncidence fortuite que le désespoir, IlamorI1amor fati et le pessimisme soient promus dans cette philosophie au rang de vertus héroïques et d'instruments de connaissance».19 Quelle que soit la vérité touchant la liberté et les virtualités créatrices de l'homme historique, il est sûr qu'aucune des conceptions historicistes traditionnelles n'est plus capable de justifier aux yeux de l'homme la terreur de l'Histoire et répondre à son besoin de transcendance.

Il semble que Gary, et certains écrivains modernistes avec lui, avaient pressenti cet échec de l'historicisme. En tout cas, ils ont tenté d'accorder de nouveau au temps une signification transhistorique. On le voit dans des œuvres marquantes comme Ulysses de James Joyce, The Waste Land de T. S. Eliot, le Docteur Faustus de Thomas Mann, mais aussi dans les romans de Romain Gary, Les Racines du ciel, par exemple. La formulation en termes modernes d'un mythe archaïque trahit tout au moins le désir de trouver un sens et une justification transhistorique aux événements historiques.

D'une part, il est donc certain que Gary, dépassant le temps cyclique, se situe dans un temps à sens unique. Sous quelque angle qu'on envisage la question, une même évidence transparaît. Par sa situation même dans le temps, il incombe à l'homme une certaine destinée historique. S'il ne peut éviter le destin qui découle fatalement de sa position dans un moment historique, il a la liberté, voire le devoir, d'agir sur ce destin pour le changer. Mais, d'autre part, Romain Gary est conscient que l'homme serait incapable de supporter les horreurs de l'Histoire, depuis les génocides jusqu'aux bombardements atomiques, s'il n'y avait pas la moindre justification mythique. Autrement dit : tout projet humain serait impossible sans mythes. Gary cherche donc à intégrer la conception des archétypes et de la régénération du temps dans une conception du temps qui se place dans l'horizon historique.

Side 64

Dans la première phase de l'œuvre, ses héros, par l'héroïsme, par des actions exemplaires, cherchent à se hisser au niveau du mythe. Cet aspect, parfois latent, devient particulièrement évident dans les Racines du ciel. Plus tard, c'est l'artiste qui est chargé de régénérer le mythe de l'homme. C'est cette idée que Gary explore dans Pour Sganarelle, son essai théorique de 1965. Dans une grande tentative de trouver une direction et une justification à l'Histoire humaine, Gary va considérer les événements historiques comme une série de péripéties grâce auxquelles l'esprit humain, en prenant conscience de niveaux de réalité qui, autrement, lui resteraient inaccessibles, se sensibilise. Cette conception met l'homme à l'abri de l'Histoire dans la mesure où (à l'instar du christianisme et de Phégélianisme) elle postule un progrès vers un épanouissement final. Elle est fondée sur la liberté autocréatrice de l'homme, mais par rapport à l'existentialisme sartrien elle va beaucoup plus loin. La liberté de l'homme est, chez Gary, sur le point de signifier l'émancipation de toute espèce de loi naturelle et, partant, la plus haute liberté que l'homme puisse imaginer : celle de pouvoir intervenir dans le statut ontologique même de l'Univers. En d'autres termes, la conception de l'évolution humaine que Gary met en avant dans Pour Sganarelle, constitue une nouvelle formule de collaboration de l'homme à la création. Seule une pareille liberté est capable de défendre l'homme moderne contre la terreur de l'Histoire. Grâce à cette théorie sur la culture, Gary réussit à justifier doublement l'Histoire. D'une part, l'Histoire est de nouveau dotée d'un sens et d'une direction; d'autre part, même les malheurs de l'Histoire, en tant que source d'inspiration (Gary prend comme exemple Guernica de Picasso), contribueront à alimenter l'océan de la culture de sorte que les horreurs de l'Histoire sont transformées en une beauté esthétique qui, via l'océan de la culture, nourrira l'éthique.

L'assentiment au présent.

L'idée que l'avenir justifiera et rachètera le présent est à la base même de l'humanisme de Gary. Mais en misant sur l'avenir aux dépens du présent, Gary se heurte au problème de l'abstraction. Le culte d'un avenir forcément abstrait risque bien de mettre en péril le présent autrement concret. Si Gary, comme tant d'autres écrivains modernistes, éprouve une certaine fascination pour le futur, c'est chez lui une fascination pleine d'appréhension et de scepticisme. C'est pourquoi il essaie de lier l'amour du présent à la valorisationdu futur, en affirmant que le désir de changer le monde naît aussi d'un bonheur hédoniste éprouvé dans le présent. Or ce qui se passe en réalité dans ses œuvres, c'est que le bonheur du présent sera sacrifié sur l'autel du futur : c'est la situation même des romans comme Tulipe (1946), Les Couleursdu jour (1952), L'Homme à la colombe (1958), Lady L. (1963), Les Racines du ciel (1956) même. En effet : comment proclamer en même temps

Side 65

son amour du présent et appeler de ses vœux un futur qui l'abolira? Gary
n'arrive jamais vraiment à réconcilier son affirmation hédoniste qu'il faut
profiter du présent et sa valorisation historiciste de l'avenir.

La valorisation de l'avenir est plus importante dans la première partie de l'œuvre (de 1944 à 1973 environ), la phase la plus ambitieuse ou utopique. Mais au fur et à mesure que Gary abandonne ses ambitions démesurées (et au fur et à mesure qu'il vieillit), la conception du temps change aussi. Avec le thème de la vieillesse, apparaît une nouvelle signification du temps, non comme évolution, mais comme usure. Dans Les Enchanteurs (1973), où le temps devient un ennemi, décrit comme un grand propriétaire terrien «toujours pressé de faire ses récoltes»,20 le thème traditionnel du fugit irreparabile tempus fait sa première apparition:

Mais le Temps commençait à s'intéresser à moi et il se passa alors quelque chose de très étrange : mon regard perdit peu à peu le pouvoir qu'il avait de me révéler la vie secrète de la forêt et de ses habitants. Au fur et à mesure que je grandissais, et alors même que ma main se faisait de plus en plus habile, elle paraissait devenir prisonnière des apparences familières que la nature cachée et magique des choses assume pour défendre ses secrets et nous interdire l'accès de son domaine. Ma main devenait esclave de cette réalité trompeuse et mon fusain ne faisait plus que reproduire, avec une fidélité et une obédience soumises, les fleurs, les arbres, les pierres, les oiseaux. C'est ainsi qu'aidée par le Temps, son plus vieux complice, la réalité réussissait à m'imposer sa loi.21

En même temps que la notion de déclin se substitue à celle du progrès, Gary radicalise son idée d'une dimension temporelle où se rejoignent l'éternité et l'éphémère, en mettant en scène des personnages transhistoriques. L'Histoire, dans Les Enchanteurs, est faite et parcourue toujours par les mêmes personnages sans cesse réincarnés. Le seul développement possible devient dans cette perspective la métamorphose des personnages, mais c'est là un développement spasmodique, une spirale avec des nœuds qui, par conséquent, constitue un type particulier de séquence temporelle. L'idée d'une identité transhistorique réapparaît dans Europa (1974), où persistent aussi la vision négative du temps et le manque de confiance en l'Histoire:

Le Temps s'éternisait, laissait ses divisions au repos dans leurs bivouacs, ménageait les apparences de durée et faisait semblant de croire aux œuvres de longue haleine. Danthès, qui cherchait à apprivoiser son angoisse en lui prêtant figure humaine, brassant ces heures nocturnes comme un matériau de l'imaginaire, se représentait le Temps assis au bord du chemin, jaquette et haut-de-forme, montre au gousset, comptant d'un œil attentif ses bataillons de fourmis, siècles, secondes, millénaires, avant de les relancer dans de nouveaux assauts grignotants.22

Side 66

Désormais, le Temps n'est plus un abstrait principe philosophique mais une force concrète et menaçante, ce que révèlent aussi les différentes représentations qu'en donne Gary. Les images se caractérisent par des symboles de la fuite, de l'usure et de la rigueur : on s'approche du vieillard Temps avec sa faux. Même dans un livre relativement confiant comme La Vie devant soi, on retrouve cette angoisse d'être dans le temps. C'est justement un des paradoxes de ce livre que le titre résonne comme une menace et non comme une promesse.

Cette évolution vers une valorisation du présent au détriment du futur arrive à son terme dans L'Angoisse du roi Salomón, qui est l'affirmation ironique d'un autre thème traditionnel, celui du carpe diem. Placé devant le choix entre le futur et le présent, entre l'abstrait et le concret, ce livre tranche résolument en faveur du présent et du concret. Le futur est incertain et la fin toujours proche, c'est pourquoi l'homme se doit de profiter de son bref passage sur terre. «Vivez, si m'en croyez, n'attendez pas à demain, cueillezles dès aujourd'hui, les roses de la vie!»23, lance Jean à Salomón et les vers de Ronsard résonnent comme un leitmotiv à travers le livre. Et on n'est pas loin, en effet, de la souffrance profonde de Ronsard devant l'altération universelle des choses, ou de l'amertume de Du Bellay contemplant les ruines romaines. Mais l'appel hédoniste est profondément ambigu, car à la différence des romans antérieurs, la mort n'est pas le bout de la vie, elle est intérieure à celle-ci, présente à chaque instant, et là où on l'attend le moins. «J'ai écouté le silence, car c'est toujours lui qui chante le dernier»,24 dit Jean, immédiatement après avoir assisté à la réconciliation des amants du livre, les amants vieux. L'appétit de vie de Salomón s'est établi sur les ruines d'une obsession de la mort; de là sa fraîcheur, son avidité frémissante; de là aussi l'insécurité du message du livre, la conscience que tout tient dans la minute présente, mais d'un présent qui s'échappe sans cesse. L'hédonisme de Gary est désespéré, il est arraché à la catastrophe, au désastre de demain. Dans l'opposition que forment L'Angoisse du roi Salomón et un livre comme Education européenne se dessine le paradoxe du Temps chez Gary : la même force qui vole au secours du genre humain est celle qui semble tout détruire. Pris dans ce paradoxe, Gary cherche dans ses derniers livres le rire libérateur, le rire qui purge les angoisses. Mais même ce rire reste ambigu à l'image de l'homme et à l'image d'une œuvre entre le doute et l'espoir.

IV. Conclusion

Nous avons vu que le temps, chez Gary, est une entité hétérogène qui, tout en se fondant sur les notions du temps continu et de la liberté personnelle, est traversée dans toute sa profondeur par des éléments du mythe de la répétitionéternelle et, en fin de compte, de l'abolition du temps. L'interrelation de ces éléments constituants est sujette à des variations au fil des livres, en

Side 67

fonction de l'évolution de la pensée de Gary. On pourrait en gros diviser ces livres en quatre catégories, selon l'élément dominant. Ceux qui sont les plus optimistes, comme Les Racines du ciel (1956) et Pour Sganarelle (1965), sont dominés par l'idée de linéarité. Romain Gary y conçoit le progrès de l'homme comme une évolution linéaire où l'homme va se développer vers une forme de plus en plus perfectionnée. Il va même jusqu'à suggérer que, puisque c'est le besoin qui crée l'organe, l'homme finira un jour par avoir P«organe de la dignité».25

Dans les livres pessimistes, comme La Danse de Gengis Cohn (1967) et Europa (1974), le temps est vu comme cyclique. Cela implique qu'aucune évolution n'est possible, que l'homme est condamné à subir pour l'éternité, sans possibilité d'évasion, la condition humaine et les malheurs de l'Histoire, que les injustices se perpétreront, que les calamités historiques se répéteront à l'infini, etc.

Troisièmement, il y a la catégorie la plus importante, qui englobe la majorité des livres d'Education européenne (1945) aux Cerfs-volants (1980) et dans laquelle la conception dominante est le terme intermédiaire que nous avons introduit, le temps en spirale. Cette conception temporelle est modérément optimiste, puisqu'elle implique une évolution de l'homme à travers la répétition et la régénération. L'Histoire est conçue comme un terrifiant dialogue de l'homme avec lui-même (ou entre les deux moitiés de l'homme) mais elle est finalement acceptée, parce qu'on peut la faire fructifier moralement. On remarque, cependant, que c'est à peine si Gary parvient à parfaire la valorisation eschatologique du temps. Ou plutôt : il refuse de le faire. Il s'interdit explicitement de formuler une hypothèse précise sur la forme finale que prendra l'humanité. Cela serait donner dans le même panneau que ceux qui croient qu'il n'existe qu'une unique vérité sur l'homme:

On ne voit guère [...] de quoi, si ce n'est d'un rêve mythologique d'unité, d'un Tout, d'une humanité encore hantée par l'unicité supposée du germe premier de sa souche originelle ou par la nostalgie du Père perdu, pourrait se réclamer ce besoin d'intégration et de convergence, ce rêve d'un Point de Suprême Arrivée. Je conçois plus facilement, comme romancier - puisqu'il y a roman - un épanouissement et une diversification continus de la gerbe dans une dispersion de plus en plus grande et conquérante, aux péripéties sans fin, sans aboutissement, allant peut-être jusqu'à la création d'autres espèces dans d'autres contrées de l'univers, qu'une convergence finale à la Teilhard de Chardin dans une Unité, qui ne saurait être celle du Père retrouvé .26

D'une certaine manière, ces trois conceptions du temps - temps linéaire,
temps cyclique et temps en spirale - sont également anti-historiques. Si Gary
affirme sa croyance en le futur, c'est tantôt parce que celui-ci va rendre à

Side 68

l'homme son intégrité originelle (c'est-à-dire qu'il redevient à la fin des temps celui qu'il était au commencement), tantôt parce que l'homme va arriver à l'épanouissement final grâce à une évolution dans le temps. Or, que nous évoluions vers l'unité ou vers la diversification, le résultat reste, en fin de compte, le même. La dispersion extrême est un moyen aussi efficace que l'unité retrouvée pour arrêter l'Histoire. Ce qui sous-tend ces conceptions, c'est le même désir de ne plus subir l'Histoire, puisque celle-ci est une longue suite de malheurs et de souffrances. L'irréversibilité des événements historiquesest compensée par la limitation de l'Histoire dans le temps.

Dans la dernière partie de l'œuvre, Gary semble s'écarter un peu de la conception dominante du temps en spirale, sans pour autant la désavouer complètement. Les personnages ne cherchent plus les nouvelles possibilités dans un présent tendu vers l'avenir et qui aurait porté en lui la loi de sa propre disparition, mais dans le présent en sa qualité de présent. Cet assentiment désespéré au présent n'ébranle cependant pas la notion fondamentale d'un Temps double. Car si le présent n'est plus lié au passé et au futur par le récit ordinateur du progrès, il reste en rapport avec l'éternité. Le transitoire, le fugitif, le contingent, constitue la moitié de l'homme, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable : «Adieu Jeannot! Le vieillard qui retourne à la source première entre aux jours éternels et sort des jours changeants!»27, dit Salomón à Jean, en guise d'adieu. Au mouvement perpétuel d'une humanité esclave du Temps et se dévorant elle-même, Gary substitue l'image d'une humanité éphémère et éternelle. La manière dont les personnages conçoivent le Temps dans L'Angoisse du roi Salomón témoigne de la reconnaissance de cette double nature de l'homme.

Depuis son premier roman, Gary est conscient que c'est l'homme qui donne une signification aux faits historiques. Car admettre que l'Histoire ait un sens, c'est admettre que l'on doive aller dans ce sens, et s'y soumettre. Mais, en même temps, Gary demande aussi à l'Histoire de donner un sens à l'existence individuelle, pour justifier ses souffrances. C'est pourquoi c'est la conception d'une Histoire continue qui progresse, fût-ce à travers de tragiquesreculs, qui domine les deux premières parties de l'œuvre. Mais au fur et à mesure qu'il abandonne sa théorie de la culture, Gary semble abandonner aussi une vision continue pour accepter une vision discontinue de l'Histoire. Après avoir affirmé la continuité pendant des années, il semble avoir compris que les états successifs de l'humanité sont irréductiblement différents parce qu'ils n'affectent pas, n'engagent pas, la même part de l'homme. L'Histoire n'est plus soumise à la loi du progrès, mais plutôt à celle de la métamorphose.Cela laisse à l'homme deux possibilités : celle d'agir sur son temps concret et celle de nourrir l'intemporel par des œuvres ou des actions assez valables pour s'évader du temps chronologique. On trouve déjà ces deux idées dans Education européenne, dans Les Racines du ciel et dans Pour

Side 69

Sganarelle, mais maintenant le discours justificateur du progrès, du développementet du dépassement a presque disparu. L'utopie et le messianisme ne trouvent plus de place dans l'œuvre. C'est pourquoi l'assentiment au présent auquel parvient difficilement Gary vers la fin de son œuvre, refusant le confort ou le leurre du temps historique, représente un choix héroïque.

Jorn Boisen

Odense



Notes

1. Romain Gary : Education européenne, Gallimard, Paris, «Folio», 1972, p. 68.

2. Mircea Eliade : Images et symboles, Gallimard, Paris, 1952, p. 76-77. Il est peu probable que Gary à l'origine ait été inspiré par la lecture d'Eliade, puisque Education européenne est publié avant que Eliade ne commence à publier en français, mais il est certain que Gary a trouvé une confirmation de sa propre pensée chez Eliade.

3. Romain Gary : Les Trésors de la Mer Rouge, Gallimard, Paris, 1971, p. 115.

4. Mircea Eliade : Le Mythe de l'éternel retour, Gallimard, Paris, «Folio», 1969, p. 158.

5. Eliade : Le Mythe de l'étemel retour, p. 105

6. Education européenne, p. 280.

7. Les Trésors de la Mer Rouge, p. 114.

8. Education européenne, p. 282.

9. Education européenne, p. 282.

10. A part la personnalité du sacrifié, la signification de ce sacrifice est rigoureusement identique au meurtre du jeune soldat allemand par Janek dans Education européenne (p. 270), un autre rite de passage.

11. Romain Gary : La Tête coupable, Gallimard, Paris, «Folio», 1980, p. 150.

12. Par exemple dans La Tête coupable, p. 43.

13. Romain Gary : La Promesse de l'aube, Gallimard, Paris, 1960, p. 298.

14. Romain Gary : Le Grand vestiaire, Gallimard, Paris, «Folio», 1980, p. 229-230.

15. Gary lui-même affirme que «le renouveau a toujours été d'abord un retour aux sources», La Danse de Gengis Cohn, p. 76.

16. Romain Gary : Pour Sganarelle, Gallimard, Paris, 1965, p. 233. Michel Cousin dans Gros-Câlin utilise la même métaphore pour exprimer son espoir dans l'avenir.

17. La Promesse de l'aube, p. 371.

18. Romain Gary : Gloire à nos illustres pionniers, Gallimard, Paris, «Folio», 1975, page non numérotée avant la page de titre.

19. Eliade : Le Mythe de l'éternel retour, p. 171.

20. Romain Gary : Les Enchanteurs, Gallimard, Paris, «Folio», 1988, p. 8.

21. Les Enchanteurs, p. 28.

22. Romain Gary : Europa, Gallimard, Paris, 1972, p. 7.

23. Romain Gary : L'Angoisse du roi Salomón, Gallimard, Paris, «Folio», 1987, p. 348.

Side 70

Résumé

Cet article propose d'étudier la conception du temps chez Romain Gary, pour constater dans quelle mesure elle reste tributaire des représentations archaïques du temps. A travers toute l'œuvre, s'articule en effet une dialectique entre le temps cyclique et répétitif des sociétés primitives et le temps linéaire et historique de la civilisation moderne. Après de nombreuses variations, Gary semble finalement adopter une vision discontinue de l'Histoire dans laquelle l'homme, privé du discours justificateur du progrès, n'a que deux possibilités : celle d'agir sur son temps concret et celle de nourrir l'intemporel par des œuvres ou des actions assez valables pour s'évader du temps chronologique.



24. L'Angoisse du roi Salomón, p. 345.

25. Romain Gary : Les Racines du ciel, Gallimard, Paris, «Folio», 1972, p. 445.

26. Pour Sganarelle, p. 457.

27. L'Angoisse du roi Salomón, p. 349.