Revue Romane, Bind 29 (1994) 1

Topographie idéale pour un texte maghrébin ou : la lecture du réseau métropolitain de Rachid Boudjedra

par

Karin Holter

«ces constructeurs délirants et lyriques n'ayant aucune confiance dans la rectitude des lignes, préférant les courbes amples et sensuelles aux segments de droite secs et froids, (..-)»1

«Le plus remarquable, ce n'était pas la valise...»: Dès les premiers mots, le troisième roman de Rachid Boudjedra, Topographie idéale pour une a&ession caractérisée se présente comme un texte qui proclame tout en révoquant, qui conteste, replace, remet à plus tard l'objet proclamé. Ainsi, l'attente d'un fait important annoncé - «le plus remarquable» - est tout de suite déçue, différée, reportée en aval du texte. Mais quand, deux pages plus loin, après des descriptions touffues de «l'intrusion de la valise déformée dans l'espace si richement structuré voire surchargé du Métropolitain» (p. 8), une phrase commence: «Ni le pantalon...» (p. 9), le lecteur, désorienté, se sent obligé de rebrousser chemin, faire demi-tour vers l'amont du texte pour retrouver la direction, le sens de ce qu'il lit. Et si, quatre pages plus loin, le mot de l'énigme est donné, l'objet «le plus remarquable» enfin cerné -

Non, il ne s'agissait ni de l'une ni de l'autre, mais d'un petit bout de papier
qu'il tenait serré entre le pouce et l'index de la main droite (...),

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- son importance dans l'affaire «faisant pour une fois l'unanimité» -, c'est
encore sur une mise en question, sur l'hypothèse ouverte («etc.») sur d'autres
interprétations possibles que l'incipit se termine:

cela dit, il n'en reste pas moins qu'il existe des hallucinations vraies, des
erreurs collectives, etc. (p. 13)

Comme tout incipit de roman, celui-ci nous fournit une leçon de lecture: Par son renvoi obligatoire et répétitif vers l'amont du texte, par l'incertitude, devant chaque carrefour, de la direction à prendre, devant les difficultés d'orientation et d'interprétation, le lecteur fait l'expérience d'une déambulation incertaine à travers un espace à la fois dense et sinueux. Pour avancer ici, il faut consentir à revenir sur ses pas, suivre les méandres du texte, risquer de se perdre. La première leçon à tirer - inévitable, celle-là, à moins de fermer le livre - concerne donc la manière de lire. Mais cette lecture ne fait que suivre le mouvement de l'écriture; elle est à l'image du texte, à sa topographie - elle-même à l'image de la topographie du métro, cet «espace si richement structuré voire surchargé» qui sert de lieu de base au roman. Structure dynamique, spatiale, mais aussi mentale: l'errance du lecteur, son mode malaisé de s'approprier l'espace textuel refléterait - comme une image très atténuée - l'errance angoissée du héros du roman dans l'espace métropolitain.

Si, dans le roman de Boudjedra, la topographie du métro fonctionne comme une structure portante, c'est bien qu'elle sous-tend et engendre tout un réseau d'autres structures. La charpente même du roman, c'est-à-dire les cinq parties qui le subdivisent - sont nommées d'après des lignes de métro: «Ligne 5», «Ligne 1», «Ligne 12», «Ligne 13», «Ligne 13 bis». A l'intérieur de ce système «linéaire», la description accorde une place privilégiée aux stationscarrefour: Bastille, Concorde, Saint-Lazare, La Fourche; lieux de connection ou, au contraire, de déviation, lieux de correspondances, pour admettre le passage - dans le système métropolitain comme dans le texte - d'une ligne à l'autre.

Qui dit correspondance, dit analogie. Et c'est par le principe de l'analogie que la forme graphique du plan du métro (dont la description constitue un des leitmotive du roman) en rappelle, en engendre d'autres, semblables: La peau tavelée de rides de la valise «créant une sorte de topographie savante» (p. 7); «le tracé qui jalonne le parcours d'une boule de certains billards électriques/.../rend/ant/ peut-être le mieux l'analogie avec l'enchevêtrement complexe des différentes lignes de métro» (p. 33); le sang de l'homme à la valise «giclant à travers lignes et méandres» (p. 159) sur le mur contre lequel sa tête vient d'être fracassée; les harangues des clochards lancées d'un bout à l'autre du quai «sans tenir compte de la logique de leurs interférences sur le

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discours de l'autre, un peu comme ces lignes zigzaguant à travers la carte au glacis blanc/... /et s'imbriquant pour se terminer en queue de poisson stupide, ne sachant plus où aller» (p. 219)... D'un bout à l'autre du roman cette forme-matrice ne cesse de nourrir les descriptions, de tirer à elle - d'aimanter - l'imagerie du livre. Et l'«analogie-leitmotiv» du roman, tellement elle est récurrente, est celle, enfin, qui présente le fonctionnement de la mémoire dans son rapport de ressemblance-dissemblance avec le fonctionnement du système métropolitain; citons, comme illustration:

Avec cette différence que dans la mémoire, elle /la circularité/ est plus essentielle, plus lovée sur elle-même/... / Mais la similitude est vraie avec ce lacis de lignes enchevêtrées les unes dans les autres, s'arrêtant arbitrairement là où l'on s'y attend le moins, se coupant au mépris de toutes les lois géométriques, se chevauchant, se ramenant, se dédoublant, se recroquevillant un peu à la façon de la mémoire toujours leste à partir mais aussi leste à revenir se lover sinusoïdalement au creux des choses, des objets, des impressions, formant elles aussi, un lacis parcourant en tous sens les méandres du temps, s'affolant, se bloquant, reprenant le dessus même à travers un bégaiement ou un miroitement ou un éblouissement très court allant et venant, intermittent et saccadé comme un spot parcourant une ligne courbe dans une hésitation que le bip-bip sonore rend encore plus dramatique ou plus cocasse, selon, (p. 137)

Des faits extérieurs, observables au fonctionnement du cerveau, le plan du métro - la forme de son réseau - structure et suture ici les descriptions, préside au choix des images de ce texte-labyrinthe. A tel point que le lecteur serait tenté de faire siens les mots du chef qui dirige l'enquête policière: «lisez attentivement la carte de métro - c'est là que la lumière peut jaillir!» (p. 27). En fait, la lecture, à un premier niveau - indispensable si l'on accepte d'entrer dans la logique de composition du roman - suppose un travail très concret de restitution et de vérification, dans un constant va-et-vient entre texte et réfèrent, le plan du métro. Ce travail, à ras du texte, nous initie, en nous forçant, à une lecture spatiale, dans le volume du livre, dans le réseau des «lignes enchevêtrées» de la carte du métro.

Labyrinthe, méandres, odyssée: les mots mêmes choisis par Rachid Boudjedrapour décrire l'espace dans lequel le voyage évolue, ajoutent à cette voie de communication souterraine - et décrite par ailleurs dans les détails de sa réalité quotidienne technique et sociologique - une dimension tout autre, mythique, imaginaire. Le romancier, qui n'hésite pas à se déclarer «écrivain politique» tout en revendiquant «le droit à la poétique», n'hésite pas non plus dans ses romans à «lier l'imaginaire le plus débridé avec le réalisme le plus obtus».2 Roman réaliste et mythique, Topographie se présente aussi ouvertementcomme une œuvre littéraire s'inscrivant dans une lignée d'autres

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récits de voyage et de labyrinthes dont le lecteur, selon ses compétences reconnaît les traces déposées, au tournant d'une phrase ou dans un mot qu'il suffit de gratter un peu pour que son antécédent homérique ou contemporainremonte à surface. Aussi, le lecteur est-il souvent convoqué en cours de route par d'autres lectures, faites ou à faire à partir du roman qu'il est en train de lire. Nous y reviendrons.3

Si, dans Topographie, l'espace du métro (son contenant-contenu matériel et humain) est donc ce topos que l'écrivain ne cesse d'explorer, c'est autour de l'agression, agression subie, vécue par un sujet que Boudjedra construira ici sa thématique. Tout résumé du roman insistera là-dessus: l'aventure racontée par Topographie est celle d'un émigré algérien, débarquant, le 26 septembre 1973, Gare d'Austerlitz et qui débouche enfin, une douzaine d'heures plus tard, Porte de Clichy, pour être aussitôt agressé à mort par une bande de hooligans. C'est la description de son errance et de son désarroi, des agressions - physiques et mentales - qu'il subit pendant son interminable voyage sous terre et dont le meurtre, hors du métro, n'est que la conséquence logique et ultime, un prolongement de l'espace métropolitain.4

Topographie serait donc à lire comme un roman sur l'émigration? Oui, sans aucun doute. La datation très précise de l'histoire racontée - septembre 1973 - coïncide avec une série d'attentats racistes commis contre des travailleurs immigrés maghrébins fin-août, début septembre de cette année et la décision prise par le Conseil national de la révolution et le Conseil des ministres algériens (le 20 septembre) d'une «suspension immédiate de l'émigration algérienne en France en attendant que les conditions de sécurité et de dignité soient garanties par les autorités françaises aux ressortissants algériens». Le communiqué officiel de cette décision, rapporté par le journal El Moujahid, figure d'ailleurs - sur deux colonnes - parmi les textes-documents intégrés au texte romanesque (p. 225-226). Comme le fait aussi, sous le titre «Onze morts depuis le 29 août» une liste des victimes de la violence raciste, publiée par «L'Amicale des Algériens en Europe» (p. 154-155).

Mais plus encore que ces références à des événements précis, actuels ou passés («morts peut-être noyés dans le Fleuve lors des rafles de 1956 ou des ratonnades de 1961» (p. 202)) qui affleurent de temps en temps dans le texte, ce sont les descriptions d'un vécu d'immigrés à Paris qui donnent au roman sa vraisemblance comme témoignage. Ces descriptions qui reviennent à intervallesréguliers, constituent une des constantes thématiques du livre, tout en insistant à chaque fois sur des aspects différents de ce vécu: l'habitat, les conditions de recrutement et de travail, les manques affectifs, la sexualité. Prolepses ou analepses greffées sur le récit de l'errance, ces descriptions ajoutent au réseau narratif du roman des lignes transversales et procurent une densité socio-historique et une dimension critique d'autant plus forte

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qu'elle n'est pas univoque (nous y reviendrons). Ces greffes se présentent souvent sous forme de longues parenthèses. Mais chez Boudjedra, comme chez Claude Simon, dont non seulement il semble avoir - dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres - hérité des procédés de style mais aussi avec qui il partage un certain souffle, une certaine température scripturale, nous savons que les parenthèses ne sont pas des digressions mais au contraire des lieux privilégiés de réflexion et d'émotion.

Je ne cherche pas à faire passer un message, mais à véhiculer une émotion
brute qui ne tient que grâce à l'alchimie de l'écriture.

Ces mots prononcés à propos de Topographie 5 disent assez clairement l'attitude de Boudjedra par rapport à «l'engagement» de la littérature. Un éventuel impact politique de l'œuvre littéraire ne serait pas le produit d'un «discours» intentionnel et intentionné, mais l'effet d'une émotion véhiculée, recréée chez le lecteur «grâce à l'alchimie de l'écriture».6 Et si, àla parution du roman, Bertrand Poirot-Delpech titre sa chronique hebdomadaire dans le Monde «Saïd dans le métro»,7 c'est que cette «émotion véhiculée» par le texte a été reçue par le lecteur comme concentrée sur l'émigré.

Et pourtant. Pourtant, «le plus remarquable» nous rappelle le texte, «ce n'était pas la valise». Valise, emblème quasi codifié de l'émigration, surtout depuis que Kateb Yacine avait fait monter, en arabe dialectal, sa pièce Mohammed, prends ta valise. A lire littéralement l'incipit de la Topographie, le livre ne serait donc pas à prendre comme une version romanesque de la pièce de Kateb Yacine. C'est que la visée de Boudjedra est plus générale. S'il focalise son émotion - et la nôtre - sur l'émigré, c'est que l'émigré représente ici un cas extrême, qu'il est le plus démuni des voyageurs à affronter la complexité du parcours. Le plus démuni parce que sans langue et, donc, sans code pour déchiffrer «ces hiéroglyphes à l'envers» (p. 123) qui vont l'assaillir de toutes parts. Sa solitude est absolue, son désarroi exemplaire, mais solitude et désarroi n'ont rien de spécifiquement algérien, ne sont pas des sentiments nécessairement liés, réservés au statut d'émigré.

Ni à un quelconque critère de «pauvreté», d'ailleurs. Par l'ambiguïté qui pèse sur son origine, le «pantalon de coutil» dont «on ne pouvait même pas dire si le tissu avait été fabriqué par une paysanne derrière son métier à tisser ou une ouvrière derrière sa machine» (p. 9) semble pouvoir s'associer sans distinction, à toute cette faune habituée du métro dont le roman brosse des portraits saillants. Mais là non plus, nous le savons, n'est pas «le plus remarquable».Si le roman de Boudjedra décrit bien une expérience de notre temps avec, au centre, la solitude angoissée d'un émigré algérien perdu dans un labyrinthe moderne d'une très grande complexité technique, l'expérience vécue, elle, est de tous les temps. Il suffit d'avoir perdu ses repères, de se

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trouver «dans le noir». La réussite de l'écrivain Boudjedra, dans Topographie,c'est justement d'avoir su inscrire l'histoire spécifique, et combien actuelleet politique, d'un compatriote dans celle - universelle - de l'homme perdu dans un espace labyrinthique.

Plus «remarquablement» encore qu'un roman sur l'émigration ou une description sociologique du fonctionnement technique et humain de l'espace métropolitain, Topographie se présenterait donc d'abord comme une œuvre littéraire, c'est-à-dire un papier écrit, proposant son propre protocole de lecture... Il suffit de savoir lire ce qui est écrit dessus! D'où l'importance accordée à ce «petit bout de papier» auquel l'émigré tient plus qu'à tout. D'où l'importance qu'à notre tour nous allons accorder à ce papier, à sa lecture et, plus généralement, à la thématique de la lecture dans ce roman.

tenant son bout de papier comme si toute sa vie avait été résumée dessus,
microfilmiquement, à partir de quelque machine savante (...) (p. 14)

La première description du papier souligne sa qualité de concentré et d'épaisseur; le fait, tel un microfilm, de pouvoir réunir un maximum d'informations sur un minimum d'espace, mais en même temps, tel un palimpseste, d'être le dépôt de couches successives d'impressions, vécues et scripturales. C'est une description à la fois emblématique et générale, ouverte à toutes les lectures. Concrètement, pour l'émigré de la fiction, il s'agit d'un papier où est inscrite l'adresse d'un «cousin» à Paris.

une adresse non pas griffonnée à la hâte mais recopiée méticuleusement par une petite fille qui va à l'école, qui est sérieuse et s'est appliquée à tracer les lettres avec une concentration extraordinaire, ce qui n'empêche pas que le résultat est assez médiocre car l'écriture reste très maladroite et on sent derrière elle une main menue et sans beaucoup de force de petite fille contractée par l'énormité de la tâche qu'on lui confie, car il ne faudra pas se tromper dans le libellé sous peine de laisser le voyageur dans la rue et mourant de faim et de froid; (p. 41)

La description détaillée de la scène de l'écriture, répétée à travers le roman, insiste sur le côté grave et rituel de l'acte, la petite fille élevée au rang d'écrivain public, «entourée par toute la famille ou même le clan ou même la tribu, retenant son souffle devant ces hiéroglyphes à l'envers», de cette «opération dont dépendait le sort non seulement du voyageur mais de toute la tribu jouant son honneur et sa survie en bénissant ce départ quelque peu aventureux» (123). Cette gravité de l'acte d'écrire, on s'en doute, vaut aussi pour l'écrivain, toujours et d'autant plus s'il est maghrébin, représentant, jouant dans cet acte non seulement son honneur propre mais celui de «toute la tribu».

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C'est donc muni de ce papier-amulette que l'émigré s'embarque dans son long périple; véritable viatique, 8 fil de mots tressés par une petite Ariane scolarisée dans la langue de l'Autre, pour le guider à travers le labyrinthe du métro parisien. Aussi, ne le lâche-t-il jamais, le tendant - de plus en plus avachi - sous le nez des rares covoyageurs qui daignent s'arrêter pour le regarder. Jusqu'à ce que, sorti enfin à l'air libre et «le papier pacifiquement exhibé» (p. 122), il se précipite sur ses meurtriers, le tenant toujours, au moment où son sang s'y substitue en graphisme sur le pavé.

Si Topographie peut être caractérisé comme étant fondamentalement un roman sur la lecture, c'est que les personnages qui participent à sa «réalisation» - ceux de la fiction, l'écrivain-narrateur, le lecteur - sont tous, à des niveaux différents, confrontés à des problèmes de lecture, à des interprétations de textes et de graphies, d'objets et de facies divers. Le plus démuni, l'émigré, ressemble au personnage balzacien victime - comme l'abbé Birotteau dans Le curé de Tours -, condamné par tous les Troubert de La comédie humaine à mourir faute de savoir lire. Lire, dans le sens balzacien et moderne de déchiffrer, de décoder tous les langages, naturels et autres, qui lui sont adressés. Cette impuissance première est encore renforcée chez lui par son incapacité à parler. «Muet le bonhomme» (p. 45) - tous les témoignages s'accordent là-dessus; parlant le seul dialecte de son «Piton» natal, l'émigré est caractérisé par l'inspecteur chargé de l'enquête comme un homme qui ne parle aucune langue «pas même celle de son pays» (p. 45). En fait, ce «con qui s'amène le 26» (p. 226) aurait peut-être évité son sort s'il avait su lire (dans la presse arabophone de son pays) que le gouvernement avait déjà décidé la suspension immédiate de toute émigration en France...

Même avec ceux qui partagent «au pays» sa langue natale - les «laskars», qui après toute une vie passée en France sont de retour au village, il se méprend sur le sens de leur discours, incapable de décoder «leur langage secret» (p. 143), comprenant de travers leurs avertissements à demi-mot. Aussi, ne cesse-t-il pas, pendant son errance angoissée, de les accuser de leur manque d'information, voire leur désinformation concernant «le bon usage» du métropolitain: «Ah! les laskars auraient pu me prévenir» (p. 114). En effet, pour le lecteur qui en saura plus sur les laskars que le personnage principal du roman, leur responsabilité du sort de ce dernier semble d'autant plus grande qu'ils ont été, eux, des lecteurs spécialisés du réseau du métro, connaissant par cœur toutes les correspondances et tous les recoins pour les avoir pratiqués à l'époque héroïque de leur engagement dans la libération du pays. Les laskars étant, par ailleurs, parfaitement au courant de la suspension de l'émigration mais ne trouvant pas le mot à dire, un mot simple pour avertir celui qui s'apprêtait à partir. La communication entre compatriotes, non

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plus, ne va pas de soi. Ici, comme ailleurs, la verve ironique de Boudjedra
n'est pas réservée aux seuls métropolitains.

La seule contribution des laskars aux provisions de voyage de l'émigré -
un billet de métro - s'avérera d'ailleurs inopérante sans son «mode d'emploi».
A l'entrée du quai, Gare d'Austerlitz,

se trouvant face aux sept poinçonneuses automatiques, véritables machines
de guerre inoxydables, massives, alignées agressivement, hérissées de tourniquets
à trois branches, prêtes à l'éventrer (...) (p. 242),

il se déclare tout de suite vaincu, préférant, au lieu de chercher la fente obligatoire, dissimulée qui le laisserait passer, «arborer le ticket jaune comme un drapeau blanc». Et une fois à l'intérieur du labyrinthe, il se trouve doublement perdu, à la fois dans la réalité de son espace et devant sa représentation: le plan (avec ou sans indicateurs clignotants) étalant devant son regard hagard ses lignes sinueuses et illisibles. L'absolu de cette illisibilité, l'impuissance totale du voyageur devant cette langue-énigme qui l'assaille de toutes parts le long des couloirs et sur les quais du métro, est soulignée par Boudjedra par des termes comme «hiéroglyphes», «signes plus que cabalistiques».

Dans ces conditions, la seule langue susceptible de lui permettre de communiquer, de le sortir de son désespoir et de le faire avancer dans le labyrinthe, c'est celle de la sym-pathie, étayée par des gestes précis: le dessin, la répétition phonétique de mots clés, le contact corporel. C'est ce que lui apporte le joueur de flippers, «son premier ami dans l'antre-piège à cent mètres sous terre» (p. 31). Sans façon, il sait improviser une méthode directe de communication et transmettre son savoir des itinéraires du métro que, comme les laskars, il connaît par cœur. Cette transmission se fait, d'un côté, à l'aide d'une feuille de papier quadrillé format 14x12» (p. 30) où il trace le nom des stations, les chiffres (arabes) correspondants et le «stop» international du code de la route; de l'autre, en imprimant à l'oreille et la bouche de l'étranger les sonorités françaises du nom magique à retenir: «BAS-TI-ILLF» (p. 31). Et cela tout en lui adressant des yeux rieurs, se décidant - vu la précarité de son enseignement - à l'accompagner jusqu'au quai. Témoin précieux dans l'enquête qui suit le meurtre, il n'hésite pas à s'accuser d'avoir abandonné l'étranger sur le quai, à se sentir responsable de sa mort et à en tirer, pour l'avenir, une ligne de conduite: «Ca m'apprendra!» (p. 179).9

Plus troublante, plus efficace aussi, le temps que dure leur trajet commun, est l'aide proposée par la jeune fille, Céline (Aline?), le seul personnage du roman doté d'un nom propre. L'allure d'une conquérante, surgie «sans coup férir, comprenant tout dans un éclair de lucidité, gommant le gestuel oiseux,

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prenant les opérations en main» (p. 132), cette héroïne représentative de
l'univers boudjedrien n'a pas besoin de mots pour se faire comprendre:

se suffisant de lui sourire, de lui dire qu'elle était son amie par une pression de la main qui faisait sur la sienne une brûlure légèrement parfumée, de le regarder droit dans les yeux, d'avoir le fou rire complice, le guidant silencieusement à travers le dédale mirifique, laissant son sein gauche s'écraser contre son coude droit (...) collant son corps au sien pour ne pas le perdre, bousculant des cohortes entières qui les submergeaient quelques secondes, dérangeant la mythologie des masses souterraines, s'amusant de leur affolement, la lèvre molle et la poitrine agressive, (...) harcelant l'espace sous l'effet de sa turbulence non pas élastique mais presque aquatique, (...) (p. 132).

Figure de proue d'une féminité libératrice, lui frayant par sa seule présence physique un chemin à travers les méandres où il se noie, cette «amazone tumultueuse» fait aussi figure d'Ariane; elle est celle qui «l'aiderait à se retrouver dans cette pelote de laine qui l'enroule et le déroule au gré des cercles concentriques» (p. 180).

Figure d'Ariane, oui, mais où Boudjedra «dérange la mythologie», où sa lecture inverse les rôles du mythe fondateur. Son Thésée moderne ne sort pas vainqueur du labyrinthe mais est abandonné par son guide qui, elle, poursuit son chemin vers d'autres conquêtes. A l'opposé de l'Ariane grecque qui se meurt de chagrin après l'abandon de son amant. Même l'Ariane du village lointain, dont le «papier magique» lui sert de boussole pendant son odyssée, joue ici un rôle ambigu. A quoi sert, en fait, une scolarisation - le fait de savoir écrire des adresses en français - et donc de pouvoir aider au départ, si cette aide s'avère mortelle, si les voyageurs ne rentrent au pays que dans un cercueil? A qui profite ce départ en masse si même ceux qui arrivent «sains et saufs» à destination - le cousin de l'adresse - ceux qui réussissent tant bien que mal à s'implanter, n'auront bientôt d'autres projets d'avenir que d'être rapatriés «dans un cercueil plombé, vers le Piton, le jour même de /leur/ mort» (p. 183). Tout un commentaire sur l'émigration se trouve ainsi logé dans les marges du texte.

Aide insouciante ou inconsciente, le fait est que l'émigré, après que son Ariane, «passant comme un météore dans sa journée exténuante» (p. 140) l'a lâché Gare Saint-Lazare -«à bout de nerfs, à bout de souffle, à bout de vie (p. 133) -, perçoit comme encore plus insupportable sa solitude, plus douloureux encore son interminable marathon:

II avance hanté par ce fouillis d'impressions, d'objets, d'images et de signes, se dévidant inlassablement d'une pelote invisible et l'enserrant dans un filet hallucinant dont le cri, constamment refoulé, ravalé au plus profond de la gorge, serait la seule transcription auhentique (...) (p. 235-36).

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Au mutisme de l'émigré répond la logorrhée de la parole policière. C'est à travers le trop-plein du discours rapporté du chef «maugréant» et de témoins de tout acabit que Rachid Boudjedra inscrit dans le roman sa critique de l'attitude des Français vis-à-vis des immigrés. Le racisme viscéral des uns, les préjugés plus ou moins prononcés des autres, le manque total d'une politique cohérente des uns et des autres en ce domaine, l'indifférence générale de la plupart face à un homme en détresse, les rares exemples d'un engagement fraternel; tout y est, mais révélé sur un ton léger, tout d'ironie et d'humour. Comme si la critique, pour devenir efficace, opérante, devait passer par le rire du lecteur. Comme si, pour nous faire échapper quelques instants à l'univers tragique et étouffant où se meut l'émigré - pour nous laisser prendre un peu de distance, pour qu'après l'émotion le rire déclenche la réflexion -, le romancier, à toutes les vingt pages (rien ici n'échappe au principe de la circularité, du retour au même), nous fait submerger par la voix de l'enquêleur .10

Et cet enquêteur, faut-il le voir - le lire - lui, comme un raciste? Ce n'est pas si sûr. Cynique, oui, sans aucun doute et surtout pragmatique: s'il persévère dans l'enquête et refuse de classer l'affaire, c'est moins par souci de vérité et de justice que pour éviter d'éventuelles retombées ultérieures. Il suffit de si peu, :

qu'un ministre aille faire du tourisme par là-bas pour que l'affaire devienne
tout à coup sérieuse à ce moment-là c'est moi le responsable je connais la
musique (...) (p. 27)

vous savez il suffit d'un changement de politique d'un zouave de chez eux qui vienne signer un contrat pour la vente de quelques bidons d'essence et vlan! c'est la pagaille le sauve-qui-peut le bousbous et le kif-kif qui ont droit de cité et à ce moment-là les engueulades les menaces les coups de téléphone ministériels et moi dans les eaux jusque-là (...) (p. 227)

Sur ses bases - «ça s'est passé dans mon secteur» - cet inspecteur met pourtant son honneur à assurer une investigation bien menée. Se méfiant de toute motivation sentimentale ou idéologique, chez les témoins comme chez ses adjoints, il n'hésite pas à fustiger leurs préjugés et inconséquences:

et vous venez me raconter des histoires d'accident pourquoi pas un suicide tant que vous y êtes facile à déguiser il n'y a qu'à dire qu'il s'est cogné la tête contre les murs jusqu'à ce qu'il meure pourquoi pas ah! c'est vous qui êtes tombé sur la tête oui! un épileptique quoi une maladie de là-bas non? et le rapport du médecin? (p. 118)

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Lui, ne jure que par le relevé des détails (p. 228), arpentant, d'après les témoignages recueillis et sur la carte du métro toutes les pistes qu'a pu emprunter l'émigré, toutes les «stations» - debout ou assis - sur son long calvaire. Ce faisant, par le triage critique des informations, par leur combinaison, par sa quête d'une cohérence dans la reconstitution de l'itinéraire du voyageur, son travail figure, à l'intérieur de la fiction, celui qu'effectue le lecteur en essayant de restituer à son tour la composition du roman, l'itinéraire de l'écriture. Inefficace sur le plan de la fiction, puisque l'enquête n'aboutira pas à l'arrestation des assassins, elle fonctionne sur le plan de la narration comme modèle ou figuration de lecture.

Dans une perspective métatextuelle, les difficultés de lecture, aussi bien pour les personnages du roman que pour l'écrivain et le lecteur du livre, sont d'ailleurs répertoriés - au cœur du roman. Et c'est encore à propos du «petit bout du papier» et de la lisibilité de l'inscription qu'il porte qu'est présentée cette mise en abyme d'une problématique de la lecture:

avec l'adresse qui commence à devenir illisible (...) nécessitant maintenant non une lecture mais un décodage à partir d'éléments qu'il va falloir lentement accumuler, et, la mémoire aidant, l'éventuel lecteur saura retrouver le message, à moins que, doté d'une faculté d'imagination trop débordante, il n'en rajoute et, du coup, en fausse les données ou alors peu doué pour le décryptage, il n'envoie l'étranger vers une fausse direction (...) (p. 117)

Quant au travail de lecture effectué par le scripteur lui-même - cette instancedifficile à nommer qui régit le texte -, il se manifeste dans Topographie à chaque page. Pas seulement en principe, puisque toute écriture est en même temps une lecture et vice versa, mais de façon pratique, démonstrative.Lecteur aussi expert et fasciné du réseau du métro que son personnage est maladroit et angoissé, il nous fournit une documentation impressionnante sur sa structure et son fonctionnement technique, sur la composition et la perception de son atmosphère, chimique et psychique. Souvent, pour étayer ses descriptions, Boudjedra fait appel à d'autres experts dont les textes - de «simple» information ou qui vantent la qualité du «produit» - sont insérés, sous forme de fragments (en majuscules et entre parenthèses) dans le coulé du texte receveur. Comme pour l'insertion des documents «officiels» mentionnésplus haut (Topographie, pp. 154-155, 225-226), ces fragments supposentune double lecture, dans leur contexte propre d'abord, ensuite d'après leur fonctionnement dans Topographie. La portée critique et politique du roman, sa visée - dans les deux sens du terme - ne se prête à la lecture que dans ce double mouvement contextuel. Parmi toutes les pratiques exercées par le scripteur-lecteur dans Topographie, il y en a deux, cependant, qui

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excitent plus particulièrement notre intérêt ici: sa manière de se référer à
l'intertexte et sa pratique de l'analyse textuelle.

Les lecteurs des romans de Boudjedra savent le rôle important que joue dans son œuvre l'intertexte littéraire. n Comme cela est naturel dans un «récit de voyages» tel que Topographie, Boudjedra privilégie ici les références intertextuelles à d'autres récits de voyages, thématiquement ou structurellement liés à celui qu'il est en train de composer. Et ce qui décide du choix à faire - ou plutôt, ce qui, par et dans le travail concret du mot à mot fait surgir l'écho d'autres textes, le désir de les revoir, les relire, d'écrire dans leur sillage, c'est la situation de base du roman en cours. Ici: le voyage d'un homme perdu dans un espace labyrinthique.

C'est donc cette situation de base qui sollicite et - tel un aimant - tire à elle d'autres textes, d'autres associations, d'autres images ressemblantes ou dissemblables. D'abord, bien sûr, le texte fondateur pour quiconque se met à décrire un espace labyrinthique: le mythe grec de Knossos, qui nourrit le roman à tous les niveaux - structure, thématique, vocabulaire, personnages. Mythe dont Boudjedra, nous l'avons vu, fait un usage particulier. Et bien d'autres voyages et voyageurs illustres - sur mer, sur terre et à travers l'Enfer - sont convoqués pour étoffer la description de ce voyage sous terre. Ainsi, nous reconnaissons la trace d'autres maîtres du genre: Homère, Dante et Cervantes parmi les «anciens»; Céline, Robbe-Grillet et Simon parmi les «modernes». Littérairement parlant aussi, c'est donc tout un réseau de textes les plus «métropolitains» qui contribuent à former la topographie de ce roman. Bien d'autres textes encore, sans doute, que ceux nommés ont été convoqués; dans le jeu de l'intertextualité seuls sont repérables les signes déjà repérés, la compétence du lecteur décide des gains à récolter.

Dans le foisonnement de références à l'intertexte général et interne (à l'œuvre de Boudjedra) dans Topographie, nous allons concentrer notre lecture sur quelques exemples représentatifs de la manière dont l'intertextualité est travaillée dans ce roman. Et d'abord sur un exemple d'intertextualité «signée», explicite; exemple privilégié puisqu'il figure «en premier»: II s'agit de la référence aux Lotophages. C'est en effet très tôt que le texte introduit cet élément venu d'ailleurs, dans une première énumération d'affiches publicitaires:

Toujours est-il qu'on l'avait vu allant et venant dans les couloirs butant visuellement sur ces images de fromage de paquets de détergent de sauces tomate de paysages exotiques de plats cuisinés de poêles à frire de produits de maquillage de slips d'écritures à l'envers de machines à laver de tampons menstruels de maisons de campagne de canapés en cuir de papier hygiénique de femmes nues de téléviseurs de soutiens-gorge de matelas moelleux

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de frigidaires d'automobiles de lave-vaisselle de voyages lotophages de spaghetti
de bicyclettes de déodorants de yoghourts. (p. 15-16, c'est nous qui
soulignons).

Pas un mot ici qui ne revienne plus tard dans le roman, pour composer des légendes de publicité, pour se combiner avec d'autres mots en nourrissant un réseau thématique. Parmi ces mots le seul à poser un problème de compréhension - pour des lecteurs «incultes» ou oublieux de leurs classiques, s'entend -, serait sans doute celui de «lotophages». Difficile à tracer, même dans un dictionnaire où il a tendance à se cacher sous le mot «lotus». Attribué ici aux «voyages», et dans un contexte plus large, aux «paysages exotiques», le texte fournit quand même déjà quelques clés à celui qui ne fait pas spontanément l'association avec le voyage d'Ulysse. Et ce sera, en effet, par rapport au mot «lotus», et appliqué à d'autres mots de la liste - «papier hygiénique» - , que la référence à Homère connaîtra son sort textuel dans Topographie, sera retravaillée - «mangée» par le texte de Boudjedra.

(lotus EST doux comme la PEAU de BEBE; p. 166): Inscrit comme légende dans une affiche, dont l'image - un bébé sur son pot lançant un ruban de papier hygiénique déroulé - a été déjà longuement commentée par la voix narratrice, le «lotus» est ici doublement tranformé, perverti; de plante vivante il devient papier; de fruit magique offert à manger, il devient réceptacle de ce qui a été mangé. Mais aussi, dans une perspective intertextuelle et métatextuelle, ruban de papier sur lequel sont déposés, digérés, dénaturés, métamorphosés, les fruits offerts par d'autres textes, d'autres civilisations.

Une page après cette première inscription du mot «lotus», la référence précise à Homère est donnée (dans une parenthèse «soufflée» par l'écrivainnarrateur au lecteur - tout en décrivant le personnage qui se démène devant une fleur qu'il connaît pourtant bien mais dont il est incapable d'interpréter la fonction sur l'affiche)

lui donnant des maux de tête d'autant plus qu'il ne comprend rien à l'écriture (lotus: un détail de savoirvivre) sanglant l'image (...) mais il reconnaît aisément la fleur de lotus stylisée remplaçant le o de lotus d'autant plus que le fruit jaune safran est réputé, au Piton, avoir des propriétés magiques, voire aphrodisiaques (les lotophages servirent du lotus aux compagnons d'Ulysse qui en oublièrent leur patrie. Homère, Odyssée, 9) expérimentées sur le Piton. Ce qui ajoute à sa perplexité ne comprenant pas le rapport entre la plante ne poussant que dans sa région à lui, du côté de la mer, et cet enfant, ce pot, ce papier se déroulant tel un ruban au-dessus du tapis, allant chercher des interprétations compliquées, se disant que l'enfant est peut-être victime d'une pratique magique à base de feuilles et de fruits de lotus (...), mais ne saississant pas du tout ce que vient faire le papier dans cette cérémonie rituelle, (p. 167-168)

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Cette manière très précise de nommer ses sources (jusqu'au chant ou la page inclus) n'est pas la seule pratiquée par Boudjedra, ici ni ailleurs. Mais elle est typique de sa pratique d'une intertextualité «ouverte», voire affichée. Outre qu'il permet au lecteur d'aller voir lui-même du côté de Homère, de relire - ou lire pour la première fois - le neuvième chant de YOdyssée, cet affichage souligne l'aspect littéraire du roman, proclame qu'un texte s'écrit toujours à partir de et avec d'autres textes. Considérée sous cet angle, l'écriture d'un livre participe toujours d'une «cérémonie rituelle» de papier déroulé, se déroulant. Ce qui, dans les deux cas - renvoi du lecteur à d'autres textes (connus, classiques) ou à la littérarité de celui qu'il est en train de lire -, ajoute un aspect pédagogique non négligeable au roman boudjedrien.

Le plus souvent dans Topographie, la référence au texte «cité» est cependant plus implicite, moins développée que dans le cas des «Lotophages» où non seulement la référence exacte à l'hypotexte est donnée, mais encore Boudjedra nous raconte toute l'histoire d'Ulysse et de ses compagnons sur l'lle des Lotophages, nous expliquant même le sens du mot grec \oiophage (pp. 168-170, Le plus souvent, c'est par un seul mot répété ou par l'insistance sur un certain vocabulaire que Boudjedra inscrit - et nous donne à lire - la référence à un certain livre ou à un certain contexte culturel.

C'est le cas, par exemple, de son inscription du mot «dulcinée»:

Mais lui (...) continue à arpenter le dédale, (...) à croire un tout petit peu qu'il va finir par rencontrer une connaissance, quelque ami des laskars, par exemple (Pourquoi pas? Ils en avaient des amis!) ou quelque dulcinée potelée et sentant le lait qui, à l'instar de Céline (Aline?), l'aiderait à parvenir à son point final (...) (p. 184)

Traînant dans leur sillage une dulcinée potelée et parfumée au talc pour bébé, les trois laskars (...) faisaient, jadis, des haltes dans les cafés-maures-hôtelsrestaurants entre Barbès-Rochechouart et la porte de la Chapelle, moins pour exhiber une nouvelle acquisition que (...) (p. 197)

Si dans les deux extraits la «dulcinée» porte ici la même caractéristique: jeune femme dodue et bébête, elle n'a pas la même fonction. Dans le premier cas elle jouerait - «à l'instar de Céline (Aline?)» le rôle salvateur de guide dans les ténèbres, d'étoile du berger; dans le deuxième cas elle se trouve, au contraire, traînée dans le sillage des laskars. Et s'il y a un rapport de contiguïtéentre les laskars et la dulcinée dans le premier extrait, il est spatial (se situant dans l'espace du texte) plutôt que thématique. Il n'y a pas entre les deux termes de lien nécessaire, c'est sur le mode de l'alternatif et par procuration - «ou», «quelque ami des laskars» - que le voisinage dans le texte s'établit. Dans le deuxième extrait, par contre, le lien entre «dulcinée» et «laskars» est marqué de manière forte, au début d'un chapitre. Non seulementassociée

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mentassociéedirectement aux laskars, la «dulcinée» se trouve ici en position de dépendance totale vis-à-vis d'eux: «acquisition» toujours «nouvelle», pièce à exhibition - pour des compatriotes moins chanceux - que ces héros de la virilité traînent dans «leur sillage».

Mais voilà qu'il suffit de gratter un peu les mots ou plutôt de les lire dans tout leur volume pour que, derrière le mot commun, moderne de «dulcinée» apparaisse le nom propre de Dulcinée, la bien-aimée de Don Quichotte. Et du coup, c'est toute l'aventure des laskars qui s'imprègne de don-quichottisme. Une fois l'association avec le roman de Cervantes établie, d'autres rapports s'établissent, deviennent lisibles, entre son héros et ces «déçus de l'avenir» dont le seul «engagement» politique - outre le trafic fait d'affaires plus ou moins louches - se manifeste par leur projection de vieilles bandes d'actualités ressassant des événements historiques passés. Dans sa description ironique des laskars, Boudjedra, par la référence à Don Quichotte, souligne l'aspect chimérique du projet de ces «redresseurs de torts», de ces «défenseurs des opprimés», enfin rentrés au pays. Et voici que tout un «tempérament» ou une attitude maghrébine, révolutionnaire et post-révolutionnaire se trouve mise en cause.

Si, pour nous faire méditer sur le don-quichottisme des laskars, il a suffi d'amener dans le texte le mot «dulcinée», la diatribe de Boudjedra contre le racisme se nourrit d'un vocabulaire de guerre sainte. La description des meurtriers de l'émigré doit beaucoup de sa force de frappe - et de révélation - au télescopage qui est opéré entre les hooligans bardés de cuir et armés de chaînes de bicyclette et les chevaliers preux du Moyen-Age. Par cette référence à un des moments forts du patrimoine français et chrétien, Boudjedra remet dans une perspective de longue durée la rencontre fortuite qui coûte la vie au «transfuge du Piton». Comme dans une version grotesque et inversée de la geste de Roland, ces chevaliers-bouchers, en «vivant l'histoire à reculons», jouent aux «défenseurs des valeurs désuètes et des races supérieures» (p. 154). Relayant leur instinct de «horde» par des «insanités mystico-politiques» (p. 157), cette «gent envahissante» piaffe d'impatience devant l'étranger à abattre. Entre la scène de saccage du nord-est parisien et cette époque et contrée lointaine s'établissent des correspondances qui se reflètent réciproquement. Il n'est pas jusqu'au geste des meurtriers «le bras levé très haut» au-dessus «le sol où gisait» (p. 154) leur «infidèle» en charpie qui ne rappelle, de façon dérisoire, inversée le geste de Roland offrant son gant à Dieu. Ainsi, un patron se dessine où le «fait divers» prend l'allure du destin, et où l'émigré ne fait que jouer le rôle sacrificiel - mythique et combien historique - de l'Etranger, «jusqu'à ce qu'il eût assumé le malheur du sang quasiment inscrit dans son code génétique» (p. 159).

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Boudjedra lecteur d'un intertexte (qu'à son tour il nous donne à lire, à méditer dans son jeu avec le sien), reste quand même essentiellement scripteur. C'est en analysant, sur la page, l'écriture des autres qu'il devient lecteur au premier degré. Et pour cette pratique critique il choisit en premier lieu les textes dont déborde l'espace métropolitain: les affiches publicitaires. Pratique à la fois pédagogique (métatextuelle) et politique, cette lecture s'exerce avec le plus de profondeur (et comme par hasard) sur des produits d'une provenance proche du papier à écrire: «Lotus» et «Amira», marques respectivement de papier et de tampon hygiéniques. L'analyse de ces deux publicités se fait en deux (assez longues) séquences - pp. 164-171 et 189-190 pour «Lotus»; pp. 212-218 et 231-234 pour «Amira» - dans ce roman une fois n'est jamais coutume!

Dans les deux cas, il s'agit de produits d'un «genre mineur» et pourtant indispensable au (à la moitié du) genre humain «civilisé». Marché très important, donc, pour des produits dont les auteurs de la pub essayent de faire oublier la finalité. Ce qui explique leur besoin de «poétiser à grands frais et à grand déploiement de techniques de pointe, de connaissances scientifiques, littéraires, linguistiques et psychologiques» (p. 232) leur marchandise. Poétisation afin de faire marcher le client, manipulation, mystification. Déployant lui-même des «techniques de pointe», Boudjedra, dans une lecture sémiotique barthésienne de l'image publicitaire, démonte toute la panoplie de mécanismes poétiques - photographiques et linguistiques - mis en œuvre pour obtenir la réaction voulue du destinataire-cible du message.

Les victimes de cette agression tentatrice environnante - dont le mot clé est «douceur» - sont «les masses du Métropolitain» (p. 170), tous ceux qui chaque jour se pressent, écrasés et étouffant, en quête d'une sortie ou de nouvelles correspondances. Parmi eux, l'émigré, s'il est le plus agressé, ne représente que le cas exemplaire du lecteur le moins apte à «mettre à nu l'envers du décor» (p. 232). Aussi, la critique de Boudjedra ici vise-t-elle moins les citoyens d'une société précise qu'un système de société, de capitalisme aliénant, international celui-là, même s'il a été conçu et produit en premier lieu par l'Occident.

A l'illettrisme de l'émigré algérien répond l'«imagination morbide du voyeur» (p. 232), la lecture dévoilante de l'écrivain maghrébin. Que l'émigré soit illettré, cela ne l'empêche pas, d'ailleurs, de lire. Parcourant cette contrée étrange, il pose sur les images publicitaires son regard candide, méditatif. Et du coup, le regard est retourné, c'est nous qui nous regardons par ses yeux. L'efficacité de la critique de Boudjedra tient justement dans cette double lecture, l'une experte, brillante, barthésienne, l'autre naïve, grave, interrogative.

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Démonter en démontrant les mécanismes d'effets textuels dans l'écriture des autres, c'est en même temps attirer l'attention sur sa propre écriture, montrer ses propres mécanismes de fabrication. Aussi, Rachid Boudjedra n'a-t-il jamais cessé de revendiquer la poéticité de ses textes:

Je ne veux pas que le thème politico-social de mon roman cache le romanesque,
l'écriture, en un mot: la littérature. n

Confronté souvent au reproche, formulé surtout par la critique algérienne, qu'il travaille trop son style pour être politiquement convaincant, c'est-à-dire efficace, Boudjedra répond toujours avec Barthes que le discours littéraire n'est jamais «efficace», qu'il pose des questions plutôt que d'y répondre, qu'il est toujours ambigu, enfin que son intervention sociale se mesure «à la violence qui lui permet d'excéder les lois d'une société». 13 Violence, émotion brute, c'est toujours travaillée, transformée par «l'alchimie de l'écriture» qu'elle pourra être communiquée, partagée. Si, aujourd'hui comme en 1975 et dans 50 ans, ce roman réussit à nous convaincre, ce sera, c'est bien grâce à l'élaboration de son style! Les œuvres, dit Robbe-Grillet, «ne se survivent que dans la mesure où elles ont laissé derrière elles le passé, et annoncé l'avenir.»14

«On n'a jamais mieux lu le métro parisien» - C'est vrai, pour Boudjedra, la «topographie fourmillante» de ce monde souterrain constitue ici la matière première à travailler. Et c'est en s'investissant tout entier dans ce travail que ce «constructeur délirant et lyrique» a su créer un roman à la fois universel et authentiquement - idéalement - maghrébin. On peut s'étonner qu'il ait fallu attendre Rachid Boudjedra pour que le métro parisien, ce labyrinthe moderne, lieu de passage obligatoire et odyssée quotidienne pour des millions de personnes, trouve un écrivain à la hauteur de sa charge fictionnelle et émotive. Que cet univers autonome - avec sa faune particulière, ses activités licites et illicites et, surtout, ses drames existentiels quotidiens d'hommes perdus, errant, cherchant désespérément leur issue -, n'ait pas encore été promu au rang de «monument littéraire», nourrissant à son tour la bibliothèque des œuvres-labyrinthes. Depuis 1975 c'est chose faite. Que ce soit le fait d'un écrivain maghrébin, il y a là une parfaite justesse. Représentant, se solidarisant avec ce «transfuge du Piton», le plus solitaire et le plus démuni des passagers du métro, Boudjedra a su par la force de sa description le faire accéder à cette réalité littéraire où il circule désormais, vainqueur, parmi d'autres voyageurs illustres, pour notre plaisir et réflexion, à jamais pris dans le labyrinthe de mots qui les ont fait naître.

Karin Holter

Université d'Oslo

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Notes

1. Rachid Boudjedra, Topographie idéale pour une agression caractérisée, Denoël, Paris, 1975, éd. «Médianes», mai 1982, p. 218. Toutes nos citations du roman se réfèrent à cette édition.

2. Salim Jay, «Rencontre avec Rachid Boudjedra auteur de Topographie idéale pour une agression caractérisée», L'Afrique littéraire, 70, 1983, p. 60.

3. Si les thèmes du labyrinthe et de l'errance sont depuis toujours des «constantes» de la littérature, ils connaissent au XXe siècle un déploiement extraordinaire.. Il suffit de nommer des écrivains comme Kafka, Borges, Céline, Beckett, Butor, Robbe-Grillet, Simon. Errance «volontaire», positive, pour saisir le monde, s'y situer (Butor) ou, la plupart du temps, «errance-déréliction /comme/ l'expression de l'impuissance à com-prendre, de l'impossibilité de «vivre-avec»: elle dit clairement l'inadaptation». (Ludovic Janvier, Une parole exigeante, Ed. de Minuit, Paris, 1964, p. 27.) Et si la figure du labyrinthe - «où progresse seul et à tâtons le personnage désorienté» - est devenue une sorte de «tarte à la crème» de l'art moderne, dit encore Janvier, c'est qu'elle est «la banale - parce que la meilleure - traduction de la posture dérisoire d'un individu que le monde engloutit et déroute.» (p. 28)

4. La narration, on s'en doute, ne suit pas aussi docilement cette chronologie (établie) des événements. Ainsi, la scène du meurtre, par exemple, fin «logique» de l'aventure racontée, est décrite au (juste) milieu du roman (p. 122-125), précédée d'ailleurs par le rapport qu'en a fait le médecin légiste (p. 118): la narration, ici, n'attend pas que les événements arrivent pour les raconter. Et l'entrée (difficile) aux quais de la Gare d'Austerlitz, le début du périple qui va finir si tragiquement, est racontée à la dernière page du roman. La dernière phrase narrée: «II n'a pas fini d'en baver, çui-1à...» (p. 243), prononcée par un contrôleur qui a observé le premier échec subi par l'émigré face aux poinçonneuses automatiques qu'il n'arrive pas à faire fonctionner, résume en la court-circuitant l'aventure vécue par l'émigré. Et cette phrase, prononcée à la légère, se charge maintenant - la lecture terminée - de tout son contenu de souffrance, puisque nous savons, et nous renvoie - encore - en amont du texte, nous presse de le relire.

5. Dans une interview recueillie par Salim Jay, Lamalif, 78, mars 1976.

6. Voir à ce propos l'article intéressant de H. A. Bouraoui, «Le récit tentaculaire d'un nouveau roman engagé», qui insiste en même temps sur la complexité du roman et sa portée politique. In L'Afrique littéraire et artistique, 39, 1976, p. 24-32.

7. Le Monde, 3 octobre, 1975

8. Du latin viaticum, «provisions, argent pour le voyage» mais aussi «communion portée à un mourant» et, au sens figuré et littéraire, d'après Petit Robert, «soutien, secours indispensable».

9. Par rapport à la description des laskars - eux aussi grands joueurs (d'échecs) - le portrait de l'amateur des flippers fournit un parallèle en contrepoint, un des multiples échos (en double et à tonalité souvent très contrastée) dont ce roman résonne. Et entre «héros» et «vilains» dans cette affaire précise, le choix est vite décidé.

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Résumé

Rachid Boudjedra, dans Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975), raconte l'histoire de la première rencontre d'un émigré algérien avec le métro parisien. Rencontre unique puisque, à la sortie de son long périple, l'émigré sera assassiné. Roman sur l'émigration, donc, mais surtout exploration critique et novatrice d'un lieu et d'une structure: le réseau métropolitain. Odyssée moderne à travers un monde souterrain surpeuplé d'hommes et d'objets, le voyage de l'émigré figure ici celui de tout homme perdu dans un espace labyrinthique, cherchant désespérément à s'orienter, à trouver un sens «praticable» à travers le trop-plein des signes affichés. Fondamentalement, ce que nous propose le roman de Boudjedra, c'est une topographie de la lecture.



10. La gouaille parisienne de cette voix - toute en oralité superbement écrite - contribue aussi à amplifier la polyphonie du roman et ajoute à Topographie une couleur locale, une spécificité de ton qui le surdétermine, le situe avec précision dans un lieu et moment historiquement précis.

11. Sans que la critique semble encore s'être spécifiquement intéressée à cet aspect de son œuvre. Parmi les rares articles publiés (repérés?), Charles Bonn, «le jeu intertextuel dans L'insolation de Rachid Boudjedra», Itinéraires et contacts de cultures, 4-5, 1984, p. 235-246.; Jany le Baccon, «Fonctions des intertextualités dans l'œuvre de Rachid Boudjedra»; Nadine Le Duff, «Un héros, deux récits, quelle Histoire», in Poétiques croisées du Maghreb, EHarmattan, Paris, 1991, pp. 75-83 et 83-90, respectivement.

12. Salim Jay, «Rencontre avec Rachid Boudjedra auteur de Topographie idéale pour une agression caractérisée», «Romans maghrébins (1967-1983), L'Afrique littéraire, 70, 1983, p. 59.

13. Voir Hafid Gafaïti, Boudjedra ou la passion de la modernité, Denoël, Paris, 1987, p. 25.

14. Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Ed. de Minuit, Paris, 1963, p. 10.