Revue Romane, Bind 28 (1993) 2

Matériaux pour l'étude de l'alternance de / d'entre

Annick Englebert

Vous êtes cinq (...). En dehors de Florentin et, partiellement, de M. Bodart, chacun d'entre vous ignorait l'existence des autres... (...) Il se fait que Joséphine Papet est morte et que l'un d'entre vous l'a tuée... (...) chacun de vous, sauf un, prétend n'avoir pas mis les pieds dans l'appartement mercredi entre trois et quatre heures... Or, aucun de vous n'a d'alibi.

(Simenon, L'ami d'enfance de Maigret, p. 130-131)

Ces quelques phrases de Simenon témoignent d'une curieuse alternance, dans un
cotexte qui semble grammaticalement contraint, entre les formes de et d'entre.

La grammaire traditionnelle ne relève pas ce doublet. Si Grevisse, (1975) répertorie bien l'alternance qui nous occupe ici, ce qui donne à penser que la bizarrerie a attiré son attention, il est à noter qu'il renvoie en fait au chapitre des «Règles particulières d'accord du verbe» (§ 806) et que ce qui l'intéresse en l'occurrence est la présence d'un pronom nous ou vous sous la dépendance de pronoms indéfinis en position de sujet, ainsi que la répercussion de cette présence sur l'accord du verbe : les phrases

(la) La plupart d'entre nous étaient trouvés trop légers.

(lb) Et la plupart de nous meurt sans l'avoir trouvé. (1975, p. 826)

sont ainsi opposées à une phrase comme

(2) La plupart de nous n'étions que des enfants, (ibid.)

Grevisse n'accorde aucun commentaire à l'alternance de/ d'entre, qu'il ne signale
même pas, si bien que les seules informations que livre cette vaste grammaire qu'est
Le Bon Usage ne sont qu'un chapelet d'exemples.

Aucune autre grammaire traditionnelle ne signale, à notre connaissance, cette double construction. Les dictionnaires, qui reflètent le plus souvent, quoique en différé, l'opinion de la grammaire traditionnelle, ne font ici preuve ni d'originalité ni d'initiative. Alors que, dans le Petit Robert (1977) par exemple, d'après se voit abordé dans un paragraphe particulier sous l'entrée après, rien de tel n'est proposé pour d'entre, ni sous de, ni sous entre : les dictionnaires gardent sur ce point le silence le plus absolu et le plus unanime.

Einvestigation des ouvrages de linguistique ou de grammaire plus spécialisés n'est pas plus fructueuse. Damourette et Pichón (1911) semblent, eux aussi, mais cette fois c'est plus surprenant, être passés à côté de cette double construction sans la relever comme interessante. Dans le chapitre de leur magistral E^ai consacré aux prépositions(plus

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tions(plusparticulièrement § 3023), s'ils constatent que deux prépositions peuvent se cumuler, s'ils vont jusqu'à citer deux occurrences de d'entre, ils ne les distinguent pas, ni dans leurs classements, ni dans leurs commentaires, des de chez et autres d'avec. Le tour ne semble pas davantage avoir attiré leur attention à un autre endroit de leur Essai.

L'alternance relevée ici mettant en jeu deux éléments prépositionnels, de et entre, on peut supposer qu'elle a attiré l'attention de ceux des linguistes qui se sont intéressés en détail à la catégorie de la préposition. Mais De Boer (1926) ignore ce doublet; Brondal (1950 & 1972) n'en dit mot; Pottier (1962) ne semble pas davantage la relever. Il en va de même dans les études les plus récentes, telles celles de Vandeloise (1986 e.a.) qui, pour aborder les prépositions sous un angle nouveau, ne livre d'informations ni sur de ni sur entre, ni a fortiori sur d'entre.

En outre, aucune bibliographie, si récente et si détaillée soit-elle, ne rapporte l'existence de monographies consacrées à cette double construction, et ce en dépit de la mode linguistique qui a fait se multiplier les études sur DE. De toute notre recherche bibliographique ne ressortent que trois noms : Gougenheim (1938), Spang- Hanssen (1963) et Milner (1978), qui ont, en des circonstances diverses, au moins souligné l'existence du doublet de /d'entre.

Partant d'une remarque faite par Gougenheim (1938), Spang-Hanssen (1963, p.
27), relève que :

D'entre est de rigueur devant eux et elles, et il est fréquent devant nous et
vous.

mais pour attirer l'attention sur la conclusion suivante :

Cela s'explique probablement par un souci d'euphonie. (1963, p. 28)

II est évident qu'en linguiste on ne saurait se contenter d'une telle conclusion, et si Spang-Hanssen a au moins le mérite de signaler le doublet et d'assortir sa remarque d'un commentaire statistique, il faut reconnaître que son ouvrage apporte principalement à notre propos une autre série d'exemples, s'ajoutant à ceux déjà livrés, quoique malgré lui, par Grevisse (1975).

Le commentaire de Milner (1978) se fait en des termes plus techniques - nous le
reproduisons ici in extenso :

De même que lequel, les pronoms toniques lui, elle, eux, nous, vous ont le
statut de N. Ils ne sont pas généralement possibles en deuxième partie des
partitifs; néanmoins, ils apparaissent dans certains contextes limités :


DIVL5795
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On peut se demander si les expressions parallèles : l'un d'entre eux, lequel d'entre eux, etc., qui sont d'un emploi beaucoup plus large, ne constituent pas une variante de tours quantitatifs, normaux. Dans ce cas, la différence d'entre / de devrait être négligée et l'on devrait conclure que les pronoms toniques sont librement utilisés. Mais même si l'on n'admet pas cela, les quelques exemples cités précédemment suffisent à établir qu'au moins dans certains cas, l'emploi est possible pour les partitifs; il ne l'est jamais pour les quantitatifs. (1978, p. 82-83)

Ce commentaire de Milner est incontestablement plus riche que les précédents. Redéveloppons son raisonnement, qui nous est livré dans une expression condensée. En dehors de spécificités terminologiques qui ne nous retiendront pas directement à ce stade-ci de nos investigations (par exemple, l'opposition partitif >< quantitatif, qui sera reprise plus loin), nous y trouvons trois types d'informations :

- une constatation : le seul de est rare dans certaines circonstances et s'y
trouve «remplacé» par dentre,

- des contraintes : cette variation ne se rencontre que (a) dans des constructions
quantitatives et partitives et (b) lorsque l'élément à quantifier ou à
partitiver est un pronom personnel tonique,

- une hypothèse.

La constatation que fait Milner est le seul élément que nous partageons jusqu'ici. Les
deux autres sortes d'informations que nous apporte le linguiste français serviront de
base au développement de notre étude.

1.2. L'élément en position 1. 1. Les contraintes

De même que Milner, commençons par poser les limites de notre objet et demandons-nous
dans quel cotexte la variation de ¡d'entre se trouve réalisée.

Les constructions devant lesquelles nous nous trouvons se décomposent nécessairement
en séquences de trois éléments :

- 1) un élément en position 1 qui, d'après Milner, marque d'une manière
générale la quantité, et participe de la classe des pronoms comme le montrent
les exemples cités,

- 2) un élément en position 2, de type prépositionnel, de forme variable, et sur
la variabilité duquel on s'interroge,

- 3) un élément en position 3, participant, toujours d'après Milner, de la classe
des pronoms personnels toniques.

Nous allons envisager distinctement les classes des éléments 1 et 3 pour en donner une description détaillée, avant de nous interroger sur le statut de la variation de I d'entre (variation libre? concurrence? opposition?). Plus précisément, nous examinerons d'abord l'élément 3 et ensuite l'élément 1, choix qui repose sur les constatations suivantes :

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- 1) la classe à laquelle appartiennent les éléments 1 pose des problèmes de
définition qui apparaissent comme liés aux contraintes pesant sur les éléments

- 2) le choix, pour l'élément 2, de l'une de ses deux formes semble lui aussi lié
à ces mêmes contraintes.

Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, une mise au point s'impose. Les constructions du français contemporain utilisant le seul de sont innombrables, même à ne considérer que les emplois de ce mot devant un élément nominal, et en faire un relevé systématique serait un travail peu en rapport avec les ambitions de la présente étude. En revanche, la combinaison d'entre est d'une fréquence nettement moindre, et un relevé, même exhaustif, apparaît comme directement révélateur de ses emplois. Pour des questions méthodologiques, nous avons donc retenu comme point de départ de l'analyse les conditions d'emploi de la combinaison d'entre1 et ensuite recherché parmi les multiples constructions en de seul2 s'il existait des structures équivalant à celles qui attestent d'entre.

1.1. L'élément en position 3.

Milner, rappelons-le, note (1978, p. 82) que l'élément 3 est un pronom, personnel,
tonique.

1.1.1. Il est utile ici d'apporter quelques précisions. Tout d'abord, il est vrai que le simple de introduit très rarement un pronom personnel, que ce soit de manière générale (statistiquement, de introduit nettement moins de pronoms que de noms) ou particulière (par exemple, un même élément peut régir «de + nom» et ne pas régir «de + pronom» : le livre de Pierre >< * le livre de moi). Ensuite, il est tout aussi vrai que d'entre introduit dans la plupart des cas un pronom personnel : notre corpus, constitué de 936 occurrences de cette combinaison, l'atteste 898 fois devant un pronom (soit dans 96% des cas) et 38 fois devant un élément nominal stricto sensu.

Ceci n'empêche pas toutefois que l'on peut rencontrer d'entre devant le substantif :

(3) trois bandits sortent d'entre les broussailles (Diderot, Jaques le fataliste, p.
107)

(4) ie plus âgé d'entre les professeurs ( Arland, L ordre, p. 388)

ou de devant le pronom personnel :

(5) je ne sais qui de nous deux cette conversation oppressait davantage (Gide,
La symphonie pastorale, p. 126)

La contrainte signalée par Milner ne se conçoit donc qu'en termes de tendance : les
pronoms personnels favorisent l'alternance.

1.1.2. Parmi les pronoms personnels, Milner (1978, p. 82) cite lui, elle, eux, nous, vous,
n'illustrant que les trois derniers : nous, vous, eux.

Ici encore, il est utile d'apporter quelques précisions. D'une manière générale, de peut introduire indifféremment tout pronom personnel tonique : moi, toi, lui, elle, nous, vous, eux, elles. En revanche, d'entre ne peut introduire de pronom personnel que pluriel :

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(6) (...) il est bien rare qu'un d'entre nous ait le toupet de son originalité (Proust,
Recherche, 11, p. 243)

(7) (...) il y en a un d'entre vous au moins qui a des chances d'y laisser sa tête.
(Simenon, La nuit du carrefour, p. 158)

(8) De beaucoup d'entre eux)t me souciais. (Proust, Recherche, I, p. 311)

(9) (...) et je me suis entretenu (...) avec un certain nombre d'entre elles
(Simenon, Voleur de Maigret, p. 155)

Cette contrainte sur le nombre reste valable lorsque d'entre introduit un autre élément,
nom :

(10) La bête (...) a bondi d'entre les bruyères. (Giono, Colline, p. 138)

pronom démonstratif :

(11) (...) lequel d'entre ceux que nous honorons comme nos pères dans la foi n'a
été traité de visionnaire? (Bernanos, Sous le soleil de Satan, p. 299)

ou pronom possessif :

(12) (...) ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens... {L'univers économique
et social, p. 6410)

En d'autres termes, la variation de / d'entre ne se trouvera réalisée que devant des
mots au pluriel, de préférence des pronoms personnels.

1.1.3. Envisageons ces pronoms et leurs fréquences relatives dans le corpus constitué.
Les quatre pronoms concernés se répartissent comme suit :

- 149 occurrences du pronom nous,

- 38 occurrences du pronom vous,

- 711 occurrences des pronoms de la 3e3e personne, dont
-518 de eux,
- 193 de elles.

Ces chiffres appellent la prudence. Le corpus sur lequel nous travaillons ne comporte qu'un nombre réduit d'occurrences de d'entre issues de textes littéraires,3 les plus susceptibles de mettre en jeu les personnes 1 et 2. Il importe donc de relativiser l'importance des chiffres et de considérer comme surtout significatif l'ordre de fréquence, dans ces constructions, des pronoms : 1) eux, 2) elles, 3) nous, 4) vous.

Le Dictionnaire des fréquences, établi à partir de textes français des XIXe et XXe siècles, donne comme ordre pour ces mêmes pronoms : 1) vous (30e rang), 2) nous (34e rang), 3) elles (127e rang), 4) eux (197e rang), c'est-à-dire un ordre de fréquence inverse par rapport à celui que fait apparaître notre corpus. Ce dernier étant essentiellement constitué d'occurrences de la variante d'entre de notre double construction, on peut attribuer à cette variante l'inversion de l'ordre de fréquence.

Il conviendra de s'interroger plus tard sur cette corrélation. Notons d'ores et déjà
que cette observation rejoint une remarque de Spang-Hanssen (1963, p. 27) citée
plus haut:

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D'entre est de rigueur devant eux et elles et il est fréquent devant nous et
vous.

Reprenons le point de vue de Milner ( 1978). Le linguiste français relève que les éléments que l'on rencontre dans cette première position marquent la quantité et ne cite que des constructions dans lesquelles ces éléments 1 sont des pronoms indéfinis (l'un) ou interrogatifs (qui, lequel).

1.2.1. Notre corpus présente une situation nettement plus diversifiée.

Les éléments 1 de type nominal - au sens large du mot - sont les plus nombreux. Un premier groupe est constitué par les «indéfinis» (conservons ici cette terminologie traditionnelle); ils sont les mieux représentés dans notre corpus, en nombre comme en diversité.

Ces indéfinis sont le plus souvent des «pronoms» (ils ont une forme équivalente dans la catégorie de l'adjectif) : aucun (34),4 cerîain(s) (121), chacun (48), l'un (80), l'un ou l'autre (1), l'un ou plusieurs (1), maint (6), nul (16), plus d'un (1), plusieurs (29), quelqu'un Iquelques -uns (32), tel (7), tel ou tel (5) :

(13) II est facile de définir l'un quelconque d'entre eux (Les grands courants de la
pensée mathématique, p. 26)

(14) (...) ce qui, dans tel ou tel d'entre eux, a trait à la théologie solaire (Philosophie
religion, p. 4211)

(15) II arrivait même que quelqu'un d'entre nous, pris d'insolation, s'écroulât
(Ambrière, Les grandes vacances, p. 46)

(16) (...)plus d'un d'entre nous baissa le nez (ibid. p. 55)

(17) (...) il n'est guère de maladie ou de syndrome dont on se risque à affirmer
l'existence sans la confirmation de l'un ou plusieurs d'entre eux (Histoire de la
médecine, p. 633)

Parmi eux, il y a aussi ceux que la tradition appelle des «adverbes» indéfinis : beaucoup
(28), bien (1), combien (4), pas mal {\),peu (9), tant (1), trop (1), trop peu (1):

(18) beaucoup d'entre nous ont l'air de penser...(d'après Grevisse 1975, p. 826)

(19) combien d'entre eux portaient sous leurs vêtements une croix de grâce, une
hostie de Vintras? (Barrés, La Colline inspirée, p. 335)

(20)pas mal d'entre eux ne voteraient pas. (Aragon, Les beaux quartiers, p. 92)

(2\)peu d'entre elles ont eu les crédits nécessaires. (L'Histoire et ses méthodes, p.
1175)

(22)Nos grands auteurs du XVIIe et du XVIIIe siècle ont été, pour bien d'entre
eux, plus ou moins nourris de cet enseignement. (Encyclopédie de l'éducation
en France, p. 14)

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Un deuxième groupe est constitué par des éléments de type nominal : la plupart (68),
un + ad]. + nombre (42), nombre (13), minorité / majorité (8), partie (3), quantité,
proportion, part, groupe, hectares (1) :

(23) (...) par un petit groupe d'entre eux qui fondait l'académie de peinture et de
sculpture (Arts et littérature..., p. 7601)

(24)(...) une partie d'entre elles se perd en route (Larousse ménager, p. 317)

(25) nombre d'entre elles doivent s'appuyer soit sur des mécènes, soit sur une
librairie connue (La Civilisation écrite, p. 3204)

(26) (...) le plus grand nombre d'entre eux n'ont qu'à se soucier que d'une part
relativement infime du journal (ibid. p. 4205)

(27) (...) il envisage l'enrichissement d'environ 800 000 hectares d'entre elles (La
forêt française, p. 27)

Tous ces noms évoquent, plus ou moins directement selon les cas, la mesure ou la
quantité, et par là entretiennent des liens étroits avec les «indéfinis» vus plus haut.

Une troisième série réunit des éléments apportant des informations numériques.
Ce sont d'une part des pronoms, ayant, de même que les indéfinis, des correspondants
dans la catégorie de l'adjectif : un (pas un, un seul),s deux, trois, deux ou trois,...
(en tout 120 occurrences) :

(28) (...) sept d'entre eux sont édités en dehors de l'ltalie continentale (La Civilisation
écrite, p. 3811)

(29) sept ou huit d'entre eux semblaient avoir atteint notre carrefour (Abellio,
Heureux les pacifiques, p. 303)

(30) une seule d'entre elles lui plaisait (Ariana, L'ordre, p. 212)

Ce sont aussi des substantifs indiquant tantôt des fractions (2), tantôt des collections
(4):

(31) Cela voulait dire que les trois quarts d'entre nous tomberaient (Arland,
L'ordre, p. 196)

(32) (...) des milliers d'entre nous allaient, misérablement vêtus (Ambrière, Les
grandes vacances, p. 162)

(33) Ravaut a montré tout d'abord l'existence, chez les deux tiers d'entre eux,
d'une leucocytose et d'une hyperalbuminóse (Ce que la France a appris à la
médecine, p. 124)

Une quatrième série réunit des constructions superlatives du type le(s) + adjectif
superlatif, où l'adjectif peut être synthétique (35)6 ou analytique (93), au singulier (47)
ou au pluriel (81) :

(34) (...) nous voici parvenu au plus immatériel d'entre eux (Arts et littérature..., p.
4604)

(35) Wolker, l'un des plus doués d'entre eux (ibid. p. 5006)

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(36) Au fond du plus dur, du plus grossier, du plus brutal et du plus morne d'entre
nous, il existe une petite source qui peut s'enfler (Barrés, Mes cahiers, 1922,
p. 20)

(37) les meilleurs d'entre eux étaient appuyés sur des bases et un public si stables
et si sains qu'ils ont pu continuer après la guerre sans changements majeurs
(La Civilisation écrite, p. 3408)

Les pronoms démonstratifs, singuliers (9) et pluriels (51), constituent un cinquième
groupe :

(38) Lando est peut-être celui d'entre nous qui s'est le plus soumis. (Abellio,
Heureux les pacifiques, p. 20)

(39) (...) ceux d'entre eux que je déteste, c'est qu'ils s'y sont refusés (Arland,
L'ordre, p. 259)

et les pronoms «interrogatifs» (18) une sixième et dernière série :

(39)(...) pour savoir auquel d'entre eux la robe du Christ tomberait en partage
(d'Allemagne, Récréations et passe-temps, p. 73)

(40) Mon Dieu, lequel d'entre nous n'en souhaiterait une autre! (Bernanos, Monsieur
Ouine, p. 1506)

(41) (...) vous ressemblez à n'importe lequel d'entre nous autres (Bernanos, Journal
d'un curé de campagne, p. 1215)

(42) qui d'entre nous rêve de forcer les portes du royaume mystique (Bataille,
L'expérience intérieure, p. 186)

1.2.2. Ces six groupes sont constitués d'éléments (pro)nominaux qui peuvent régir un complément en d'entre. Même si certains diffèrent de ceux donnés explicitement par Milner, on peut considérer qu'ils ont en commun de donner des informations quantitatives et donc qu'ils sont conformes à la contrainte formulée par le linguiste français.

Pourtant notre corpus illustre encore d'autres types d'éléments fonctionnant en position 1 dans les constructions qui nous intéressent.' Ce sont d'une part des verbes porteurs des sèmes de séparation, origine, etc., sèmes parfois explicités par des préfixes (dé-, dis-, é-): bouger, déborder, discerner, s'élever, jaillir, se lever, monter, ressusciter, sortir, surgir, tirer, trier :

(43) Mais les prêtres et les moines sont sortis d'entre les pavés. (Alain, Propos, p.
527)

(44) (...) triant les poussins vivants d'entre les morts, elles les mit dans un pan de
son manteau (Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, p. 302)

(45) (...) beaucoup de révoltés, si aisés à discerner d'entre les franches canailles
(Ambrière, Les grandes vacances, p. 86)

(46) II eût voulu s'y terrer, ne plus bouger d'entre ses deux femmes (Barres, La
Colline inspirée, p. 249)

et d'autre part des noms déverbaux porteurs des mêmes sèmes:

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(47) (...) qu'il y ait donc une église, telle est la force inconcevable de sa divinité,
de sa résurrection d'entre les morts, de son saint-esprit (Barth, Misère et
grandeur de l'église..., p. 413)

(48) (...) la dernière étape de sa lente et presque méthodique séparation d'entre
les hommes. (G. Bernanos, L'imposture, p. 442)

auxquels s'ajoute le verbe être :

(49) (...) une grande femme «quine semble point être d'entre les mortels» (Béguin,
L'âme romantique et le rêve, p. 233)

Pour tous ces éléments, on ne peut plus proprement parler de quantité; pourtant on peut se demander si les notions d'extraction, de sélection qu'ils impliquent n'ont pas quelque rapport avec celle de quantité. Nous reviendrons sur cette question plus loin, une fois dépassée cette étape descriptive. Signalons dès ici une autre particularité des exemples qui viennent d'être cités : d'entre y introduit toujours un nom. Ils échappent donc doublement aux contraintes formulées par Milner. Il y aura lieu de voir quelles informations ils peuvent apporter à notre analyse.

2. Interprétation

Notre description vient de mettre en évidence le fait que le choix de d'entre plutôt que de de seul ou inversement n'a rien de mécanique. Les premiers exemples cités (l'extrait du roman de Simenon qui ouvre notre étude) auraient déjà suffi à montrer que l'alternance d'entre / de est libre. A cette constatation, notre description apporte quelques restrictions :

- L'alternance n'est pas partout également libre : en effet si, dans la plupart des cas, d'entre peut céder sa place à de seul, en revanche de seul ne peut être remplacé par d'entre que dans un nombre relativement restreint de circonstances; autrement dit, d'entre concurrence de.

- Le domaine dans lequel l'alternance s'exerce librement, pour être restreint, n'en est pas moins flou; il ne se définit, distributionnellement, qu'en termes de tendance : un environnement du type régissant quantitatif - régi pronom personnel pluriel favorise la concurrence de de par d'entre et donc l'alternance libre; la seule contrainte soulignée, et dont il faudra tenir compte, est que l'élément régi doit être de forme plurielle pour que de puisse céder le pas à d'entre.

2.1. Aucun automatisme distributionnel donc. Dans cette circonstance, il convient de
prolonger l'investigation en faisant appel à la sémantique pour interpréter cette alternance
ou cette concurrence.

Rappelons à ce propos l'hypothèse qu'a formulée Milner :

On peut se demander si les expressions parallèles : l'un d'entre eux, lequel
d'entre eux (...) ne constituent pas une variante de tours quantitatifs, normaux.
(1978, p. 83)

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Avant de la tester, il est utile d'expliciter ce que le linguiste français appelle «tours
quantitatifs», par opposition à «tours partitifs». Milner nous précise que les premiers
se distinguent des seconds «en ceci que de n'apparaît pas en surface» (1978, p. 64):

quantitatif = deux livres, certains livres
partitif = deux des livres, certains des livres

à quoi Milner ajoute, toujours pour distinguer les quantitatifs d'avec les partitifs, que,
si de n'apparaît pas en surface, «il faut le restituer dans la profondeur» et «le nom en
deuxième position n'a pas de déterminant explicite»8 (1978, p. 64).

La dernière remarque de Milner est très importante pour notre propos. Nous avons vu que, dans la grande majorité des cas, le nom régi de nos constructions a la forme d'un pronom et échappe ainsi aux mécanismes habituels de détermination nominale. Mais les réels substantifs ne sont pas exclus, et en l'occurrence, nous constatons que de tels substantifs sont obligatoirement déterminés :

(50) J'ai entendu, fin août, le présentateur du journal télévisé féliciter ceux d'entre
les français «qui étaient encore en vacances» (Daninos, Major tricolore, p.
186)

(51) Les plus distingués d'entre nos critiques (M. Aymé, d'après Spang-Hanssen
1963, p. 28)

(52) Et pourtant combien d'entre ces hommes n'ont pas eu votre part! (R. Martin
du Gard, d'après Spang-Hanssen 1963, p. 28)

de même que les «pronoms» possessifs :

(53) (...) ce que tu n'aurais jamais fait pour aucun d'entre les tiens (Gide, La
symphonie pastorale, p. 61)

(54) (...) ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens (Univers économique et
social, p. 6410)

et ce, indépendamment de la nature de l'élément de relation.

Cet état de choses suffit pour rejeter l'hypothèse de Milner et pour préférer l'interprétation
partitive, au sens où le linguiste français entend ce mot, des tours en cause.

2.2. Adoptons un autre point de vue et considérons les commentaires engendrés non
plus par la valeur des constructions concernées en général, mais par celle des prépositions
de et entre.

Spang-Hanssen (1963, p. 28) fait une suggestion, reprise à Gougenheim (1938),
sur le sens de d'entre devant les noms :

II semble que d'entre insiste sur l'extraction d'une collectivité.

On ne saurait se satisfaire de cette interprétation. La notion d'extraction peut être véhiculée par le seul de, et on voit mal pourquoi l'union de ce mot à la préposition entre, qui ne marque pas proprement l'extraction, viendrait confirmer cette notion. Il convient de s'interroger d'abord sur les valeurs fondamentales distinctes de de et

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d'entre. Sur ce point, nous pouvons nous référer aux analyses que donne Pottier
(1962):

- de, selon Pottier, marque la partition, l'extraction, le point de départ (1962, p. 208); sa valeur fondamentale est un «mouvement d'éloignement d'une limite avec contact initial envisagé» (1962, p. 207). Moignet (1975) confirme cette analyse et propose pour désigner la valeur fondamentale de de l'étiquette de détermination employée étymologiquement : de marque une «limite à partir de», analyse dont nous avons montré toute la pertinence dans Englebert (1992)

- entre marque, selon Pottier toujours, une «situation à l'intérieur de deux limites» (1962, p. 219). Le linguiste français précise que ces deux limites sont «expressément signalées» (1962, p. 219), parce qu'il a en vue des exemples du type entre midi et deux heures; cette précision rend sa définition inapplicable aux occurrences de ce mot dans les exemples qui nous ont occupés jusqu'ici, aussi ne retiendrons-nous que la première partie de sa définition, qui revient à dire que entre marque la répartition.

2.3. Ces analyses, même élémentaires, nous permettent d'aboutir à une hypothèse qui
interprète l'usage préférentiel de la combinaison d'entre devant les pronoms personnels
dans les constructions partitives que nous avons décrites.

Les pronoms personnels français, à l'exception de elles qui marque l'imperfection du système, forment leur pluriel différemment des noms. Ils disposent en effet d'un signe spécifique au pluriel (par exemple nous), distinct de celui du singulier (par exemple je, mais : elle ¡elles), alors que les noms usent d'un même signe, tantôt non marqué au singulier (pomme), tantôt marqué au pluriel (pommes), pour opposer ces deux nombres. Autrement dit, le pluriel des pronoms personnels est sur le plan sémiologique moins directement décomposable que celui des noms (pommes = pomme + S). Pour les décomposer, il convient, c'est notre hypothèse, d'introduire préalablement une répartition dans ces pluriels «compacts», ce que marquerait entre.

D'autre part, la particularité sémiologique des pronoms personnels correspond, au
moins en partie, à une particularité sémantique.

Selon l'analyse guillaumienne,9 les pronoms nous et vous marquent des rapports interpersonnels, entre je et tu / il pour nous, entre tu et il pour vous; ces pronoms sont donc sémantiquement décomposables en personnes différentes. En revanche, eux et elles indiquent la multiplication d'une seule et même personne, en quoi ils sont proches de noms.

En combinant ces constatations sémantiques à celles, sémiologiques, faites plus
haut, nous avons donc:

- nous signe : homogène
sens : hétérogène

- vous signe : homogène
sens : hétérogène

- eux signe : homogène
sens : homogène

- elles signe : hétérogène
sens : homogène

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En tenant compte de ces données et de notre hypothèse, nous pouvons interpréter la
répartition originale des pronoms personnels par fréquence dans notre corpus :

1: eux 2: elles 3: nous 4: vous

(rappelons que dans la langue française ils ont comme rang de fréquence :

1 : vous - 2 : nous - 3 : elles - 4 : eux)

Le pronom eux serait le plus fréquemment précédé de la combinaison d'entre parce qu'il est homogène sémiologiquement et sémantiquement : la répartition par entre s'impose avant la partition par de. Les trois autres pronoms sont au moins décomposables soit sémiologiquement (elles), soit sémantiquement (vous, nous), ce qui justifierait leur fréquence nettement inférieure à celle du pronom eia (518 occurrences de eia dans notre corpus et 380 occurrences pour l'ensemble des trois autres pronoms).

2.4. Notre hypothèse permet d'interpréter d'autres informations livrées par le corpus.

Parmi les «indéfinis» que nous avons relevés, régissant la combinaison d'entre, nous ne dénombrons que peu de négatifs.10 Ces derniers tendent en effet à construire leur complément partitif plutôt avec le seul de. En fait la partition négative a ceci de particulier qu'elle n'est suivie d'aucun prélèvement sur l'ensemble partagé; il deviendrait dès lors inutile d'assurer l'efficacité du mécanisme d'extraction (de) par l'introduction d'une répartition (entre) dans l'entité signifiée par le pronom personnel. En revanche, la partition est suivie d'un prélèvement effectif avec la plupart des autres éléments effectivement répertoriés en position 1 («indéfinis», numériques,...), d'où la nécessicité de la rendre opératoire.

2.5. La rareté de la combinaison d'entre lorsque l'élément 3 est un nom s'explique encore par le fait que le pluriel de la grande majorité de ceux-ci est décomposable, dans la majeure partie des cas, sémiologiquement (pommes = pomme + s) et sémantiquement (pommes = «pomme» + «pomme» + ... mais cisailles = ?u), aussi la partition peut-elle s'y opérer à l'aide de l'élément minimal, le seul de. Notre hypohèse rendrait donc à la fois compte de la grande fréquence de la combinaison d'entre devant les pronoms personnels, sémiologiquement compacts, et de la faible fréquence de cette formuie devant ies éléments proprement nominaux, sémiülogiquement décomposables.

Eusage occasionnel de d'entre, par préférence au seul de, devant les noms pluriels
pour en marquer la partition est donc redondant. Et il n'est pas impossible que leur
partition par d'entre soit significative : la suite

(55a) le plus âgé d'entre les professeurs

nous dit peut-être autre chose que

(55b) le plus âgé des professeurs

Peut-être les analyses de la grammaire cognitive offrent-elles des perspectives de
réponse à cette dernière question. Ainsi, Vandeloise note-t-il, à propos des prépositions
spatiales, que

Eobjectivité absolue, l'arrachement complet du locuteur au site exige la
forme linguistique la plus coûteuse. (1986, p. 37)

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Université Libre de Bruxelles

On pourrait ainsi considérer que dans nos derniers exemples l'alternance entre d'entre (55a) et de (55b) témoignerait d'un degré différent d'objectivité, plus élevé en (55a) qu'en (55b). La grammaire cognitive fournirait ainsi quelque caution à notre observation que la formule d'entre permet de désambiguïser certaines expressions partitives en de en excluant la possibilité d'interpréter de comme article (Englebert 1992, p. 118-120), la désambiguïsation et la recherche de la plus grande objectivité apparaissant comme deux manières différentes de rendre compte du même phénomène.

3. Conclusion

Ce que nous donnions comme une alternance ponctuelle est apparu, par cette étude, comme un problème tentaculaire, touchant à des mécanismes linguistiques variés, entre autres celui des constructions partitives et ceux qui régissent le système des pronoms personnels.

Si l'hypothèse formulée ne propose qu'une solution partielle au problème abordé (elle interprète les tendances dégagées mais non les faits concernés qui échappent à ces tendances), elle trouve toutefois quelque garantie dans la théorie guillaumienne des pronoms personnels et apporte des précisions, vérifiables par les faits, aux éléments d'analyse livrés par Milner. Ceci donne au bilan de notre étude un aspect positif qui encourage à creuser le problème là où la solution reste douteuse.



Notes

1. Le Centre de Recherche Documentaire de l'lnstitut National de la Langue française à Nancy a mis à ma disposition une partie de ses données relatives à cette entrée, soit un millier d'occurrences de d'entre issues de textes contemporains, corpus que j'ai enrichi d'occurrences recueillies au hasard de mes lectures.

2. On en trouvera une description complète dans Englebert, 1992.

3. Non pas tant parce que l'emploi de d'entre serait plus rare dans les textes littéraires que parce que la majorité des textes dépouillés exhaustivement sont des textes non strictement littéraires.

4. Les chiffres donnés entre parenthèses correspondent aux nombres d'occurrences recensées.

5. Lexpression «plus d'un», classée indéfini, aurait pu être rangée sous cette rubrique.

6. Parmi ceux-ci, signalons les adjectifs principal, premier, dernier.

7. Nous ne retenons ici que les constructions où d'entre alterne librement avec de; je ne considère pas les cas du type les garçons d'entre douze et quinze ans.

8. Dans les deux exemples de quantitatifs cités, selon Milner ni «deux» ni «certains» ne sont des déterminants du nom «livres». Nous ne discuterons pas ici la pertinence de cette analyse.

9. Sur ce point, v. plus particulièrement Moignet (1965)

10. Par exemple, nous relevons 34 fois aucun mais 121 fois certains.

11. Les pluriels internes constituent l'exception en français.

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