Revue Romane, Bind 28 (1993) 2

Hans Lagerqvist: La préposition chiés en ancien français. Etude diachronique et synchronique basée sur un corpus de textes littéraires datant des Xe, XIe, XIIe et XIIIe siècles. Studia Romanica Upsaliensia 51. Acta Universitatis Upsaliensis. Uppsala, 1993. 226 p.

Povl Skårup

Peut-on écrire un livre entier sur une seule préposition en ancien français, môme une préposition rare? Hans Lagerqvist Fa fait, en examinant chiés sous tous les aspects souhaitables, y compris ses concurrents, et en considérant, à côté de l'anc.fr., le galloroman et le français prélittéraire et les dialectes modernes, mais aussi, il faut bien le dire, en se répétant (le même vers de Baudouin de Sebourc est discuté aux pp. 35,67, 197 et 199, pour n'en citer qu'un cas). Ces répétitions ne sont d'ailleurs pas à regretter, elles contribuent à rendre la lecture du livre facile et même agréable.

La préposition chiés, aujourd'hui chez, est bien moins fréquente en anc.fr. qu'en fr.
mod. L'auteur explique cette différence par deux facteurs, un facteur sémantique et
un facteur contextuel.

La préposition n'avait pas en anc.fr. tous les sens qu'elle a en fr.mod.: elle ne signifiait que «au logis de» ou parfois «dans le local professionnel de», mais pas encore «dans le pays de», «en la personne de», «dans les œuvres de». Ce fait était bien connu, voir le FZ^sous casa.

Mais il y a également un facteur contextuel, moins bien connu. Fn anc.fr., la préposition n'a pas tous les régimes qu'elle a en fr.mod.: clic apparai! rarement avecun pronom personnel. Le type chez moi, si fréquent en fr.mod., est rare en anc.fr. Lauteur affirme à plusieurs reprises qu'au lieu de ce type, l'anc.fr. disait alen ma maison ou a/en mon ostel. Cette différence entre les syntagmes nominaux, qui s'emploient après chiés, et les pronoms personnels, qui s'y emploient rarement, est une des idées fondamentales de l'ouvrage. Il est d'autant plus étonnant que l'auteur ne présente pas de comptage qui montre que la fréquence relative de (a) «a/en + article possessif + maison/ostel» par rapport à (b) «chiés + pronom personnel» est bien plus élevée que la fréquence relative de (c) «a/en la maison//'ostel + syntagme nominal» par rapport à (d) «chiés + syntagme nominal». Tout ce qu'il dit à la p. 206, c'est que dans son corpus, les nombres (a) et (b) sont 155 et 7, respectivement. Il faut chercher ailleurs pour trouver que le nombre (c) est environ 30 (p. 213), et le nombre (d) doit être environ 100. L'affirmation de l'auteur paraît donc justifiée.

Side 309

Je suis prêt à accepter également l'ingénieuse hypothèse diachronique par laquelle il explique cette différence entre les pronoms personnels et les syntagmes nominaux. Elle est basée sur la différence entre les types prélittéraires et hypothétiques *en ma chiese, mais *en chiese + syntagme nominal au génitif-datif (l'auteur dit datif, il ne connaît peut-être pas le roumain). Dans *en ma chiese, le substantif serait remplacé par maison ou ostel ; en chiese serait abrégé en chiés.

Cette hypothèse me semble impliquer que cui devrait être du côté des pronoms personnels dans la différence citée, parce que de même que les articles possessifs, cui possessif précédait son substantif: à l'époque où on disait *en ma chiese et *en chiese + syntagme nominal, on devait dire *en cui chiese, non *en chiese cui. C'est pourquoi l'hypothèse ferait prévoir que dans les textes conservés des premiers siècles, la fréquence relative de (e) a/en cui maison/ostel par rapport à (f) chiés cui devrait être comme a:b plutôt que comme c:d. Eauteur place pourtant cui du côté des syntagmes nominaux, mais sans le justifier. Son corpus ne contient qu'un seul exemple de (f) (il est vrai que le Tobler-Lommatzsch en cite quatre autres exemples, repris à la p. 89). Il ne cite pas d'exemples de (e), Pierre Kunstmann non plus dans sa monographie sur Le relatif-interrogatif en ancien français (Genève, 1990). Ces maigres matériaux n'empêchent pas de supposer que chiés cui n'est pas aussi ancien que le suppose l'auteur dans son schéma des changements hypothétiques survenus depuis le latin tardif jusqu'au XIIIe siècle (p. 102). Ce groupe a pu n'être formé que par analogie avec chiés + syntagme nominal, de même que chiés + pronom personnel.

En disant cela, je tombe peut-être dans un piège que l'auteur n'a pas évité non plus, celui de faire dépendre la description synchronique de l'hypothèse diachronique qu'on adopte. Il est significatif que l'auteur a donné à son ouvrage le sous-titre d'Etude diachronique et synchronique, non Etude synchronique et diachronique. Ce sont des considérations diachroniques qui lui font attribuer à une tradition savante le tour en la maison + syntagme nominal dans StAlexis et ailleurs; cela ne m'a pas convaincu.

Pour identifier les concurrents de chiés, l'auteur a consulté l'utile Lexique Français Moderne-Ancien Français par Ralph Paul de Gorog (Univ. of Georgia, 1973). Il aurait pu profiter d'un article du même auteur, «The Medieval French Prépositions and the Question of Synonymy», dans Philological QuarterfySl (1972) 345-364.

Eauteur scandinave n'a pas cité les parallèles évidents dans les langues Scandinaves. Ehomologue de chiés y est hjá (dans l'Ouest) ou hos (dans l'Est), prépositions qui proviennent elles aussi de substantifs signifiant «famille» ou «maison». On pourrait même ajouter que de même que o(d) (< apud) peut avoir la valeur de «chez» dans des textes normands, comme l'auteur le montre bien (p. 170), de même le dialecte du Jutland dit ved au lieu de hos, ved étant l'homologue de apud.

La monographie de Hans Lagerqvist est un excellent travail sur un sujet qui peut
paraître restreint, mais qui a été examiné à fond.

Université de Ârhus