Revue Romane, Bind 28 (1993) 2

Jean Rychner: La narration des sentiments, des pensées et des discours dans quelques œuvres des XIIe et XIIIe siècles. Publications romanes et françaises CXCII. Droz, Genève, 1990. 472 p.

Jonna Kjær

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Le philologue suisse Jean Rychner est mort brusquement le 5 juin 1989. Au mois de
mars, son manuscrit sur La narration des sentiments, des pensées et des discours était
entré à l'imprimerie.

Comme il s'agit dans ce livre de la narration, ce ne sont pas les sentiments, les pensées ou les discours en eux-mêmes qui intéressent, mais leur expression par le narrateur, à la 3e3e personne. Tout au long de cette étude très dense et riche en citations, Rychner insiste sur la distance narrative, sur le rôle de celui qui «met en perspective, règle la distance, compose l'image». Le livre doit être lu comme une grammaire narrative de l'époque en question, grammaire induite par Rychner d'une trentaine d'oeuvres analysées de près et qui révèlent donc des «modèles d'écriture» communs à leurs auteurs.

Plus ou moins explicitement, le travail s'inscrit dans les recherches de type linguistique de renonciation. Rychner donne certains renvois à ses propres études dans ce domaine: un article intitulé «Description subjective et discours indirect libre» (in Festschrift fur G. Hilty, 1987), un article sans titre, mais apparemment traitant des «messages en discours direct» (in Mél. Brian Woledge, 1987) et une étude (également sans titre) à paraître (in Mél. Roncaglia) sur «le monologue de discours indirect». Curieusement, il ne mentionne pas son propre ouvrage sur les Formes et structures de la prose française médiévale: l'articulation des phrases narratives dans la Mort Artu datant de 1970.

Eunité d'analyse est le syntagme, unité constituée par une perception ou une motivation,
suivie des sentiments, des pensées et/ou des discours qu'elle entraîne. En voici
un exemple choisi au hasard (p. 235), tiré du Couronnement de Louis:

147 Veit le li pere, de son enfant fu liez:
«Sire Guillelmes, granz merciz en aiez.
Vostre lignages a le mien essalcié.»

On voit que ce syntagme comprend une perception suivie de la manifestation d'un sentiment et d'un discours direct (résultant des deux premiers éléments). Au lieu d'une perception sensorielle formant le début du syntagme, il est possible de trouver une motivation initiale. A la place du sentiment, l'on peut trouver l'expression d'une pensée. Au lieu d'un discours, la partie terminale peut contenir une action du sujet. Par définition, un syntagme consiste en ceci: perception/motivation + réaction psychologique + action/discours.

La première partie du livre (p. 17-232) présente les moyens élémentaires chargés d'exprimer sentiments, pensées et discours à l'intérieur des syntagmes. Il ne s'agit pas d'une étude de vocabulaire, mais d'un examen de l'utilisation narrative des éléments. La deuxième partie (p. 233-412) traite des ensembles formés par les syntagmes. Le dernier chapitre de cette partie discute ies Syntagmes farcis, déformés, dépassé* uu

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amplifiés, c'est-à-dire les ensembles trop complexes pour se limiter a la définition de l'unité syntagmatique. Il s'agit, d'une part, de syntagmes qui éclatent à cause de la pluralité des sujets et, d'autre part, de l'introduction de passages qui ne s'ordonnent pas en syntagmes, ou bien de la multiplication d'actualisations des schèmes conceptuelsqui sous-tendent les syntagmes simples. Loin de voir dans ce chapitre une révocationdes analyses qui précèdent, j'y retiens personnellement une ouverture de perspectivespour cerner l'aspect esthétique ou stylistique des textes médiévaux. Que Rychner lui-même souhaite une telle suite à son travail ressort de la troisième partie du livre intitulée Les œuvres (p. 413-458).

Une fois construite à partir des textes, la grammaire narrative devrait contribuer en retour à en discerner et à en définir plus exactement les particularités. A titre d'exemple, quatre œuvres sont finalement discutées dans cette optique: La Chanson de Roland, le Tristan de Béroul, le Conte du graal et la Mort Artu. Si je n'ai pu m'empêcher, au cours de la lecture, de me demander à plusieurs reprises ce que deviennent le sens et la qualité individuelle des textes dans les systématisations formelles de Rychner, je dois aussi m'avouer un peu déçue des résultats obtenus dans cette dernière partie du livre. Car, qui s'étonnerait d'apprendre, par exemple, qu'il y a plus d'action que de sentiment ou de pensée dans Roland, que Béroul est un «présentateur de spectacle» dont le discours direct (des personnages) constitue le moyen principal de l'animation dramatique, que Chrétien est peut-être plus attentif à l'esprit qu'au cœur ou que c'est l'analyse de pensées complexes à la 3e3e personne qui distingue la prose de la Mort Artu? Je crois pourtant que d'autres pourront tirer un profit plus grand que Rychner des outils d'analyse qu'il a établis.

Il convient de rappeler la personnalité de notre auteur en tant que philologue et de relever l'utilité certaine de son livre pour l'édition des anciens textes: à maints endroits, Rychner discute la ponctuation effectuée dans les textes qu'il utilise tout en se corrigeant aussi lui-même (les Lais de Marie de France, pp. 51, 206, 341, 385).

Le parti pris de Rychner lui interdit de parler sémantique et style, et il n'oublie pas les limites de sa méthode. La formule suivante est particulièrement caractéristique et touchante: «Je rappelle, pour éviter tout malentendu, que ma fenêtre est étroite...» (p. 429).

Tout compte fait, c'est un ouvrage fascinant et sûrement utile, dans lequel le grand amour du regretté médiéviste pour ¡'ancienne iittérature transparaît à chaque page: j'ai noté une quarantaine de passages de son livre qui nous invitent en passant, mais combien chaleureusement, à partager avec iui son appréciation de la beauté, du charme, de la poésie ou de l'émotion des textes - tout ce qu'il s'est résolument imposé de ne pas examiner mais qui, indubitablement, l'a motivé dans ses recherches. Cet amour est contagieux.

Université de Copenhague